Le Fils du diable/Tome I/Introduction

Legrand et Crouzet (Tome Ip. 119-136).


INTRODUCTION.

Séparateur

LA PRISON DE FRANCFORT.


I.

C’était au mois de février de l’année 1844. Dix-neuf ans s’étaient écoulés depuis les événements racontés au prologue de cette histoire.

Francfort avait agrandi ses quartiers neufs et multiplié les bouquets de fleurs qui lui font une brillante ceinture. Ses banquiers remuaient toujours l’or à millions et mettaient l’Allemagne en loterie. Elle était fière de plus en plus de sa qualité de ville libre, gardée par des soldats de l’Autriche et logeant des caporaux prussiens dans son antique Saalhof, le palais des gloires carlovingiennes.

Depuis vingt ans, la vieille cité s’était rajeunie et requinquée. On avait mis de nouvelles couches de bleu et de jaune aux façades peintes de ses maisons. Les quartiers les plus éloignés du centre opulent et fashionable avaient eu leur part d’amélioration ; la propreté gagnait : les abords flamands du Rœner ne faisaient plus honte aux coquettes prétentions du Wolgraben.

Seule la sombre Judengasse gardait son repoussant aspect ; ses maisons, plus vieilles, inclinaient davantage leurs façades menaçantes. D’autre fange était venue se joindre à la fange séculaire du ruisseau ; les toitures, rapprochées, s’embrassaient plus étroitement au travers de la rue ; le jour était plus terne, l’air plus pesant ; — le temps avait résolu ce problème difficile de rendre plus hideuse encore la décrépitude du quartier juif.

Il ressemblait à quelqu’un de ces gueux, chargés d’infirmités, qui abritent leurs haillons sous l’ombre d’un portail en ruines, et qui mettent en déroute la charité elle-même par le luxe effrayant de leur misère. Le mendiant cynique étalait ses souillures avec une sorte d’orgueil. Il montrait sans vergogne les mystères honteux de sa nudité et chancelait dans sa boue, comme un vieillard ivre qui a perdu jusqu’à la pudeur.

Dans les passages obscurs qui avoisinent la Judengasse, c’était toujours le même mouvement silencieux et affairé. Vous y eussiez rencontré, avec quelques trous de plus, les manteaux, usés déjà vingt ans auparavant. Vous eussiez reconnu sur la tête des fils économes ces bonnets de fourrure pelée que les pères tenaient de leurs aïeux.

Quelques noms seulement avaient changé aux devantures des maisons. Lévi, le fripier, était devenu prince ; les fils de Roboam, le vendeur de vieux clous, avaient épousé des duchesses ; — d’autres étaient on ne savait où ; on disait vaguement que le prêteur Mosès Geld tenait à Paris ou à Londres un comptoir vingt fois millionnaire.

À la porte de la petite maison qu’il habitait jadis, il y avait toujours une vieille paire de bottes, une longue-vue en parchemin et un chenet dépareillé. Son successeur suivait ses traces et grimpait tout doucement cette mystérieuse échelle de Jacob, dont les bas degrés sont de bois vermoulu, mais dont les hautes marches sont d’or…

Des profondeurs de la Judengasse, on entendait les cloches sonner à grande volée à la cathédrale, à Saint-Léonhard et à Notre-Dame. — Le tintement de ces cloches réveillait des souvenirs dans le quartier juif et faisait causer entre eux quelques vieux marchands, anciens compagnons du prêteur Geld. — Ces cloches sonnaient en effet en l’honneur du patricien Zachœus Nesmer, un des plus riches banquiers de la ville, qui était mort, à douze mois de là, un schlœger dans la poitrine.

On solennisait, dans les églises de Francfort, l’anniversaire de ce décès.

La fortune de Zachœus Nesmer s’était faite autrefois rapidement, et plus d’un vieux juif se souvenait l’avoir vu venir souvent dans un équipage assez modeste chez le prêteur Mosès Geld.

En ce temps-là, la pauvre maison de Mosès recevait aussi la visite de quatre ou cinq personnages qui étaient devenus, suivant la croyance commune, des hommes d’importance en d’autres pays.

On se souvenait d’un jeune Français, appelé Regnault, de Van Praët, le Hollandais, et de José Mira, l’ancien médecin en titre de la maison de Bluthaupt.

Une remarque était à faire, c’est que tous ces gens étaient devenus riches à peu près en même temps, et que, cependant, Mosès Geld avait acheté tout seul, à fonds perdu, les grands biens du comte Gunther, dans le Wurtzbourg.

Les épilogueurs de la Judengasse s’étaient posé à cet égard, depuis vingt ans, d’innombrables questions. Ce qui était certain, c’est que, sur les six personnages devenus riches, ainsi tous à la fois, cinq avaient quitté successivement l’Allemagne. — Des bruits couraient à ce sujet ; on disait que, depuis la mort du dernier comte de Bluthaupt, ils étaient en butte à une guerre mystérieuse et acharnée. La plupart d’entre eux, en diverses occasions, avaient risqué de perdre la vie, et leur éloignement était une fuite véritable.

On savait vaguement que leurs adversaires étaient les trois bâtards de Bluthaupt, qui n’avaient pas récolté un ducat de l’immense héritage de leur famille.

Au premier aspect, c’était là des ennemis peu redoutables. Ils étaient proscrits, depuis des années, par les gouvernements de la confédération germanique, et ne pouvaient point se montrer à découvert.

Cette proscription, qui datait de si longtemps, avait été maintenue, grâce au crédit de Zachœus Nesmer et de ses associés.

Mais les trois bâtards avaient su éluder bien des fois l’ostracisme qui pesait sur eux. Ils étaient plus souvent en Allemagne qu’ailleurs. Dans toutes les villes, sur leur passage, quelque porte hospitalière s’ouvrait pour leur donner asile et les cacher aux yeux trompés de la police. — C’étaient trois hommes résolus et forts ; leurs ennemis, puissants et riches qu’ils étaient, avaient éprouvé l’insuffisance des protections légales. Zachœus Nesmer seul s’était obstiné à rester en Allemagne, et on l’avait trouvé, un beau jour, percé d’un coup d’épée, sur les bords du Mein, à cinquante pas du corps de garde autrichien…

Parmi les circonstances bizarres de cette lutte, qui avait amené la mort d’un personnage aussi considérable que le patricien Nesmer, on remarquait celle-ci :

Les trois bâtards avaient su toujours se tenir à distance de leurs adversaires. Aucun de ces derniers ne les connaissait personnellement. On affirmait même que le patricien Zachœus était allé jusqu’à donner sa confiance à l’aîné des bâtards, qui, sous un nom d’emprunt, avait été longtemps chargé du principal emploi dans sa maison de commerce, et qui avait pénétré ses plus intimes secrets…

Quoi qu’il en soit, ce meurtre n’était point resté longtemps impuni. Malgré leur adresse consommée, les fils d’Ulrich avaient donné dans un piège de la police, qui les tenait sous clef dans la prison de Francfort. Comme il n’y avait point contre eux de preuves positives, les tribunaux retardaient de jour en jour leur jugement, et l’opinion générale était que leur captivité préventive devait indéfiniment se prolonger.

Tout le monde accordait hautement ses regrets à la triste fin du patricien Nesmer ; mais une sorte d’intérêt mystérieux s’attachait aux trois déshérités, qui étaient beaux et braves, et dont chacun connaissait pour un peu la malheureuse histoire.

On n’aurait pas trouvé peut-être dans tout Francfort un homme qui les eût vus face à face : car depuis leur plus extrême jeunesse, ils étaient obligés de s’entourer de précautions infinies et de fuir tous les regards ; mais il y avait les ouï-dire : on avait entendu sur leur compte d’étranges récits. On savait la longue série de malheurs qui avaient pesé sur leur jeunesse : le comte Ulrich, leur père, victime d’un meurtre impuni ; leur sœur Margarethe, morte à vingt ans, pleine d’avenir et de beauté ; eux-mêmes enfin, pauvres et sans nom, après avoir espéré la fortune et les titres paternels !…

Les anciens vassaux de Rothe parlaient d’eux avec enthousiasme. Les anciens vassaux de Bluthaupt mêlaient la vague connaissance qu’ils avaient d’eux aux mille croyances superstitieuses répandues autour du vieux schloss.

La plupart des tenanciers du comte Gunther s’étaient dispersés, quand le château avait changé de maître. Quelques-uns s’étaient établis à Francfort ; ils y avaient apporté les rumeurs qui couraient la montagne, autour des antiques murailles de Blulhaupt.

Ils avaient parlé de cette nuit terrible où l’âme de Gunther s’était éteinte au sommet de la tour du Guet. Ils avaient parlé du pacte fait avec Satan, et de l’héritier promis. Quelques-uns même avaient affirmé que l’enfer avait tenu parole, et qu’on verrait, quelque jour, en Allemagne, le fils acheté par le vieux Gunther au prix de son salut éternel.

Ces choses plaisent outre-mesure aux imaginations allemandes. Les trois bâtards, qui se ressemblaient, disait-on, de cœur et de visage, n’eussent été par eux-mêmes que des héros de roman. Mais ils se trouvaient étroitement mêlés aux ténébreuses histoires que chacun racontait sur le schloss antique et ses derniers habitants. Cela les haussait au grade de héros de légende.

Et les Germains aiment bien mieux cela.

La croyance commune était que le patricien Nesmer avait bien véritablement succombé sous leurs coups ; mais ce meurtre admis n’était pas pour tout le monde une raison de les condamner.

Quelques-uns soutenaient qu’il y avait ou combat singulier ; d’autres prononçaient le mot de vengeance légitime. Les femmes disaient que de beaux cavaliers comme eux avaient bien pu reprendre leur bien où ils le trouvaient.

Il n’était pas rare de rencontrer de jolies bourgeoises, avouant bonnement que si la chose dépendait de leur excellent cœur, les trois bâtards ne resteraient pas longtemps sous les verrous de la Diète.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nuit tombait sur la ville, sombre et froide. Quelques rares citadins, le nez dans leurs manteaux, passaient en se hâtant sous les murailles grises de la prison de Francfort.

Aux portes du vieil édifice, des sentinelles prussiennes veillaient.

On entendait encore par la ville le son des cloches de la cathédrale et de Saint-Léonhard, qui tintaient le glas anniversaire de l’ancien intendant de Bluthaupt.

Les hôtes de la prison étaient rentrés depuis longtemps dans leurs cellules, et le silence n’était plus troublé à l’intérieur que par la marche lente des porte-clefs surveillant les grands corridors.

Les bâtards habitaient trois cellules contiguës, dont les fenêtres, garnies de forts barreaux de fer, donnaient sur une cour qui n’était séparée de la rue que par la muraille d’enceinte.

Il y avait une sentinelle dans la cour, et maître Blasius, le geôlier en chef de la prison de Francfort, estimait que les barreaux de fer et la hauteur inusitée du mur d’enceinte rendaient parfaitement inutile la promenade ennuyée du soldat autrichien.

Il maintenait ce dernier à son poste uniquement par respect pour le proverbe :

« Excès de précautions ne nuit pas. »

Les bâtards avaient une renommée d’adresse et d’audace qui eût effrayé peut-être un geôlier ordinaire. Depuis vingt ans qu’ils étaient poursuivis pour cause politique, ils avaient été pris déjà bien des fois, mais ils avaient réussi toujours à s’échapper, et leur réputation, à cet égard, valait celle du baron de Trenck, fameux dans les vaudevilles. Nonobstant cela, maître Blasius, ex-majordome du schloss de Bluthaupt, dormait sur ses deux oreilles. C’était un homme exact, soigneux, formaliste, et possédant la plus haute idée de ses propres capacités. Le service qu’il avait établi dans la prison était exécuté ponctuellement ; les rondes ordonnées se faisaient à l’heure dite ; le personnel de la prison fonctionnait sous ses ordres comme une machine de la force de vingt ou trente guichetiers.

À part la sécurité qu’il puisait dans les précautions prises et dans le sentiment de sa sagesse supérieure, il lui semblait douteux pour le moins que les fils du comte Ulrich voulussent, en s’évadant, causer de la peine à un ancien serviteur de la famille.

Il les traitait fort bien et leur adoucissait autant qu’il était en lui les ennuis de la captivité. Le jour, ils avaient la permission de se réunir ; une fois l’heure venue où les règlements de la prison exigeaient la solitude, maître Blasius, en bonne âme qu’il était, se faisait une joie d’humer quelques verres de vin du Rhin, et de causer, la pipe à la bouche, avec chacun de ses trois captifs, à tour de rôle.

Bien que son ancien seigneur, le comte Gunther, n’eût jamais consenti à reconnaître les fils d’Ulrich pour ses neveux, Blasius les regardait comme étant de la famille, et en usait avec eux très-cordialement.

Autant il était rogue et sec avec ses autres pensionnaires, autant il était bon prince avec Otto, Albert et Goëtz. Il avait mangé si longtemps le pain de Bluthaupt !

Ce soir, Otto était le bienheureux. Maître Blasius le favorisait de sa compagnie.

Albert et Goëtz avaient éteint leurs lampes ; ils dormaient sans doute. La cellule d’Otto restait au contraire éclairée. Maître Blasius et lui étaient assis auprès d’une petite table supportant une énorme cruche de grès, deux verres et un jeu de cartes.

Maître Blasius fumait comme un Allemand, c’est-à-dire mieux qu’un Turc. Il avait des façons solennelles de couper en quatre ses bouffées et refoulait les cendres dans le vaste fourneau de sa pipe avec une dignité d’empereur.

C’était maintenant un vieillard. Il gardait son apparence robuste, mais ses cheveux avaient blanchi, et sa magnifique gravité d’autrefois tirait un peu sur l’apathie. Il buvait, du reste, aussi roide que jadis. Il était enveloppé chaudement dans une douillette ouatée, et semblait savourer ce soir-là, mieux encore que de coutume, le confortable de sa position.

La cellule présentait un aspect d’aisance. Les prisons d’Allemagne sont admirables à cet égard. On se contente là de mettre les gens sous clef, mais on ne les étouffe point comme chez nous dans des geôles malsaines.

Le bâtard avait un bon lit entouré de rideaux, un bureau pour écrire et de commodes fauteuils.

Il était vêtu avec une sorte d’élégance bizarre. Comme autrefois le rouge dominait dans son costume. On eût dit qu’après avoir sacrifié ses droits à porter le nom de son père, il éprouvait une secrète jouissance à se parer encore des couleurs aimées de Bluthaupt…

Il portait une robe de laine écarlate, serrée autour des reins par une corde noire. Sa tête était nue ; ses cheveux tombaient comme autrefois en boucles abondantes le long de ses joues.

Les années semblaient avoir glissé sur son front pur et ferme comme le marbre. Ses yeux noirs, pleins de feu, avaient une profonde et mâle intelligence. Il était plus beau qu’en ses jours de sa jeunesse, où nous l’avons vu, l’épée nue à la main, se dresser, intrépide, devant le bataillon des meurtriers de son père.

En ce moment, où sa physionomie était au repos, il y avait sur ses traits un reflet d’indolence fière ; mais sous cette paresse passagère, on devinait la vigueur indomptable et l’irrésistible élan.

C’était le lion fainéant, couché dans l’herbe molle et détendant, loin de tout ennemi, le ressort puissant de ses muscles, le lion qui va se dresser frémissant au moindre bruit hostile, et battre ses flancs robustes, et bondir sur sa proie vaincue…

Maître Blasius mêlait avec soin et lenteur le jeu de cartes, qui venait de servir à une partie d’impériale savamment disputée.

— Coupez, Otto, dit-il ; — la main est à moi… je n’aime pas beaucoup les choses qui viennent de France, mais ce coquin de jeu fait exception : j’en suis fou… Je tourne et je marque un point.

Otto ramassa ses douze cartes et se mit en devoir de les aligner entre ses doigts. Sa figure était immobile, et de plus clairvoyants que maître Blasius l’auraient pu croire tout entier à son jeu. Cependant quelque signe imperceptible trahissait chez lui, çà et là, une sérieuse préoccupation. Il avait des moments d’oubli durant lesquels ses yeux se fixaient tout à coup, inquiets et distraits, dans le vide ; son cou se tendait par moments, et sa tête inclinée trahissait l’effort de son oreille attentive.

Lorsque maître Blasius ne disait rien, ce qui était rare, et lorsque le pas du veilleur s’assourdissait sur le pavé lointain du corridor, on entendait un bruit presque insaisissable dans la cellule voisine. Il eût été mal aisé de définir la nature de ce bruit, qui se taisait par intervalles pour reprendre bientôt après, mais si faible !…

C’était ce bruit qui causait la préoccupation du bâtard.


II.


Quant à maître Blasius, ce bruit, qui occupait si fort Otto, ne parvenait point jusqu’à son oreille. Il était tout entier à sa partie d’impériale.

— Cinq cartes ! dit-il après avoir interrogé les ressources de son jeu ; quarante-sept au point… Cela vaut-il ?

— C’est bon, répliqua Otto.

Le geôlier fit glisser un jeton d’ivoire de droite à gauche et but une large lampée de vin du Rhin.

— Un as de plus, et j’avais deux impériales ! murmura-t-il en combinant son attaque ; — ce n’est pas pour vous flatter, meinherr Otto, mais j’aime mieux faire votre partie que celle d’Albert et de Goëtz… Goëtz ne sait pas s’arrêter avant d’avoir bu un verre ou deux de trop, savez-vous !… Albert, lui, ne sait pas boire, et c’est là un autre défaut ! En revanche, il a cinq ou six douzaines d’histoires qui roulent sur des aventures de femmes et autres sujets futiles… tandis que vous !… Ma foi, si vous avez un défaut, c’est d’être trop discret… Quand je pense que vous ne m’avez jamais dit un mot sur ces jolies petites lettres que vous recevez de France.

Otto sourit avec mélancolie.

— Quelle écriture mignonne ! reprit maître Blasius, et que de gentillesse on devine dans la main qui l’a tracée… Savez-vous que voilà un grand mois déjà que vous ne lui avez répondu ?

Otto baissa les yeux et un sourire passa entre ses lèvres.

— Par exemple, poursuivit le geôlier, qui balança une carte au-dessus de son jeu, — le nom n’est pas si charmant que le reste… Je sais le nom, voyez-vous, parce que je vois vos lettres, ou du moins l’enveloppe, tout aussi bien que les siennes… et vraiment, ça dépare une jolie femme de s’appeler madame Batailleur !…

Otto gardait toujours le silence.

— Allons ! reprit encore maître Blasius, — il est évident que le sujet vous fâche… Mon point est en trèfle, meinherr Otto, et j’en joue.

Le bâtard fut une seconde à chercher parmi ses cartes celle qu’il convenait d’abattre. Le bruit mystérieux avait cessé. L’esprit d’Otto était bien loin de la partie…

— Ce qui me plaît dans votre jeu, continua le geôlier en chef, c’est que vous mûrissez vos coups… Un autre que vous eût abattu tout de suite ce dix de trèfle… vous, au contraire, vous y avez mis de la réflexion… Trèfle encore !

Cette fois, Otto fut si longtemps à chercher la carte que maître Bîasius eut le loisir de remplir son verre vide.

Les pas du veilleur, affaiblis par l’éloignement, laissaient entendre un grincement très-léger, semblable au son produit par deux morceaux de fer que l’on eût frottés l’un contre l’autre.

Otto remua son siège et toussa longuement.

— Vous vous enrhumez, dit Blasius : quand on ne boit pas, ces soirées d’hiver sont mauvaises pour la poitrine… S’il vous plaît, fournissez ou coupez ; j’ai joué trèfle.

Otto glissa vers lui un regard rapide, comme s’il eût soupçonné de la raillerie derrière ces paroles. Mais le geôlier en chef de Francfort ne raillait jamais.

Otto se remit et revint au jeu. Le coup terminé, maître Blasius, dont la solennelle figure exprimait une satisfaction non équivoque, marqua une impériale et deux points.

Il se frotta tout doucement les mains, tandis qu’Otto mêlait les cartes à son tour. Ce dernier oublia de faire couper.

— Permettez ! s’écria Blasius scandalisé ; — où diable avez-vous l’esprit, meinherr Otto ?… des choses comme cela suffisent pour faire changer la veine !

Otto, maudissant sa distraction, s’excusa en tâchant de sourire. Maître Blasius chargea sa pipe et pardonna.

— Je suis un observateur, reprit-il en clignant de l’œil, et je crois connaître mon monde assez passablement… Sans ces jolies petites lettres qui vous viennent de Paris, je ne vous croirais pas amoureux ; et si je ne vous croyais pas amoureux, je ne serais pas éloigné de penser, Dieu me pardonne, que vous avez quelque escapade en tête !

— Je tourne et je marque, interrompit Otto.

— À la bonne heure !… Mais il y a ces jolies petites lettres… et puis je vous ai trop bien jugés, vos deux frères et vous, pour concevoir la moindre inquiétude… Goëtz, le bon vivant, aime trop ses aises pour risquer le cachot… Albert est trop étourdi pour garder un secret… Vous-même, meinherr Otto, vous êtes un homme trop sage pour exposer votre cou en escaladant les murailles… n’est-ce pas ?

— Assurément, maître Blasius.

— J’ai l’impériale de carreau… la chance est pour moi ce soir, et vous ne gagnerez pas une partie !… Trinquons un peu, meinherr Otto, s’il vous plaît.

Le bâtard tendit son verre, que Blasius choqua joyeusement.

— À notre jeu ! s’écria ce dernier, après avoir bu.

Puis il ajouta, en frappant sur ses cartes réunies en paquet :

— J’ai là de quoi vous faire voir du chemin !

Otto éclata de rire tout à coup, comme si son compagnon eût fait une excellente plaisanterie. Cet accès de gaieté se prolongea durant près d’une minute, si bien que maître Blasius dut se décider enfin à le partager.

Tandis qu’ils riaient ainsi tous les deux, le bruit de la chambre voisine avait changé de nature. C’était maintenant des secousses sourdes et répétées.

On eût dit qu’une main robuste et impatiente attaquait des barreaux de fer, sciés à demi.

L’hilarité d’Otto était véritablement venue bien à point. Sans elle, l’attention de maître Blasius n’aurait pu manquer d’être enfin excitée.

Quand le calme se rétablit entre les deux partners, le silence régnait dans la cellule voisine.

— En conscience, dit Blasius, vous êtes un gai camarade, meinherr Otto !… Je ne sais pas pourquoi j’ai ri ; mais j’ai ri de bon cœur… Démarquez votre point, je vous prie… Je joue carreau.

Le bâtard mena ce coup avec précision et sang-froid ; il trompa les manœuvres savantes de maître Blasiiis, et fit cartes égales, malgré l’infériorité de son jeu.

Il ne fallait plus que trois points au geôlier ; mais le coup suivant lui fut défavorable, et Otto marqua deux impériales à son tour.

Maître Blasius arrosa copieusement cet échec. Son front devenait pourpre sous les mèches blanchies de ses cheveux. Il s’animait de plus en plus, et il eût fallu quelque chose de bien grave pour distraire en ce moment son attention excitée.

Il n’entendit point la chute de deux corps tombant presque coup sur coup dans la cour. Il n’entendit point la voix de la sentinelle s’interrompre brusquement au milieu d’un : Qui vive !

Otto lui entendait tout cela. Ses yeux se baissaient, son front était pâle, et les cartes tremblaient dans sa main.

De sa vie, Otto n’avait tremblé devant un péril menaçant sa propre tête.

Maître Blasius avait fort petit jeu ; sa partie entamée si glorieusement, se gâtait. Son adversaire tenait en main de quoi le battre à plates coutures.

Mais le destin d’une bataille est tout entier dans le génie des chefs ; la force brutale fut toujours vaincue par l’intelligence. Otto jetait ses cartes comme au hasard ; des gouttelettes de sueur perlaient sous les boucles de sa belle chevelure ; sa joue changeait de couleur à chaque instant, et il semblait sous l’empire d’un trouble extraordinaire.

Maître Blasius, absorbé dans ses laborieuses combinaisons, ne s’en apercevait point. Il profitait habilement de toutes les fautes de son partner, et il se débattait comme si son avenir eût dépendu des résultats de cette partie.

Quand il eut plié devant lui la dernière levée, il croisa ses bras sur sa poitrine et regarda Otto en face.

— L’avez-vous bien perdue par votre faute ! s’écria-t-il… Ah ! meinherr Otto, meinherr Otto !… il faut que soyez décidément bien amoureux !

Le bâtard ne répondit point ; ses yeux étaient fixes, son cou tendu, ses sourcils froncés convulsivement…

Le geôlier dut enfin prendre garde à ces symptômes étranges.

— Qu’avez-vous donc ? balbutia-t-il.

Otto ne répondit point encore. Il écoutait ; son âme entière était dans sa faculté d’ouïr.

Au moment où maître Blasius ouvrait la bouche pour renouveler sa question, deux cris lointains et modulés d’une façon particulière se firent entendre, à une seconde d’intervalle. Le visage d’Otto s’éclaira soudainement.

— Qu’est cela ? s’écria Blasius en se levant.

— Ce n’est rien, murmura le bâtard, — sinon que vous avez gagné plus de souverains d’or que notre enjeu ne contenait de krentzers… Veuillez vous rassurer, mon vieil ami ; notre partie est achevée, mais nous avons encore à causer.

Otto mit familièrement ses deux mains sur les épaules de l’ancien majordome, et le contraignit à se rasseoir. Cela fait, il remplit les verres jusqu’au bord, et approcha le sien de ses lèvres.

— À votre santé ! dit-il : sans le savoir, vous venez de rafler 5,000 florins en un coup de cartes !

Le geôlier ouvrit de grands yeux et le regarda d’un air interdit :

— Serait-il fou ! pensa-t-il à part lui.

Au lieu de reprendre sa place, Otto gagna un enfoncement situé derrière son lit, et qui lui servait de cabinet de toilette. Il en retira un costume complet qu’il n’avait point porté depuis son arrestation : redingote de voyage, manteau ayant rendu déjà de longs services, mais à l’épreuve de la pluie, et bottes montantes armées d’éperons.

Blasius le regardait faire avec stupéfaction. Il bourrait machinalement sa pipe et se répétait, non sans un véritable chagrin :

— Le pauvre garçon n’est pas seulement amoureux… il est fou !… fou à lier !… C’est un grand malheur !

Otto, cependant, échangeait ses pantoufles fourrées contre ses bottes à l’écuyère. Il mit de l’or dans les poches de son gilet, revêtit sa redingote de voyage et plaça son manteau plié sous son bras.

— Voilà ! dit-il ; maintenant il ne me faut plus que votre douillette, et je vous la paye 5,000 florins.

Maître Blasius croyait rêver.

— Couchez-vous, croyez-moi, meinherr Otto, répliqua-t-il ; une bonne nuit de sommeil pourra calmer peut-être ce transport.

Otto roula un fauteuil jusqu’auprès de celui du geôlier et s’assit.

— Parlons raison, dit-il d’une voix brève et ferme, mais parlons vite, parce que je n’ai pas de temps à perdre.

Blasius ne put s’empêcher de sourire.

— Vous êtes un honnête homme, reprit Otto, et la Diète vous a chargé de trois prisonniers accusés de meurtre… Deux de ces prisonniers se sont évadés.

Blasius bondit sur son fauteuil et voulut s’élancer au dehors ; mais la main de fer du bâtard le retint cloué à sa place.

— Ne criez pas ! poursuivit Otto ; vous vous en repentiriez et le mal serait rendu irréparable !

— Mais vous me trompez ! s’écria le malheureux geôlier, personne ne s’est évadé… Mes murailles sont hautes… j’ai fait mettre des barreaux tout neufs aux cellules de vos frères… mes rondes sont bien faites… mes sentinelles veillent à leurs postes. Laissez-moi m’assurer par moi-même !…

— Tout à l’heure, interrompit Otto, qui le retenait toujours ; — auparavant il faut nous entendre. Je vous dis qu’Albert et Goëtz galopent en ce moment sur la route de France… vous pourrez vérifier le fait dans un instant… regardons-le comme étant prouvé d’avance… La fuite de ces deux prisonniers suffit à vous faire perdre votre place ; et vous devenez vieux, maître Blasius !

L’ex-majordome poussa un gros soupir.

Il payait cher les délices de sa dernière partie d’impériale si victorieusement enlevée !

— Je vous propose, reprit Otto, une somme qui vous mettra à l’abri du besoin, en cas de destitution… et je vous propose, en outre, un moyen de n’être pas destitué…

Le vieillard dressa vivement l’oreille.

— Vous êtes un homme prudent, dit Otto ; vous en savez assez désormais pour ne point être tenté de mettre inconsidérément les gens de la prison dans votre confidence… Allez visiter les cellules de mes frères, maître Blasius, afin que nous puissions traiter en parfaite connaissance de cause.

Otto lâcha le bras du geôlier, qui s’élança dans le corridor avec la prestesse d’un jeune homme. On entendit de grosses clefs tourner dans les serrures des cellules voisines, et d’énormes soupirs traversèrent les cloisons.

Bientôt après, le désolé Blasius reparut sur le seuil de la chambre d’Otto.

Celui-ci montra du geste le fauteuil vide, et le geôlier s’assit en gémissant :

— Ils sont partis, les ingrats… partis tous les deux !

— Et il faut que je parte à mon tour ! dit Otto.

Blasius haussa les épaules avec colère et ne daigna point répondre autrement.

— Il faut que je parte… répéta le bâtard d’un ton grave, à l’instant même !… et vous allez m’en faciliter les moyens.

Blasius le regarda d’un air indigné.

— Je vais vous faire mettre au cachot, répliqua-t-il, voilà tout !

Otto se prit à sourire.

— Cela ne vous ramènerait pas vos deux autres captifs, dit-il ; tandis que si vous voulez entendre la raison, vos deux captifs vous seront restitués… Je vous parle sérieusement, maître Blasius ; vous savez bien qu’un fils de Bluthaupt n’a jamais su prononcer un mensonge.

— Je le sais, murmura l’ancien majordome ; mais quel coup, grand Dieu ! et comment s’attendre à cela ?

— Mes frères et moi, reprit Otto, dont la voix se fit triste, nous avons une lourde lâche à remplir en ce monde… Longtemps nous avons été pauvres, et la guerre sans or, c’est la défaite toujours… Maintenant que nous sommes riches, quelques semaines suffiront à l’œuvre que des années n’avaient pu accomplir… Si je fais un serment, Blasius, y croirez-vous ?

Le geôlier leva les yeux sur Otto et demeura un instant indécis.

— Oui, répondit-il enfin, car le sang qui coule dans vos veines est le sang de Bluthaupt.

— Eh bien, poursuivit le bâtard, je vous jure par le nom de mon père que Goëtz, Albert et moi, nous serons ici dans un mois, à dater de ce jour.

Le vieillard garda le silence.

— Si vous me refusez votre aide, continua encore Otto, je resterai sous les verrous ; car vous êtes prévenu désormais, et j’ai laissé tous les moyens d’évasion à mes frères… Mais ni Albert, ni Goëtz ne reviendront, et vous serez puni…

Blasius resta son front entre ses deux mains et demanda conseil à la cruche de grès.

— Je sais bien que vous ne pouvez pas être parjure, meinherr Otto, dit-il enfin. Je sais bien que, dans un cas désespéré, on peut jouer le tout pour le tout… Mais si les magistrats venaient vous demander.

— Il y a un an que nous sommes prisonniers, répondit Otto ; les juges n’ont pas de quoi nous condamner et notre tour ne viendra jamais.

Blasius était intérieurement de cet avis. L’évasion du troisième prisonnier ne changeait absolument rien à sa situation et lui laissait au moins de l’espoir. Il avait bu d’ailleurs une assez grande quantité d’excellent vin du Rhin pour avoir le droit d’accueillir un moyen romanesque.

Néanmoins il hésitait encore.

Otto se pencha vers son oreille :

— Vous étiez un fidèle serviteur de Bluthaupt, autrefois, maître Blasius, dit-il, et vous auriez donné le meilleur de votre sang pour relever la race de vos maîtres !

— Je le ferais encore, répliqua le geôlier.

— Faites-le donc ! prononça Otto d’une voix basse et vibrante. — Il y a, par le monde, un fils de votre maître qui souffre et qui ne sait pas le nom de ses aïeux…

— Je le croyais, je le croyais ! s’écria l’ancien majordome, les yeux animés et les mains jointes ; — mais êtes-vous bien sûr de le retrouver, meinherr Otto ?

— Je vous ai dit que nous avions une tâche à remplir, répliqua le bâtard ; — cet enfant est le fils de notre sœur Margarethe, que nous aimions plus que nous-mêmes… et il est notre fils aussi, puisque nous nous sommes mis entre lui et la mort, qui planait au-dessus de son berceau !

Le regard de l’ancien majordome exprimait une curiosité de plus en plus avide.

— Vous étiez au schloss durant la nuit de la Toussaint ? murmura-t-il.

— Nous y vînmes, répondit Otto ; mais ce serait une longue histoire, et mes frères m’attendent.

— Un seul mot ! s’écria Blasius : c’est vous qui emportâtes l’enfant avec la servante Gertraud ?


La prison de Francfort

— Gertraud nous suivit ; le page Hans vint nous rejoindre, et ce furent eux qui élevèrent l’enfant… Ils demeurèrent longtemps tous les deux sur la rive du Rhin, de l’autre côté du château de Rothe… Deux dignes cœurs, maître Blasius, aimants, dévoués, fidèles !… Je sais où retrouver le page, et, avant un mois, s’il plaît à Dieu, le fils de ma sœur, comte de Bluthaupt et de Rothe, rentrera dans la maison de ses ancêtres.

Le geôlier se leva ; il voulut prendre la cruche de grès pour emplir les deux verres, mais sa main tremblait.

— Le schloss n’est pas encore vendu ! dit-il. Je pourrais vivre assez pour voir Bluthaupt rentrer dans ses domaines !… Par le nom de Dieu ! pour voir pareille fête, je veux bien risquer le pain de mes vieux jours !…

Il dépouilla précipitamment sa douillette de laine.

— Je ne suis pas ivre, meinherr Otto, reprit-il en redressant sa tête blanche ; — je sais bien que vous pouvez me tromper… mais j’ai mangé pendant quarante ans le pain de Bluthaupt… prenez mes vêtements et que Dieu vous protège !

Il aida lui-même le bâtard à passer la douillette par-dessus son costuma de voyage et à cacher ses traits sous l’ample capuchon :

Otto lui serra la main :

— Attendez-nous, dit-il ; demain vous recevrez 5,000 florins… Si nous ne sommes pas revenus dans un mois, c’est que nous serons morts.

Il passa le seuil de la cellule et s’engagea dans le corridor, en imitant le pas lourd et grave du geôlier en chef de la prison de Francfort.

Les veilleurs se rangèrent pour lui livrer passage, et le saluèrent respectueusement.

Maître Blasius était retombé sur un fauteuil et avait remis sa tête entre ses mains.

— Le fils du diable !… murmura-t-il. Les mauvais serviteurs de Bluthaupt l’appelaient ainsi… le fils d’un ange plutôt, puisque la comtesse Margarethe était sa mère !…

Il s’arrêta et reprit au bout de quelques minutes de silence :

— Il y a dix-neuf ans de cela !… ce doit être un homme à présent !… Les bâtards sont braves et font tout ce qu’ils veulent… que Dieu les assiste et que je vive assez pour voir le jeune comte dans son noble château !