Le Fils du diable/Tome I/II/3. Nono la Galifarde

Legrand et Crouzet (Tome Ip. 303-312).
Deuxième partie

CHAPITRE III.

NONO LA GALIFARDE.

Après avoir rôdé pendant une ou deux minutes au-devant de la boutique d’Araby, l’idiot Geignolet s’arrêta derrière un des piliers du péristyle.

Son regard suivait avec avidité chaque mouvement de la petite Galifarde, qui portait la cuiller à ses lèvres. On eût dit un roquet gourmand, en extase devant le déjeuner de son maître.

— Tu avais grand’faim, ma pauvre Nono ! dit Gertraud, qui la regardait manger en souriant.

— Oh ! oui, répondit l’enfant, j’avais grand faim !… et je crois que je mourrais si vous n’aviez pas pitié de moi, mademoiselle Gertraud ; car mon maître devient chaque jour plus avare, et, toutes les fois qu’on me donne du pain, Geignolet me le prend…

— Quand tu as faim, ma pauvre Nono, viens chez nous…

— Je ne peux pas quitter la boutique… Mon maître est bien vieux, mais il a encore assez de force pour me battre… Et puis, pour aller chez vous, ma bonne demoiselle, il faut passer par cette longue allée noire où je rencontrerais Geignolet !

— Tu as donc grand’peur de lui ? dit Gertraud.

La Galifarde frissonna de la tête aux pieds.

— Une fois, répliqua-t-elle en cessant de manger, il m’a trouvée le soir, dans un coin de la place de la Corderie… Mon Dieu ! mademoiselle Gertraud, il est aussi méchant que vous êtes bonne !… Il me prit par les cheveux ; il me renversa sur le pavé, il me battit avec ses pieds et avec ses mains en grondant de rage… et plus il me battait, plus il avait de fureur !… Sans Hermann, l’ami de votre père, qui vint à passer là par hasard, je crois qu’il m’aurait tuée…

Le sein de la Galifarde se gonflait, et ses yeux baissés étaient pleins de larmes.

Gertraud, émue, s’assit auprès d’elle sur le matelas.

Geignolet se renfonça derrière son pilier.

— Mais que lui as-tu donc fait, Nono ? demanda Gertraud, pour qu’il te déteste ainsi…

— Mon Dieu ! répondit l’enfant, je lui ai pris sa place… et Dieu sait pourtant que la place n’est pas bonne !… Avant moi, il ôtait le galifard de Monsieur, qui l’a renvoyé parce qu’il le volait.

Gertraud prit la petite main froide de Nono et la réchauffa entre les siennes.

— Dépêche-toi, dit-elle, ma pauvre fille ; mon père m’attend.

Nono porta de nouveau la cuiller à ses lèvres, et l’écuelle se vida en quelques instants.

Quand l’écuelle fut vide, l’idiot poussa un sourd grognement.

— La Galifarde a tout mangé ! grommela-t-il ; elle n’a rien laissé pour Geignolet…

Il s’avança en dehors du pilier ; Nono l’aperçut et fit un geste d’épouvante. Gertraud se retourna vivement ; elle vit l’idiot qui s’enfuyait en montrant le poing à sa victime.

Gertraud se leva et reprit son écuelle.

— C’est un pauvre insensé, murmura-t-elle ; il faut lui pardonner.

— Oh ! je lui pardonne ! s’écria vivement l’enfant, dont les grands yeux s’éclairèrent d’un reflet angélique ; — je lui pardonne à cause de vous, mademoiselle Gertraud, et à cause de son frère que vous aimez… Je prie Dieu pour lui et pour tous ses parents qui souffrent comme moi.

Un incarnat plus vif vint aux joues de Gertraud.

— Adieu, Nono, prononça-t-elle tout bas ; tu n’as rien à me dire ?

La Galifarde hésita durant une seconde ; elle baissa les yeux, et ses longs cils noirs se collèrent sur sa joue amaigrie.

— J’ai quelque chose, répondit-elle enfin ; mais j’ai peur de vous rendre triste, ma bonne demoiselle…

Gertraud, qui avait un pied sur le seuil, se rapprocha. Nono prit sa main et la baisa.

— J’aime tant à vous voir sourire ! poursuivit-elle ; et, quand il y a du chagrin dans vos yeux, je suis si malheureuse !

— Parle vite ! dit Gertraud.

— Hier, madame Regnault est venue… elle a pleuré, la pauvre vieille dame, et je l’ai entendue qui suppliait Monsieur de lui prêter de l’argent.

— Combien d’argent ? demanda Gertraud.

— Oh ! beaucoup ! beaucoup ! répliqua l’enfant : hier matin, je vous ai dit qu’elle n’avait pas payé sa place ; mais ce n’est rien cela !… d’après ce que j’ai entendu depuis, il paraît qu’elle doit au bausse, et le bausse est un homme sans pitié… Si elle ne paie pas, elle ira en prison !

Les fraîches couleurs de Gertraud s’évanouirent.

— Et Araby n’a pas voulu lui donner d’argent ? demanda-t-elle.

Nono haussa les épaules.

— Elle n’avait pas de gages, répliqua-t-elle. Monsieur l’a chassée en lui disant des injures.

La tête de Gertraud se pencha sur son sein ; durant un instant, elle parut réfléchir.

— Il faut que je le voie, dit-elle enfin en se parlant à elle-même. — Adieu, Nono ; je reviendrai demain.

Quand elle fut partie, l’enfant leva les yeux au ciel, et pria Dieu de lui donner du bonheur.

Gertraud n’était pas encore entrée dans l’allée obscure qui conduisait à la maison de son père, lorsqu’un maigre vieillard, empaqueté dans une houppelande à fourrures et coiffé d’une énorme casquette de peau dont la visière retombait en abat-jour, déboucha par la rue de la Petite-Corderie. Il allait, chancelant, trottinant et glissant sur le pavé humide.

Derrière lui, quelques eniants ameutés jetaient en chœur ce cri de carnaval qu’il n’est point possible d’écrire.

Il traversa la place de la Rotonde en branlant la tête, et en s’appuyant sur une longue canne à pomme de corne noire.

C’était le bonhomme Araby, qui gagnait son bureau plus matin que d’ordinaire, parce qu’il s’était donné une heure de vacance le jour précédent.

En entrant dans la petite antichambre, il jeta sur sa pauvre servante un regard de mauvaise humeur.

— Paresseuse, grommela-t-il ; êtes-vous ici pour user mes matelas jusqu’à huit heures du matin ?… je vous ai donné de la laine pour tricoter, quand je ne suis pas à la maison… où est votre ouvrage, fainéante ?

Nono ne répondit point, et resta debout devant son maître, la soumission peinte sur le visage.

— Faites votre chambre, continua l’usurier.

Nono obéissante, roula son matelas, et le prit entre ses bras, qui fléchirent sous le fardeau.

Le bonhomme lui ouvrit la porte du magasin. La chambre était faite.

Araby tira ensuite de sa poche deux grosses clefs, qu’il introduisit dans la serrure de son bureau. La porte tourna sur ses gonds en grinçant ; le vieillard disparut, et l’on entendit à l’intérieur le bruit des serrures refermées.

Au bout de quelques minutes, une planche, qui fermait le trou en forme de demi lune, glissa brusquement dans sa rainure ; la visière velue d’Araby apparut dans une sorte de clair-obscur. Le bureau était ouvert.

— Fainéante ! dit l’usurier à travers son trou ; — allez me chercher mon déjeuner, et ne vous amusez pas en chemin !

Il mit une pièce de six liards sur la planche ronde et noircie par l’usage, qui avançait en dehors du trou. Nono prit la pièce et sortit en courant.

Au bout d’une minute, elle revint avec un tout petit morceau de pain et une toute petite croûte de fromage, mise au rabais pour cause d’avarie.

Araby reçut le tout dans ses mains crochues. Il atteignit un vieux couteau usé jusqu’au dos par de trop longs services, et commença son repas.

Les bouchées de pain et les bouchées de fromage passaient ensemble sous la grande visière poilue ; on ne voyait guère que le menton de l’usurier qui suivait les mouvements de sa bouche, et semblait se trémousser d’aise.

Tout en grignotant sons déjeuner avec de sensuelles lenteurs, l’usurier disait :

— Fainéante ! vous ne pouvez pas avoir faim de si bonne heure, vous dormez la grasse matinée comme une grande dame ! Faites donc de la place dans le magasin pour ce que Dieu va nous envoyer aujourd’hui… Ne gâtez rien, et ne volez rien, petite fille ! Si je suis content de vous, à midi vous aurez du pain avec le reste de mon fromage.

Nono entra dans l’arrière-boutique.

Araby poursuivit son festin, l’œil au guet dans son trou noir, et ressemblant à un vieux singe voluptueux qui ronge une noix volée.

Gertraud avait regagné la maison de son père. Dans la petite cour Jean Regnault l’attendait, son orgue sur le dos.

Elle passa devant lui rapidement.

— Attendez-moi, dit-elle ; je vais revenir tout à l’heure.

Elle monta en courant l’escalier de sa chambre et ne donna même pas un regard à la marmite de terre dont le contenu bouillait à gros bouillons sur le fourneau embrasé.

Elle ouvrit la modeste armoire de noyer qui contenait sa modeste toilette. Dans un des tiroirs, elle prit une bourse renfermant une demi-douzaine de pièces d’or, toutes neuves et toutes brillantes, que son père lui avait donnée une à une.

Puis elle redescendit en courant, comme elle était montée.

Au lieu d’entrer dans la cour, elle s’arrêta sur le seuil et fit signe au joueur d’orgue d’approcher.

Jean Regnault était tout heureux de la voir mais il y avait sur son visage une tristesse plus grande que d’habitude.

Gertraud mit sa petite main blanche sur la veste de velours du pauvre garçon, et le regarda en face durant quelques secondes sans parler. Ce n’était plus la jeune fille insoucieuse et frivole, passant de la prière aux chansons, et se révoltant contre la tristesse enfantine de ses rêveries.

Il y avait dans son regard un intérêt sérieux et profond.

— Jean, murmura-t-elle d’un accent de reproche ; vous me dites bien souvent que vous m’aimez, et pourtant vous n’avez pas confiance en moi !

Le joueur d’orgue avait les yeux baissés, la joue pâle, et un sourire contraint autour de la lèvre.

— Si j’avais du bonheur, Gertraud, répondit-il d’une voix qui tremblait légèrement, — Dieu sait qu’il serait tout à vous !… mais j’aime tant à vous voir heureuse et gaie !… pourquoi vous mettre de moitié dans ce que je souffre !…

Les sourcils de la jeune fille se froncèrent.

— Vous m’avez menti, dit-elle ; vous ne m’aimez pas !

Le pauvre Jean Regnault joignit ses mains, et tout son amour, dévoué, respectueux, sincère, vint se peindre dans son regard.

— Oh ! Gertraud ! balbutia-t-il doucement, ne me dites pas cela ! Je fais mal de vous aimer, peut-être, car je n’ai rien à vous donner, sinon mon chagrin et ma misère… mais je vous aime, mon Dieu ! je vous aime comme un pauvre fou, et malgré moi !

Gertraud fit semblant d’avoir plus de colère encore ; sa jolie tête se détourna pour cacher l’émotion qui la gagnait.

— Quand on aime, dit-elle en faisant effort pour garder sa froideur, — on se confie… mais, pour vous, il n’en est pas ainsi, Jean ; vous ne me dites rien, et c’est par des étrangers que j’apprends le danger qui menace votre mère !

Le joueur d’orgue cacha son visage entre ses mains.

— Est-ce donc déjà la nouvelle du Temple ! s’écria-t-il avec amertume ; — moi, je ne le sais que d’hier, Gertraud !… mais il est des gens qui aiment à deviner la détresse d’autrui !… Qui vous a dit cela, et que vous a-t-on dit ?

La voix de Jean Regnault exprimait une angoisse si amère, que les larmes vinrent aux yeux de Gertraud.

Elle balbutia. Des paroles confuses tombèrent péniblement de sa lèvre.

Jean Regnault comprit, car ses jambes chancelèrent, et ses mains couvrirent de nouveau son visage bouleversé.

Il mit à terre son orgue qu’il ne pouvait plus soutenir, et s’assit, faible, sur la première marche de l’escalier.

Gertraud vint s’asseoir auprès de lui.

— Est-ce donc bien vrai ? murmura-t-elle.

— C’est bien vrai ! répliqua le joueur d’orgue, en poussant un gémissement ; la pauvre femme a l’air d’être bien vieille, mais elle n’a pas l’âge encore qui exempte de la prison… Hier soir, ma mère m’a dit tout cela en pleurant… Je croyais qu’elle n’avait besoin que du prix de sa place, et j’étais bien joyeux, car ce prix, je l’avais gagné dans la journée… Mais, mon Dieu ! mon Dieu ! il faudrait des semaines et des mois de bonne chance pour gagner la somme dont la mère Regnault a besoin.

Il s’arrêta, et un sanglot convulsif souleva sa poitrine.

— La prison ! reprit-il, la prison à son âge !… Moi, je suis fort, ajouta-t-il en relevant le front ; je n’ai pas peur des mépris du monde… Tout ce que je demanderais à Dieu, c’est qu’on me prît à sa place pour m’enfermer et me faire souffrir… Vous, du moins, vous ne me mépriseriez pas, Gertraud, et vous sauriez que je suis encore un honnête homme…

— Un honnête homme et un bon fils, Jean, mon pauvre Jean ! dit la jeune fille, qui serrait les mains du joueur d’orgue entre les siennes ; — un bon fils et un noble cœur, que je suis fière d’aimer !

Le regard de Jean était triste et charmé à la fois ; ses yeux, humides encore, souriaient.

— Merci ! murmura-t-il.

Puis il secoua la tête brusquement.

— Mais pourquoi parler de cela ? dit-il. Ce n’est pas moi qui ai besoin d’être consolé, ma Gertraud aimée. Je vais travailler… Si je puis trouver une besogne moins ingrate, je vendrai mon orgue… mon pauvre compagnon ! ajouta-t-il en caressant l’instrument de la main, — qui m’a consolé bien des fois quand j’étais triste, — et dont j’ai choisi les airs parmi tous ceux que j’aime !… Mais je le vendrai !… oh ! je le vendrai !… et je voudrais pouvoir sacrifier davantage !

Il se leva et prit la courroie de l’orgue pour la passer sur son épaule.

Gertraud le retint par le bras.

— Restez, murmura-t-elle, restez encore un peu… j’ai quelque chose à vous dire…

Jean obéit, comme toujours ; mais Gertraud ne parla point : elle semblait ne plus oser.

Ils étaient là, les deux beaux enfants, serrés l’un contre l’autre, et assis sur la marche poudreuse d’un pauvre escalier.

Bien d’autres rendez-vous, donnés et reçus la nuit précédente, avaient lieu sous les draperies de soie, dans le discret silence des boudoirs et sur le velours élastique des divans.

Mais, nulle autre part, on n’aurait trouvé plus de dévouement et plus d’amour ; nulle autre part, on n’eût trouvé des cœurs plus généreux et plus sincères…

Jean et Gertraud s’aimaient de toute la force de leur âme. Sur cette marche vermoulue, entre les murs humides et gris du misérable escalier, il y avait ce qu’on n’eût point rencontré peut-être en de plus riches demeures : un cœur de vierge, délicat et pur, un cœur de jeune homme fier et franc, une tendresse partagée, un dévouement pareil, deux consciences qui n’avaient rien à cacher, qui pouvaient montrer avec orgueil leurs plus intimes mystères…

Pourtant Gertraud hésitait toujours à prendre la parole. Elle changeait de couleur, et sa bouche tremblait, comme si elle avait eu honte du secret qui se pressait sur sa lèvre.

Jean la regardait avec inquiétude.

— J’ai quelque chose à vous dire, répéta-t-elle après un silence ; — c’est une prière… et, si vous me refusiez, je serais bien malheureuse !

— Comment pourrais-je vous refuser, Gertraud ?

La jeune fille essaya de sourire, et ses doigts se glissèrent dans son sein.

Jean ne prit point garde à ce mouvement.

— Vous me promettez de dire : Oui ? poursuivit Gertraud d’une voix caressante.

— Je vous le promets, répondit le joueur d’orgue.

Gertraud tira vivement de son sein ses doigts qui tenaient une bourse ; le sourire, ébauché sur la lèvre de Jean Regnault, disparut.

— Vous m’avez promis de ne pas me refuser, dit Gertraud les yeux baissés et d’un ton de prière ; — prenez cet argent et allez le donner à votre mère.

Jean ne répondit point ; il regardait la bourse d’un air effrayé.

— J’aurais dû craindre cela, murmura-t-il. Oh ! la pauvreté ! la pauvreté !… ce qui est joie pour les autres empoisonne davantage notre souffrance… Gertraud, je vous remercie du fond du cœur, mais votre père est riche en comparaison de nous… Les femmes du marché ne disent-elles pas déjà que c’est par intérêt que je vous aime ?…

— Vous ! s’écria Gertraud indignée, par intérêt !…

— Nous sommes si pauvres !… prononça le joueur d’orgue avec un découragement amer.

Gertraud baissa la tête ; une fois encore elle n’osait plus.

Au bout de quelques secondes, elle releva la tête ; sa physionomie, où souriait d’ordinaire l’espiègle gaieté de l’enfance, avait pris un caractère ferme et presque hautain.

— Jean, poursuivit-elle à voix basse et avec lenteur, je ne sais pas ce que disent les marchandes du Temple… mais si mon père souffrait, et si vous veniez à moi comme je viens à vous, je vous jure, devant Dieu qui nous entend, que je ne refuserais point votre aide…

— Je suis un homme, murmura le joueur d’orgue ; — et vous êtes une jeune fille, Gertraud !…

— Et vous ne voulez rien me devoir ! s’écria celle-ci dans un soudain mouvement de colère, — allez ! vous êtes un orgueilleux !… vous ne m’aimez pas et vous n’aimez pas votre mère !

Jean resta muet devant cette accusation, et l’angoisse de son âme vint se peindre sur son visage.

Gertraud avait pitié ; pourtant elle continua.

— Non, vous ne m’aimez pas !… vous ne songez pas au chagrin que vous me faites !… vous ne songez pas à votre vieille aïeule que vous pourriez sauver !

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !… soupira le pauvre Jean, les mains jointes et prêt à défaillir.

— Vous n’avez point pitié des autres ! reprit encore Gertraud, et vous ne pensez qu’à vous !…

Le joueur d’orgue lui adressa un regard suppliant.

— Écoutez, dit-il, d’une voix entrecoupée : tout ce que vous voulez, je le veux, Gertraud… et je donnerais ma vie pour soulager ma vieille mère… Mais vous êtes une enfant, ma pauvre Gertraud ! et l’argent que vous avez appartient à votre père !

— Il est à moi ! s’écria la jeune fille dont le regard brilla d’espoir : — Oh ! je ne mentirais pas, même pour vous sauver, Jean !… Il est à moi, tout à moi !… c’est mon petit trésor ! Et comme je remercie Dieu de l’avoir gardé jusqu’à ce jour !…

Jean Regnault avait bien de la joie dans le cœur, parmi sa détresse. La tendresse de Gertraud se montrait à lui si naïve et si dévouée ! Il souffrait cruellement, — mais il était heureux comme un roi.

Et il ne se sentait plus la force de refuser longtemps. La douce voix de Gertraud plaidait éloquemment auprès de sa conscience, et la pensée de son aïeule au désespoir venait en aide à la voix de Gertraud.

— Je ne veux pas, dit-il encore faiblement ; — non… non, je ne peux pas.

Un éclair de pétulant courroux brilla dans les yeux de Gertraud ; puis elle se laissa glisser sur ses deux genoux.

Elle mit ses mains dans celles de Jean et leva sur lui son beau regard humide.

— Je vous en prie ! murmura-t-elle.

Jean l’attira vers lui et la serra passionnément contre son cœur.

— Oh ! que je vous aime ! Gertraud, dit-il.

La bourse, acceptée, passa dans la poche de sa veste de velours.

Gertraud, folle de joie, bondit sur ses pieds en riant et en pleurant.

Elle jeta ses deux bras autour du cou de Jean et couvrit son front de baisers.

— Oh ! moi aussi, je vous aime ! dit-elle. Mon pauvre Jean, je ne vous ai jamais tant aimé !… Merci !… merci !

Jean la croyait encore entre ses bras, qu’elle sautait déjà de marche en marche, légère comme un oiseau, et qu’elle lui jetait du haut de l’escalier un dernier baiser avec un dernier sourire.


Séparateur