Le Fils du diable/Tome II/III/2. Les amours de José Mira

Legrand et Crouzet (Tome IIp. 43-53).
Troisième partie

CHAPITRE II.

LES AMOURS DE JOSÉ MIRA.

M. de Reinhold jouait complaisamment avec la prétendue impatience du baron. Il mettait à déchirer l’enveloppe de la lettre de Verdier une lenteur calculée, et souriait malicieusement ; il jetait en dessous à M. de Rodach des œillades triomphantes et taquines.

Ce dernier remplissait si parfaitement son rôle de curieux, que le docteur craignit de le voir perdre à la fin patience, et se crut obligé de lui venir en aide.

— Allons ! chevalier, dit-il, votre enfantillage n’est pas de saison… Il s’agit d’une chose sérieuse, et monsieur le baron vous attend.

— Oh ! certes, il m’attend ! s’écria Reinhold en riant ; — cela se voit de reste… Mais sans ce maudit rendez-vous qui me talonne, je n’aurais point pitié de monsieur le baron, et je le ferais attendre encore pour lui apprendre à douter de notre savoir-faire… Mais voyons ! je suis décidément trop en retard…

Il jeta l’enveloppe et ouvrit la lettre.

À peine son œil fut-il tombé sur les premières lignes, que son vaniteux sourire s’évanouit comme par enchantement. Il pâlit sous son fard ; ses sourcils se froncèrent, et les rides de son front soulevèrent l’arête artistement découpée de sa chevelure postiche.

— Eh bien ! eh bien !… dit le docteur effrayé par ces symptômes de triste augure ; — aurait-on découvert quelque chose ?…

— Il paraît à tout le moins, murmura Rodach froidement, que la lettre n’apporte pas tout ce qu’on attendait…

Reinhold gronda un blasphème, et son poing fermé menaça le vide.

— Ah ! le scélérat ! s’écria-t-il, le misérable coquin !… il est couché sur son grabat avec un coup d’épée je ne sais où, et il me prie de venir à son secours !… le plus souvent que je lui donnerai un centime !… Ah ! le honteux bandit ! je lui revaudrai cela !

Sa voix bredouillait dans son gosier ; sa face était pourpre ; ses lèvres écumaient.

— Comment ! dit le baron, votre spadassin s’est laissé enferrer par l’enfant !…

Reinhold froissa la lettre entre ses mains avec rage.

— Peut-on savoir !… répliqua-t-il ; le drôle me fait tout un roman… Ah ! le misérable ! le misérable !… qui se fût attendu à cela !…

— Mais, enfin, que dit-il ? demanda José Mira.

Reinhold, au lieu de répondre, lança la lettre dans le foyer, d’un geste violent. Le papier, mal dirigé, rebondit contre le marbre de la cheminée, et vint rouler dans les jambes du baron.

Celui-ci se baissa le plus naturellement du monde, et le ramassa.

— Tenez-vous à ce que cette lettre soit brûlée, demanda-t-il, ou voulez-vous me permettre d’en prendre connaissance ?

— Pardieu ! répondit Reinhold en haussant les épaules, faites comme vous voudrez, monsieur le baron !… Ah !… le coquin ! le coquin !…

Rodach déplia le papier froissé, et se prit à lire à voix haute :

« Mon cher monsieur… »

— Mon cher monsieur ! répéta Reinhold en grinçant des dents, — de la part d’un personnage pareil !… et qui a manqué son coup !… Je trouve cela superbe !

Le baron reprit :

« Mon cher monsieur,

» Je croyais avoir une bonne nouvelle à vous annoncer ce matin, mais je comptais sans un infernal contre-temps qui me coûte assurément plus cher qu’à vous… »

— Plus cher qu’à moi ! siffla Reinhold ; avez-vous vu un maraud pareil !…

« Toutes nos mesures étaient bien prises, comme vous savez, continua de lire le baron de Rodach ; — le jeune homme en question et moi nous devions nous rencontrera sept heures au bois de Boulogne ; j’y étais le premier, comme c’était mon devoir ; mais au lieu du blanc-bec attendu… »

— Il plaisante encore ! grinça Reinhold.

« Au lieu du blanc-bec attendu, poursuivit le baron, j’ai trouvé un grand escogriffe d’Allemand avec qui j’avais eu quelques querelles de jeu autrefois… À dire vrai, je n’avais pas grand’chose à refuser à ce diable d’homme, qui en sait assez long sur mon compte pour m’envoyer là où je ne veux point aller… »

— Au bagne, l’atroce fripon ! grommela encore Reinhold.

« Cependant, poursuivit le baron, quand il m’ordonna de laisser notre jeune homme en repos, je refusai tout net. Il me fit alors mettre l’épée à la main, malgré moi, et me planta un dégagé dans la poitrine… »

Le baron s’interrompit à cet endroit, et hocha la tête en homme qui médite profondément.

— Tâchez de vous calmer, monsieur le chevalier, dit-il d’un ton presque sévère ; — nous avons besoin de réfléchir mûrement… Ceci est grave, voyez-vous, et tendrait tout bonnement à prouver que le jeune homme a des protecteurs occultes…

— C’est vrai ! dit José Mira qui prit un aspect plus sinistre.

— Sans doute, c’est vrai !… ajouta Reinhold ; mais qui sait si ce drôle de Verdier ne nous trompe pas !…

— Quel intérêt aurait-il à vous tromper ? demanda le baron.

Reinhold ouvrit la bouche pour lancer de nouveaux anathèmes contre son bravo malheureux ; mais à mesure que sa colère tombait, la raison revenait en lui, et il voyait l’aventure sous un tout autre aspect.

L’observation de M. de Rodach l’avait poussé vers un nouvel ordre d’idées.

— C’est vrai, dit-il enfin, si Verdier ne ment pas, ceci nous amènera plus d’une tempête… Quel peut être ce mystérieux défenseur ?

Le baron ouvrit les deux mains avec ce geste d’épaules qui est un aveu d’ignorance.

— Voyons la fin de la lettre, dit-il.

« Quand l’Allemand m’eut fait ce cadeau-là, il partit comme il était venu, et me laissa couché sur le dos dans le bois de Boulogne.

» On m’a rapporté dans ma mansarde, tant bien que mal ; mais je n’ai pas le sou, mon cher monsieur de Reinhold, et je viens faire appel à votre générosité. »

Le chevalier fit un signe de tête énergiquement négatif.

« Vous savez bien ce que vous m’avez promis, poursuivait la lettre de Verdier. En définitive, c’est pour vous que j’ai attrapé ce coup d’épée, et vous me devez bien une indemnité ; d’ailleurs, une autre fois, nous serons plus heureux.

» En attendant votre visite ou l’avantage de votre réponse, mon cher monsieur, je me dis votre bien dévoué.

» J.-B. VERDIER,
» 9, rue Pierre-Lescot. »

Le baron déchira la lettre en tout petits morceaux, et les jeta au feu, en ayant soin de garder dans le creux de sa main le carré où se trouvait l’adresse de Verdier.

Cela fait, il croisa ses bras, et se renversa dans son fauteuil.

Reinhold était tout à fait déconcerté. Ce coup le blessait à l’improviste, et venait le frapper au milieu de son triomphe. Il n’était pas homme de grande ressource, et n’agissait guère que d’après les suggestions d’autrui. En ce moment, il n’avait pas une idée ; son esprit épouvanté voyait vaguement tout un avenir de luttes nouvelles et de dangers renaissants.

L’enfant, qu’on avait cru si faible et si facile à écraser, avait derrière lui des protecteurs inconnus !…

Et il fallait que ces gens fussent puissants et zélés pour avoir découvert la trame qui menaçait le dernier Bluthaupt.

Et s’ils étaient puissants, pouvait-on espérer qu’ils se borneraient longtemps à la défensive ?

Le docteur avait les mêmes pensées ; seulement il les creusait davantage, et arrivait à une conclusion.

— Il faut serrer notre jeu, dit-il après quelques secondes de silence ; — et, tout d’abord, il faut se bien garder de mécontenter ce malheureux, qui pourrait nous susciter de grands embarras !

— J’allais émettre justement une opinion pareille, ajouta le baron de Rodach ; et, s’il m’était permis de parler comme étant de la maison, je dirais que nous devons ménager ce Verdier, et aller au-devant de ses exigences… On ne sait pas ce qui peut arriver !

— Je serais d’avis, opina le docteur, que M. de Reinhold se rendit au plus tôt chez ce Verdier, pour obtenir de lui des explications plus précises.

Il y avait du vieil enfant chez ce Reinhold.

— Que je retourne auprès de ce misérable coquin, moi ! dit-il en retrouvant toute sa puérile colère ; il peut bien mourir dix fois dans son taudis, sans que je me donne la peine d’en monter les cinq étages !… Il m’a trompé indignement, et je ne veux plus entendre parler de lui !

— Mais… commença le docteur.

— Tout ce que vous pourrez dire sera parfaitement inutile !… je ne veux pas !… Qui sait d’ailleurs si cette lettre n’est pas un piège, si je ne rencontrerai pas quelque guet-apens dans sa mansarde ?

— Ceci ne serait pas impossible, dit M. de Rodach ; mais j’ai eu dans ma vie des aventures bien plus effrayantes que celle-là… et si vous voulez m’en donner la mission, j’irai trouver moi-même ce Verdier de votre part.

Reinhold s’inclina de mauvaise grâce, tandis que don José Mira remerciait au contraire avec chaleur.

— Maintenant, reprit Rodach, je ne retiens plus monsieur le chevalier de Reinhold, à qui je demande pardon d’avoir retardé si longtemps son rendez-vous… Je ne voudrais pas néanmoins qu’il nous quittât sous l’impression pénible causée par la lecture de cette lettre… J’offrais, il y a quelques instants, mon aide à la maison de Geldberg ; je la lui offre encore, et, sans promettre positivement de réussir, je puis donner néanmoins de bonnes espérances.

— Avez-vous donc quelque moyen ?… demanda vivement Reinhoîd.

— C’est encore un peu vague dans mon esprit, répliqua Rodach ; mais j’ai soulevé des obstacles plus lourds que celui-là, et je puis vous dire : Ayez l’esprit tranquille…

Rcinhold ne demandait pas mieux que de prendre confiance : il se leva d’un front rasséréné déjà, et secoua cordialement la main de Rodach.

— Vous êtes notre providence, monsieur le baron ! dit-il tout haut.

Puis il ajouta, en se penchant à son oreille :

— Mais n’oubliez pas, je vous prie, que je vous attends chez moi dans une heure…

Rodach s’inclina, et Reinhoîd sortit.

Dès que la porte fut retombée derrière lui, le docteur avança son fauteuil et tâcha de se donner un air tout aimable.

Ce fut, à peu de choses près, sans succès, il faut bien le dire. Néanmoins, son visage prit une teinte beaucoup moins sinistre, et ses yeux caves eurent presque un sourire.

Quand il eut approché son siège à la distance jugée par lui convenable, il sortit de sa poche une large tabatière d’or, qu’il caressa d’un air méditatif.

Cela dura une seconde. Au bout de ce temps, il mit la tabatière sur le marbre de la cheminée, et se frotta les mains avec activité, en clignant des deux yeux tour à tour.

Le baron attendait.

Le docteur toussa, mangea une tablette contre le rhume et lissa du doigt ses rudes sourcils.

Rodach attendait, plus grave et plus froid que jamais.

— Oui, oui, dit enfin le docteur qui sembla soulever une montagne ; — oui certes, monsieur… c’est positivement mon opinion.

— Quoi donc ? demanda Rodach.

— À savoir, monsieur le baron, que vous êtes en ce moment la providence de la maison de Geldberg… Quand vous êtes arrivé, je ne vous cacherai point qu’un soupçon m’est venu…

— Quel soupçon ?

— C’est à peu près sans importance ; car, je ne vous le dissimulerai point, eussiez-vous même été ce que je craignais, je me serais encore appuyé sur vous de bon cœur, tant je méprise ces pauvres gens que vous venez de voir !…

— Vos associés ?

— Mes associés, répliqua le docteur avec un gros soupir ; hélas ! oui, monsieur le baron !

La glace était rompue. Mira le taciturne se sentait des paroles plein le gosier ; il n’avait plus que l’embarras de choisir.

— Mais nous reviendrons à ces messieurs, reprit-il ; j’en étais à parler de vous, et je disais qu’au premier moment je vous avais pris pour un envoyé de nos ennemis… peut-être pour un de nos ennemis en personne… Mais tous mes soupçons se sont évanouis l’un après l’autre. Depuis que vous avez passé le seuil de cette chambre, je vous examine avec un soin scrupuleux ; ce que j’ai vu, ce que j’ai deviné me donne confiance… Si la maison de Geldberg peut encore être sauvée, c’est assurément vous qui la sauverez !

Rodach salua silencieusement.

— Votre intérêt vous y porte, poursuivit le docteur ; et cela me réjouit véritablement de voir enfin un homme parmi nous !

— Dois-je penser que vous avez des sujets de plainte contre ces messieurs ? demanda le baron.

— J’ai mieux que cela, répondit don José en baissant la voix ; — je les déteste et je les méprise… Ne vous étonnez pas, monsieur Rodach, si je ne ménage nullement mes expressions vis-à-vis de vous ; je veux que la maison soit sauvée, et il me paraît indispensable que vous sachiez à quoi vous en tenir sur les associés de Geldberg… Le vieux Moïse, comme vous le savez, vit tout à fait retiré de ce monde : c’était une tête bien organisée pour le commerce, mais Dieu sait à quoi il s’occupe maintenant ! il ne faut plus compter sur lui. Son fils Abel est un pauvre garçon, orgueilleux et faible, myope d’esprit, mou, fat et gâté par le hasard qui lui a donné une certaine réputation d’habileté parmi les niais de la Bourse.

— Vous me semblez sévère, dit le baron.

— Je suis juste !… Monsieur le chevalier de Reinhold serait un homme assez complet, si le sort l’eût laissé à sa place d’aventurier vulgaire… Il ment avec une adresse passable, et son effronterie réussit à tromper quelquefois ; ses manières sont une contrefaçon à peu près réussie des allures du grand monde, et j’ai vu un nombre considérable de bourgeois qui le regardaient comme le type du grand seigneur… Malheureusement, il s’est trouvé à la tête d’une maison immense, et sa position l’a écrasé… Si le gracioso des Funambules débutait au Théâtre-Français, on le sifflerait ; de même tel aigrefin qui brillerait à la Bourse, parmi les prestidigitateurs de troisième ordre, ne sait point porter les millions. La pauvre tête de Reinhold a sauté ; il s’est cru un grand économiste ; il s’est agité follement pour masquer son impuissance, et a poussé jusqu’au grotesque les prétentions de sa vanité puérile… C’est lui qui est cause en grande partie de la retraite du vieux Moïse… il s’est jeté dans mille et une spéculations absurdes dont l’idée ne pouvait fermenter que dans son cerveau étroit !…

— Ses tentatives ont dû discréditer la maison ? dit M. de Rodach.

— Mon Dieu, pas précisément, répliqua le docteur ; Reinhold possède à ce sujet une certaine adresse. Ses spéculations, d’ailleurs, s’attaquent généralement à la misère, et la misère, qui ne sait pas se défendre, n’a pas même la force de se plaindre… Ce serait tout profit pour un homme de tête !… Occupez-vous de prendre au pauvre la moitié de son pain quotidien, et l’on vous déclarera philanthrope… L’affaire du Temple, qui est, en définitive, une damnable usure, puisque Reinhold, sous prétexte de payer le loyer de ces malheureux, leur prend une bonne part de leur bénéfice, lui a donné une réputation de charité fort recommandable… Ce qui est dangereux, c’est la multiplicité folle de ses entreprises et le droit qu’il a de puiser à notre caisse pour réaliser toutes ces pauvres lubies… Reinhold est pour la maison un fardeau inutile, une excroissance odieuse qui peut devenir mortelle, si on ne l’extirpe pas à temps.

— Et en votre qualité de docteur, demanda Rodach, auriez-vous l’envie d’essayer cette cure ?…

— Monsieur le baron, répondit Mira, j’ai des propositions fort importantes à vous soumettre, et j’espère que vous ne vous repentirez point de m’avoir accordé quelques minutes d’audience… Mais, auparavant, il me paraît indispensable de vous dire un mot au sujet des trois filles de M. de Geldberg…

» La plus jeune est encore une enfant. Elle ignore tout ce qui se passe dans la maison, et ses sœurs n’ont pas eu le temps de la perdre… »

Pour la première fois, depuis le début de l’entretien, l’œil de Rodach s’anima légèrement, et laissa percer de l’intérêt.

— La seconde, poursuivit le docteur, serait une excellente femme peut-être, si elle n’avait point de sœur aînée ; cette sœur aînée a pour mari un agent de change qui était riche et qu’elle a ruiné… Elle est belle comme un ange et méchante comme un diable… Si un compte pouvait s’établir entre elle et la maison, nous aurions bien à l’heure qu’il est quinze cent mille francs ou deux millions en caisse.

— Avait-elle donc une quatrième clef ? demanda le baron.

— Non, répondit Mira, mais elle se servait de celle de l’un de nous.

— Et que pouvait-elle faire de tout cet argent ?

— Elle est joueuse, mais elle gagne plus souvent qu’elle ne perd, et je la crois bien riche !… Elle doit avoir dans Paris un agent qui place sous un nom d’emprunt les sommes énormes qu’elle détourne journellement… C’est une femme étrange… un caractère fort, un esprit d’élite et point de cœur… ou du moins pas de pitié ! se reprit le docteur en appuyant son front contre sa main ; — car il y a en elle un amour profond, qui aurait pu être une vertu et qui l’a poussée plus avant dans le vice… C’est un être bizarre qui a deviné le mal et qui aurait compris le bien, une nature audacieuse et bien résolue, sachant tout oser et tout feindre, femme par le caprice désordonné, par la passion emportée, homme par la volonté indomptable, démon par l’astuce froide et la patience de tromper.

Le visage du docteur avait perdu ce masque de pédantisme glacé qui le couvrait d’ordinaire. Il y avait autour de ses lèvres un sourire amer et triste ; ses yeux rêvaient et les paroles tombaient comme malgré lui de sa conscience.

— Je l’ai connue enfant, poursuivit-il avec lenteur et d’une voix adoucie. — Je crois que c’était une belle âme !… Je l’ai connue jeune fille, et j’ai pu lire parfois dans le livre vierge de sa pensée… Sait-on ce que sont les femmes, et y a-t-il un Dieu ? Quand je songe à ces jours, je doute, voilà tout… Durant quelques mois, elle resta en équilibre entre ces deux voies ouvertes que les hommes ont appelées le bon et le mauvais… Livrée à elle-même, quelle route eût-elle choisie, je ne peux pas le dire… Ce qui est certain, c’est qu’il y eut une voix pour murmurer des paroles de séduction à son oreille… Un homme se trouva sur son chemin pour lui dire que la vertu n’est que mensonge, et qu’il n’y a rien au ciel… Un homme à la parole railleuse, au doute sincère et profond ; un homme qui se fit un bonheur de glacer ses jeunes élans et de façonner l’âme de la jeune fille à l’image de son âme, à lui, qui était usée et flétrie… Cet homme l’aimait d’un amour impossible à peindre, et il la posséda…

Le docteur s’interrompit pour respirer avec force ; sa poitrine semblait s’élargir ; un éclat fauve s’allumait dans son œil.

— Ce fut un triomphe plein d’enivrement, reprit-il d’un accent ému. Sara était belle comme une perle d’Orient… Elle entrait dans sa quinzième année… Jamais fille d’Ève ne fut si comblée de grâces et de charmes… L’homme qui fut son maître un instant avait dépassé déjà depuis bien des années les limites de la jeunesse : il aurait pu être le père de sa maîtresse ; — mais cet homme, depuis les jours de son adolescence, comprimait de force les élans de son cœur, et se donnait tout entier à des labeurs solitaires… Cet homme n’avait jamais aimé ; il ne savait que les misères de la passion et ces poignants désirs qui tourmentent l’anachorète. Ce fut le paradis ouvert !…

Rodach écoutait, les mains croisées sur ses genoux ; sa physionomie et son attitude peignaient la plus sincère indifférence. Le docteur, au contraire, était ému jusqu’à l’angoisse.

Cela formait un contraste bizarre. Le Portugais, d’ordinaire si calme et si roide, laissait passer l’unique passion de sa vie, qui s’exhalait en une plainte triste et presque poétique ; mais cette plainte glissait sur l’âme de son compagnon comme un vain bruit. — Rodach ne témoignait nulle impatience ; son regard ne donnait nul signe d’intérêt.

Et le docteur poursuivait, emporté sur la pente de ses souvenirs ; on ne l’encourageait point, et il continuait d’épancher son âme, comme un enfant trop faible pour garder un secret, lui dont la conscience close ne s’était jamais ouverte aux regards d’un ami !

C’était un étranger qu’il choisissait pour confesseur ; c’était presque un inconnu, c’était peut-être un ennemi…

— Cela dura deux ou trois mois, reprit-il. On peut vivre des années seul et triste, après quelques jours d’un si grand bonheur !… Monsieur le baron, avez-vous deviné qui était cet homme ?

— Non, répondit Rodach d’un air distrait.

José Mira le regarda un instant en silence. On eût dit que ses yeux caves, et dont la prunelle morne n’avait jamais reflété peut-être un sentiment de pitié, allaient pleurer.

— C’était moi ! continua-t-il d’une voix étouffée.

Le baron ne manifesta point de surprise.

— Entendez-vous, monsieur ! s’écria le docteur avec une sorte d’emportement, — c’était moi ! Je m’étais glissé auprès de l’enfant sans défiance ; j’avais dépensé des années à façonner ce cœur à ma guise, et, pour ce long travail, j’eus deux mois de bonheur !… Devinez-vous ?… Après ces deux mois, je restai amoureux, plus amoureux !… je devins fou ; on me fit esclave !… et, depuis ces deux mois, quinze ans se sont écoulés !…

Les lèvres de Mira tremblaient convulsivement, et la pâleur de sa joue était livide.