Le Fils du diable/Tome I/I/3. L’échoppe

Legrand et Crouzet (Tome Ip. 164-172).
Première partie

CHAPITRE III.

L’ÉCHOPPE.

Sans le savoir, Franz avait avancé la tête à l’intérieur de cette échoppe morne et vide, qui contrastait si étrangement avec ses voisines, emplies de mouvement et de bruit.

C’était la dernière ; il avait voulu tenter un dernier effort.

Maintenant il restait là sur le seuil n’osant plus ni s’en aller, ni répéter sa demande.

C’était un enfant subissant toutes les impressions avec une sensibilité fougueuse. Il poussait à l’excès, tour à tour la hardiesse et la timidité. Les deux femmes le regardaient et ne répondaient point. Le garçon idiot, à cheval sur son banc, continuait de rire aux éclats.

Le cœur de Franz se serrait.

— Oh !… oh !… dit enfin le garçon en serrant sa poitrine à deux mains, je ris trop… je ris trop !… Mais c’est que celui-là demande à la mère Regnault si elle veut acheter quelque chose… allez donc : nib de braise !… Si la mère Regnault avait de l’argent, elle donnerait du pain à Geignolet, et Geignolet a grand’faim !

Il cessa de rire, et sa voix prit un accent plaintif.

La plus jeune des deux femmes tourna vers lui son regard où il y avait un désespoir profond.

— Jean va revenir, mon pauvre enfant, dit-elle, et tu auras à manger.

La vieille avait joint ses deux mains ridées, et marmottait entre ses dents des paroles presque inintelligibles.

— Je l’ai vu encore aujourd’hui, disait-elle ; il est bien changé ; mais mon cœur le reconnait… Avec l’argent qu’il dépense en un jour, ces pauvres enfants seraient heureux une année… Oh ! j’irai vers lui, à la fin, il le faut ! il le faut !

La vieille s’appelait madame Regnault. C’était la doyenne du Temple. L’autre femme, qui était sa bru, avait nom Victoire. Elle était la mère de l’idiot qui se nommait Joseph, et que les gamins du marché avaient surnommé Geignolet, par une sorte d’onomatopée peignant à la fois son apparence chétive et sa voix larmoyante.

Joseph Regnault, ou Geignolet, était imbécile de naissance.

Franz, cependant, restait planté sur le seuil, le rouge au front et la bouche béante.

— Monsieur, lui dit Victoire, la cloche sonne pour la fermeture du Temple, et il ne nous est pas possible de vous rien acheter en ce moment.

— Oh ! s’écria l’idiot, qui se prit à rire, ce n’est pas parce que la cloche sonne… Maman Regnault n’a pas d’argent… Nib ! nib ! nib !

— Joseph !… Joseph ! murmura Victoire avec un accent de tendresse et de reproche.

L’idiot frappa sur son banc, comme si c’eût été un cheval.

— Hue ! reprit-il. — Hue ! bourrique !…

Il se mit à chanter tout à coup sur un air bizarre qu’il avait trouvé seul :

C’est demain lundi,
Et maman Regnault n’a pas trente-trois sous
Pour payer sa place ;
On va nous mettre sur le pavé
Pour notre mardi gras ;
Sur le pavé, sur le pavé ;
La bonne aventure, oh ! gué !

Il s’interrompit pour battre son tréteau et crier à tue-tête ;

— Hue ! bourrique !…

Sa mère avait oublié Franz. Elle le regardait, et ses yeux s’étaient de nouveau emplis de larmes.

— J’irai, marmottait la vieille femme. — Mon Dieu ! moi qui l’aimais tant, aurais-je pu penser jamais que la pensée de le voir m’aurait faits si grand’peur !… mais c’est qu’il me chassera peut-être, et alors il sera damné !…

Ses mains ridées tremblèrent.

— Et c’est moi qui en serai cause ! ajouta-t-elle en frémissant.

— Madame Regnault ! cria une voix dans l’échoppe voisine, fermez ou vous aurez l’amende.

La vieille femme se leva.

— Voilà plus de trente ans que je suis ici, dit-elle ; c’est peut-être mon dernier jour… mais il faut faire son devoir.

Elle prit entre ses bras faibles un des lourds volets qui servaient de fermeture. Victoire vint à son aide ; mais l’idiot ne bougea pas.

Il battait son banc sans relâche et disait par intervalle :

— J’ai grand’faim !

Franz souffrait au contact de cette affreuse détresse. Il avait glissé ses doigts dans son gilet et tenait à la main son unique écu de cinq francs ; mais il ne savait pas comment le donner.

— Monsieur, dit Victoire qui l’aperçut en ce moment, je vous répète que nous ne pouvons traiter d’affaires ce soir… Si vous êtes pressé, allez dans cette maison que vous voyez sur la place de la Rotonde, et demandez Hans Dorn, le marchand d’habits… Rangez-vous, je vous prie, afin que je ferme la porte.

Franz demeurait immobile et roide comme un terme. Il se rangea pour obéir au dernier mot de Victoire ; mais, au lieu de se retirer, il entra brusquement dans la baraque et mit sa pièce de cinq francs sur le banc au-devant de l’idiot.

Cela fait, il s’enfuit.

Geignolet poussa un hurlement de joie et se mit à faire rouler sur le sol la pièce de cinq francs, qu’il suivait en rampant sur ses pieds et sur ses mains.

Franz était déjà devant la maison du marchand d’habits Hans Dorn.

C’était un bâtiment étroit, mais haut de plusieurs étages, qui présentait, sur sa pauvre façade, quatre ou cinq enseignes indiquant toutes la même industrie. On dirait que le commerce de vieux habits se vivifie par la concurrence. Sur la place de la Rotonde, tout le monde est fripier pour Paris et la province ; et tout le monde vit ou à peu près.

Les boutiques donnant sur la place étaient déjà fermées. Franz entra dans une allée longue et sombre, qui aboutissait à une cour intérieure. Il faisait nuit dans cette allée, et Franz n’y découvrit aucune trace de concierge. Il avait à choisir entre un escalier roide et noir qui montait, en tournant, aux étages supérieurs et la porte ouverte de la cour.

Il choisit la cour. À l’une des portes du rez-de-chaussée, il aperçut une fillette, à l’air joyeux et bon, qui causait avec un joueur d’orgue, portant sur le dos le lourd et bruyant insigne de sa profession.

C’était un garçon un peu plus âgé que Franz. Il y avait sur son visage timide beaucoup de douceur et de franchise : il y avait surtout une sorte de mélancolie rêveuse qui contrastait avec les insignes de son prosaïque métier. Le velours grossier de son pantalon et de sa veste ronde laissait deviner une constitution faible et des contours délicats. Il semblait bien las et ses reins étaient comme brisés par le poids de son orgue.

La fillette, au contraire, était forte, rose, alerte, vive. La jeunesse heureuse semblait rayonner dans son frais sourire. Elle avait à revendre de la joie, de la vie et de la santé.

Au moment où Franz mettait le pied dans la cour, le garçon à l’orgue de Barbarie tenait la main de la jeune fille entre les siennes. Il se recula précipitamment au bruit et devint rouge comme une cerise.

La jeune fille elle-même rougit légèrement, et remplaça son gai sourire par un petit air sérieux.

— Est-ce ici que demeure Hans Dorn, le marchand d’habits ? demanda Franz.

— C’est ici, répondit la jeune fille.

— À vous revoir, mademoiselle Gertraud, murmura le joueur d’orgue en soulevant sa casquette.

— Bonsoir, Jean Regnault, répondit la jeune fille, qui lui rendit son salut avec un bon sourire.

Le pauvre joueur d’orgue s’éloigna demi-content, demi-jaloux ; car Franz était bien joli garçon, et il restait seul avec Gertraud…

On entendit bientôt l’instrument plaintif résonner dans la nuit de l’allée, et prêter des accents pleureurs aux sémillantes mesures de la polka, qui était déjà tombée dans le domaine des orgues de Barbarie.

Car la polka est bien vieille, hélas ! elle a trop vécu. Les soldats du centre et les commis en nouveautés insultent à sa décrépitude.

Franz contemplait la figure épanouie de la petite Gertraud, et le sentiment pénible qu’il avait éprouvé dans la pauvre échoppe du Temple s’effaçait peu à peu. En lui, les impressions étaient aussi rapides à mourir qu’à naître. Son caractère vif et gai reprit le dessus bien vite, et il regarda la jolie fille en homme qui va conter fleurette.

Gertraud était bien la meilleure pâte d’enfant qu’il y eût dans tout Paris. Elle avait le cœur sur la main et son franc sourire disait toute son âme. Il n’était point dans son caractère de repousser durement un mot flatteur, ou de se fâcher pour un compliment tombé de la bouche d’un beau cavalier. Sa conscience, qui était droite comme l’or, avait de la forfanterie. Comme elle se sentait pure et forte, elle n’avait peur de rien au monde ; mais, en ce moment, il y avait au-dedans d’elle-même une émotion inaccoutumée. Sa nature réjouie se faisait rêveuse pour un instant, parce qu’elle subissait encore l’influence de la mélancolie d’autrui.

Elle venait de causer avec le pauvre Jean Regnault, qui l’aimait et qui souffrait. Gertraud l’aimait aussi ; elle avait du remords à rester gaie.

— Hans Dorn est mon père, dit-elle, et vous allez le trouver chez lui.

Franz avait une de ces figures qui excusent et rendent adorables toutes les folies de l’amour étourdi. C’était ce charmant enfant, fils de la poésie en goguette, que nous voyons soupirer et rire tour à tour dans la comédie de Beaumarchais, et pour qui le mot fatuité n’a pas de sens, non plus que le mot inconstance.

L’adolescence, d’ordinaire, en notre temps surtout, se guinde, pédante et triste, ou rougit, gauchement déconcertée. L’esprit le plus morose ne saurait maugréer contre ces beaux fils qui passent, désormais si rares, et dont la jeunesse souriante voltige autour de la beauté comme un papillon autour de la lumière.

Ils ne savent pas. Ils écoutent, indécis et charmés, les premières paroles balbutiées tout au fond de leur cœur. Ils vont, se prenant à tout piège où le leurre d’amour les attire. L’appât que d’autres redoutent, ils l’abordent vaillamment et s’y prennent à deux mains. Ne voyez-vous pas d’ailleurs qu’il y a une larme prête à poindre sous leur joli sourire, et que l’heure va sonner où le jeu deviendra passion ?

Ils sont heureux ! n’ont-ils pas le temps de souffrir ?

Hélas ! deux ans de plus sur leurs blondes têtes et le charme qu’ils ont va tourner au ridicule. Dès que l’enfant se sera fait homme, il faudra qu’il change, sous peine de passer à l’état de séducteur banal, et d’offrir un exemplaire de plus de cette odieuse copie du don Juan bourgeois, qui peuple nos salons comme nos boutiques.

Laissez-lui son amour tour à tour timide et hardi, et dont les témérités même n’ont rien qui offense. Laissez-lui ses espérances folles, ses rêveries de page et ces riants combats dont le prix est un baiser. Ne le grondez pas, le pauvret ; demain, il apprendra le respect ; demain, la femme sera pour lui un être sérieux qu’il servira en esclave ou qu’il trompera en bourreau. Attendez à demain.

Franz, au milieu de cette pauvre cour, tenant son gros paquet sous le bras et tout prêt à improviser une attaque galante, côtoyait bien étroitement le ridicule. Lovelace lui-même, en pareille occurrence, eût été puissamment burlesque ; mais Franz n’avait pas vingt ans ; un sourire espiègle scintillait dans ses grands yeux bleus : Franz était charmant.

La petite Gertraud, qui le trouvait tel, et qui était connaisseuse, sentit un vermillon plus vif animer sa joue rondelette ; elle devina l’attaque et fut prudente une fois en sa vie ; elle lâcha pied devant l’ennemi.

Le pauvre Jean Regnault arrivait en ce moment devant l’échoppe vide que son aïeule et sa mère achevaient de fermer. Il était le fils de Victoire et le frère aîné de l’idiot. Il versa religieusement entre les mains de la vieille femme la petite recette de sa journée.

Chaque soir il en était ainsi ; mais ce n’était pas assez pour faire vivre la famille.

Jean travaillait tant qu’il pouvait et était bien malheureux.

S’il avait pu voir, en ce moment, la conduite de Gertraud, qu’il aimait tant, et dont il était jaloux comme tous les gens qui souffrent, sa peine eût été soulagée.

La fillette en effet opérait une retraite héroïque. Elle traversa précipitamment le couloir du rez-de-chaussée, monta un petit escalier dont les marches tremblaient, et entra, sans reprendre haleine, dans la chambre de son père, qui était située au premier étage.

Franz la suivit de près et entra sur ses talons.

— Père, voilà un monsieur qui veut te parler, dit Gertraud.

Hans Dorn, le marchand d’habits, était assis auprès d’une petite table sur laquelle brûlait une mince chandelle de suif. Il faisait ses comptes de la journée. Auprès de lui, sur la table, il y avait quelques pièces de cinq francs, un peu de monnaie d’argent et plusieurs hautes piles de gros sous.

La nuit se faisait noire au dehors. La chambre de Hans, mal éclairée par la petite chandelle, montrait dans une sorte de pénombre ses meubles noirâtres et son lit à rideaux de serge. On ne peut pas dire que cette demeure indiquât l’aisance : mais elle n’annonçait pas non plus la misère. Tout y était propre, et eût même présenté un aspect assez heureux, sans la longue file de vieux habits qui pendait le long des murailles.

Gertraud s’était assise auprès de son père. De ce poste fortifie, elle fixait ses regards brillants et sereins sur notre beau jeune homme, qui lui souriait sans rancune.

C’était vraiment une jolie enfant, et son costume propret de grisette lui allait à ravir.

Ceux qui avaient connu sa mère disaient qu’elle lui ressemblait trait pour trait. — Et sa mère était cette autre Gertraud que nous avions vue jeune aussi, et fraîche, et naïve, dans la chambre de la comtesse Margarethe mourante, au vieux schloss de Bluthaupt.

Parfois, lorsque le marchand d’habits embrassait, le soir, sa chère enfant, qui était son seul bonheur en cette vie, il devenait triste et ses yeux s’emplissaient de larmes.

C’est que sa femme était morte bien jeune et que les doux regards de sa fille lui rappelaient un cruel souvenir.

Hans Dorn était maintenant un homme de quarante ans, fort et gardant encore la vigueur vive de la jeunesse. Sa figure était toujours ouverte et franche comme autrefois : ses cheveux abondants et frisés commençaient à grisonner. C’était la seule trace qu’eussent laissée sur sa personne les années écoulées. On voyait qu’il avait souffert ; mais l’ancienne gaieté de sa physionomie n’avait point disparu, tant s’en faut, et il pouvait tenir sa bonne place encore dans une réunion de joyeux compagnons.

Franz dénoua son paquet et se mit en devoir d’étaler sur sa table les objets qu’il contenait.

Hans regarda les habits et ne regarda point le jeune homme.

Il y avait un manteau, un costume noir complet, plusieurs gilets et des cravates.

Hans déplia le manteau et en fit sonner le drap ; il examina les poignets et le collet de l’habit, parties faibles et qu’il faut éprouver tout d’abord, quand on est fripier et qu’on sait son état. Il donna un coup d’œil aux gilets et aux cravates, pour mémoire, puis il prononça les paroles sacramentelles : Combien voulez-vous de cela ?

— Deux cent cinquante francs, répondit Franz.

Hans repoussa le tout et reprit sa plume.

— J’en donnerai la moitié, dit-il.

— Moitié ! s’écria le jeune homme indigné ; tout cela est neuf et j’en ai eu pour mille francs !

— Cela prouve que les tailleurs sont de fiers brigands ! répliqua Hans. Moi, je vous ai dit mon dernier mot.

— Cent vingt-cinq francs ! murmura le jeune homme d’un ton de désolation.

Les doux yeux de la jolie Gertraud exprimait de la pitié.

— Je ne puis pas faire davantage, reprit le marchand d’habits ; si vous voulez essayer d’un autre, allez à la Rotonde… le bureau du vieil Araby n’est peut-être pas encore fermé… il vous donnera trois louis de toutes vos nippes… mais vous aurez la faculté de les racheter pour cinq cents francs, si le cœur vous en dit… Au plaisir de vous revoir !

Franz tâtait son manteau, puis son beau frac noir tout neuf, puis ses brillants gilets. Hans Dorn était tout entier à ses comptes ; il n’avait pas encore daigné relever son regard sur sa pratique suppliante.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Franz, je n’ai pas autre chose que cela… et que puis-je faire avec cent vingt-cinq francs… Voyons, mon brave monsieur, ajoutait-il, voulant essayer de l’éloquence, examinez encore tout cela… Je suis sûr que vous n’avez pas bien vu !

— Si fait, dit Hans ; je ne mettrai pas un franc de plus.

Le jeune homme croisa ses mains sur sa poitrine et poussa un gros soupir. Gertraud était tout attendrie.

Hans lui-même leva involontairement les yeux. Au moment où son regard tomba sur le jeune homme, il se fit un brusque mouvement dans ses traits, et sa joue changea de couleur.

— Gertraud, dit-il d’une voix altérée, allez dans votre chambre, j’ai besoin d’être seul.

La jeune fille obéit aussitôt, non sans jeter un dernier regard de curieux intérêt vers ce jeune homme inconnu qui mettait ainsi du trouble sur le visage de son père.

Hans semblait faire effort pour recouvrer son calme.

Quand il fut seul avec sa pratique, il continua de l’examiner fixement durant une ou deux secondes, puis il baissa les yeux.

— Comment vous nommez-vous ? demanda-t-il à voix basse.

— Franz, répliqua celui-ci.

— Vous êtes Allemand ? reprit le marchand d’habits avec vivacité.

Le jeune homme rougit légèrement.

— Non, répliqua-t-il, je suis Français… et Français de Paris.