XIV

Où Titin, au moment où il s’y attendait le moins, reçoit des nouvelles de son troisième « païre »

Et ce furent encore de joyeux jours à la Fourca et dans tout le pays environnant.

Titin était toujours prêt pour le contentement de chacun. Nathalie elle-même était traitée avec douceur et il lui permettait de temps en temps de l’embrasser. Elle ne se faisait point autrement illusion, sachant à quoi s’en tenir sur la raison d’une aussi honnête mansuétude. Elle disait : « Depuis qu’il est tranquille du côté de Toinetta, et qu’il est sûr qu’elle ne se mariera point avec Hippothadée, il est revenu à sa première nature qui est « de se gonfler, de vivre ». C’est pour l’amour de Toinetta qu’il nous permet de le cajoler ! Ainsi est fait notre Titin : tout féroce et tout menon ! Il se voit déjà, en mariage avec sa demoiselle.

— Avaï ! s’exclamait Mélie, une autre amoureuse à Titin, il n’aura pas de patience à l’attendre trois ans peut-être, sa demoiselle.

Quant à Nathalie, une chose la mettait hors d’elle, c’était l’insistance stupide avec laquelle Giaousé la raillait de son penchant pour Titin. Son mari eût voulu la jeter dans les bras de Titin qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Babazouk méritait les cornes.

« Il les aura ! » grognait Nathalie entre ses quenottes qui avaient envie de mordre ce « taballori » (cet idiot ! ce bouché) !

Titin semblait ne plus douter de rien. Il prononçait en dernier ressort dans les querelles qui divisaient ses amis et il n’admettait point que l’on discutât sa sentence, dictée au reste par un naturel esprit de justice. Il en résultait que les conflits les plus aigus se résolvaient à l’amiable autour des piots et des fiasques qu’il faisait servir pour fêter les amitiés nouvelles.

Une si aimable façon de rendre la justice (saint Louis la rendait sous un chêne, Titin la rendait à table) eut le succès qu’elle méritait. Dans les petits pays autour de la Fourca et même dans les gros bourgs par delà les Gorges du Loup le bruit se répandait qu’il y avait à la Fourca un juge qui avait une merveilleuse recette pour mettre tout le monde d’accord sans procès, sans procureur, sans papier timbré, et qui traitait les plaideurs à la façon d’Amphitryon. Sur sa cathèdre, chaise historique tirée du musée ( ? ) de la Fourca par la grâce du petou (ainsi désignait-on le maire), Titin semblait moins présider un tribunal que présider une ripaille. Sa parole était d’autant mieux écoutée qu’on l’entendait le verre en main. À l’instar de ces assemblées d’étudiants d’outre-Rhin où se pratique « le jugement de bière », Titin mit à la mode le jugement de « blec » (de vin) ! Les justices de paix furent délaissées et une grande tranquillité régna dans tout le pays. Ce fut l’âge d’or de la Fourca dont on devait se souvenir longtemps et qui précéda, hélas ! de si près, « les heures rouges »…

Enfin Titin était dans cet état d’esprit où les tâches les plus surprenantes vous apparaissent comme des jeux d’enfants.

Lui, qui n’avait encore peint que des enseignes et des paysages naïvement cubistes sur les murs de l’épicerie de la mère Bibi, avait entrepris un grand ouvrage qui déjà faisait l’admiration de tous ses sujets car, en vérité, nous ne trouvons point d’autre mot pour donner une idée approximative des liens qui unissaient à Titin toute une population volontairement asservie à tous ses caprices.

Donc, il avait entrepris un grand ouvrage.

Il peignait à fresque la salle des mariages, à la mairie de la Fourca. C’était, sur les murs, un immense festin. Dans un décor de fleurs, jeunes gens et jeunes filles de la contrée dansaient avec une grâce victorieuse qui ne manquait point cependant de modestie dans sa naïveté artistique. Sur le mur d’en face, il y avait ripaille présidée à l’ombre des châtaigniers par ce petou de maire de la Fourca que Titin avait dessiné à gros traits d’une brutale malice.

Dans un cartouche, derrière le pupitre où l’on mettait le registre au moment de la cérémonie, on lisait ces lettres tracées en singulières majuscules entortillées comme cheveux d’ange : Les Noces du Bastardon… et il y avait là tout un grand carré dans lequel s’inscrivait la silhouette de Titin que l’on reconnaissait déjà et une autre silhouette à peine esquissée qui était celle de la mariée avec son long voile blanc sous lequel on ne distinguait encore aucun visage…

Mais nul ne s’y trompait. Et chacun disait son mot :

— Je la vois d’ici, faisait Pistafun, avec ses cheveux dorés, ses yeux comme œillets maritimes, ses joues couleur de rose et son petit nez retroussé qui vous fait si gentiment le bonjour. Pas Titin ? on ne se trompe pas de beaucoup, diable…

— Ma foi, répondait Titin, c’est bien à peu près comme cela que je la vois aussi, mais pour en être plus sûr, vois-tu, Pistafun, je ne la ferai, la mariée, que lorsqu’elle viendra poser elle-même, dans sa robe blanche, eh ?

— Elle viendra, Titin ! Tu peux l’avoir, la patience. En attendant, travaille à son entour. Ce n’est pas l’ouvrage qui te manque. Il n’est pas fini, le tableau.

— Et si elle ne venait pas ? disait Nathalie, il ne serait jamais fini.

— Si ! répondait Titin en traçant de nouvelles silhouettes avec sa craie de tailleur. Seulement, la figure ne serait pas la même, Nathalie !

— Et quelle figure vois-tu qui pourrait remplacer celle-là ?

— Une figure, répliquait l’impassible Titin, qui aurait à la place des yeux et du nez trois gros trous noirs qui font très bien en peinture sous le voile avec lequel on va danser au cimetière !

— Comme il l’aime ! soupirait Nathalie.

Quant à Giaousé, il ne disait rien, mais il riait mauvaisement en regardant sa femme.

Cette peinture était l’événement du pays, elle n’allait pas sans liesse ni amusements qu’inventait le Bastardon pour récompenser les modèles. Il avait demandé à ceux-ci de venir avec tous les costumes de la vieille Fourca, ceux que les grands-parents conservaient dans leurs armoires.

Les hommes arrivaient avec leur veste courte. Les pantalons étaient de toile ménage rayée bleu. Les gars portaient tous des chemises de toile et des souliers bas avec courroies de cuir. Les femmes avaient le corset « bombé », auquel était cousu un bourrelet de cinq à dix centimètres de long où elles accrochaient leurs jupes.

Une croix d’or pendait sur la poitrine par un ruban de velours noir. Les cheveux étaient emprisonnés dans des crépines ou filets appelés « scoffia » dont l’extrémité inférieure relevée sur la tête et fixée par des épingles se terminait par de petits glands qui pendaient par derrière. Par-dessus la coiffe que les vieilles portaient noire mais que la jeunesse faisait teindre en rouge ou en jaune, elles plaçaient un petit fichu blanc liséré et bordé en dentelle, nommé « kaïreau » dont les longs bouts passaient sous le menton et étaient noués sur la tête.

Mais pour que tout ce joli et charmant passé fût bien vivant aux yeux de Titin, il tenait absolument non point à ce que l’on posât en groupes savants comme on l’enseigne à l’école, mais à ce que l’on s’amusât pour de bon à danser, manger et boire ! Il avait loué des violons et fait garnir les tables de victuailles, pâtés, fiasques et flacons, de quoi réjouir la vue autant que le goût, enfin mettre le ventre et la tête en joie.

Tout cela coûtait cher et il arriva vite le jour où Gamba Secca lui annonça que la caisse des « kiosques du Bastardon » était vide.

Alors Titin redevint triste et licencia tous ses modèles.

C’est dans un de ces moments où il étalait assez mélancoliquement du bleu d’outremer sur sa ligne d’horizon qu’il s’entendit interpeller par une voix musicale au timbre inconnu qui demandait si l’artiste qui était en train de peindre n’était point le grand, l’illoustre Titin-le-Bastardon.

Titin se retourna et se trouva en présence d’un homme vêtu avec la plus grande élégance qui se courbait jusqu’à terre et ne se relevait que pour lui parler de son dévouement sans bornes, de sa fidélité à toute épreuve et de son incommensurable admiration.

— Mais monsieur ! Vous devez vous tromper, finit par prononcer Titin en fronçant les sourcils, car il n’était point d’humeur à laisser un inconnu se gausser de lui.

— Non ! Non ! Zé né mé trompé pas !… Par la vierge Marie et les saints archanges, par tout ce que z’ai de plous cer au monde… jé souis lé plus humble dé vos serviteurs, monsieur Titin… C’est bien vous, n’est-ce pas qui avez envoyé cette lettre au prince Marie-Hippothadée de Transalbanie ?

— Oui ! Et après ? fit Titin sur ses gardes.

— Et après, monsiou Titin ? Son Altesse, touchée par votre lettre que z’ai loue, et qui était soublime !…

— Non ! elle n’était pas « soublime » ni pour moi, ni pour lui !

— Oh ! elle était pleine dé les plus beaux sentiments… on devinait tout dé souite à qui l’on avait affaire !… oune grand, oune noble cœur !… on ne se trompait pas, monsiou Titin.

— Eh ! bien, passons… où voulez-vous en venir ?

— Son Altesse a écrit à Nice, à son consoul, pour avoir des renseignements, vous comprenez ?

— Parfaitement !

— Ils ont été magnifiques, les renseignements !… Lé consoul a raconté au prince… toute la fameuse histoire de Hardigras dont parlé toute la ville !…

— Hardigras ! connais pas ! lui jeta Titin de plus en plus méfiant…

Et il se dit : « Toi, mon vieux, tu dois m’être envoyé par les nommés Souques et Ordinal… mais tu perds ton temps ! »

— Vous né connaissez pas Hardigras ! s’exclama l’étranger… et il éclata de rire.

— Je crois, monsieur, dit Titin, que cette plaisanterie a assez duré !

— Mais ce n’est pas ouné plaisanterie !… Ne parlons pas dé Hardigras, pouisque cela vous déplaît, monsiou Titin ! Parlons de vous !… Zé vous souis envoyé par l’ouné des plus grands princes de la terre, par lé seigneur Marie-Hippothadée qui va être prochainement proclamé roi de Transalbanie et, de ce trône, vous hériterez peut-être un zour, car le seigneur prince votre père à qui vous avez écrit vous veut le plou grand bien et m’a sarzé, moi, lé plous infime dé ses serviteurs, de vous faire savoir qu’il n’aura plou aucune bonhour sour terre, tant qu’il né vous aura pas reconnou et fait de vous, « monseigneur », l’héritier de son nome et de ses biens qui sont immensissimes !

Titin le laissait aller, passablement ahuri et ne sachant plus que penser…

Était-il vrai que ce mirifique inconnu fût vraiment l’envoyé du prince, son troisième païre, dont il avait, à tout hasard, sollicité l’intervention dans l’affaire du mariage de Toinetta ? C’était bien possible, après tout ! N’importe ! Il ne s’attendait pas à cela !… Il ne pensait même plus à la lettre qu’il avait envoyée quand cet homme venait tout de go lui déclarer que son troisième païre voulait bien s’intéresser à un fils dont, quelques semaines plus tôt, il ignorait encore l’existence.

L’inconnu s’était nommé et ce n’était pas rien ! « Odon Odonovitch, comte Valdar, seigneur de Metzoras, Trikala, et autres lieux » et il tendait à Titin un grand pli cacheté aux armes de Transalbanie.

Titin prit la missive et lut sur l’enveloppe :

« À Monsieur Titin-le-Bastardon,

La Fourca-Nova,
Alpes-Maritimes (France). »

Il décacheta et lut :

« Marie-Hippothadée de Transalbanie à son fils.

« Mon cher enfant, c’est avec une joie que je n’attendais plus du ciel que j’ai appris votre existence. Je désespérais de m’éteindre sans progéniture mâle, je veux que toute la vraie race du glorieux Hippothadée revive en vous ! Mon dessein est de vous reconnaître pour mon seul héritier légitime aussitôt que les circonstances le permettront, c’est-à-dire aussitôt que la crise politique que nous traversons sera enfin résolue après m’avoir fait le seul maître de ce royaume, ce qui ne saurait tarder.

« En attendant, je vous envoie le comte Valdar, mon fidèle serviteur. Odon Odonovitch vous remettra cette lettre ainsi que la somme qui vous permettra dès maintenant de tenir le rang que vous devez occuper dans la haute société. Il devra pourvoir également à tous vos besoins, vous installer comme il sied à un prince appelé à me succéder ; enfin me tenir au courant de tous vos désirs. Disposez-en comme j’en use moi-même ! c’est-à-dire qu’il n’a rien à vous refuser : il me doit la vie.

« En ce qui concerne votre mariage, puisque vous aimez cette jeune fille, il convient que vous l’épousiez !… Mais vous me permettrez de la doter, auparavant, des titres nécessaires au rang qu’elle doit occuper à la Cour. Tout ceci sera fait en temps et lieu. Mon misérable frère, la honte de notre maison, n’aura qu’à s’effacer et, s’il le faut, à disparaître, j’y veillerai ! Patientez encore quelques mois, mon cher enfant, et votre bonheur n’aurai d’égal que le mien. Je vous embrasse,

« Marie-Hippothadée. »


Quand il eut fini de lire cette lettre qui achevait de l’abrutir, Titin leva les yeux sur Odon Odonovitch.

Le comte lui souriait de toutes ses dents éclatantes et lui tendait un portefeuille :

— Ce n’est là qu’ouné petite partie de la somme que je dois vous remettre, monseigneur, le surplus a été dépensé dans l’installation que je vous ai préparée et que j’ai vouloue magnifique ! Mais vous pouvez dépenser tout : j’ai écrit à Son Altesse que les frais avaient dépassé mes prévisions et j’attends oune autre sommé, beaucoup plous importance, au commencement dou mois proçain.

Titin, qui, sous ses dehors les plus extravagants, avait toujours su garder un certain esprit pratique, ouvrit sans vergogne le portefeuille et compta les billets. Il y avait là vingt-cinq mille francs. L’affaire devenait sérieuse.

Il pria le comte de s’asseoir, ce que l’autre fit en déclarant que c’était un grand « honnour » pour lui que d’avoir le droit de s’asseoir pour la première fois devant le fils de son roi.

— « Fan d’un amuletta », fit Titin, vous me voyez, mon cher monsieur, tout à fait réjoui de ce qui m’arrive ! J’ai toujours eu du goût pour l’opulence, afin de la faire partager aux personnes qui sont près de mon cœur, et si j’ai jamais rêvé d’être fils de roi, c’était dans l’espérance de répandre autour de moi les bienfaits, de faire grande chère, de boire frais avec mes amis, de les prier de ne se soucier de rien et de se reposer sur moi de tous les tracas de la vie, ce jour doit être un grand jour s’il doit réaliser ce vœu que je jugeais impossible !… Nous allons le fêter de suite.

— Monseigneur était né pour être roi ! s’écria Odon Odonovitch.

— En attendant que je le devienne, faites-moi donc le plaisir, monsieur, de m’appeler comme tout le monde Titin-leBastardon. De tout ce que vous m’avez dit et de tout ce que j’ai lu, je ne veux retenir que ceci qui est la vérité éclatante et palpable : je continue à m’appeler Titin et je dispose, grâce à vous, d’une fort honnête somme que nous allons tout de suite dépenser ! Après, on verra bien.

— Ah ! monsieur Titin, reprit le comte si Son Altesse vous entendait, elle s’écrierait : « Voilà bien le fils de mon sang ! » Lui aussi, lé cher prince, il dépense tout ce qui lui passe par les mains.

— Comment fait-il donc pour qu’il lui en reste ? demanda Titin.

— Mais il ne lui en reste zamais, monsiou Titin !… Heureusement qu’il est quasi le maître du royaume, ce qui fait qu’il lui en arrive beaucoup !… c’est à cela, dou reste, entre beaucoup d’autres choses que l’on reconnaît les vrais princes !… Vous êtes un vrai prince, monsiou Titin !

— Non, monsieur le comte !

— Oh ! monsieur Titin ! appelez-moi, zé vous en soupplie : Odon Odonovitch !

— Mes sujets ne se ruineront pas pour moi… C’est moi qui me ruine pour eux !…

— Hardigras ne vous laisse jamais manquer de rien ! fit Odon Odonovitch d’un air fort malicieux.

Titin fronça les sourcils.

— Oh ! ne vous fâchez pas, monsieur Titin ! ce que j’en dis, c’est histoire de rire un peu !… mais ze n’ignore rien de votre belle histoire, croyez-le bien !…

— Je vois qu’avant de venir me trouver vous avez pris, vous aussi, vos renseignements.

— Il le fallait, monseigneur… monsieur Titin !… C’était la volonté de Son Altesse !…

— Il y a donc quelque temps que vous êtes dans le pays ?

— Ze souis arrivé à Nice, il y a oune quinzaine de zours, et tout ce que z’ai pou apprendre, tout ce que z’ai écrit à Son Altesse m’a rempli le cœur d’oune indicible bonhour !… On ne parle que dé vous dans tout le pays. Tout lé monde vous admire ; et tout lé mondé vous craint ! ce qui est le comble parfait de la vraie politique !… Vous êtes oune grand politique et vous êtes aussi oune grand artiste, monsiou Titin… On m’a dit : « Allez voir ce qu’il fait sur la muraille de la mairie, on n’a zamais fait quelque chose d’aussi beau, assurément, depouis les anciens ! »

— Et maintenant que vous avez vu ce que j’ai fait, quel est votre avis, Odon Odonovitch ?

— C’est magnifique, monsiou Titin !

Et ce disant, le comte s’était levé et faisait de grands mouvements devant les imageries de Titin comme s’il était consterné d’admiration. Titin, d’un geste sec, lui rabaissa les bras :

— Comte, je vous parle sérieusement, dites-moi donc, en ami, ça vous plaît, tout ça ?

— En ami ? répéta le comte assez embarrassé devant le regard de Titin qui le fouillait.

— Oui en ami… Avouez donc que tout cela vous paraît horrible !

— Oh ! horrible !… monseigneur ! comment pouvez-vous dire ?

— Enfin ! Parlez ! Je le veux ! Dites la vérité au fils de votre roi.

— Ah ! quel homme vous faites. Eh bien, oui, monsiou Titin, je trouve cela affreux, mais ze ne m’y connais pas, ajouta-t-il aussitôt, épouvanté de sa sincérité.

— Allons donc, fit Titin. J’aime mieux ça que votre eau bénite de cour. Si vous voulez, devenir mon ami, il faut toujours me dire la vérité…

— Assurémené, assurémené. La vérité, c’est ce qu’il manque le plous aux grands princes dé la terre.

— C’est « estraordinaire ! » fit Titin, tantôt vous avez l’accent slave, tantôt je vous trouve l’accent espagnol.

— C’est que mon père il était slave, en vérité, mais ma mère, elle était espagnole ! ouné magnifique espagnole… Mon père l’avait connoue à Las Palmas. Ils se sont plous et ils se sont épousés après la saisone ! Ma mère m’a donné ses yeux noirs magnifiques et mon père sa fortune qui était magnifique aussi.

— Vous êtes riche, comte ?

— Ze l’ai été, mais maintenant zé souis rouiné…

— Par la politique ?

— Oui ! prince, en vérité, par la politique qui exige des dépenses… des dépenses excessives. Il faut « représenter » n’est-ce pas ? Eh bien… Ze représente trop !… Ze ne calcoule pas, c’est terrible ! Il y a des moments où ze ne sais plous comment faire pour ne pas payer mon valet de chambre.

— Pour le payer ! voulez-vous dire !

— Non, non ! monseigneur, non !… Pour ne pas le payer ! Quand zé souis riche, ze ne le paye pas et il né réclamé rien parce qu’il mé volé !… Mais quand ze souis pauvre, oh ! alors, on ne me laisse pas oune minoute de repos et je ne sais comment faire pour ne pas le payer ! Ze dis bien !

— Êtes-vous riche en ce moment ?

— Non ! ze n’ai plus lé sou !

— Eh bien, comptez sur moi pour payer votre valet de chambre. Où allez-vous, maintenant ?

— Z’ai une auto qui vous attend sur la piazza, monseigneur, pour nous conduire à Nissa. Ze désire vous montrer votre nouvel appartement !

— Allons voir mon nouvel appartement !

Et ils sortirent. Mais sur la place ils trouvèrent, entourant l’auto, une foule assemblée qui était fort intriguée par la visite imprévue de ce riche étranger (du moins en avait-il l’apparence).

Il avait si grand air, Titin montrait une figure si rayonnante et si dominatrice que le bon peuple de la Fourca en était comme suffoqué.

La foule accompagna l’auto dans les ruelles étroites et tortueuses et courut derrière elle durant toute la traversée de la Fourca Nova.

En passant devant « la Patentaine », Titin adressa un magistral coup de chapeau à la Ciosba (la Françoise), une sœur pauvre de M. Hyacinthe Supia dont le « boïa » avait fait sa concierge. La Ciaosa en eut comme la jaunisse. C’était maintenant sa façon de rougir à la vieille demoiselle.

Enfin Titin saluait à droite et à gauche comme on voit faire aux chefs d’État en tournée dans les provinces.