XV

De quelques petits malheurs qui survinrent à Titin-le-Grand

Le voyage s’accomplit assez silencieusement. Odon Odonovitch paraissait préoccupé ; de son côté Titin avait son idée. Comme ils arrivaient à Nice et que l’auto se dirigeait vers la place Masséna, Titin demanda au comte de bien vouloir le conduire auprès de son consul. Odon Odonovitch donna immédiatement des ordres en conséquence.

— Ah ! zé comprends ! fit-il.

— Vous me pardonnerez, Odon Odonovitch, comte etc…, vous avez pris vos précautions, je prends les miennes.

— C’est tout naturel ! acquiesça le comte.

Ils étaient arrivés. Le consul reçut le comte et Titin avec de grandes démonstrations de dévouement. Titin lui montra l’enveloppe qui contenait la lettre de Marie-Hippothadée. Le consul reconnut les armes et le cachet de Transalbanie.

Titin se tourna vers le comte :

— Y aurait-il un gros inconvénient à ce que je montre la lettre ?

— Noullement ! fit le comte.

La lettre lue, le consul dit en s’inclinant :

— C’est bien là l’écriture du prince Marie. C’est bien là sa signature.

Titin s’excusa auprès du consul, le remercia et fut reconduit, avec tous les honneurs réservés à un aussi illustre bastardon !…

Ils remontèrent dans l’auto.

Maintenant Titin faisait les plus agréables réflexions sur cette aventure inouïe qui allait bouleverser sa vie.

Sans doute, pour des raisons politiques, comme l’expliquait son troisième « païre », devait-il cacher encore la splendeur de son origine, mais la lettre du prince Marie et le portefeuille d’Odon Odonovitch constituaient un commencement d’exécution dans la réparation de son infortune qui lui permettait tous les espoirs.

De plus, la personnalité d’Odon Odonovitch lui devenait sympathique. S’il n’avait dépendu que de ce brave gentilhomme, la vérité eût éclaté avant l’heure fixée par le destin et par la prudence de l’aîné des Hippothadée. Son désintéressement était sans exemple. Pauvre, dans un pays étranger, il apportait fidèlement à Titin une somme assez importante en même temps que tous les bienfaits de la richesse.

Titin en était là de ses réflexions quand l’auto — une auto de louage, mais de grande marque — s’arrêta, promenade des Anglais, devant un immeuble qui n’était pas inconnu de lui.

— Ici est l’appartement, fit Odon Odonovitch.

Et à la grande stupéfaction de l’héritier de Transalbanie, le comte le conduisit à l’étage loué récemment par Hippothadée Vladimir, à l’occasion de ses noces avec Mlle Antoinette Agagnosc.

— Oune occasione ! Monsiou Titin ! Oune occasione superbe ! J’ai acheté lé bail et tout lé mobilier pour ouné morceau dé pain !…

— Eh ! s’écria Titin, je reconnais bien l’appartement, mais je ne reconnais pas du tout le mobilier !

— Par les saints archanges, attesta le comte, ce mobilier était indigne de vous, monseigneur ! Aussi je l’ai vendou et je l’ai vendou cer ! très cer ! Ouné excellente opératione !

— Et avec l’argent de la vente vous avez acheté ce nouveau mobilier qui est en effet magnifique ?

— Non, monseigneur ! Ce mobilier a été livré hier soir par la première maison dé Paris qui a sa succursale avenue dé Verdun à Nissa. Mais ce mobilier n’est pas encore payé. J’attends pour le payer le commencement du mois prochain ! Nous avons encore tant de dépenses à faire, en vérité.

— Quelles dépenses ? demanda Titin.

— D’abord dans l’appartementé auquel il manque encore bien des petites çoses. Z’ai commandé la linzerie. Les draps ne sont pas encore arrivés. En attendant, je vous ai retenou, au Palace, où je souis descendou, oune appartenante grandiose à côté du mien, où l’on apportera tout ce qu’il faut à notre illoustré Bastardon pour faire figoure dans lé monde !…

— Vous savez à qui vous avez acheté le bail et le mobilier qui garnissait ces pièces ? questionna Titin avec un sourire plein de malice.

— Zé né mé rappelle plous le nom de cé monsieur ! Tout ce que je pouis vous dire, monseigneur ! ze prie mon prince de me laisser lui donner son titre dans le particulier, tout ce qué zé pouis vous dire, c’est que z’ai fait sa connaissance au cercle et qu’il avait perdou, ce soir-là, zusqu’à sa cemise, comme on dit ! La petite affaire a été vite concloue ! Il m’a dit en recevant mon arzent : « Ce qui vient de la floûte retourne au tambour ! » et il a azouté : « Z’ai moi-même acheté ce mobilier à un seigneur qui se trouvait dans lé besoin à la souite d’une petite partie de cemin de fer ! » Là-dessus il m’a quitté pour faire un banco et il a reperdu en dix minutes devant moi tout l’arzent que je loui avais donné ! C’est alors que je mé souis dit : Voilà un mobilier qui, vraiment, ne porte pas çance ! Il faut lé vendre tout de souite, par notre saint Hippothadée !

— Mais vous, mon cher Odon Odonovitch, vous ne jouez jamais ?

— Zamais, monseigneur… C’est beaucoup dire… Ouné gentilhomme dans ma situation se doit à lui-même de zouer un peu pour ne pas perdre sa réputation de grandé seigneur.

— Oui ! Eh bien, jouez le moins possible ! fit Titin… parce que je vais vous dire : Doun si gieuga lou diaou si recrea !

— Zé né comprends pas, en vérité…

— C’est un dicton de chez nous qui signifie : « Où l’on joue, le diable s’amuse ! »

— Par votre vénéré père ! vous né pouvez jamais prononcer ouné parole qui né soit la sagesse même !… mais dépêchons, ze vous prie, voici plus d’une heure que le tailleur de monseigneur doit l’attendre au palace !

— Avant de quitter cet appartement, dit Titin, je tiens à vous apprendre, mon cher comte, à qui le mobilier qui le garnissait appartenait en premier lieu… Oui, le premier qui l’a vendu à celui que vous avez vu perdre au jeu, n’est un inconnu ni pour vous, ni pour moi ! C’est le prince Hippothadée Vladimir lui-même. Il avait alors l’espérance d’amener en ces lieux Mlle Agagnosc, devenue princesse de Transalbanie !…

— Par la vierge de Mostarajevo ! voilà qui est drôle, en vérité !… Mlle Agagnosc y viendra donc ! Elle sera donc princesse de Transalbanie ! mais c’est un autre prince que ze connais qui lui fera les honneurs de l’appartemente ! Assurément ze vois à cette marque que « lé seigneur Dieu est avec nous ! » Mais par ma mère, qui était une sainte, ce mobilier était ouné honte !

— C’est Supia qui l’avait choisi, continua Titin, c’est également Supia qui l’avait payé. Certainement Hippothadée a perdu au jeu la somme qu’il a tirée de ce mobilier sans la permission du « boïa ». L’affaire est encore plus drôle que vous ne pouvez vous l’imaginer. Quant à moi, elle me réjouit plus que je ne saurais vous dire, car elle prouve, à n’en plus douter, que Vladimir Hippothadée a renoncé, du moins pour le moment, à faire sa femme de Mlle Agagnosc !…

— Ze comprends ! Ze comprends ! Il peur de ce terrible Hardigras, fit Odon en clignant de l’œil.

Mais Titin ne broncha pas.

Ce jour-là et les jours suivants se passèrent en commandes de toutes sortes : l’appartement du palace était assiégé par les tailleurs, les bottiers, les chemisiers, les bijoutiers ! Odon Odonovitch ne trouvait rien trop beau pour son cher prince.

Quant à Titin, la lettre du prince Marie dans sa poche, il laissait faire, puisque telle était la volonté de son païre et aussi il avait cette arrière-pensée bien légitime, c’est que lorsqu’on saurait que Titin n’était plus un enfant perdu, Supia ne s’opposerait plus au mariage de sa filleule avec l’enfant de Carnevale.

La seule pensée que Toinetta pourrait être bientôt sa femme lui faisait bénir le jour où il s’était résolu à écrire cette lettre à son troisième païre, après avoir renoncé à tuer les deux autres !

De la Fourca à Nice et jusqu’aux premiers contreforts de l’Estérel on ne parlait que de la bonne fortune survenue à Titin. En d’autres temps, elle eût pu sembler excessive et tenir du domaine des contes de fées, mais depuis la guerre, les grands quotidiens sont pleins tous les jours de telles histoires où l’on voit se mouvoir dans le cadre des palaces et de la haute noce cosmopolite des messieurs archi millionnaires qui, quelques années auparavant, vendaient de la camelote sur les trottoirs, où de belles milliardaires débarquent tout exprès d’Amérique pour offrir leur main et les colliers de perles qu’elles n’ont pas encore perdus à de gracieux jeunes hommes qui n’avaient pour toute fortune que leur smoking, leurs escarpins vernis et leur science du shimmy.

L’aventure de Titin ne paraissait pas plus extraordinaire que les autres, bien qu’on en ignorât les dessous. Certains se disaient bien qu’il devait y avoir une histoire de païre là-dessous, mais on n’était sûr de rien. Il convenait simplement de se réjouir, puisque Titin était dans la joie.

Sa transformation en homme du monde s’était accomplie de la façon la plus naturelle et avec une stupéfiante rapidité. Il n’avait pas été en retard pour les manières et pour l’air qu’il faut apporter dans une pareille affaire.

On avait connu Titin gamin insouciant vivant au jour le jour, se contentant des bienfaits de l’heure qui passe sans se préoccuper de la pitance du lendemain, et c’était le fils de Gianelli ; on avait vu Titin, honorable commerçant faisant prospérer l’ingénieuse entreprise des « kiosques du Bastardon » et c’était le fils de Papajeudi ! C’était le tour maintenant de Titin, fils du grand Hippothadée, de se montrer.

Et il se montrait ! Son ambition, vite dépassée, avait été d’abord d’égaler par sa tenue et son chic mondain les gentilshommes à monocle qu’il voyait toujours tendant la main à Toinetta quand celle-ci, certain soir, descendait d’auto devant le casino municipal.

Ah ! si elle le voyait maintenant ! Mais il la cherchait en vain dans les milieux de luxe où Hippothadée, heureusement, ne la chaperonnait plus !…

Elle restait tout à fait invisible. Supia avait établi autour d’elle une surveillance plus étroite que jamais. Antoinette avait même dû changer de chambre. La scène du balcon n’était plus possible, hélas !…

Il n’empêche que, en dépit de toutes ces précautions, les deux jeunes gens s’écrivaient. Titin n’aurait pas été Titin s’il n’avait imaginé, avant de rendre Mlle Agagnosc à sa chère famille, un moyen de correspondre qui défiât toutes les prévoyances.

Dans ses lettres, Toinetta se plaignait bien de cette sorte de réclusion à laquelle elle était condamnée, mais elle s’amusait beaucoup de recevoir des lettres de Titin et de les lire à la barbe du « boïa » sans que celui-ci se doutât de rien ! Enfin, on ne lui parlait plus mariage. Hippothadée venait toujours chez les Supia, mais simplement en ami, et il avait cessé de lui faire la cour. Il se laissait choyer par ces dames en attendant les événements. Toinetta ajoutait :

« Supia et Hippothadée croient que je serai bientôt « en fatigue » et la première à revenir à des projets qu’ils n’ont point abandonnés ! Ils ne me connaissent pas ! Surtout depuis que j’ai fait ma provision de patience en écoutant mon Titin ! Le prince peut mettre ce qu’il voudra dans sa « gorbeille », il n’y mettra jamais les belles choses que Titin a dites à Toinetta ! Mon Titin, je t’aime ! Le reste n’existe pas ! Patience ! »

Quelques jours après avoir reçu cette lettre, Titin faisait part à Toinetta du changement inouï qui s’était fait dans sa situation, depuis l’arrivée à Nice d’Odon Odonovitch. Et ce n’était pas sans orgueil qu’il annonçait à sa petite amie qu’en épousant le Bastardon elle deviendrait princesse et peut-être reine un jour !…

Elle lui avait répondu :

« Ce sont des choses qui arrivent, mais moi, je t’aime comme devant, et c’est Titin que j’épouserai ! »

En attendant, si l’on ne voyait plus Mlle Agagnosc nulle part, on voyait Titin partout avec son éternel Odon Odonovitch. Il eut l’occasion d’être présenté aux membres les plus en vue de la colonie étrangère. Au tir aux pigeons de Monte-Carlo, il se montra l’un des meilleurs fusils. Il avait tenu à être inscrit au club sous le nom de Titin-le-Bastardon, qu’il continuait à porter avec une insolente fierté, en attendant qu’il eût le droit d’étaler ses autres titres !

Quelques-uns de ses messieurs disaient bien d’un petit air déplaisant :

— Pourquoi ne signe-t-il pas Hardigras ?… Messieurs, nous voici les collègues de Hardigras !

Mais sa qualité de futur prince ne fut bientôt plus un secret pour personne en raison des intempérances de langage du bon Odonovitch qui lui lâchait à tout instant du « Monseigneur », ce que Titin laissait faire maintenant, soit qu’il fût las de le rappeler à l’ordre à chaque instant, soit qu’il ne lui déplût point, après tout, qu’on lui donnât un titre qu’il trouvait charmant.

Mais ajoutons que Titin ne s’amusait point dans le monde et qu’il n’avait de joie véritable que lorsqu’il parvenait à entraîner Odon Odonovitch à la Fourca, ce qui lui arrivait bien deux ou trois fois par semaine.

C’est là qu’il montrait qu’il n’était pas fier et que Titin nouveau riche n’avait pas changé ! Quelles effusions ! Quelle liesse !… Toutes ces demoiselles en étaient littéralement folles, mais Nathalie, en le voyant si beau, pleurait comme une dinde ! Il devait l’embrasser à tour de bras pour la consoler !…

Giaousé lui aussi était triste.

— Tu vas nous oublier ! gémissait-il.

Mais Titin embrassait aussi Giaousé en lui disant :

— Oh ! mon « Gê », j’aimerais mieux me couper la main. Tu sais si je t’aime ! En quelque pays que l’on m’emmène, je t’emmènerai.

— Et moi ? soupirait Nathalie.

— Et toi aussi ! faisait Titin, il est écrit que la femme doit suivre son mari !

— Par les saints archanges ! murmurait à part lui le bon Odon, je le crois bien ! Il aime au moins autant cette Nathalie que son Giaousé !… Allons, allons, nous aurons un bon règne !

Avant de quitter la Fourca, Titin eut encore l’occasion de rendre quelques « jugements de blec » qui mirent le comble à l’enthousiasme d’Odon pour le futur roi de Transalbanie.

Nous n’étonnerons personne en disant qu’à ce train, le portefeuille transalbanien se dégonflait à vue d’œil. Bien entendu, aucun fournisseur n’était payé et il y avait des notes en souffrance dans tous les palaces de la côte. Mais tout cela n’allait-il pas être réglé au commencement du mois prochain avec les fonds expédiés de Transalbanie ? À ce propos même, Odon avait fait entendre qu’il serait plus correct de laisser quelques notes en retard si l’on ne tenait point à passer pour de petits bourgeois sans crédit.

— Ce qui nous permettra, expliquait-il, d’avoir une bourse de jeu, chose absolument indispensable dans la situation de monseigneur !

— Je ne joue jamais ! Je vous l’ai déjà dit, Odon ! protestait Titin.

— Aussi on en zaze. Je ne dis point à monseigneur de faire des folies, mais encore doit-il montrer en jetant quelques petites sommes sur le tapis qu’il ne tient point à l’arzent.

— « Non ti mettre a gieuga, se non vuas pericola ! »

— Vous dites ?

— Je dis : Ne te mets pas à jouer si tu ne veux pas te mettre en péril.

— Que monseigneur me permette de lui dire que ze croyais sa sazesse plus larze ! Monseigneur étonnera bien son vénéré père… qui heureusement n’en saura rien !… Enfin nous parlerons de cette petite çose quand l’arzent de monseigneur arrivera.

Mais il n’arrivait pas, l’arzent ! Titin et Odon vivaient de plus en plus luxueusement à crédit, gardant précieusement les quelques billets qui leur restaient dans le portefeuille. Et les premiers jours du mois étaient passés !… Et les fournisseurs commençaient à montrer les dents !…

Certains devinrent même tellement insupportables que Titin les renvoya brutalement d’où ils venaient, sans les faire passer par l’ascenseur.

Cependant, il était profondément humilié. De mauvais bruits couraient, sans doute répandus perfidement par Hippothadée-Vladimir, qui, depuis des semaines, ne se montrait plus dans les milieux que fréquentait si magnifiquement le Bastardon de Transalbanie.

Odon lui-même devenait fiévreux.

— Zé né comprends rien au silence de Son Altesse.

— Monseigneur me permet-il de lui demander quelle somme il lui reste.

— Quinze cents francs ! mon pauvre Odon.

— Que monseigneur me les prête et nous sommes sauvés.

— Qu’allez-vous faire ?

— Z’ai découvert ouné martingale infaillible, au trente et quarante ! Zé commencé avec vingt francs…

— Et vous finissez avec quinze cent mille francs !

— Peut-être, monseigneur… Mais il mé faut les quinze cents francs d’abord !

Titin replaça ses billets qu’il tenait de compter dans son portefeuille, mit le portefeuille dans sa poche et dit :

— « Cu presta su lu gieuc pissa si lou fuec » !… Ce qui signifie en français, mon cher Odon : qui prête sur le jeu pisse sur le feu ! Autrement dit : Il perd sa braise ! » Vous m’avez compris ?

— Ah ! si z’ai compris, monseigneur !

Et Odon Odonovitch se sauva pour ne point dire à monseigneur tout ce qu’il pensait d’une aussi odieuse pingrerie, indigne d’un Hippothadée, fût-il le dernier Bastardon de la lignée !…

Le lendemain, Titin, en sortant du palace, entra dans un bureau de tabac acheter des cigarettes. Comme il n’avait point de monnaie, il sortit son portefeuille et fut stupéfait de le trouver vide. Il ne douta point que le comte Valdar ne lui eût emprunté les quinze cents francs qui lui restaient pour mettre à l’épreuve sa fameuse martingale. Il rentra et se fit servir à déjeuner dans sa chambre.

Comme il prenait son café, la sonnerie du téléphone se fit entendre : c’était le comte qui lui présentait toutes ses excuses, avouait l’emprunt et annonçait qu’il serait de retour vers les quatre heures. Une première séance au trente et quarante lui avait donné des preuves palpables de l’excellence de sa méthode. « En attendant l’envoi de Son Altesse, c’est la fin, monseigneur, de tous nos petits ennuis ! » Et Il demandait encore pardon pour la liberté grande qu’il avait prise, par dévouement pour monseigneur.

Titin lui répondit :

— Mon cher Odon, une autre fois, je vous laisserai le portefeuille, je vous éviterai ainsi la peine que vous avez dû ressentir en le vidant de son contenu sans ma permission !

On ne pouvait être plus grand seigneur. Ce fut seulement à dix heures que le comte fit son apparition. Il était un peu pâle, poussa le verrou et se jeta aux genoux de Titin. Il avait tout perdu.

Titin le releva et se contenta, de lui dire :

— Ne parlons plus de cela, mais retenez ceci, comte : Qui joue au loto se ruine au trot !

Odon voulut lui donner des explications, Titin le pria de n’en rien faire.

— Pour quinze cents malheureux francs, ne trouvez-vous pas, comte, que voilà beaucoup d’histoires ?…

Mais l’autre était désespéré et Titin eut toutes les peines du monde à le consoler.

— Je vous jure, comte, que tout ceci n’a aucune importance.

— C’est que zé souis beaucoup plus coupable que vous ne le croyez, monseigneur bien-aimé !

À ces mots, Titin dressa l’oreille :

— Que voulez-vous dire, Odon Odonovitch ?

— Zé veux dire, monseigneur, que zé souis ouné misérable, que z’ai abousé de la confiance de mon maître et que zé mérite donc les plus grands çatiments !

C’est oune bien cruelle confessionne ! Mais zé veux tout dire et après vous ferez de moi cé qué vous voudrez. Zé né mérite aucoune pitié, je vous assoure.

Titin se taisait. Il avait allumé une cigarette et attendait… Sous son attitude d’imposante indifférence, il essayait de maîtriser l’émotion qui l’étreignait. Qu’allait-il apprendre ? Il avait jugé le comte capable du meilleur, comme du pire. Il attendait le pire !

Et l’autre parla :

— Zé souis venu en France, envoyé par notre grand Hippothadée, avec deux cent mille francs !

Titin réprima un léger mouvement :

— Si je me souviens bien, comte, fit-il d’une voix sourde où grondait sa colère refoulée, il y avait vingt-cinq mille francs dans le portefeuille que vous m’avez remis ?

— Oui, monseigneur, vingt-cinq mille francs !

— Et vous deviez m’en remettre deux cent mille !

— Non, monseigneur !… Zé devais vous en remettre cinquante mille !

— Et les cent cinquante mille autres ?

— Ils étaient pour la patrie !

— Comment, pour la patrie ?

— Oui, monseigneur, pour la propagande. Vous comprenez, les nécessités de la politique ! Il fallait soutenir la cause !… la cause du grand Hippothadée… Enfin, la poublicité… Vous comprenez, monseigneur ?

— Oui, oui, je comprends !… Et alors ?

— Et alors, les cent cinquante mille francs de la patrie, zé les ai joués et zé les ai perdus !…

— C’est un crime irréparable, fit Titin, mais aussitôt le comte protesta :

— Non, pas irréparable, monseigneur ! Ce que lé jeu a défait, lé jeu pouvait lé refaire !… Je pouvé donc lé réparer !… J’ai essayé, monseigneur !…

— Oui, j’ai vu cela, aujourd’hui.

— Oh ! z’ai essayé avant aujourd’hui ! Il me restait donc les cinquante mille francs de monseigneur !

— Et alors ?

— Et alors, zé les ai perdous aussi, ouné déveine !…

— Mais vous m’avez remis vingt-cinq mille francs.

— Ah ! cela, monseigneur, c’est autre çose !… Figourez-vous que z’avais oun bizou magnifique, un vieux bizou de famille… zé l’ai vendu trente-cinq mille francs ! lé bizoutier m’a volé comme sur un grand çemin, mais zé né pouvais laisser monseigneur sans arzent en vérité, et pouis zé devais l’installer !… Z’avais reçou oune missiou, ouné missiou sacrée. C’est avec cet arzent que z’ai acheté le droit au bail et le mobilier qui garnissait l’appartement de monseigneur.

— Mais vous l’avez acheté au cercle, ce mobilier, m’avez-vous dit ? Vous étiez donc retourné au cercle ?

— Oui, monseigneur ! Touzours avec cette idée de refaire l’arzent de la patrie… mais zé n’oubliais pas non plus ma mission d’installer monseigneur et de lui donner la sommé dé cinquante mille francs !… Que pouvais-je faire avec trente-cinq mille francs ? Zé vous lé demande ! Je mé souis donc mis à zouer ! Et j’ai eu une çance ! Zé refais cent soixante-quinze mille francs !…

— Fan d’un amuletta ! Il y avait du boni !

— Oui, monseigneur, z’avais toutes les veines ce soir-là ! À côté dé moi donc se trouvait un zentilhomme qui avait tout perdu et qui me dit : « Vous n’auriez pas besoin d’un appartement et d’un mobilier ? » Zé mé dis : c’est les saints archanges qui me l’envoient. Zé l’arrache à la table de zeu, ze le jette dans une auto, nous visitons l’appartement, j’examine le mobilier : « Tout cela ne vaut pas plus de quarante mille francs… » « Affaire conclue ! » dit-il. Il me signé la pétite affaire et zé lui donne ses quarante mille francs ! Et tout de souite, comme je vous l’ai dit, il les perd ! Et voyez ma veine persistance ce soir-là, monseigneur. Il me restait, tout payé avec mes trente-cinq mille du bizou de famille et mes cent soixante-quinze mille de gain ! Il mé restait maintenant cent soixante-dix mille francs ! Eh bien ! z’ai tout perdu, moi aussi !

— Tout ! sursauta Titin.

— Tout, fit tranquillement le comte.

— C’est ce que vous appelez votre veine ? dit Titin, qui finissait par trouver drôle cette histoire.

— Ouné grande vené, monseigneur, en vérité ! Si zé n’avais pas eu ce gentilhomme à mon côté, zé né lui achetais pas l’appartement et ze perdais le bizou de famille ! Tandis que maintenant, je n’avais plus le bizou, mais z’avais l’appartement ! Seulement, voilà, il ne me restait plus un petite sou à donner à monseigneur, alors, dès le lendemain, qu’est-ce que ze fais ?

— Vous vendez le mobilier ! dit Titin.

— Ah ! monseigneur est vraiment intelligente ! C’est la sazesse même qui parle par sa bouche ! Zé lé vendu vingt-cinq mille francs !

— Il vous en avait coûté quarante !

— Ouis, mais il ne valait pas plus de vingt-cinq mille et il était affreux !…, C’est encore moi qui faisais la bonne affaire ! d’autant qu’il ne faut pas oublier le droit au bail dans tout cela !… enfin ! zé remplaçai cet affreux mobilier par un autre mobilier magnifique que vous avez vu, monseigneur !

— Mais vous ne l’avez pas payé, ce mobilier !

— On ne paie zamais un mobilier de ce prix-là comptant ! Z’ai proposé de petits arrangements, mais le marçant ne s’est pas contenté de ma parole ! Alors, z’ai signé des billets.

— Mais si vous n’avez pas de quoi les payer, les billets ? fit Titin, de nouveau effrayé.

— Il faut que monseigneur sache bien qu’on ne paie zamais oune billet la première fois qu’on le présente, ni la seconde non plus ; cela sent son petit boutiquier. Il faut que monseigneur s’enfonce bien cela dans la tête !

— Mais si le marchand reprend son mobilier ?

— Qu’il le reprenne, monseigneur ! qu’il le reprenne donc, son mobilier ! Nous en ferons venir un plus beau encore !

— Et les vingt-cinq mille francs du mobilier, vous ne les avez donc pas joués, ceux-là ?

— Non monseigneur ! Ce mobilier de malheur avait porté trop de déveine à mes prédécesseurs ! Et puis j’étais trop heureux de vous les apporter comme un premier sourire de cette nouvelle fortune que zé venais vous annoncer. Z’ai été ouné misérable de vous emprunter ces quinze cents francs ! Il ne pouvait rien nous arriver de bon au zeu avec ces quinze cents francs-là ! En vérité, zé n’ai que ce que je mérite. Et monseigneur est trop bon de me pardonner.

— Dites-moi, comte, quand vous m’avez téléphoné à midi, où en étions-nous des quinze cents ?

— Z’en était à mille louis, exactement !

— Bigre ! fit Titin… Attendez, mille louis, cela fait…

— Vingt mille francs, monseigneur.

— Vingt mille francs ! Mais c’était magnifique, cela !…

— Non, monseigneur ! cela n’était pas magnifique ! Z’avais mal zoué… ouné série à la noire de vingt et oune ! Zé dévais au moins rapporter cent mille francs ! Mais z’avais peur de reperdre ! J’ai soué comme un petit enfant !… Aussi, pendant le déjeuner, à Monte-Carlo, je me disais : « Qu’il vienne seulement cet après-midi, ouné série de dix et zé reprendrai ma revanche, ze le jure !… »

— Mais elle n’est pas venue ! fit Titin.

— Non monseigneur… Tout l’après-midi et même une partie de la soirée, zé mé souis défendou comme un lion ! Zé né souis tombé que sur des intermittences ! Zé n’est même pas pu payer l’auto qui m’a ramené de Monte-Carlo, et le plus extraordinaire, monseigneur, c’est que ces faquins se sont refusés à la payer à l’hôtel !… C’est oune honte !… Je mé plaindrai à mon consoul !…

— Alors, l’auto attend toujours ? demandai Titin.

— Monseigneur est bien bon de s’occuper de ces détails ! Qu’il aille au diable, ce chauffeur ! Est-ce que je m’en occupe, moi ?

À ce moment, on frappa à la porte du salon particulier réservé au Bastardon de Transalbanie et un laquais se présenta :

— Monsieur le comte ! dit-il à Odon Odonovitch, c’est le chauffeur qui ne veut pas s’en aller !…

— Dites-lui, laissa tomber le comte avec la plus hautaine indifférence, que z’ai besoin de lui, demain matin, à dix heures tapant ! Et surtout, zé recommandé bien qu’on ne le paie pas, cet homme, comme cela, zé souis sûr qu’il sera là !

— Bien, monsieur le comte !

Et le larbin s’en fut.

— Vous voyez ! Voici une affaire arrangée, monseigneur ! Tout s’arrange, dans la vie…

— Mais demain matin, comment ferez-vous ?

— Demain, il fera zour, monseigneur, et la nuit porte conseil ! Z’ai déjà oune automobile pour demain, c’est quelque çose cela !…

Titin se coucha de bonne heure. Il n’avait pas autre chose à faire. Avant de s’endormir, il réfléchissait que, quoi qu’il arrivât de son aventure, il aurait appris bien des choses à l’école de ce gentilhomme plein d’expérience qu’était le comte Valdar.

Le lendemain matin, il prolongea son séjour au lit, ne s’étonnant point de n’avoir pas encore reçu, comme de coutume, la visite du comte. Il pensait que ce pauvre Odon, tout honteux de sa confession de la veille, n’osait reparaître devant lui sans la lettre tant attendue du chef des Hippothadée.

Cependant, le comte ne paraissait toujours pas. À onze heures, après avoir essayé vainement d’entrer en communication téléphonique avec lui, Titin se rendit à son appartement. Il apprit que le comte était sorti vers dix heures, mais personne ne put lui dire où il était allé.

Philosophe, notre futur prince remonta le long de l’avenue de Verdun, s’arrêtant devant certaines devantures, appréciant la couleur et le dessin des nouvelles cravates, le luxe nouveau de la lingerie masculine.

Comme il allait passer devant un bijoutier qui lui avait fourni les perles de ses boutons de chemise, il fit un brusque crochet, car il se rappelait que ce bijoutier se montrait assez impatient de n’avoir pas encore été payé, mais il n’avait pas fait quelques pas qu’il aperçut celui-ci qui le saluait de tout son buste replié, redressé, replié enfin, de la plus aimable gymnastique.

— Monsieur cherche peut-être M. le comte ? lui demanda cet homme en lui adressant son plus engageant sourire. M. le comte sort justement d’ici. Oh ! il n’a fait que passer, le temps de me régler la petite note. Vraiment, monsieur Titin, ce n’était pas pressé…

Titin rentra à l’hôtel. Il n’y avait pas de doute ! Le comte avait reçu la lettre de Transalbanie et il commençait à régler les dettes avant toute autre chose. Un bon point pour le comte. Titin poussa un soupir. Il y avait trop peu de temps qu’il vivait sa nouvelle vie de prince pour n’être point gêné par toutes ces histoires de fournisseurs impayés, d’argent perdu, retrouvé, reperdu, par tous ces expédients qui déroutaient la plus folle imagination et dont, seule, profitait la cagnotte !

Titin pensait voir arriver le comte vers l’heure du déjeuner. Il trouvait tout de même surprenant que son singulier mentor qui n’ignorait point avec quelle anxiété il attendait, lui aussi, des nouvelles de Mostarajevo, ne l’eût pas averti d’un mot, sitôt le précieux pli reçu.

« Il aura voulu me faire une surprise », espéra Titin.

À deux heures, il n’y tint plus. Il avait déjeuné seul. Il se dit tout à coup :

« Je parie qu’il est retourné au « trente et quarante » avec le reste de l’argent ! »

Il sauta dans une auto et se fit conduire à Monte-Carlo. Là, personne n’avait vu le comte Valdar. Il rentra de nouveau à l’hôtel et il y rencontra un camarade de club qui lui annonça que le comte était à Cannes, où il jouait gros jeu à la table du « privé ».

Il y partit en hâte. À Cannes, il trouvait le comte, qui n’avait plus un sou, et qui le vit venir en souriant.

Titin lui eût flanqué des gifles s’ils avaient été seuls.

— Décavé, n’est-ce pas ? fit Titin qui bouillait.

— Mon Dieu, oui, monseigneur ! Z’avais cependant si bien commencé.

— Taisez-vous, gronda Titin, farouche. Vous ne savez pas à qui vous avez affaire ! Je vais vous apprendre, moi, ce que c’est que Titin-le-Bastardon !

— C’est mon prince ! C’est l’héritier de mon roi ! Ma vie lui appartient !

— Possible, siffla Titin, en le poussant devant lui d’un geste brutal dont il ne fut pas le maître, mais mes fonds, à moi, ne vous appartiennent pas !

— Quels fonds, monseigneur ?

— Vous le savez bien.

— L’arzent de Transalbanie… Mais il n’est pas arrivé, monseigneur ! Oh ! pour cet argent-là, vous pouvez être tranquille : il est sacré !… Zé l’aurais apporté tout de souite à monseigneur, cet arzent-là ! Monseigneur ne connaît pas encore Odon Odonovitch, comte de Valdar, seigneur de Vistritza, Meteoras, Trikala…

Mais alors, avec quoi donc avez-vous joué ? demanda Titin, stupéfait.

Zé vais vous le dire donc ! Monseigneur !… Monseigneur m’avait donné oune idée, hier, avec le mobilier magnifique qui n’est pas encore payé ! Monseigneur disait : « Si l’on ne paie pas le marchand il reprendra son mobilier ! » J’ai pensé qu’il ne fallait pas attendre qu’il reprît le mobilier, et zé l’ai vendou !

— Mais, malheureux, il ne vous appartenait pas !

— Pardon ! Pardon ! Pardon ! Monseigneur ! Cé mobilier, il m’appartenait ! Zé l’ai payé… avec des traites, mais zé l’ai payé !… Tous les hommes d’affaires vous diront : Qui a crédit ne doit rien ! Ne doit rien pendant le temps de son crédit, naturellement. Zé né dois rien donc ! Et lé crédit, on peut compter sur Odon Odonovitch pour le faire durer, bien sûé, comme z’ai eu l’honnour de l’expliquer hier à monseigneur !… Donc, ce mobilier magnifique, je l’ai vendu à un autre marçand qui m’a volé, bien entendou ! Il me l’a aceté pour rien, soixante mille francs ! Une misère ! Un mobilier que z’avais payé cent vingt mille, pas un sou de moins.

— En papier, dit Titin.

— Ce papier porte ma signature, et ze prie monseigneur de croire que la signature d’Odon Odonovitch, comte Valdar, seigneur de Vistritza…

— Oui, oui, Meteoras… et autres lieux, passons !…

— Elle vaut beaucoup d’arzent, ma signatoure !…

— Je m’en aperçois, et les autres s’en apercevront aussi, fit Titin, qui recouvrait un peu de bonne humeur en pensant qu’après tout les fonds attendus de Transalbanie restaient intacts.

— Je disais donc que ce voleur m’a acheté ce mobilier magnifique soixante mille francs… Mais z’y ai mis ouné condition, — et monseigneur va voir combien je suis prudent en affaires — c’est que si d’ici quinze jours ze rends à ce marçand soixante-quinze mille francs, zé reste propriétaire du mobilier.

— Ah ! oui, fit Titin, soixante-quinze mille francs. Mais vous perdez quinze mille francs du coup !

— Est-ce qué monseigneur né comprendrait pas ? C’est le marçand qui perd quarante-cinq mille francs, puisque le mobilier il en vaut cent vingt mille !

— Oui, oui, oui. Oh ! c’est très fort ! Très belle opération ! Compliments !

— N’est-ce pas, monseigneur ? D’autant plous que pendant ces quinze jours-là mon acheteur ne peut pas toucher au mobilier qui m’appartient mais qui reste aussi le gaze du premier vendeur. Ce qui aurait pu entraîner quelques petits désagréments. D’ici quinze jours nous aurons reçu l’arzent, et alors nous serons les maîtres de la situation.

— Oui, les maîtres de payer !

— Nous paierons si nous voulons, monseigneur, car comme zé lé disais à monseigneur, on peut toujours laisser partir ce mobilier-là et en raceter un autre encore plous magnifique !

— Écoutez, comte ! fit Titin, si vous le voulez bien, c’est moi qui m’occuperai désormais de mes affaires !

— Comme monseigneur voudra ! Monseigneur est libre d’enrichir les fournisseurs et de se rouiner !…

— Vous aviez eu pourtant un bon mouvement, Odon, ce matin, quand vous avez commencé à payer ce bijoutier !

— Ah ! monseigneur sait ! Cela ne m’étonne pas. Cé Nathan-Lévy est d’un bavard !… Z’y comptais bien ! Zé mé souis dit « Voilà un bavard qui racontera partout : « Monseigneur paie ses fournisseurs ! » Alors, zé l’ai payé.

— Mais tous les fournisseurs vont vouloir être payés maintenant !

— Monseigneur ne connaît pas les fournisseurs ! Zé leur apporterais de l’arzent maintenant qu’ils le refouseraient ! Quand on peut les payer, ces diables de fournisseurs, ils ne veulent jamais l’être. Il n’y a que quand on ne peut pas les payer qu’ils réclament leur arzent !…

— Savez-vous bien, comte, fit Titin que vous feriez un ministre des finances extraordinaire ! Vous avez une conception du crédit !… Mais, en attendant, nous voici encore une fois sans le sou ! Qu’est-ce que nous allons faire, ce soir ?…

— Ce soir, monseigneur, nous allons dîner à Monte-Carlo… Il y a quelque temps que l’on ne nous y a vous. Cela produit mauvais effet ! Z’ai invité à dîner à l’hôtel de Paris quelques amis du club et la grande Tchertschanowska, la danseuse. C’est oune petite gala dont on parlera, monseigneur ! Et nous en avons besoin !… Quand ze pense que ces misérables faquins du Palace ont refousé de payer mon auto à moi, à moi, comte Valdar, seigneur de Vistritza !…

— Assez, Météoras !… Vous êtes tout à fait fou !… Nous sommes sans un rond !…

— Zé souis triste, monseigneur !

— Il y a de quoi !

— Zé souis triste parce que monseigneur il n’a plus foi dans son fidèle serviteur !…

La fin de cette conversation avait lieu dans l’auto qui les ramenait à Nice.

— Cette auto, demanda Titin, c’est toujours votre auto d’hier ?

— Toujours, monseigneur.

— Vous l’avez payée ?

— Non, monseigneur, je ne l’ai pas payée !

— Et alors, quand nous allons être arrivés, comment la paierez-vous ? Je vous avertis que je ne veux aucun scandale devant moi !… fit Titin, le sourcil froncé.

— Ze n’ai pas à la payer, puisque nous la gardons !…

— Nous la gardons ?

— Mais certainement, monseigneur… Pour aller à Monte-Carlo. D’ailleurs nous voici arrivés. Que monseigneur monte s’habiller ! Dans ouné demi-heure, ze serai auprès de loui !…

Titin sauta de l’auto et sans vouloir savoir ce qui se passait derrière lui pénétra dans le palace et se réfugia dans l’ascenseur.

Une demi-heure plus tard, comme le comte l’avait annoncé, celui-ci pénétrait dans le petit salon et étalait aux yeux éblouis de Titin neuf mille sept cent vingt-cinq francs cinquante centimes !…

— Où avez trouvé cela ? demanda Titin complètement ahuri.

— Eh ! monseigneur ! Odon Odonovitch garde toujours une poire pour la soif ! La poire, aujourd’hui, c’était le bizoutier que j’ai payé ce matin !… Zé loui ai rendou uné pétite visite tout à l’heure… Il m’a presque mis dé forcé dans ma poché ouné écrin avec ouné épingle de cravate merveilleuse ! Oune brillanté grosse comme ouné petite noisette… Ze l’ai porté sans perdre oune instante au Mont-de-Piété et l’on m’a prêté dessus neuf mille sept cent vingt francs cinquante centimes que ze rapporte à monseigneur !…

— Odon Odonovitch, vous êtes un génie ! Un génie un peu dangereux, mais un génie !… (Et Titin rafla tous les billets). Je vous jure que cet argent n’ira pas au jeu… Il nous permettra d’attendre des nouvelles de Transalbanie.

— C’est ce que j’avais pensé, monseigneur ! Cet arzent sera plous en sûreté dans votre poche que dans la mienne.

Et l’excellent Odon se mit à rire aux éclats.

Sa bonne humeur gagna Titin qui se laissa habiller. Le soir même ils faisaient sensation à Monte-Carlo, dans la grande salle de l’hôtel de Paris où, le dîner, présidé au milieu des fleurs les plus rares par la Tchertschanowska, dans une toilette d’une audace incomparable, fut vraiment royal. De nombreuses personnalités vinrent serrer la main de Titin et du comte. La Tchertschanowska était plus que gracieuse pour son amphitryon. Ce fut une belle soirée, vraiment digne du Bastardon de Transalbanie. Elle coûta quatre mille francs à Titin qui laissa un pourboire princier et se retira, derrière la Tchertschanowska au milieu de l’admiration générale et salué jusqu’à terre par la valetaille. Le lendemain il décidait de vivre économiquement en dépit des conseils du comte qui lui affirmait qu’après les somptuosités de la veille, il pouvait tout s’offrir, au moins pendant quinze jours, sans bourse délier. Mais Titin n’était pas encore tout à fait décrassé.

Cette économie lui permit de vivre sans nouvelle aventure pendant une semaine. Mais le métier de prince, dans ces conditions, n’avait rien de bien amusant pour lui, habitué à jouer les grands rôles, et, plus d’une fois, il regretta le temps où son ambition se satisfaisait d’être le premier à la Fourca.

S’il n’avait été retenu par une honnêteté native et tout à fait encombrante qu’il tenait certainement de son second païre, le brave Papajeudi, lequel eût mieux aimé trépasser que de ne point faire honneur à sa signature, il eût dit adieu avec joie au luxe des palaces qui lui était devenu odieux depuis qu’il n’était plus en état d’en abuser.

Et d’être à ce point raisonnable que d’attendre un argent destiné surtout à désintéresser des créanciers, il devenait chétif, pâlot, fiévreux, grelotteux, comme empoisonné de sagesse…

Seule l’idée de Toinetta le soutenait dans ce dépérissement général. C’était pour elle qu’il souffrait, pour elle qu’il avait accepté d’être prince, pour elle qu’il pouvait encore supporter la vue d’Odon Odonovitch qui, de son côté, montrait la mine la plus maussade du monde depuis qu’il avait été arrêté net dans ses prestigieux exercices.

Enfin la lettre de Transalbanie arriva. Elle contenait un chèque d’importance, mais le malheur voulut que l’auguste pli fût distribué pendant que Titin, de plus en plus mélancolique, était allé faire une petite promenade.

Le pli était naturellement adressé au comte Valdar, lequel avait eu grand soin de laisser le seigneur prince Marie-Hippothadée dans l’ignorance des aventures survenues à « l’arzent de la patrie ».

Toutefois ce grand politique (nous parlons du prince) devait se douter de quelque chose, ou, s’il ne doutait de rien, trouvait bon de prendre certaines précautions au regard du comte. Ainsi faisait-il entrevoir à Odon Odonovitch les pires supplices si ce dévoué serviteur n’exécutait point à la lettre ses instructions. Ces menaces épouvantèrent sans doute notre intendant car il résolut sans plus tarder de regagner avec l’argent du chèque tout celui qu’il avait perdu.

Le résultat de l’opération ne se fit pas attendre. Quand Titin revint à l’hôtel vers les cinq heures du soir, une automobile vide arrivait de Monte-Carlo. Le chauffeur présenta un pli fermé au Bastardon qui décacheta et lut :

« Monseigneur ! ze ne mérite point la pitié de monseigneur, mais si monseigneur désire encore voir son serviteur, qu’il monte vite dans cette auto que ze lui envoie ! Dans une heure je serai mort. Z’ai reçou la lettre « Z’ai encore manzé l’arzent de la patrie ! »

Titin se jeta dans l’auto :

« S’il n’est pas mort, je le tue ! » pensa-t-il.

Quarante minutes plus tard, l’auto s’arrêtait devant le casino. Titin aperçut le comte qui prenait un bock à la terrasse du café de Paris.

Il se précipita vers lui, courroucé. L’autre s’était levé, très digne :

— Monseigneur, ne me touçer pas ! J’ai eu tort de dire à monseigneur que ma vie loui appartient ! Ma vie ne m’appartient pas plus qu’elle n’appartient à monseigneur !… Elle est la propriété tout entière de notre seigneur prince Marie-Hippothadée ! Zé né veux pas la loui dérober !… Mourir, ça serait trop facile ! Voici la lettre du prince dans laquelle il mé ménace, si ze n’exécoute pas à la lettre toutes ses instructions, des plus horribles soupplices !… Zé vais les chercher !… Demain, zé prends lé bateau pour Gênes ! De là, ze vais à Venise… avant la fin de la semaine je serai à Mostarajevo !…

Titin, pendant ce temps, lisait la lettre du prince.

— Assez de boniments ! jeta-t-il d’une voix rauque à Odon Odonovitch, suis-moi !…

Et il l’entraîna au fond des jardins, dans un coin obscur des terrasses qui dominent la mer. Il avait une furieuse envie de le jeter dans le port et il le lui dit :

— Tout à l’heure, monseigneur ! Je vous en supplie ! Encore un petit instant, car il mé vient oune idée magnifique !…

— Je ne veux pas la connaître !… fit Titin. J’en ai assez de tes idées magnifiques !…

— Non ! Non ! Tout espoir n’est pas perdou, reprit le comte se parlant à lui-même. Et moi qui désespérais de la Providence !… Qué la Vierge de Mostarajevo nous protèze, et nous sommes sauvés, monseigneur !… Comment n’avais-je pas pensé à cela avant dé mourir. Je souis impardonnable ; dites-moi. C’est très important !… Vous n’avez jamais joué ?

— Jamais !… Et ce n’est pas ce que tu m’as fait voir qui m’y poussera, Odon Odonovitch !

— Vous avez tort, monseigneur… Ne zouez qu’une fois, mais zouez au moins cette fois donc !… Celui qui n’a zamais zoué gagne touzours !… Qu’est-ce que vous risquez ?… Simplement de gagner beaucoup d’arzent, car vous ne pouvez en perdre puisque vous n’en avez pas !…

— Alors, comment veux-tu que je joue, puisque je n’ai pas d’argent ?

— Vous dites que vous n’avez pas d’arzent, et vous avez vos boutons de mancettes ! vos boutons de cemise ! Votre perle de la cravate ! Qu’est-ce que c’est que tout cela, sinon de l’arzent !…

Titin arracha perle, garniture de chemise, la double émeraude de ses jumelles. Il lui dit :

— Va ! je t’attends !

Il était au fond d’un gouffre. Il lui fallait un miracle pour en sortir. Il allait le tenter. Pour, une fois, Odon avait raison ! Qu’eût fait Titin, redevenu Titin, avec ces bijoux ridicules ?

Le comte s’en alla sans un mot. Titin pensait qu’il était capable de ne plus revenir, en quoi il se trompait, car la chance de Titin qui n’avait jamais joué primait tout aux yeux du comte et faisait taire sa propre passion. Cependant le Bastardon ne fit pas un pas pour le suivre. À Dieu vat ! songeait-il.

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que le comte revenait avec huit mille francs. Il lui remit le tout. Titin entra au casino. Le comte l’attendait sur la terrasse en priant la Vierge de Mostarajevo.

Une demi-heure après Titin revenait. Il avait tout perdu. Il était comme soulagé.

— Maintenant, c’est fini !… Tu prends le bateau demain et que je ne te revoie plus ! fit-il au comte.

Mais soudain il eut un sursaut terrible :

— Tu as pris ton passage, au moins ?

— Non ! fit le comte tout désemparé, car il ne comprenait point que Titin n’eût pas gagné. Mais que monseigneur se tranquillise, je le prendrai, le passage !

— Tu as donc gardé l’argent du voyage ?

Odon haussa les épaules. Cet incroyable coup du sort lui faisait oublier tout respect.

— Mais alors, avec quoi vas-tu prendre le bateau ?

— Avec « le viatique », répondit le comte triomphant enfin d’un accablement indigne de sa haute personnalité et de son illustre naissance.

— Qu’est-ce que c’est que « le viatique » ?

— C’est une somme que l’administration des jeux alloue aux joueurs malheureux qui tiennent à regagner leur patrie… Et voulez-vous que je vous dise encore une idée qui me vient monseigneur ?

— Vous allez jouer le viatique ?

— Ah ! ça, non, impossible ! Du moment que j’ai reçu le viatique, adieu le casino ! On ne laisse plus passer ! Mais voilà ce que je voulais proposer à monseigneur. Nous prenons chacun notre viatique et monseigneur part avec moi !

— Non ! Partez tout seul ! Partez, Odon !… Ceci est en dehors des instructions du prince et moi j’ai affaire ici ! Allez chercher votre viatique, Odon Odonovitch !

Quand il l’eut, le comte proposa naturellement à Titin de jouer le viatique.

— Mais je croyais, fit Titin, que vous n’aviez pas le droit de jouer le viatique ?

— Moi ! non, je n’ai pas le droit !… Mais vous ! ze vous le donne et vous pouvez donc nous refaire !

— Donne ! fit Titin.

Il mit la somme dans sa poche et ne la lui rendit que le lendemain sur le bateau. Les adieux furent touchants ; mais Titin ne fut tranquille que lorsque le bateau ne fut plus qu’une fumée à l’horizon. Bientôt il disparut tout à fait. Après quoi Titin disparut, lui aussi.