Maison de la bonne presse (p. 108-117).

CHAPITRE XII


Quelques jours après ces événements, Mathilde s’en allait allègrement, un matin, reporter son travail chez Mme  Alixin. Le jour d’hiver était clair et peu froid. Du soleil animait les rues. La jeune fille marchait d’un pas léger et rapide.

Elle pensait à Plit, naturellement, et trouvait que ce serait un bon compagnon. Elle voyait qu’il n’était ni entêté ni orgueilleux, et elle pressentait que son mariage s’annonçait bien. Il était susceptible de perfectionnement et se montrait déjà moins sec.

Mathilde arriva chez Mme  Alixin qui l’attendait. On la fit pénétrer dans un petit salon et presque aussitôt la maîtresse de maison se montra.

— Ah ! venez dans ma chambre… J’ai hâte d’essayer ma toilette.

La jeune fille suivit sa cliente. En un tournemain, la toilette passa de sa boîte sur la dame qui se mira avec satisfaction en s’écriant :

— Elle va à ravir ! Vous êtes une fée !…

Puis, ouvrant une porte, elle appela, comme cette fois-là, devant Gérard :

— Denise ! venez voir ma robe… C’est une merveille !…

Denise Laslay s’encadra dans la porte.

Mathilde était devenue pâle et regardait intensément la jeune fille.

Ce nom de Denise, jeté à l’improviste, faisait revivre dans son souvenir les confidences de Gérard et celles du P. Archime. Cependant, Mathilde, pondérée, se dit presque aussitôt que le prénom étant assez répandu il se pouvait que cette Denise-ci n’eût rien de commun avec Mlle Laslay.

Ce qui augmentait pourtant la curiosité de la fille de Bodrot, c’est que Gérard, venu précisément dans cette maison, en avait fui sans raison apparente, se donnant l’allure équivoque d’un homme qui n’a pas la conscience tranquille.

Elle brûlait d’amener la conversation sur l’ancien ouvrier de son père, mais pour le moment Mme  Alixin semblait avoir oublié cet incident. Elle disait joyeusement :

— Vous voyez, Denise, comme cette robe est combinée avec goût… Mlle Bodrot est une artiste… À votre place, je m’établirais.

— J’y songe moins que jamais, répliqua Mathilde en riant…

— Et pourquoi donc ?

— Je vais me marier.

— Comment ! déjà ?… Vous paraissez si jeune !…

— J’ai vingt-deux ans…

— Juste mon âge, dit Denise, prenant la parole pour la première fois.

Mathilde, qui ne la quittait pas des yeux, crut voir une ombre se répandre sur le joli visage quand le mot mariage avait été prononcé. Cette constatation fit qu’elle examina plus attentivement encore la jeune fille durant que la conversation se poursuivait.

— Qui épousez-vous ?

— Un ouvrier de mon père.

— Ah ! mais, à propos, lança soudain Mme  Alixin avec impétuosité, avez-vous éclairci l’énigme de ce jeune ouvrier que votre père m’a envoyé ? J’en suis encore stupéfaite… Est-ce lui que vous épousez ?

— Oh ! non, répondit Mathilde, je ne pouvais être un parti pour ce jeune homme…

Puis elle continua plus lentement en regardant Denise :

— Ce n’était pas un véritable ouvrier… Il était chez mon père en amateur, bien que très habile. Ruiné, il travaillait pour subvenir aux besoins de son père qui était malade…

Denise Laslay jeta un cri :

— Son nom ?… demanda-t-elle.

— Gérard Manaut…

L’émotion fut la plus forte et Denise Laslay s’affaissa.

— Qu’y a-t-il ? s’exclama pleine d’affolement Mme  Alixin. Denise, qu’avez-vous ?

Mathilde s’était précipitée, et, tenant dans ses bras la jeune fille, elle la porta jusqu’à une chaise longue où elle l’étendit.

Mais Denise était déjà remise. La surprise seule l’avait étourdie. La voyant mieux, Mme  Alixin s’écria en riant :

— Décidément, cet ouvrier a le talent de provoquer des incidents… Je n’ai même pas eu le temps de m’apitoyer sur son sort… Cependant, je n’ai pas encore l’explication de sa fuite rapide…

— Cela se devine parfaitement, répliqua Mathilde, c’était sa fierté qui le conseillait…

Si Mme  Alixin n’était qu’à demi convaincue par cette solution un peu bizarre, Mathilde se trouvait satisfaite d’avoir su trouver si vivement cette raison.

Denise, elle, jetait des yeux éperdus autour d’elle. Une foule de pensées, de questions, venaient à ses lèvres, mais elle ne pouvait rien proférer. Elle regardait Mathilde et se demandait si cette jeune fille était au courant de ce qui lui était survenu.

Elle comprenait maintenant la fuite de Gérard comme Mathilde venait d’être éclairée subitement.

Ainsi, c’était bien Denise Laslay…

Le pauvre Gérard l’avait aperçue sans doute et il s’était sauvé… La même question se posait pour les deux jeunes filles : pourquoi s’était-il enfui ?

Si Mathilde, plus au courant des nouveaux sentiments de Gérard, pénétrait parfaitement son attitude pleine de délicatesse envers sa fiancée, Denise était toute secouée par le doute.

Ne voulait-il plus la revoir et était-elle si rayée de son souvenir ?

Quel singulier hasard les avait remis en présence !

Elle espérait oublier et voici que le rêve miroitait de nouveau devant elle pour lui faire revivre sa déprimante disparition.

Mme  Alixin, qui n’établissait aucun rapprochement entre l’évanouissement de Denise et la venue de Gérard Manaut, continuait de parler de sa robe et du malaise de la jeune fille :

— Je sais que la traversée vous a fatiguée… Dans quelques jours vous serez de nouveau tout à fait d’aplomb… Cette robe va vraiment bien et je suis enchantée, Mademoiselle… Je vais vous payer tout de suite… Je n’ai pas de monnaie ici… Il faut que j’aille dans le bureau de mon mari…

Mme  Alixin disparut.

Denise regardait Mathilde. Elle avait besoin de se confier à une âme de jeune fille. Mais la personne qu’elle avait sous les yeux était-elle capable de la comprendre ? Ce n’était qu’une fille d’ouvriers dont les sentiments, peut-être, manquaient de finesse. Cependant, elle semblait délicate et paraissait bien connaître Gérard…

Mathilde, sagace et fine, comprenait les débats intérieurs de Denise Laslay. Elle eût voulu lui murmurer :

— Confiez-vous à moi, je sais tout ce qui vous intéresse, et à nous deux nous trouverons le moyen de remédier aux choses… Ayez de l’espoir et de la confiance…

Denise lut-elle dans ce regard tout ce qu’il contenait d’encourageant ?

Il advint qu’elle se rapprocha de Mathilde et qu’elle lui dit :

— Je voudrais vous parler… Pourrai-je me rendre chez vous ? et dès cet après-midi ?

— Je vous attendrai… repartit Mathilde, les yeux brillants de joie d’être comprise…

Mme  Alixin rentrait dans la pièce et elle tendit à la jeune ouvrière l’argent qu’elle lui devait. La jeune fille s’en alla, non sans avoir échangé avec Denise un dernier regard de sympathie.

Dans sa franchise, Mathilde se demandait pourquoi Mlle  Laslay se cachait ainsi de son amie Mme  Alixin. C’est que la pauvre Denise, dans son cœur ulcéré, avait la pudeur de son chagrin, et ne se sentait pas encore assez ferme pour parler avec détachement de la rupture de ses fiançailles. Il lui venait aussi que ce serait une atteinte à sa fierté.

Et, dans les circonstances qu’elle venait de découvrir, elle jugeait que ce silence était un enseignement de la Providence… Gérard n’eût-il pas été blessé de se montrer sous la tenue d’un simple ouvrier ?

Denise ne connaissait pas encore assez la vie pour voir la réelle beauté d’une pareille acceptation. Elle avait cependant entendu ses frères vanter le mépris de l’opinion publique… Mais alors, cela ne la concernait pas, et elle ne souffrait pas pour la fierté d’un autre.

Elle se réservait d’expliquer le tout à Mme  Alixin un peu plus tard. Aussi bien fallait-il que l’attitude de Gérard fût pleinement justifiée devant la femme du professeur.

Pour le moment, Denise, l’esprit bouleversé par ces événements, ne pouvait qu’admirer que Mathilde eût été conduite miraculeusement vers elle.

L’après-midi, elle ne perdit pas de temps pour se rendre chez Mlle  Bodrot.

Elle arriva devant l’immeuble modeste et parvint vite au logement où le nom de Bodrot s’étalait sur une plaque de cuivre.

Elle sonna, et Mathilde, riante, vint lui ouvrir. Rapidement, elle fit passer sa visiteuse dans la salle à manger coquette qui était la pièce de réception.

Denise fut tout de suite à l’aise. Un sentiment de sécurité lui vint sur le caractère de celle qui la recevait, ainsi que sur l’issue de sa visite.

Sans préambule, Mathilde lui dit :

— Ah ! Mademoiselle, nous nous sommes comprises… vous venez me parler de M. Gérard Manaut…

Denise, que les événements récents affectaient encore douloureusement, n’avait pas encore repris son énergie habituelle. De savoir que son rêve était connu par une personne qui lui était étrangère sous bien des rapports, fit déborder son âme, et des pleurs coulèrent sur son visage.

Mathilde la contempla un instant et murmura gravement :.

— Vous avez raison de conserver un si grand attachement à M. Gérard, parce qu’il le mérite…

Un peu de confiance revint en la jeune fille et elle s’écria :

— Pourquoi n’a-t-il donné qu’une fois signe de vie et pourquoi s’est-il enfui si brusquement quand il m’a devinée près de lui ?

Mathilde se recueillit un moment, puis elle entreprit de raconter par le détail à la suite de quelles circonstances l‘âme de Gérard lui avait été révélée. Elle avoua, avec une franchise calme, combien son père estimait cet ouvrier et qu’il avait eu sur lui des visées un peu extravagantes suscitées par son amour paternel.

Elle sut dire avec modestie combien ce jeune homme lui avait paru différent de leur milieu et beaucoup trop raffiné pour un mari pour elle. Et comme c’était le P. Archime qui l’avait amené à l’atelier de son père, c’est à lui qu’elle était allée demander des renseignements.

Là, elle avait tout appris, la double douleur de Gérard : sa ruine et la rupture de ses fiançailles.

D’autre part, Gérard Manaut avait été amené à lui parler. Son honnêteté se refusait à lui laisser croire qu’il pourrait entrer dans les vues du patron. Il lui avait donc fait pressentir sa fidélité envers sa fiancée…

À ces mots, le visage de Denise s’illumina sous la trace récente des larmes.

— Et s’il ne vous a pas parlé, poursuivit l’énergique et persuasive Mathilde, c’est qu’il n’a pas osé se montrer à vos yeux sous ses habits de travailleur… Il ne voulait pas que la fille du professeur Laslay pût rougir de son fiancé… Il améliorera sans aucun doute sa situation et…

Un élan transforma Denise et elle interrompit sa compagne :

— Comme je l’ai méconnu !… Je vais aller le trouver et je lui dirai que j’accepte sa situation actuelle… Je lui donnerai du courage en attendant que l’avenir devienne meilleur… Je continuerai à instruire des jeunes enfants à Paris, comme je le faisais à New-York !…

— À la bonne heure !… s’exclama Mathilde, voilà qui est parler !… J’aime voir une femme énergique et qui n’a pas peur de la vie…

— Gérard est-il toujours à l’atelier de votre père ? où pourrais-je le voir ?

Une consternation se peignit sur le visage de Mathilde :

— Mais, c’est que, Mademoiselle, MM.  Manaut, père et fils, sont justement partis pour l’Espagne où M.  Manaut est préposé aux mines qui ont été envahies par les eaux…

— Mon Dieu… il est parti !… s’exclama Denise.

— C’est un retard évidemment, mais c’est bien peu de chose à côté de ce que vous avez souffert… L’avenir se montre plus clair, puisque M.  Gérard va reconquérir la place à laquelle il a droit…

Mais Denise venait de subir une trop grosse déception après sa joie, et elle ne pouvait encore apprécier dans sa plénitude le bon côté de ce départ qui venait de lui être révélé brusquement…

Peu à peu, les raisons que Mathilde énumérait de sa voix vibrante calmèrent ses alarmes et elle s’en alla rassérénée.

— Il faut avoir confiance… vous verrez que tout se passera fort bien… Il faut faire quelque crédit à la Providence…

— Merci… merci, Mademoiselle !… Quel bien vous m’avez fait !…

Denise revint donc transformée chez Mme  Alixin. A sa vue, cette dernière s’écria :

— Cela m’ennuyait bien de vous savoir sortie après votre malaise de ce matin… Je n’étais nullement tranquille, mais je constate que votre promenade vous a réussi… Vous êtes revenue avec des yeux brillants et des joues roses…

— Serait-ce vrai ?

— Et un air joyeux !…

— Vous n’exagérez pas ?

— J’en suis stupéfaite !… Que vous est-il arrivé ?

— Il est temps que je me confesse à vous…

— Qu’allez-vous m’apprendre ?

— En bien… cet ouvrier qui s’est enfui, ce Gérard Manaut… C’est mon fiancé !…

— Quoi ! que dites-vous ? je ne vous savais pas fiancée !… et vous avez choisi un ouvrier ?… Comme c’est moderne et américain !

— C’est toute une histoire, chère amie, et je vais vous la raconter…

Mme  Alixin se montrait fort impatiente de l’entendre. Un observateur averti aurait pu s’apercevoir qu’elle contemplait avec une surprise peu sympathique cette fine Denise qui venait de lui avouer ces fiançailles étonnantes.

Elle gardait quelque rancune à ce jeune homme de s’être enfui de cette façon cavalière et ne s’expliquait pas la nouvelle dont lui faisait part sa jeune amie.

— Il faut vous dire, chère Madame, que M.  Manaut et mon père sont des amis datant du lycée. Je me suis fiancée avec son fils, lors de sa venue à New-York. Il m’a demandée en mariage, alors qu’il était très riche. Il était bon aussi, très bon, et il ne savait quelles prévenances avoir pour ma mère et nous tous… Il a appris sa ruine, et ne voulant pas m’entraîner dans sa misère, il m’a rendu ma liberté… Papa n’a pas voulu qu’il me revît, car mon cher papa savait bien que j’aurais persisté à vouloir épouser Gérard… Comme nous n’avons jamais été riches, j’aurais continué d’être pauvre, j’y étais tellement habituée… J’avais vécu un trop beau rêve pendant quelques jours, je savais bien qu’il ne durerait pas…

Mme  Alixin écoutait ce récit avec un intérêt croissant, et comme elle était très sensible, elle avait les larmes aux yeux.

— Puis, continua Denise, je suis venue en France avec vous, car je restais triste et maman pensait que cela me ferait du bien de partir un peu plus tôt… Alors, voici que vous avez été conduite à demander un ouvrier à Mlle  Bodrot dont le père occupe Gérard Manaud… Mon fiancé, je le nomme toujours ainsi, entend mon nom, perçoit le son de ma voix, craint de me gêner par ses occupations actuelles, et risque de se faire mal juger par vous en s’enfuyant…

— Est-ce possible !… s’écria Mme  Alixin… Ah ! tout devient limpide pour moi, maintenant…

— Il avait peur de m’humilier… mais je suis plus brave que cela, si brave que je n’hésite pas à vous dire que j’aurais accepté de partager la vie de Gérard aussi humble qu’elle fût…

La voix de Denise se brisa dans un sanglot.

— Pourquoi ce passé et ce sanglot ?… demanda Mme  Alixin, mal à l’aise par la décision que prenait la jeune fille avant l’arrivée de ses parents.

Elle ne voulait pas engager sa responsabilité dans une telle aventure. Maintenant, c’était ce sanglot qui l’inquiétait…

Mais Denise ne put répondre tout de suite.

Sa compagne reprit :

— Vous vous êtes entendus, ce jeune homme et vous ?… c’est pourquoi vous êtes revenue si gaie… mais je ne m’explique pas vos pleurs… C’est de la joie ?

Denise secoua la tête et put enfin répondre :

— Il est parti….

— Quoi !… parti ?… Que signifie ce nouveau mystère ?

Alors, Mlle  Laslay, d’une voix entrecoupée, raconta qu’elle arrivait trop tard et que Gérard avait pris la décision d’accompagner son père en Espagne…

Mme  Alixin eut un soupir de soulagement et s’écria :

— Je préfère cela !… mais oui, du moment que vos parents trouvaient sage qu’une rencontre n’eût pas lieu entre vous, je suis heureuse que les choses se soient passées ainsi… J’eusse été désolée que vos fiançailles se fussent renouées hors de la présence de vos chers parents… Je rends justice à votre cœur ; ce que vous aviez l’intention de faire est beau et prouve aussi que M. Gérard est digne de ce geste… Mais j’avoue avoir la plus grande estime pour ce jeune homme qui n’a pas voulu vous entraîner dans son obscurité… J’ai dans l’idée que ce mariage est en bonne voie d’exécution… Ayez donc un peu de patience…

Mme  Alixin parlait comme Mathilde, et ses paroles réconfortèrent de nouveau Denise.

Elle reprit son air gai, et dit :

— Vous avez raison, chère Madame. Il vaut mieux que les choses se soient passées ainsi… Je sais que Gérard ne m’a pas oubliée et cette gentille Mathilde a su me le dire de façon très délicate… C’est une assurance qui m’est très douce…

— Et puis, dites-vous que si ce fiancé ne vous épouse pas étant ouvrier, c’est qu’il juge que vous ne sauriez pas vous accommoder de ses ongles noirs et de ses combinaisons tachées… Il fera donc de sorte, puisqu’il vous aime, d’avoir un métier où il sera toujours élégant quand vous le présenterez… C’est donc tout à fait merveilleux que vous ne l’ayez pas dérangé dans ses petits plans…

Denise rit et convint que Mme  Alixin n’avait pas tort… Elle dit :

— Je voudrais déjà raconter ces choses à papa et à maman…

— Cela va venir vite… Ils vont se mettre en route…


Mathilde, chez elle, racontait le « miracle » à son père :

— Je vais t’apprendre, papa, pourquoi Manant s’est sauvé sans le pourboire de ta cliente…

— Ah ! bah ! cela ne m’étonne pas de toi… tu devines tout ce que tu veux !…

— Ne me flatte pas, je deviendrais une femme insupportable !…

Et Mathilde embrassa son père, puis elle reprit :

— Si Manaut s’est sauvé, c’est que la jeune fille qu’il devait épouser était précisément chez Mme  Alixin…

Bodrot ouvrit des yeux tout ronds. Il ne concevait pas comment une personne qu’il croyait en Amérique se trouvait à point nommé chez une dame où son ouvrier avait à travailler…

— Mais oui, mon petit papa… c’est ainsi… Par une grâce providentielle, Mlle  Denise Laslay est en séjour chez Mme  Alixin… Gérard a entendu sa voix et il s’est enfui…

— Je te le disais… il a eu honte d’être vu en ouvrier…

— Nullement… Il savait que cette jeune fille, qu’il n’avait pas revue depuis sa ruine, lui dirait qu’elle l’accepterait pour mari dans sa bonne et sa mauvaise fortune… et il n’a pas voulu qu’elle lui fît ce sacrifice… Tu sais, mon petit papa, c’est dur pour une jeune fille du monde de tenir le ménage d’un ouvrier… Il faut penser à cela !… Les membres ne sont pas assouplis au lavage des planchers, aux lessives… Ne nous faisons pas meilleures que nous ne sommes, nous autres !… Quand nous voyons la possibilité de nous faire aider, nous n’y manquons pas… Regarde les jumelles… Elles complotent déjà d’avoir une femme pour leurs gros travaux pour garder leurs doigts intacts pour leur métier !…

Bodrot, émerveillé de la sagesse de sa fille, l’écoutait sans parler.

— L’économie, la nécessité, nous poussent à nous occuper de tout, mais avec quelle joie on s’en évaderait parfois !… On ne peut donc blâmer Gérard Manaut… Il aime cette jeune fille et il a rêvé pour elle une vie facile, et il est persuadé que sa paye ne suffirait pas à Mlle  Laslay pour lui conserver sa santé… Il en a le droit…

— Tu as toujours raison…

Le père Bodrot resta un moment silencieux, puis, soudain, il balbutia d’une voix un peu enrouée :

— Dis-moi, ma petite fille, tu ne te plains pas de ton sort… tu n’es pas fatiguée ?

— Que vas-tu penser là, papa chéri !… Je suis forte, tu le sais, et le travail n’est rien pour moi…

Bodrot eut un soupir de soulagement, puis il reprit :

— Tu sais, nous autres, nous sommes accoutumés aux travaux durs… et nous sommes fiers quand notre femme travaille… Entre hommes, on se vante : ma bourgeoise a fait ceci, la mienne a fait cela… On rentre chez soi et on ne s’inquiète pas souvent de la peine qu’a eue la femme ou la mère, pourvu qu’elle soit là, au poste, et que l’ouvrage soit débité… On se la figure solide comme un roc, comme on l’est soi-même… Quand, un jour, on la voit pâle, il est trop tard… La malheureuse a trimé comme une bête de somme, et elle ne peut plus remonter la côte… Souvent le camarade, au lieu de boire un verre, aurait pu payer une aide à sa compagne, ou bien, comme moi, on fume une pipe de trop et ce tabac économisé aurait pu procurer un adoucissement à celle qui peine près de soi…

Un sanglot refoulé gêna Bodrot.

— Mon petit papa, s’écria Mathilde, n’aie aucun remords… Tu as eu soin de maman, je le sais… Elle était née délicate, grand’mère l’a toujours dit… Maman a été aidée par sa cousine devenue religieuse… et tu as été bon pour elle… Ne te reproche rien… Quant à moi, j’aime ma vie et cela m’ennuierait de mener une existence de grande dame… et je m’arrangerai mieux de Plit que de Gérard, je te l’assure…

Le patron Bodrot se rasséréna.

— Et puis, continua Mathilde, je saurai m’arranger. L’essentiel est de ne pas se laisser dominer… c’est ridicule pour un homme et pitoyable pour une femme… je ferai mes efforts pour établir l’égalité… Nous aurons nos peines ensemble, n’est-ce pas, Germain et moi, eh bien, les décisions et les distractions se passeront en famille…

Ceci dit, Mathilde s’en alla vers la cuisine pour surveiller le dîner.

Elle dressa le couvert, et tout en procédant a ce rite machinal, elle égayait son père :

— Cette demoiselle Laslay est fort gentille, un peu trop douce peut-être… On sent qu’elle a eu beaucoup de chagrin et elle pleure encore facilement… Je ne sais comment elle et Gérard feront pour se rejoindre… Je suppose que le P. Archime pourra les aider… il faudra que j’aille le trouver… Qu’en dis-tu ?

— Cela serait peut-être utile…

— On ne peut laisser cette jeune fille avec cette incertitude, ce serait stupide… Je lui ai dit de belles paroles, mais aucun fait ne les soutient, si ce n’est que Gérard ne l’a pas oubliée… Je pense que, dès qu’il aura une situation qui se dessinera, ils se marieront et vivront en Espagne…

— Ce serait un voyage de noces !…

— Mais parfaitement !… Tiens, moi aussi, j’aimerais bien voyager… Est-ce que tu donneras un petit congé à Plit, papa ?

— Quatre jours au plus… j’ai de la besogne…

— Bon… on ira voir les fortifications et le Jardin d’Acclimatation, riposta Mathilde avec bonne humeur… Je n’ai jamais vu de tigres, à mon âge !…

— Pauvre grande !

— Ne me plains pas !… tout ce qu’on n’a pas vu encore est à voir, et ce sont des plaisirs en perspective.

Un coup de sonnette retentit.

— Ah ! voici les jumelles…

Elle alla ouvrir. Dans le petit vestibule, les voix fraîches retentirent parmi le claquement sonore des baisers. Les jumelles entrèrent pimpantes. Les robes n’étaient pas trop courtes, car Mathilde y veillait, et les visages n’arboraient pas de fard. Un peu de poudre pourtant, pour ne pas avoir la peau trop luisante à côté des compagnes.

— Bonne journée ?… s’enquit Mathilde.

— Excellente !… lancèrent les lèvres rieuses.

— Vite, les mains propres et à table !…

Les petites s’empressèrent et bientôt, sous le lustre familial, le potage se dégusta en silence.