Le Fils du diable/Tome II/III/3. Jeudi, 8 février, à midi

Legrand et Crouzet (Tome IIp. 54-66).

CHAPITRE III.

JEUDI, 8 FÉVRIER, À MIDI.

— Monsieur, dit Rodach à Mira, je pense que vos confidences doivent se rapporter plus ou moins à l’état présent de la maison de Geldberg… mais je ne saisis pas le lien, et je vous prie de me le rendre sensible.

Une fois en sa vie, le docteur avait mis son âme à nu ; il la referma froissée.

Il venait de confesser un crime odieux, comme on raconte les épisodes parfumés d’un premier amour. C’étaient ses beaux jours à lui, ses souvenirs aimés, son âge d’or. Il eut de l’indignation à voir le baron rester froid devant sa confidence.

— Comme vous le dites, monsieur, répliqua-t-il en rappelant brusquement son calme habituel, — cela se rapporte à la maison de Geldberg… Je ne me serais pas permis de prendre vos moments pour écouter un récit qui n’eût regardé que moi seul… Un seul mot vous fera tout comprendre : Sara me doit plusieurs millions.

— Et vous avez sans doute des titres ?

— Je n’ai rien.

Le baron attendit que Mira s’expliquât davantage.

La figure de celui-ci exprimait maintenant de la défiance, et il semblait au regret de s’être avancé, mais il n’était plus temps de reculer.

— Monsieur le baron, reprit-il d’un ton chagrin, je ne puis dire que j’aie conservé tout l’espoir qu’avait fait naître en moi votre venue… la froideur avec laquelle vous accueillez mes ouvertures me donne à craindre de m’être trompé sur vos véritables intentions… Néanmoins, j’irai jusqu’au bout… je suis fou, je vous l’ai dit, et ma folie est incurable, car j’aimerai toujours cette femme qui me hait et qui désire ma ruine… Mais toute folie a ses heures lucides… Quand je suis loin d’elle et que je réfléchis, je me révolte : je désire ardemment me soustraire à son joug… mes pensées d’ambition que sa tyrannie tue, renaissent plus vivaces et plus fortes… la fortune qu’elle m’a prise, je veux la regagner !… la maison de Geldberg qu’elle a minée d’un côté, tandis que Reinhold et Abel la sapaient de l’autre, je veux la relever, la relever à mon profit, — à mon profit et au vôtre, monsieur le baron de Rodach, s’il vous plaît d’abandonner mes deux collègues, pour devenir exclusivement mon allié.

Il était dit que le baron ne s’étonnerait de rien.

— Cela ne me paraît pas impossible, monsieur le docteur, répliqua-t-il le plus naturellement du monde ; — veuillez seulement vous expliquer tout à fait.

Le docteur José Mira ne gardait aucune trace de l’émotion qui l’avait surpris naguère, mais son visage n’avait pas non plus en ce moment cette expression d’immobilité morne que nous lui avons vue jusqu’ici. Il regardait le baron en face, et ses yeux avaient un rayon vif d’intelligence et de volonté.

Rodach attendait, impassible et prêt à tout.

— La maison de Geldberg est à nous, poursuivit le docteur, si nous voulons agir de compagnie… Le rendez-vous que je vous ai demandé n’avait pas d’autre objet que celui-là.

— Monsieur le docteur, je vous écoute.

— Vous arrivez d’Allemagne avec des traites sur nous pour une somme considérable… vous nous tenez… il se trouve que votre intérêt est de nous ménager et même de nous soutenir ; mais votre intérêt pourrait être tout autre, et, en ce cas. Dieu sait que la maison serait bien malade !…

» Suivez, je vous prie, avec attention. Abel n’a rien qu’une demi-douzaine de chevaux qu’il croit de race : Reinhold, malgré son adresse et son absence de préjugés, n’a que des dettes. Madame la comtesse Lampion est riche, mais sa fortune ne nous regarde pas. Quant au vieux Moïse, je ne sais trop que dire ; il y a autour de lui un mystère que je n’ai point deviné… Cette solitude où il se confine doit cacher quelque chose, — mais que cache-t-elle ?

» J’ai acquis la certitude que personne, dans la maison, n’en sait plus long que moi à ce sujet ; ses employés, son fils, ses filles partagent la même ignorance.

» En tout cas, quel que soit son secret, il est évident que la maison ne peut point compter sur lui.

» Et la caisse sociale est vide… Je pense que vous me comprenez ?…

— Je commence… veuillez achever.

— Mon Dieu ! il ne me reste pas grand’chose à ajouter, sinon que madame de Laurens me doit une somme énorme, et qu’avec l’adresse je puis la recouvrer.

— Après…

— La somme recouvrée, je me trouve riche vis-à-vis de mes associés pauvres… vous arrivez menaçant ; moi seul je possède les moyens de vous satisfaire… il est évident que si nous nous liguons, la maison est entre nos mains.

— C’est vrai, dit Rodach ; — mais n’est-elle pas déjà entre les miennes ?

— Permettez !… Je puis avoir mon argent dans quelques jours… Si la maison solde votre compte, vous perdez en réalité la seule arme qui puisse nous faire peur ; car, soit dit entre nous, monsieur le baron, les secrets que vous avez pu surprendre sont graves… mais il y a bien longtemps que tout cela est passé !… mais le château de Bluthaupt est bien loin de Paris, et il faudrait des preuves…

— J’ai des preuves, interrompit le baron ; — quelque part dans Paris, j’ai déposé ce matin une petite caisse apportée d’Allemagne, et qui contient de quoi vous faire monter tous les trois sur l’échafaud, messieurs les associés de Geldberg.

Le docteur recula instinctivement sur son fauteuil, et attacha sur Rodach son regard épouvanté.

Celui-ci n’avait jamais montré un visage plus calme.

— Je n’ai point parlé de cela devant ces messieurs, reprit-il, — parce qu’ils ont baissé pavillon tout de suite, et que la menace m’a paru superflue vis-à-vis de gens qui s’avouaient vaincus d’avance… À vous, monsieur le docteur, je vous en parle, mais froidement, remarquez-le bien, et sans intention de vous effrayer… La preuve, c’est que je vous dis volontiers tout de suite que je ne suis pas éloigné d’accepter votre alliance.

Le front de Mira s’éclaircit un peu.

— Pourrait-on savoir ce que contient cette cassette ? murmura-t-il avec un reste de crainte.

— Je n’ai nulle raison pour en faire un mystère… Elle contient des lettres de vous, monsieur le docteur, datées du château de Bluthaupt en 1823 et 1824… Ces lettres sont rédigées, je dois le dire, avec une extrême prudence, mais elles se trouvent expliquées ou à peu près par d’autres lettres de Van-Praët, du Madgyar, de M. de Reinhold et de Mosès Geld lui-même, écrites à diverses époques…

— Et comment avez-vous pu vous procurer tout cela ? murmura le Portugais.

— C’est la chose du monde la plus simple… Zachœus Nesmer était votre associé à tous, mais non votre ami… Il vivait incessamment dans la pensée qu’un conflit pouvait, d’un jour à l’autre, s’élever entre vous… et, depuis la première heure de votre association, il préparait des armes pour le moment de la bataille.

— Depuis plus de vingt ans ! dit Mira…

— Mon Dieu oui… ces têtes germaniques ont la bosse de la prudence… Si jamais nous en venons à une discussion, docteur, je vous donnerai des détails beaucoup plus satisfaisants sur le contenu de ma cassette, car je suis loin de vous en avoir fait l’inventaire complet… Mais aujourd’hui, nous sommes en paix et nous pouvons reprendre notre négociation sans nous préoccuper d’un cas de guerre qui pourra ne jamais venir.

Le docteur avait compté d’abord sur une réussite tout aisée ; puis il avait presque désespéré, tant la batterie démasquée tout à coup par son adversaire lui avait semblé redoutable. Maintenant, il reprenait espoir ; ces armes, si terribles qu’elles fussent, Rodach hésitait à s’en servir ; donc, il avait un intérêt à ne point entamer la guerre.

Tandis que le docteur réfléchissait, faisant au-dedans de lui-même une manière de bilan de ses périls et de ses chances, Rodach reprit, comme s’il avait eu intention de le rassurer :

— Établissons bien la situation, je vous prie… Je suis fort, mais quelle raison pourrais-je avoir de vous nuire gratuitement ?… Mon intérêt est manifeste : je veux recouvrer pour mon pupille les créances de la succession Nesmer ; et en même temps, si la chose n’est pas impossible, me créer à moi-même, en tout bien tout honneur, une petite fortune.

Le front du Portugais se rasséréna tout à fait. Le baron découvrait enfin un côté faible. On allait s’entendre.

— Il est bien évident, reprit Rodach, que je n’ai pas attendu ce moment pour comprendre le véritable état des choses… la preuve, c’est que j’ai déjà tiré vingt mille francs de ma poche, et que je me suis mis complètement à la disposition de la maison. Pour moi, le principal c’est que la maison vive et qu’elle ait de quoi payer… Maintenant, vous m’offrez quelque chose de mieux, un partage à deux au lieu d’un partage à quatre… avant d’accepter, j’ai voulu seulement vous faire bien sentir que je pourrais exiger la part du lion…

— Et que vous êtes généreux en ne prenant que moitié, interrompit le docteur. — Je vous accorde cela, monsieur de Rodach, d’autant plus aisément, que c’est sur vous que je compte pour obtenir mon apport dans notre nouvelle société.

— Cette fois, je ne comprends pas du tout, dit le baron.

— Ne vous ai-je pas avoué que j’aime cette femme ! murmura le docteur. — Que je l’aime d’une passion incurable et insensée !… Ne vous ai-je pas avoué que je suis son esclave, et qu’un mot d’elle suffit pour me faire tout oublier !… Si je me rends vers elle moi-même, je suis sûr d’avance d’être vaincu, et je n’espère qu’en votre aide…

— Mon aide vous est acquise, répliqua Rodach sans hésiter ; donnez-moi les moyens de plaider votre cause, et je la plaiderai.

Le docteur rapprocha son fauteuil, tant il eut de contentement à voir la négociation marcher ainsi sur des roulettes.

Il caressa de nouveau sa large boîte d’or, et recommença toute la pantomime que nous avons décrite au début de cette entrevue.

C’était pour lui une manière d’exorde muet et par insinuation.

Au bout de quelques secondes, il mit ses deux coudes sur ses genoux et se pencha en avant ; puis il reprit la parole d’une voix discrète et toute confidentielle.

Rodach l’écoutait attentivement.

Cela dura dix minutes, au bout desquelles le baron se leva.

— C’est une affaire entendue, monsieur le docteur, dit-il. Je n’ai point encore pris de rendez-vous à Paris depuis mon arrivée, par conséquent l’heure et le jour me sont indifférents.

— Il faut songer aux échéances, répondit Mira ; c’est jour de payement le 10… S’il vous plaît, je prendrai rendez-vous pour le 8.

— Pour le 8, soit.

— À midi, si l’heure peut vous convenir.

— Midi me convient parfaitement.

— N’oubliez pas surtout !… jeudi prochain, 8 février, à midi, vous serez chez madame de Laurens.

— Je m’y engage, monsieur le docteur.

— Monsieur le baron, je compte sur vous et je vous prie d’accepter mes remerciements bien sincères.

Mira tendit sa main que Rodach toucha.

Ils se séparèrent, et, au moment où Rodach passait le seuil, il put entendre la voix du docteur qui répétait par excès de précaution :

— Jeudi, 8 février, à midi !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était dans une sorte de boudoir, meublé avec un luxe fort coûteux, mais privé jusqu’à un certain point de ce goût qui donne du prix à toutes choses.

Il y avait des meubles magnifiques, affectant des formes bizarres et des façons prétentieuses de se tenir sur leurs quatre pieds. Le tapis valait son pesant d’or ; les rideaux éblouissaient, et les draperies qui habillaient les murailles se cachaient presque sous une profusion de cadres guillochés. On voyait là quelques tableaux de maîtres et beaucoup de croûtes, achetées un prix fou. Les billets de banque ne savent point donner le sentiment d’artiste, ni même ce tact irraisonné qui était, dit-on, l’apanage des vrais grands seigneurs.

Un pain de sucre, enveloppé de brocard, est toujours un pain de sucre, et Turcaret a beau faire…

Outre les tableaux, il y avait des statuettes, des vases du Japon et toutes sortes de chinoiseries.

La cheminée était encombrée, la console regorgeait, les étagères fléchissaient.

C’était un de ces réduits où l’on ne peut point entrer, quand on a le caractère bien fait, sans dire : C’est un petit musée ! Quelle nature d’artiste vous avez ! C’est un vrai sanctuaire ! délicieux ! ravissant ! adorable ! — et autres…

L’impôt est fixé ; il faut dire cela ou ne point passer sur le seuil.

La divinité du temple était ici tout bonnement le jeune M. Abel de Geldberg.

Au moment où nous soulevons un coin de la draperie de soie qui tombait à plis chatoyants sur la porte d’entrée, Abel était assis au coin de son feu, vis-à-vis du baron de Rodach.

Le jeune M. de Geldberg avait une robe de chambre inouïe, et des babouches comme il n’est point possible d’en rêver.

Dans l’impuissance où nous sommes de peindre convenablement les suavités de sa chauffeuse favorite, nous faisons appel à l’imagination de nos lecteurs.

Il n’y avait pas plus d’une minute que le baron avait été introduit. Abel venait d’achever les compliments préliminaires, et lui offrait des cigares de la Havane dans un étui O-jib-be-was.

Le baron accepta le cigare, sans trop regarder l’étui.

— Mon Dieu, monsieur le baron, dit Abel en lui tendant du feu dans une cassolette fabriquée aux sources du Nil, — j’ai pris la liberté de vous faire venir dans ma pauvre mansarde, et j’espère que vous voudrez bien m’excuser.

Le baron lui rendit la cassolette, et lança une bouffée tout affirmative.

Il était peut-être le premier mortel qui fût entré dans le sanctuaire sans dire une sottise, en lorgnant les croûtes somptueusement encadrées.

Abel lui en gardait de la rancune ; mais le peu d’esprit qu’il avait suffit à comprendre que la rancune serait ici dépensée en pure perte.

— C’est fort aimable à vous, monsieur le baron, reprit-il en mettant à manier le meuble abyssinien toute l’aisance d’un connaisseur, — d’avoir bien voulu vous souvenir de ma petite requête…

— Je suis venu, monsieur, répondit Rodach, parce que, dans la position où nous nous trouvons vis-à-vis l’un de l’autre, j’ai pensé que vous pourriez avoir à me faire quelque ouverture importante.

Abel s’était improvisé à l’avance toute une série de façons cavalières ; mais la froideur de M. de Rodach dut changer ses allures et couper court à toute tentative de familiarité prématurée.

— Monsieur le baron, répliqua-t-il, vous ne vous êtes point trompé ; j’ai en effet une proposition à vous faire, et je désire vivement qu’elle vous agrée… Dans la crainte d’abuser de vos moments, j’entrerai, s’il vous plaît, tout de suite en matière.

Rodach approuva d’un geste courtois, et s’arrangea commodément pour écouter.

— Voici le fait, poursuivit Abel : depuis fort longtemps, j’ai cru m’apercevoir que le docteur Mira et M. le chevalier de Reinhold ont un ou plusieurs secrets auxquels ils ne me font point l’honneur de m’initier… Aujourd’hui, quelques mots prononcés par vous ont changé mes doutes en certitude. Je ne vous demande aucune révélation à ce sujet, monsieur le baron ; mais il est évident pour moi qu’il y a, dans le passé de Reinhold et de Mira, quelque ténébreuse histoire où se trouve mêlé, de manière ou d’autre, M. de Geldberg, mon père…

— Il y a, en effet, quelque chose comme cela, répondit Rodach.

Abel attendit une seconde, croyant que son compagnon allait ajouter quelques mots d’explications ; il n’en fut rien.

Le baron brûlait son cigare avec la lenteur d’un adepte, et lançait au plafond de belles spirales de fumée.

— C’est donc un fait acquis, poursuivit Abel ; eh bien ! monsieur, malgré mon ignorance entière à cet égard, je puis vous affirmer hardiment que mon pauvre père fut une dupe entraînée et non point un coupable… Je connais sa nature faible et bonne… et je connais le caractère de messieurs mes associés… Il est inutile de chercher ici ses phrases :

» Reinhold est un misérable que rien n’arrête, et ce lugubre coquin de docteur ne vaut pas mieux que Reinhold !… »

— Est-ce pour me dire cela que vous m’avez donné un rendez-vous ? demanda Rodach en secouant du petit doigt la cendre de son cigare.

— Non, monsieur, répondit Abel ; je vous ai demandé une entrevue, parce que votre intérêt m’a semblé le même que celui de la maison, et parce que j’ai voulu mettre en vos mains une affaire dont l’issue est pour nous tous, — je parle commercialement, — une question de vie ou de mort.

Abel se recueillit un instant, pour se rappeler les termes préparés de son discours ; puis il poursuivit :

— Meinherr Fabricius Van-Praët, d’Amsterdam, a sur nous une créance exigible de près d’un million et demi.

— Ah ! fit Rodach négligemment, — tant que cela ?…

— Je puis mieux que personne en donner le chiffre, puisque je suis chargé de traiter directement avec la maison Van-Praët… Voilà déjà plusieurs mois que ce correspondant, à bout de patience, nous a fait parvenir des menaces… s’il n’a point usé encore de rigueur envers nous, je puis l’attribuer sans vanité à la diplomatie que j’ai déployée dans cette affaire. Mais toute chose a un terme… J’ai lieu d’être convaincu que le dernier délai de quinzaine accordé sur mes sollicitations pressantes ne sera désormais prolongé sous aucun prétexte.

— Et quand expire ce délai ? demanda le baron.

— Samedi prochain.

— Vous auriez encore le temps d’écrire…

— J’ai trop écrit !… une lettre nouvelle ne servirait absolument à rien… Je sais que les pouvoirs de la maison Van-Praët sont chez un agréé de Paris, et que les poursuites commenceront, en cas de non payement, samedi dans la journée.

Le baron tira son cigare de sa bouche, et le considéra fort attentivement.

— Mon cher monsieur, dit-il, vous m’annoncez là une nouvelle excessivement fâcheuse… Mais il me semble que je n’y puis rien.

— Peut-être, répondit Abel. — J’ai lieu de croire que meinherr Van-Praët serait disposé à nous traiter moins rigoureusement, s’il n’avait été poussé contre nous dans le temps par Yanos Georgyi et le patricien Nesmer lui-même… En définitive, son intérêt bien entendu ne serait point de faire tomber la maison… Je me rendrais bien auprès de lui de ma personne, mais, s’il faut dire toute la vérité, je crains de quitter Paris, et de laisser la maison entre les mains de ces deux hommes, qui l’ont déjà entraînée si près de sa ruine.

— Je conçois cela, dit Rodach très-sérieusement.

C’était le premier mot que l’on pût prendre pour un encouragement, et le jeune M. de Geldberg s’en trouva tout ragaillardi.

— Tandis que vous, monsieur le baron, reprit-il, je ne sais pas pourquoi je vous confierais tout ce que je possède au monde.

— C’est bien de l’honneur…

— Non pas !… Je suis doué, à ce qu’on dit, d’un esprit singulièrement pénétrant… je vous ai jugé tout de suite, et la rudesse même de votre franchise vous a gagné mon estime… Et puis vous êtes gentilhomme ; entre gentilshommes, on se comprend bien mieux et bien plus vite… Si ces misérables, que je suis forcé d’appeler mes associés, avaient une goutte de sang noble dans les veines…

Rodach eut la vertu de ne point sourire…

— Il me semble que M. le chevalier de Reinhold… commença-t-il.

Abel haussa les épaules avec pitié.

— Bourgeois, cher monsieur, répliqua-t-il, bourgeois depuis les cheveux de sa perruque jusqu’à la plante de ses pieds plats !… vous n’avez pas d’idée de ce que je souffre !… Mais, pour en revenir, il est certain que votre position vis-à-vis de nous vous rend excessivement fort… moi, d’un autre côté, je porte le nom auquel se rattache tout le crédit de la maison… Si une fois l’affaire Van-Praët est heureusement arrangée, je regarde la crise comme finie, et je crois que l’avenir est à nous… je vous parle avec une complète franchise ; veuillez me répondre de même. Ne pensez-vous pas que nous pourrions éliminer ces deux hommes, que nous méprisons également, et former à nous deux une association ?

— Si fait, répliqua le baron.

La figure d’Abel s’éclaira.

— Parbleu ! s’écria-t-il, je suis enchanté de vous entendre parler ainsi, cher monsieur… ces deux êtres me pèsent plus encore que je ne puis le dire !… et il me sera, au contraire, infiniment honorable d’avoir pour associé un homme tel que vous !

Rodach salua.

— Je ne fais pas ici de compliments, poursuivit le jeune homme, — et, pour vous donner une preuve de la profonde confiance que j’ai en vous, je suis prêt à remettre entre vos mains cette affaire Van-Praët, qui est tout l’avenir de la maison… Consentiriez-vous à vous en charger ?

— Très-volontiers, — répliqua Rodach. — Nos intérêts sont ici évidemment les mêmes, et certaines connaissances que j’ai pu tirer de Zachœus Nesmer, mon ancien patron, me donneront, je l’espère, quelque autorité auprès de votre correspondant hollandais.

Abel eut un sourire où il tâcha de mettre beaucoup de finesse.

— J’ai bien compté un peu là-dessus, dit-il ; malgré mon ignorance de tous vos secrets, je fais mes petites observations, et j’agis en conséquence.

— Zachœus me l’avait dit bien souvent, riposta Rodach avec son grand sérieux ; — le jeune monsieur de Geldberg a un mérite au-dessus de son âge…

Abel prit cet air trop modeste où perce la naïveté de l’orgueil.

— Pur compliment ! murmura-t-il ; mais entendons-nous pour l’affaire de Van-Praët… Nous sommes au lundi, il faut deux jours pour recevoir des lettres d’Amsterdam… Si vous n’êtes pas chez Van-Praët jeudi, 8 février, dans la matinée, le contre-ordre n’arrivera pas à temps.

— Rien ne m’empêche, répliqua Rodach, d’être chez Van-Praët jeudi dans la matinée.

— Vous n’avez pas d’affaires à Paris ?

— Aucune ; j’arrive.

Abel se frotta les mains.

— C’est au mieux, s’écria-t-il ; j’avais peur de quelque obstacle ; mais maintenant j’ai votre parole et je ne crains plus rien… j’ai vu tout à l’heure, dans notre chambre du conseil, la manière dont vous traitez les affaires… et je parierais ma tête que vous aurez un plein succès !

— Je l’espère ainsi, dit Rodach.

— Quand vous reviendrez, nous nous occuperons de mes chers associés… pendant votre absence, je me charge de préparer les voies.

Rodach se leva et jeta dans le foyer le reste de son cigare.

— Je compte sur votre habileté, mon cher monsieur, dit-il, et, quant à moi, je ferai de mon mieux.

— Souvenez-vous qu’il faut être rendu à Amsterdam jeudi prochain, 8 février, à midi au plus tard !

— Je partirai demain en poste, et je prends l’engagement formel de frapper jeudi prochain à la porte du digne Van-Praët avant que midi ait sonné.

— Voulez-vous que je vous fasse la conduite jusqu’au premier relai ? demanda Abel.

— Si ce n’est point pour vous trop de peine, j’accepte avec reconnaissance.

— Comme cela, pensa le jeune homme, je serai bien sûr qu’il partira ! En vous conduisant, poursuivit-il tout haut, je vous apporterai ma procuration, tous les dossiers de l’affaire, et je vous donnerai les derniers renseignements qui pourront vous être utiles… À demain donc, cher monsieur !

— Cher monsieur, à demain.

Les deux nouveaux associés se serrèrent la main d’amitié grande, et M. le baron de Rodach prit congé.

Quand il fut sorti, le jeune Geldberg se frotta les mains d’un air triomphant.

— Quelle corvée de moins ! s’écria-t-il ; voilà un brave homme qui se croit sans doute bien profondément diplomate, avec son air grave et sa froideur d’emprunt !… Il n’en est pas moins vrai qu’il a fait tout ce que j’ai voulu.

Il eut un rire machiavélique, et se regarda dans sa glace pour voir s’il ressemblait aux portraits de feu M. de Talleyrand.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y avait dix minutes environ que Rodach avait quitté le sanctuaire du jeune de Geldberg.

Il se promenait bras dessus bras dessous avec M. le chevalier de Reinhold sur une petite terrasse communiquant avec l’appartement de ce dernier.

Ils poursuivaient une conversation commencée.

— Je savais bien que nous nous entendrions à merveille, disait le chevalier ; — d’abord vous avez trop d’esprit pour n’être pas entièrement de mon avis sur ce petit sot d’Abel, et sur ce malheureux docteur, qui me représente toujours un traître de mélodrame. Évidemment, il faut les éliminer tous les deux… En second lieu, vous êtes trop habile pour ne pas sentir l’extrême importance de cette démarche auprès du Madgyar Yanos… Mais il ne suffit pas de reconnaître tout cela, et le temps nous presse furieusement.

— Je ne demande pas mieux que d’agir, répliqua Rodach.

— À la bonne heure !… Voyez-vous, il est pour moi manifeste que le seigneur Yanos et meinherr Van-Praët se sont entendus pour nous attaquer en même temps… Ils ont fixé tous les deux au 10 de ce mois leur dernier délai… Eh bien ! parons le coup qui me regarde, et laissons cet étourneau d’Abel se débrouiller comme il pourra !

— Cela me va.

— Il ne pourra rien contre les poursuites de son gros Hollandais, et nous ne l’en trouverons que plus facile à écraser…

— C’est clair comme le jour.

— Mais il ne faut pas nous endormir, savez-vous ! nous n’avons que tout juste le temps, et, pour bien faire, baron, il faudrait que vous fussiez à Londres… attendez donc !

Il compta sur ses doigts, puis il reprit :

— Jeudi prochain, 8 février, avant midi.

— C’est au mieux, dit Rodach.

— Voyons, réfléchissez bien… N’avez-vous nul empêchement ?

— J’arrive d’Allemagne, et je n’ai encore vu personne.

— Alors, vous pouvez me donner une certitude ?…

— Je puis prendre l’engagement très-sérieux, interrompit M. Rodach, — de me trouver à Londres jeudi prochain, 8 février, avant l’heure de midi…