VIII

Où Titin-le-Bastardon est chargé officiellement par M. Supia d’arrêter Hardigras et ce qu’il en advient.

Titin prononçait donc un discours. De quoi parlait-il ?

Mais de tout et de tous ! Comme cela lui venait et pour le contentement certain des braves qui étaient là, bouche bée, à l’écouter. Les discours de fin de banquet de Titin étaient entremêlés d’une quantité incroyable de souhaits, vœux ardents pour la prospérité d’un chacun et de la communauté qui n’allaient point sans que l’on se levât pour choquer les verres, lever le coude et faire couler la « branda » comme il se doit après une honnête mangeaille.

Il avait le don de faire rire sans méchanceté aux dépens des convives qu’il entreprenait à tour de rôle et présentait à la société sous les aspects les plus comiques… Enfin, il terminait toujours par quelques aperçus hardiment philosophiques et des moralités exprimées sous forme de dictons populaires dont il avait son sac plein et toujours prêt. Et ses dires, le plus souvent, attestaient sa sagesse et une expérience des hommes qui dépassaient son âge, tels : « Ce n’est pas tout d’être honnête. Il faut surtout le paraître ! » « Un bienfait est toujours perdu ! » « Beaucoup de parents, beaucoup de tourments ! » « Le coût gâte le goût ! » Et il concluait toujours qu’il ne fallait point s’en faire parce que « Coura Dieu vous serra une fenestra, vou duerba una pouarta ! » (Quand Dieu vous ferme une fenêtre, il vous ouvre une porte ! )

M. Sébastien Morelli attendit prudemment que Titin eût fini au milieu d’un vacarme épouvantable et d’un enthousiasme délirant pour s’approcher de lui. Il avait bien attendu une heure, mais quand il s’approcha, les demoiselles étaient déjà accrochées après lui, car les violons se faisaient entendre et il allait ouvrir le bal.

La mère Bibi avait déjà retroussé sa jupe et montrait ses deux triques dans des bas blancs tout neufs. Il fit danser la vieille comme une jeunesse. Elle était fière des encouragements et des battements de mains qui l’excitaient au passage, mais elle était encore plus fière de son Titin auquel elle souriait comme en extase en lui montrant sa dernière dent…

Quand Titin eut déposé la mère Bibi sur un banc après l’avoir embrassée sur ses deux joues sèches, Sa Majesté réussit à le joindre.

— Monsieur Titin, lui dit-il en le prenant par le bras, M. Supia voudrait vous voir au plus tôt. Il faudrait venir tout de suite !

Puis, se penchant à son oreille :

— C’est de la part de Mlle Antoinette…

Au nom de Supia, Titin se préparait déjà à envoyer promener M. Morelli. Mais au nom d’Antoinette, il lui fit signe que c’était entendu, qu’il allait le suivre tout de suite. L’assemblée ne comprenait rien à ce qui se passait et les violons attendaient. Quand on vit Titin remettre sa veste et se diriger vers la voûte qui conduisait à la ville basse où l’attendait M. Morelli, ce furent une stupeur et une consternation générales. Il partit sans donner aucune explication, pas même un salut à ce pauvre « petou » de maire, ni faire un geste d’amitié à la mère Bibi.

— Tout ça, pour le Supia !

— Eh ! bien sûr, il va revenir ! fit Anaïs, l’aînée d’Estève, le boulanger de la rue Montante.

— Non point, répliqua Nathalie. Il ne reviendra pas ! Ce n’est pas pour Supia qu’il se dérange, bien sûr ! C’est pour sa Toinette !

— Eh bien ! après ?… intervint Giaousé Babazouk… Il se dérange pour ce qu’il veut ! Titin n’a d’explication à donner à personne ! Ses affaires ne nous regardent pas !… Nous n’avons pas à nous occuper de « sa politique » peut-être !…

Et tout fut dit. Quand on avait parlé de la « politique de Titin », personne n’était assez malin, ni assez osé pour souffler mot. On se remit à danser, mais ça n’était plus ça !…

M. Morelli emmena immédiatement Titin chez M. Supia. Il ne lui avait rien dit, mais Titin était tellement heureux de revoir Toinette qu’il ne se demandait même point ce qu’elle pouvait lui vouloir. Quand, au lieu de se trouver en face d’Antoinette, il aperçut Supia, il commença de froncer les sourcils. Les deux hommes ne s’aimaient pas. À son retour de la guerre Titin était venu saluer Antoinette ; il avait bien fallu le recevoir, mais Mlle Lévadette était présente à l’entrevue et son attitude disait assez combien elle trouvait déplacée l’insistance de ce jeune homme à revoir une « demoiselle » avec laquelle il avait pu courir les champs quand il était gamin mais à laquelle il était de son devoir de ne plus penser aujourd’hui !

Cette première réception n’avait pas découragé Titin, au contraire, chaque fois qu’il rentrait de la « Fourca », son premier soin était de courir à la « Bella Nissa » avec des fromages de la mère Bibi et des fleurs qu’il offrait à son amie.

Chaque fois, M. Supia abrégeait l’entrevue. Un beau jour, il avait fait à Titin l’honneur de lui écrire une lettre dans laquelle il le priait de cesser ses visites à sa filleule et de faire désormais comme s’il ne la connaissait pas. Il avait bien voulu entr’ouvrir sa porte à « un soldat qui revenait de la guerre avec de beaux services », mais Mlle Agagnosc n’avait plus rien à faire avec un garçon qui était « le scandale de la ville ».

M. Supia trouvait étrange que Titin eût toujours de l’argent de poche pour régaler ses amis, sans avoir de métier avoué…

Il n’avait pas un métier ! il en avait dix !… Suivant la saison, l’heure la minute : une commission ardue, un coup d’épaule qu’un camarade lui demandait, sans compter la pêche à la « poutine ». Enfin un tas de professions qui demandent beaucoup d’adresse et d’intelligence… Et puis était venue la politique, et puis une entreprise extraordinaire qui lui rapportait de quoi vivre largement, sans en ficher un coup !…

M. Supia, ce jour-là, paraissait aussi gracieux que sa nature le lui permettait. Il essayait même de sourire à Titin qui ne s’en apercevait guère, ne le regardant point.

— Mon cher Titin, commença M. Supia, je vous ai fait venir…

Mais l’autre l’interrompit tout de suite :

— Il n’y a pas de « cher Titin »… On m’a dit que c’était de la part de Mlle Antoinette… J’attends Mlle Antoinette…

— Je regrette bien qu’elle soit sortie, exprima sur un ton paterne le directeur de la « Bella Nissa », mais vous aurez certainement l’occasion de la voir demain matin. Je sais qu’elle tiendra à vous remercier elle-même du service que vous aurez bien voulu nous rendre… Mais veuillez donc vous asseoir, mon cher Titin !…

— Je ne suis pas votre cher Titin. Veuillez donc m’appeler M. Titin ! À part cela, je vous écoute…

Et le Bastardon s’assit, de plus en plus renfrogné, les mains dans les poches, et évitant autant que possible de regarder M. Supia dont la physionomie lui répugnait davantage, au fur et à mesure qu’elle se faisait plus aimable.

— Monsieur Titin, commença M. Supia, j’ai des excuses à vous faire. Je me suis trompé sur votre compte ! Je ne me pardonnerai jamais de n’avoir pas deviné l’homme de valeur qui est en vous !… Je sais toute l’importance que vous avez su prendre dans notre ville et les services que vous avez rendus à la cause publique par votre ascendant sur la classe la plus intéressante de notre population, par votre entregent, votre intelligence, votre initiative !…

— Ça non, monsieur Supia ! Arrêtez les frais !… Vous avez besoin de moi ? De quoi s’agit-il ?

— Eh bien, voilà ! monsieur Titin ! Nous sommes, depuis plus d’un mois, victimes, à la « Bella Nissa », d’un cambriolage éhonté !…

— Ah ! c’est donc ça ! C’est pour l’histoire de Hardigras !…

— Vous y êtes, monsieur Titin !… Vous êtes au courant comme tout le monde, hélas ! de nos malheurs… Vous savez ce qui est arrivé à nos veilleurs de nuit, à cet excellent M. Morelli, aux agents de la Sûreté… Ce malfaisant personnage nous a toujours glissé dans les doigts… Enfin, bref, je désespérais de jamais mettre la main sur cet abominable individu quand ma filleule Antoinette m’a dit : « Eh ! Parrain !… il y a bien quelqu’un qui te l’arrêterait tout de suite, ce méchant Hardigras, c’est Titin, qui a toujours fait ce que j’ai voulu !… » Et voilà toute l’histoire, cher monsieur Titin ! Je vous ai fait la commission d’Antoinette, qu’en pensez-vous ?

— Vous avez de la chance, monsieur Supia, que ce soit Mlle Antoinette qui me demande cela : avec vous, il n’y aurait rien de fait !… foi de Titin ! et je vais vous dire pourquoi… Quand votre Hardigras a commencé ses mauvaises farces, savez-vous à qui vous avez pensé tout de suite ? Vous en souvenez-vous, monsieur Supia ?… Eh bien ! vous vous êtes dit : « Il n’y a qu’un méchant garnement au monde qui soit capable de m’en faire voir de toutes les couleurs comme ce Hardigras… C’est Titin-le-Bastardon !… » Et vous m’avez fait surveiller, monsieur ! J’ai été suivi nuit et jour par vos agents ; ils m’ont fait faire une pinte de bon sang, vous pouvez m’en croire… Je n’ai rien dit et j’ai pris la chose en rigolant parce que tel est mon caractère… Aujourd’hui que vous avez reconnu votre erreur…

— Je la reconnais ! On ne peut rien vous cacher, monsieur Titin !

— Aujourd’hui vous venez me dire : « Il n’y a qu’un gars comme vous qui soit capable d’arrêter Hardigras !… » Vous m’avouerez que j’aurais tous les droits de vous envoyer promener !…

— Monsieur Titin ! ne vous fâchez pas ! Il n’y a pas que moi qui ait cru d’abord ce que vous dites !… Je ne veux nommer personne…

— Passons ! dit Titin, je m’en fiche de ce qu’on peut dire ou ne pas dire !… Quand on a sa conscience pour soi !…

— Je vous ai fait surveiller, je vous en demande pardon ! mais il y a beau temps que je ne me préoccupais même plus de ce que vous faisiez !…

— Oui ! quand vous avez été assuré que je m’avais pas quitté la « Fourca » !…

— Monsieur Titin, il y a plus de trois semaines que je ne savais même point où vous vous trouviez, la preuve, c’est que cet excellent M. Morelli est allé, à tout hasard, vous chercher place Arson !…

— Avez-vous parlé de vos premiers soupçons à Mlle Antoinette ?…

— Pensez-vous, monsieur Titin !

— Vous avez eu tort, monsieur Supia, car vous en auriez été débarrassé tout de suite !… Je la connais, Mlle Antoinette !… Ce n’est pas à elle qu’il ferait bon de venir dire que Titin est un cambrioleur, un voleur, un détrousseur de magasin, un homme de sac et de corde, un pourvoyeur de potence !…

— Un pourvoyeur de potence ? interrogea M. Supia en regardant Titin avec un effroi nullement joué…

— Eh ! n’a-t-on pas raconté que ce malfaiteur avait dressé dans ses caves une potence à laquelle il vous avait pendu, monsieur Supia !…

— C’est exact ! hélas ! soupira M. Supia. Il avait pendu là un mannequin qui, paraît-il, me ressemblait…

— Mais, s’il faut en croire Pistafun, Tantifla et compagnie, il y avait là un écriteau où on lisait : « En attendant l’autre ! »

— Ne trouvez-vous pas cela abominable ? râla M. Supia.

— Abominable !… il n’y a pas d’autre mot ! C’est ce que je disais hier encore à mon ami Babazou !… « On a beau ne pas aimer, M. Supia, ce n’est pas moi à qui l’idée viendrait jamais de lui préparer une potence avec le dessein avoué de l’y pendre !… »

— Vous ne m’aimez pas, monsieur Titin !

— Non, monsieur Supia, je ne vous aime pas ! Mais pour faire plaisir à Mlle Antoinette, je vous arrêterai votre Hardigras !

— Et quand cela ?…

— Cette nuit donc !…

— Vous êtes sûr de l’arrêter cette nuit ?

— Comme vous êtes là !…

— Vous êtes un homme extraordinaire, monsieur Titin !… — Bah ! répliqua modestement Titin, on est comme on est !…

Il quitta M. Supia en lui promettant d’être de retour à neuf heures. Il ne demandait qu’une chose à M. Supia, c’était de l’introduire lui-même dans les magasins, de façon que personne ne pût soupçonner sa présence. Après, il répondait de tout !…

— Et je puis réellement espérer ?… balbutia M. Supia, effaré d’une pareille assurance…

— Mlle Antoinette sera contente !… Vous pourrez le lui dire de ma part et allez dormir sur vos deux oreilles !…

En quittant la « Bella Nissa », Titin se dirigea droit sur le quai des Ponchettes, où il eut l’occasion immédiate de serrer la main d’une douzaine de pêcheurs de ses amis. Le front penché, il s’en revint jusqu’au coin de la rue de l’Hôtel-de-Ville, d’où, par-dessus tout un pâté de maisons, il pouvait apercevoir le cinquième étage de la « Bella Nissa » et, à l’angle du bâtiment, une fenêtre que n’éclairait, du reste, aucune lumière… « Si elle était là, se dit-il, elle aurait allumé… Le Supia ne m’a pas menti !… » Il rentra dans la vieille ville, toujours pensif. De toute évidence, Titin songeait à la meilleure façon de prendre Hardigras. Ainsi arriva-t-il dans un restaurant populaire de la rue Droite, renommé pour sa « pissaladière » et sa « stocaficada ».

Dans ce quartier aux ruelles étroites, aux murs noircis, aux hautes maisons décrépies dont l’équilibre avait été rompu par des siècles d’humidité, le haut commerce niçois se faisait quelquefois une fête de pénétrer dans la salle basse du vieil établissement et de se faire servir sur les tables rustiques les plats nationaux qui avaient régalé son enfance.

Justement, ce soir, il y avait là, à la table du fond, le bon Papajeudi, Mme Papajeudi et les trois demoiselles Papajeudi. Ils avaient commencé petitement comme tant d’autres et avaient réussi, à force d’économies, de bonne humeur et de travail acharné dans le commerce des denrées, beurres, fromages. Ils avaient maintenant une maison des plus importantes, place du Marché, fournissaient les hôtels et palaces, ce qui ne les empêchait point de continuer chaque jour que Dieu fait le petit détail et de soigner comme il sied le client qui passe. Dès l’ouverture du marché, on pouvait voir Mme Papajeudi à sa caisse et son mari, le tablier retroussé à la ceinture, une palette de bois à la main, coupant les mottes de beurre doré et pesant la marchandise au contentement de chacun. Quant aux demoiselles, on ne les voyait jamais. Elles étaient en pension, apprenaient le piano et le chant et se destinaient à faire l’ornement des salons dans lesquels elles entreraient plus tard, juste récompense du labeur obstiné de leurs parents.

Titin avait toujours été gâté par les Papajeudi, au temps où, encore gamin, il était accouru à Nice parce qu’on lui avait pris sa « Toinetta ». Quand il rôdait dans le marché, pignochant de-ci de-là sa nourriture, récoltant une commission, un fruit, un coup de pied quelque part, enchanté de la vie parce que, de temps à autre, il pouvait apercevoir sa petite amie qui lui faisait des signes derrière la bonne ou la gouvernante, il était toujours sûr, dans les moments difficiles, de trouver chez les Papajeudi l’aumône d’un peu de stockfisch, d’une poignée d’olives ou autres friandises. Papajeudi le trouvait drôle, ce petit, qui parfois le faisait rire jusqu’aux larmes, parfois mettait dans des fureurs noires la bonne Mme Papajeudi, épouvantée de voir le gamin jongler avec ses œufs frais…

— Eh bé ! s’écria M. Papajeudi en apercevant le nouveau venu… Eh bé ! c’est Titin !… Tu connais la nouvelle ?…

— Non, monsieur Papajeudi… quelle nouvelle ?…

— Eh bé ! Toinetta se marie !…

Titin fit : « Ah ! » sans essayer de cacher son étonnement et peut-être sa peine. Il était devenu un peu pâle ; mais il ajouta sur un ton assez naturel en s’asseyant et en déployant sa serviette :

— Ma foi non, je ne connaissais pas la nouvelle…

— Comment ! s’exclama Mme Papajeudi, Toinetta ne t’avait rien dit ?

— Mais je n’ai pas vu Toinetta de longtemps ! répondit simplement Titin, commandant une demi-bouteille de chianti à Caramagna, le patron, qui accourait de la cuisine à la nouvelle de son arrivée.

— Bah !… fit Caramagna avec un coup d’œil si Toinette n’a rien dit à Titin, elle en aura peut-être bien soufflé un petit mot à Hardigras !

Titin haussa les épaules :

— Vous êtes tous des « fadas » (des imbéciles) avec votre Hardigras. Est-ce que je le connais, moi !…

Caramagna, à ces mots, éclata de rire, mais il s’arrêta net devant le regard dur que lui lança Titin.

— Vaï ti pinça en l’aïga (Va te jeter à l’eau !…), tu es trop bête, éclata celui-ci…

Caramagna sagement retourna à sa cuisine, car il savait qu’il n’était point prudent de se frotter à Titin quand il avait ce regard-là.

Il y eut un silence, puis ce fut Titin qui demanda à M. Papajeudi :

— Fait-elle un beau mariage, au moins ?…

— Comment ! si elle fait un beau mariage, s’écria Mme Papajeudi, je crois bien ! Elle épouse un prince !

— Quel prince ? demanda Titin qui avait reconquis apparemment toute sa tranquillité.

— Le prince Hippothadée ! ni plus ni moins, qui sera peut-être un jour roi de Transalbanie, est-ce qu’on sait ?… du moins c’est lui qui en fait courir le bruit, le cher seigneur !…

— Il est beau ?… Il est jeune ?… questionnai Titin, toujours avec la même impassibilité.

— Je le trouve très chic ! roucoula Mme Papajeudi…

— Ah ! les femmes ! s’écria son époux en vidant dans un verre ce qui restait de chianti dans le fiasco, il suffit d’être prince et le reste ne compte plus pour ces dames. Son prince, à Toinetta, a plus de cinquante ans ! Il est maquillé comme une vieille cocotte, il n’a pour toute fortune que des dettes, il vit aux dépens d’une comtesse à perruque ! Qu’importe ! Toinetta veut être princesse, elle le sera !…

— Bientôt ? demanda Titin en repoussant d’un geste dont il ne fut pas maître son assiette pleine de bonnes tripes fumantes que Caramagna, pour se faire pardonner, venait de lui apporter lui-même avé le sourire !…

— Mais je crois bien que tout sera fait d’ici trois semaines ! répondit M. Papajeudi, j’ai rencontré ce matin, rue de l’Hôtel-de-Ville, le « boïa »… il sortait de la mairie et il courait faire le nécessaire à Sainte Reparate. Il paraissait gaillard comme s’il allait à la noce pour son compte… Eh bé ! Titin, à quoi je pense donc ?… Je le vois bien, je te fais de la peine !…

— Mais non !

— Tu lui fais de la peine, à ce garçon, s’apitoya Mme Papajeudi qui était bonne personne et prenait en pitié le chagrin de Titin.

— C’est vrai que j’ai de la peine, avoua le Bastardon, j’ai toujours bien aimé Toinette ! À la Fourca, nous avons joué si petits ensemble !… Elle m’aimait bien, elle aussi… Quand elle est devenue demoiselle, elle n’a pas fait la fière avec moi… Malgré le père Supia, on arrivait bien à se dire un petit bonjour, par ci par là, en se rappelant le bon temps… Qu’est-ce que vous voulez ? Je ne pouvais souhaiter qu’une chose, moi !… C’est qu’elle soit heureuse ! Chez les Supia, elle ne l’était pas !… et je me disais : « Pourvu qu’elle fasse un bon mariage !… » Or, vous m’apprenez qu’« on la marie » à un rien du tout !… Eh bien !… J’ai un gros chagrin !… c’est sûr !…

La voix de Titin tremblait un peu… Son émotion avait gagné les Papajeudi et même les autres clients voisins qui pouvaient entendre… Caramagna essuya une larme furtive. Il y eut un silence… Enfin, Caramagna, en essuyant la table d’un coin de son tablier, crut devoir dire, pour attester qu’il prenait part à la peine de Titin :

— Mon pauvre Titin ! Je te plains bien, va !

Le Bastardon donna aussitôt un tel coup de poing sur la table qu’il eût fait sauter toute la vaisselle qui la chargeait au plafond si Caramagna ne se fût précipité à temps pour protéger son fonds de commerce…

— Bougre de « bavecca » ! lui jetait Titin devenu aussi rouge que tout à l’heure il était pâle… Ce n’est pas moi qui suis à plaindre ! C’est elle !

Le tremblant Caramagna n’avait pas besoin d’entendre cette dernière gentillesse qui le reléguait au rang des pauvres d’esprit après que Titin l’eut déjà comparé à la « bavecca », poisson qui a une gueule de raie, pour se rendre compte que son intervention, si amicale fût-elle, n’avait pas été du goût de son client, et il disparut sans plus tarder du côté de ses fourneaux, renonçant à se mettre dans les bonnes grâces d’un garçon qui, ce jour-là, montrait un caractère si difficile.

— Monsieur Papajeudi, reprit Titin, après un effort pour reconquérir son sang-froid, vous qui avez parlé à M. Supia, et qui l’avez vu si allègre, n’avez-vous point pensé qu’il pût y avoir dans toute cette affaire quelque tour de sa façon ? On le voit rarement gai de la joie des autres ! Enfin ! D’après ce que vous me dites, j’imagine que l’on a peut-être forcé la main (ce serait le cas de le dire) à notre pauvre Toinette…

— Croyez-moi, intervint Mme Papajeudi, à qui l’on ne demandait rien, Toinette n’est point si petite fille que ça ! et ce n’est point Supia tout dur et tyrannique qu’il soit, qui lui fera faire ce qui n’est point dans sa tête !…

— Je comprends ! fit Titin sur un ton des plus mélancoliques. Mais c’est une chose si inattendue ce mariage, que l’on peut se poser bien des questions !…

À ce moment survinrent deux employés de la « Bella Nissa » ; ils avaient un journal du soir à la main.

— La nouvelle est officielle ! annoncèrent-ils à deux camarades qui les attendaient. Mlle Acagnosc se marie !…

On s’arracha la feuille et quelqu’un lut tout haut :

« Nous avons le plaisir d’annoncer les fiançailles du prince Hippothadée de Transalbanie, un de nos hôtes bien connus, avec Mlle Antoinette Agagnosc, la charmante nièce et pupille de Mme et M. Hyacinthe Supia, directeur de la « Bella Nissa ». Tous les amis de cette vieille et honorable famille se réjouissent d’une union qui fait autant d’honneur au représentant princier d’une nation amie qu’au haut commerce de la Côte d’Azur. »

— Ça, s’écria l’un des employés, c’est du Supia tout pur !…

Titin ne disait plus rien. Il avait jeté un coup d’œil à la dérobée du côté de la salle voisine qui communiquait de plain-pied avec la pièce où il se trouvait avec les Papajeudi… Deux figures nouvelles venaient d’y faire leur apparition. Elles semblaient porter le diable en terre, tant elles étaient peu réjouissantes à regarder. C’étaient certainement des étrangers, s’il fallait accorder quelque foi à leurs costumes de voyage, à leurs cheveux d’un blond filasse. L’aspect nordique de ces individus qui s’étaient assis en silence à une table de côté, d’où l’on pouvait tout apercevoir dans les deux salles, se complétait d’énormes bésicles à garniture d’écaille.

L’un des employés de la « Bella Nissa » ne s’y trompa point.

— Je les reconnais, fit-il, assez haut pour être entendu de Titin… Ce sont les deux inspecteurs de la Sûreté qui l’ont échappé belle chez nous !

— On les croyait repartis pour Paris !… fit l’un des deux autres employés.

— Le bruit a couru qu’ils avaient disparu, fit à voix basse un autre client… Je sais qu’on les a recherchés partout… Ici, la police était sur les dents !… Et, naturellement, on accusait encore Hardigras !… C’est cependant lui qui les a sauvés !…

Tout le monde regardait Titin. Celui-ci se leva, régla sa dépense, enfonça son feutre sur sa tête d’un coup de poing. Il paraissait de fort méchante humeur.

— Tu t’en vas, Titin ? demanda Papajeudi, étonné…

— Oui !… je f… le camp !… j’en ai assez de vous entendre parler de votre Hardigras !… Christo !… pour qu’il n’en soit plus question !… et que vous ne m’en rabattiez plus les oreilles, je vais l’arrêter de ma propre main. Et je l’amènerai avant qu’il soit longtemps à MM. Souques et Ordinal !… si c’est lui qu’ils recherchent !…

Là-dessus, il passa raide comme la justice au milieu des tables, bouscula un peu en passant celle de MM. les Inspecteurs de Sûreté et effectua sa sortie dans le plus grand silence.

— Bah ! finit par dire M. Papajeudi… ça n’est point Hardigras qui l’occupe !… j’en mettrais ma main au feu !…

Mme Papajeudi était de cet avis :

— Il aimait bien Toinetta. Il l’aimait comme une sœur ; il est peiné d’un tel mariage !

Toujours silencieux et toujours tristes, MM. Souques et Ordinal mangeaient leur « stoccaficada » sans aucun entrain. Caramagna, qui les prenait pour ce qu’ils n’étaient pas, les considérait avec une fureur concentrée. Il finit par leur dire :

— Ces messieurs n’ont point de goût pour ma cuisine !… Veulent-ils encore des « kartoffeln » ! Je puis envoyer chercher de la choucroute…

Ils ne répondirent point, payèrent et gagnèrent la rue.

D’un pas paisible, ils se dirigèrent du côté de la « Bella Nissa ». Ils n’avaient point l’intention d’y pénétrer. M. Supia les avait définitivement instruits sur ses dispositions à leur égard : il ne voulait plus entendre parler d’eux, et leur avait même défendu en termes assez discourtois de s’occuper de ses affaires.

Le secours que ces messieurs lui avaient apporté jusqu’à ce jour n’avait pas été suffisamment efficace pour que ceux-ci se permissent d’insister.

En revenant rôder autour de la « Bella Nissa », MM. Souques et Ordinal n’avaient pas d’autre dessein que de suivre le Bastardon.

S’étant arrêtés dans l’ombre d’un mur, au coin de la place du Palais, ils n’avaient pas tardé à découvrir celui qu’ils cherchaient. Les mains dans les poches, il considérait attentivement une fenêtre du dernier étage de la « Bella Nissa » qui restait obstinément sombre et fermée.

Titin renouvela ce manège trois ou quatre fois, allant d’un trottoir à l’autre, évitant aussi la lumière.

Enfin il sembla se résoudre à diriger sa promenade vers d’autres parages… Il arriva, par des escaliers discrets, à remonter jusqu’au boulevard Mac-Mahon… Après un moment d’hésitation, il se glissa sous les arcades qui longeaient le casino et déboucha sur la place Masséna. Son attention fut attirée par la foule qui se pressait devant l’entrée du bâtiment municipal décorée de tentures et toute fleurie comme aux grands soirs de gala.

Le casino donnait en effet, ce soir-là, une représentation exceptionnelle à l’occasion d’une fête de charité. Les autos commençaient d’affluer, déposant sous les voûtes, où l’on avait établi un service d’ordre, des couples fastueux, et cette brillante société à laquelle une heureuse fortune permet de faire le bien chaque fois que cela est possible, sans trop s’ennuyer.

La nuit était magnifique pour la saison ; une de ces nuits dont les hivers de Nice ont le secret et qui étonnent toujours le voyageur.

Sous les fourrures entr’ouvertes, les femmes, couvertes de bijoux, étaient l’objet de l’admiration d’une double haie de curieux… Soudain Titin tressaillit… Il venait de reconnaître, descendant d’auto, entre sa tante et sa cousine, Antoinette dans une toilette d’un goût charmant et d’une simplicité somptueuse. Un manteau léger, lamé d’argent, posé négligemment sur les épaules, finit d’éblouir Titin…

Cette jeune reine, pour descendre de son char, venait de toucher la main que lui tendait ce monsieur en habit, qui avait si grand air, avec son morceau de carreau dans l’œil et sa façon de saluer les dames !

Certes ! Il n’était plus de la première jeunesse !… mais Titin le trouva suffisamment éblouissant pour que sa vue lui devînt immédiatement insupportable.

Il souffrait de tout et de tous… D’Antoinette surtout ! Ah ! mon Dieu, comme il souffrait de la voir passer si lointaine… Admirée de tous, avec ce clair sourire qu’il connaissait bien, mais qui n’était plus, hélas ! pour le pauvre Titin !

Ce sourire était peut-être la seule chose qui n’eût point changé en elle.

Derrière elle, sa tante et sa cousine semblaient être ses servantes ! Que s’était-il passé, mon Dieu ?…

Titin se sauva comme un fou.

Où courut-il pendant les trois heures qui suivirent ?… Par quels chemins passa-t-il ? Seuls, MM. Souques et Ordinal eussent pu le dire…

Ah ! il leur fit faire de la route !…

Ils se retrouvèrent vers les minuit, toujours derrière Titin, mais devant les bâtiments de la « Bella Nissa ».

À ce moment, ils ne doutèrent plus de rien. Ils se demandèrent seulement par quelle ouverture insoupçonnée il allait pénétrer dans cette masse sombre qui leur livrerait le secret de Hardigras. Ils n’en respiraient plus.

Aussi leur étonnement fut-il grand de voir le jeune homme frapper tranquillement à une petite porte qui mit, du reste, quelque temps à s’ouvrir.

Les deux agents jugèrent qu’ils n’avaient plus un instant à perdre et s’élancèrent avant que la porte eût été refermée.

Mais alors, ils se heurtèrent, non point à Titin, mais à une silhouette qu’ils ne s’attendaient point, certes, à trouver là. Et aussitôt, la porte leur claqua sur le nez.

Avoir couru trois heures pour voir finalement M. Supia ouvrir sa porte à Titin-le-Bastardon !…

On a beau s’attendre à tout dans le métier de MM. Souques et Ordinal, mais ce coup-là était tellement fort que M. Souques, qui ne parlait jamais, s’écria :

— Tout s’explique !

Pour ne paraître jamais inférieur aux autres ni à lui-même, M. Souques avait adopté cette façon de dire : « Tout s’explique » quand l’événement semblait particulièrement inexplicable.

Complètement abasourdis, ces messieurs rentrèrent se coucher…

Il est deux heures du matin. Il y a de la lumière à la fenêtre de la chambre de Toinetta…

La fiancée du prince Hippothadée vient de rentrer du casino où ce seigneur l’avait invitée à souper avec sa tante et sa cousine.

En vérité, voilà une soirée qui compte dans la vie de Mlle Agagnosc ! Et l’on ne saurait s’étonner si, au lieu de se mettre au lit immédiatement, elle ouvre sa fenêtre et s’attarde un peu, appuyée au léger balcon, à se remémorer l’enchantement de ces heures nouvelles où elle a connu qu’elle était faite pour tous les triomphes mondains.

Son succès a été complet ; la haute société niçoise en relations avec la famille Supia n’a point manqué de lui faire de grands compliments, et, d’autre part, le prince lui a présenté des amis à lui, qui ne dissimulaient point leur admiration pour sa beauté et sa jeunesse.

Mais il semble bien que le souvenir d’un si beau succès n’absorbe point entièrement Mlle Agagnosc ; pourquoi ces regards à droite, à gauche, au-dessus d’elle, au-dessus même des toits qui s’étagent à des niveaux divers, recouvrant les grands magasins ?

Ses yeux restent maintenant obstinément fixés vers le ciel. Le remercie-t-elle de son prochain bonheur ou s’amuse-t-elle à dénombrer les astres ?

En suivant bien ses regards, nous découvrirons peut-être qu’ils rencontrent moins l’étoile alpha ou gamma de quelque constellation que certaine ombre qui vient de surgir au ras d’une gouttière et qui se dirige, fort précautionneusement, s’accrochant tantôt à une lucarne, tantôt à une tabatière, sans négliger l’ombre protectrice des cheminées, vers le toit qui abrite la future princesse de Transalbanie…

Disons même que ce n’est pas sans une certaine anxiété que Mlle Agagnosc suit des yeux les déplacements de cette audacieuse silhouette et quand l’on put craindre pour l’équilibre de ce singulier hôte des toits, ce n’est point de peur pour elle-même que Mlle Agagnosc frémit, mais bien pour l’insensé qui court le risque de se rompre le cou dans un dessein que nous avons certainement deviné.

Ne nous attendons point à ce qu’elle appelle au secours !…

C’est, au contraire, en faisant le moins de bruit possible, qu’elle rentre dans sa chambre, éteint l’électricité et revient tout doucement à sa fenêtre !…

Ô Roméo ! Le balcon de Juliette t’attend ! Mais quand, dans les nuits de Vérone, les doux enfants divins se rejoignaient dans l’angoisse d’être surpris par des parents ennemis, ils savaient qu’ils s’aimaient et ils risquaient tout pour un baiser !…

Mais, toi, pauvre Titin, tu joues ta vie pour apprendre de la bouche de Toinetta qu’elle vient joyeusement de se fiancer à un homme que tu détestes à en mourir.

Et ta Toinetta sait-elle que tu l’aimes ? Connaissait-elle ton secret avant toi ?… Avait-elle deviné ton cœur avant qu’il ait souffert ?… Non, n’est-ce pas ?… Il y a trop grand abîme entre Titin-le-Bastardon et Mlle Agagnosc, si grand que ni elle, ni toi n’avez jamais pensé d’en côtoyer les bords !… C’est ce qui vous faisait si loyaux et si heureux, dans vos rencontres, ignorants du danger.

Et maintenant que tu le connais, il t’épouvante ! mais tu viens quand même, Titin !…

Tu sais pourtant bien que tu n’as rien à lui dire !…

Mais tu veux l’entendre !…

Dans cette nuit de Nice, aussi belle que toutes les nuits d’amour en Italie, Titin, par un demi-miracle, s’est glissé en tremblant jusqu’à cette rampe fragile où s’appuie Toinetta.

Elle est encore toute émue de la gymnastique supérieure de son ami.

— Grand fou ! lui dit-elle, en l’embrassant gentiment comme autrefois… Je savais bien que tu viendrais. Je ne savais pas par où, par exemple. Mais tu étais dans la maison… grâce à moi. Le « boïa » te l’a dit, au moins. Oui, c’est moi qui ai eu cette idée de te faire venir pour arrêter ce mauvais farceur de Hardigras, qui fait enrager mon oncle. Tu comprends, Hardigras, ça m’est bien égal, c’est toi que je voulais voir. Il y a si longtemps qu’on ne s’est rencontrés ! Et je t’attendais !… Allais-tu arriver par en bas ? par en haut ? par le nord, le sud ou par l’est ?… J’en riais à l’avance, mais je ne riais plus, quand j’ai vu le danger que je t’ai fait courir !… Tu m’as fait peur tout à l’heure quand tu as trébuché près de la cheminée !… Mais sache que si tu t’étais écrasé sur le pavé, j’allais t’y rejoindre.

Il ne faudra plus recommencer ces bêtises-là !… Enfin, ce soir, profitons-en ! Raconte-moi des histoires sur la « Fourca ». La mère Bibi va toujours bien ?

— Toinetta !… ma Toinetta !… fit Titin, c’est vrai ce que tu dis là ?

— Quoi donc ?…

— Que tu m’aurais suivi, là, en bas, sur le pavé !…

— Je te le jure, Titin !… C’est à cause de moi que tu serais mort !… Je n’aurais pas pu vivre avec cette idée-là, bien sûr ! Crois-tu donc que je ne t’aime pas !

Il y eut un silence, puis Titin dit, en faisant un effort immense pour garder à sa voix son ton naturel :

— Paraît que tu te maries ?…

— Ah ! On t’a déjà dit cela ? J’allais justement te l’apprendre.

— Inutile ! C’était dans le journal du soir.

— On dirait que cela te fait un drôle d’effet !

— Moi ! Mais non, Toinetta. Il fallait bien que tu te maries un jour ou l’autre, n’est-ce pas ?

— Si ! Si ! Tu as à me dire quelque chose… Eh bien, dis !… Je t’écoute.

Mais Titin se taisait… Elle finit par s’impatienter :

— Vas-tu parler, vilain Titin !

Enfin, il posa la grave question :

— Est-ce que… Est-ce que tu l’aimes ?

— Moi ! Je ne l’aime ni ne le déteste ! Je le connais à peine.

— Et lui ? demanda encore Titin en tremblant.

— Quoi, lui ?

— Lui, est-ce qu’il t’aime ?…

— Et toi ?

— Quoi, moi ?…

— Oui, tu me poses une question, je t’en pose une autre… Est-ce que tu m’aimes ?

— Il ne s’agit pas de moi, répondit en balbutiant Titin… Tu sais bien que, moi, je t’aime depuis que tu es au monde !

— C’est tout ?…

— Dame ! soupira Titin.

— C’est pas beaucoup !… conclut-elle en riant nerveusement.

— Je ne pouvais pas t’aimer avant !, répondit bêtement Titin.

— Oui ! on s’aime toujours autant que lorsqu’on était gosses ! n’est-ce pas, Titin ?

— Mon Dieu ! Oui ! Toujours… Tu le sais bien, et même davantage.

— Si nous étions encore à la « Fourca » tu irais me chercher des nids et tu ferais toujours danser pour moi les chèvres de la mère Bibi. Eh bien ! c’est très gentil, ça, mon garçon !

Et elle rit encore, mais d’un petit rire qui n’était point sans une certaine amertume et qui était peut-être bien près des larmes…

Puis elle se tut et ce grand niais de Titin ne parla pas. À la vérité, il était bouleversé, à un point qu’on ne saurait dire. Il ne la regardait plus. Il ne voulait plus la voir, car il sentait que s’il tournait la tête de son côté, c’était fini ! Il la prendrait dans ses bras, l’étreindrait brusquement à en mourir et s’ils n’en mouraient ni l’un ni l’autre, ils n’avaient plus qu’à se jeter du haut du balcon, tous les deux !

Mais ce n’était pas un sort, n’est-ce pas pour Mlle Agagnosc, que de mourir dans les bras d’un Bastardon !… pas plus que d’y vivre, hélas !…

Alors ! Alors il ne la regardait pas… Il était penché sur la rampe, lui aussi, la tête dans les mains, le cœur en feu, essayant de se calmer, de se dominer, et elle non plus ne le regardait plus… Elle finit par dire :

— Tu me demandais si mon fiancé m’aime. Bien sûr qu’il m’aime !… Il m’adore ! Il fait tout ce que je veux ! Je serai heureuse avec lui ! Je serai princesse ! Il a tout pour lui.

— Il n’est plus jeune !… ricana Titin.

— Il est encore très bien ! D’un chic ! Toutes les femmes sont folles de lui !…

— Je le sais, dit Titin. À propos de femmes il a, paraît-il, une bien singulière réputation !…

— Ce sont ses ennemis qui disent ça ! Partout, il y a des jaloux, des méchants et des envieux ! Il s’est ruiné pour les femmes !…

— C’est au tour des femmes de l’entretenir ! grogna Titin, elles lui doivent bien ça !…

— Pourquoi dis-tu cela ? À cause de la comtesse d’Azila ? C’est une vieille amie de sa famille qui lui a prêté de l’argent, il le lui rendra !

— Avec le tien !

— Et après ?… J’en fais ce que je veux de mon argent ! Il me fait princesse. Je peux bien le faire riche ! Tout ça ; ça fait un beau mariage !

Titin ne répondit point. Il pleurait.

Tout à coup, elle s’en aperçut. Ce fut à son tour d’être bouleversée. Elle voulut relever sa tête :

— Qu’est-ce que tu as, mon Titin ? Pourquoi pleures-tu ?… Mais dis-le moi…

— Parce que je voudrais te voir heureuse, répondit-il en séchant rapidement ses larmes, comme s’il avait honte, et parce que je pense que tu ne le seras pas avec cet homme !…

— Mais avec quel homme donc crois-tu que je pourrais être heureuse ?…

— Je ne sais pas, moi !

Et brusquement il la quitta. Agile et décidé, il avait bondi sur la rampe comme un singe et s’accrochait aux persiennes pour, de là, remonter sur les toits…

Toinette était furieuse de voir qu’il lui échappait. Elle le suppliait de rester encore quelques instants, mais il lui répondit qu’il était grand temps qu’il s’occupât de Hardigras. Elle eut à nouveau son rire, son rire annonciateur des larmes…

— Eh bien ! Va donc !… Va ! avec ton Hardigras, et laisse-moi avec mon prince !… Si je suis malheureuse, ce sera bien fait !… autant lui qu’un autre, après tout !…

Mais Titin était déjà loin. Antoinette referma sa fenêtre rageusement.

Pendant ce temps, M. Supia, qui ne s’était point couché, attendait dans son bureau les événements promis par le Bastardon.

Nous avons vu que Titin était arrivé tard à la « Bella Nissa », après sa course désordonnée dans la ville, mais il avait su convaincre M. Supia que tout son temps avait été pris par l’élaboration d’un plan qui ne manquerait pas de donner les meilleurs résultats.

Le directeur de la « Bella Nissa » n’avait voulu le quitter qu’après l’avoir lui-même promené du haut en bas de ses magasins, l’arrêtant dans les endroits qui avaient été visités plus particulièrement par Hardigras.

Sa petite lanterne sourde à la main, arrivé au rayon de l’ameublement, il montra à Titin le fameux lit Louis XVI où le cynique Hardigras avait passé tranquillement la nuit. Depuis, on ne lui mettait plus de draps et la chambre avait été tout particulièrement recommandée à l’équipe de pompiers qui avait entièrement remplacé le service de veilleurs de nuit en qui M. Supia n’avait plus la moindre confiance.

— Ma plus belle chambre ! gémit encore M. Supia, un ensemble de style digne d’un musée ! Je viens du reste de la céder au prince de Transalbanie qui va épouser ma pupille. Je vous la recommande tout particulièrement.

— Je m’en charge, monsieur Supia. Vous pouvez dormir tranquille. J’ai mon plan !

Arrivé au quatrième étage, M. Supia, avant de quitter Titin pour rentrer chez lui, lui montra un petit en-cas qu’il avait disposé à son intention sous le dernier comptoir de quincaillerie… Il y avait un demi-poulet, un fromage, un pain, une bouteille de vin et un petit flacon de « branda ».

— Vous aurez là de quoi vous soutenir, lui dit-il, si vous vous sentez en appétit ou si vous avez besoin de vous réchauffer. Êtes-vous armé ?

— Jusqu’aux dents, maintenant ! répliqua le jeune homme avec un gros rire…

— Chut ! fit encore l’autre, qui n’avait pas compris, soyez prudent et si, demain, vous tenez votre promesse…

— Pouvez-vous en douter, monsieur Supia ?

— Hélas ! oui, j’en doute !… On m’a fait tant de promesses !…

— Soyez sans crainte. Vous aurez votre Hardigras demain matin au plus tard, bonsoir la compagnie !…

— Eh ! Vous ne partirez point comme cela sans avoir vu ma nièce !…

— Je l’ai vue, monsieur Supia, je l’ai vue tout à l’heure, quand elle faisait son entrée au Casino, au bras de son futur époux !… Que voulez-vous que le pauvre Titin ait affaire maintenant avec une princesse !… Tenez, je lui ferai cadeau de Hardigras ! Ce sera mon cadeau de noces !…

— J’ai toujours pensé que vous étiez un brave garçon ! J’ai foi en vous. Vous voyez ce bouton électrique, si vous avez besoin de moi cette nuit, appuyez là ! j’ai pris mes précautions, on accourra à votre secours ! À bientôt, Titin ! Je vous laisse ma petite lanterne sourde.

— Ouf ! soupira Titin, quand l’autre eut disparu. J’ai cru qu’il ne me quitterait pas ! Ce qu’il me rase avec son Hardigras !

De fait, Titin pensait à tout autre chose… Quand il se fut hissé sur les toits, ce n’était pas après Hardigras qu’il courait, et quand il se retrouva dans le magasin après l’expédition que nous savons, au balcon de Juliette, ce n’était plus le même Titin… le Titin que nous avons connu triste, las de tout… Il avait retrouvé toute sa joie de vivre, toute son exubérance, cette merveilleuse humeur et ce mépris incroyable de tout ce pourquoi les hommes veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent, c’est-à-dire le souci du lendemain…

Le présent seul existait pour lui dans sa splendeur révélée. Que ferait-il d’une aussi merveilleuse découverte ? Il n’en savait fichtre rien ! Mais « en cette minute, en ce lieu », il pouvait s’écrier : « Elle m’aime ! Elle m’aime !… » Et il ne se gênait pas pour le proclamer devant toutes ces casseroles assemblées dont l’âme de fer-blanc vibrait de son enthousiasme, débordant…

Oui, ils s’aimaient d’amour. Ils avaient découvert cela sur le balcon enchanté, à travers toutes leurs mauvaises paroles qui accouraient sur leurs lèvres, parce qu’ils avaient peur de prononcer les seules vraies qui eussent pourtant soulagé leurs cœurs tout neufs qui s’étaient trop longtemps ignorés !

Elle m’aime ! Elle m’aime !

Tout à coup, il se tut. En voilà une imprudence ! Eh bien ! Si Hardigras m’entendait, il serait capable d’aller tout conter au père Supia ! « Fan d’un amuletta » que j’ai faim ! »

Et, à la lueur de la petite lanterne du « boïa », il eut tôt fait disparaître le demi-poulet. Le fromage et le pain passèrent sans qu’il en restât miette. Plus une goutte au fond de la bouteille, mais il se réserva de la « branda » pour les travaux qui lui restaient à accomplir.

Lesté de la sorte et tout le corps en liesse, il se déclara qu’il était maintenant d’attaque et il commença ses prudentes investigations. Il faisait moins de bruit qu’une souris, trouva le moyen de visiter tous les étages sans user des escaliers… et disparut un bon quart d’heure dans les sous sols, puis il revint, n’utilisant guère sa lanterne, laissant comme une ombre au milieu de tous ces fantômes que font, la nuit, dans les magasins déserts, les grandes poupées de bois qui les habitent et surgissent sous un rayon de lune…

Il remonta ainsi jusqu’au quatrième étage, pénétra dans le refuge de sa quincaillerie, rappelé par le désir de dire un petit bonjour à la « branda ».

De là, il redescendit au troisième et, suivant sa promesse, porta toute son attention sur la chambre Louis XVI. Le lit n’avait pas de draps, mais il avait un bon sommier. Il pensa que Hardigras n’avait pas dû mal dormir là-dessus et qu’il ne pouvait mieux garder ce lit auquel tenait tant M. Supia et qui était destiné à de si illustres noces qu’en s’y étendant à son tour.

Comme Hardigras avait fait, il ramena sur lui la vaste serge et attendit les événements.

Cette ruse, par laquelle il espérait de toute évidence surprendre l’hôte nocturne semblait l’enchanter. Il en riait à l’avance. Mais il ne rit point longtemps, car, tout « enfant de carnevale » que l’on soit et même de trois pères, on ne se trouve pas dans un bon lit après les émotions d’une journée pareille et un demi-fiasco de « branda » dans l’estomac sans qu’un doux appesantissement ne vienne bientôt réduire les forces physiques et morales de l’être le plus résistant.

Titin ne tarda pas à s’endormir d’un sommeil puissant. Comme Hardigras certain soir, il ronfla. Mais autant qu’il nous en souvienne, le ronflement de Hardigras n’avait été qu’une malice inventée pour faire courir ce pauvre M. Supia, tandis que le ronflement de Titin était le plus vrai et le plus franchement harmonieux du monde.

Titin ronflait encore à sept heures du matin, heure à laquelle M. Supia, qui n’avait pas dormi du tout, se décidait à pénétrer dans ses magasins pour avoir des nouvelles de Hardigras !…

Hélas ! Titin ne pouvait parler, car il ronflait toujours, mais le plus affreux était qu’il ronflait sur le parquet qui supportait, quelques heures plus tôt, le lit et la fameuse chambre Louis XVI…

Maintenant, lit et chambre avaient disparu !

Il ne restait plus que Titin ronflant ! M. Supia, à ce spectacle, poussa des cris où s’exprimait un désespoir définitif. En même temps, il secouait Titin comme un enragé.

Mais celui-ci ronflait toujours… Ils furent cinq à le secouer, il n’ouvrait pas les yeux et ne semblait nullement gêné dans son prodigieux repos par toute cette bousculade, si bien qu’on dut prendre le parti de le transporter dans une mansarde attenant à l’appartement de M. Supia.

On le jeta sur un lit. Il cessa de ronfler. Mais, hélas, ne se réveilla pas ! Seulement, il sourit. Selon toute probabilité, bien que sa face réjouie fût tournée du côté de M. Supia, ce n’était pas à M. Supia qu’il souriait, il souriait aux anges, le bon Titin ! Il souriait surtout à cette merveille tombée du paradis, à sa Toinetta !

Furieux de ce sourire qui semblait le narguer. M. Supia se précipita à nouveau sur lui. Alors Titin se reprit à ronfler !…

À onze heures, il n’était pas réveillé !… À midi !… À deux heures, il dormait toujours !

Sur les conseils d’Antoinette, qui, d’abord, s’était égayée de l’aventure, puis qui s’était affolée et qu’on avait la plus grande peine à retenir maintenant dans l’appartement, on fit venir un médecin, lequel examina longuement Titin et déclara que l’on avait dû faire prendre à ce garçon un puissant narcotique.

— Où a-t-il pris son dernier repas ? demanda-t-il.

— Eh docteur !… C’est moi-même qui lui ai préparé son souper, déclara M. Supia.

— Je désirerais en voir les reliefs, insista le représentant de la faculté…

On lui apporta assiettes, verre, bouteilles.

On constata qu’il restait au fond d’une bouteille quelques gouttes de « branda ».

Cinq minutes plus tard, toute la vaisselle et la « branda » étaient examinées dans un laboratoire ; de l’avenue de la Victoire, selon les derniers procédés scientifiques. Il fallut se rendre à l’évidence. Titin avait été endormi par un narcotique qu’une main inconnue avait versé dans la branda !

Une main inconnue ! Ah ! M. Supia ne la connaissait que trop, cette main-là ! Hardigras !… Toujours Hardigras !…

Ce fut du reste l’avis de Titin-le-Bastardon, qui se réveilla sur ces entrefaites.

— Ce sacré Hardigras m’a eu ! avoua-t-il sans trop s’émouvoir… Mais je reviendrai ce soir monsieur Supia, et…

— F… le camp ! hurla le boïa… F… le camp et que je ne te revoie plus !

— Monsieur Supia, fit Titin en passant son pantalon, vous n’êtes pas poli ! Jamais je n’aurais cru que vous feriez tant de bruit pour une pauvre chambre Louis, XVI. Moi qui ai failli être empoisonné pour vous. Adieu, monsieur Supia ! Mes respects, Mlle Antoinette et dites-lui combien je regrette d’avoir si peu réussi avec ce damné Hardigras !

Mais M. Supia était déjà descendu s’enfermer chez lui… Il recommença de considérer les choses… et cette fois conclut à son impuissance. C’est Bezaudin qui avait raison ! se dit-il, il faut traiter avec Hardigras !… Au meilleur prix possible !

M. Supia devait savoir le jour même à quel prix il pourrait peut-être traiter avec Hardigras. S’étant couché de bonne heure, à cause des fatigues de la nuit précédente et des fortes émotions de la journée, il fut renseigné avant neuf heures du soir. En glissant son mouchoir sous son traversin, sa main rencontra un pli qu’il ne s’attendait certes point à trouver en cette place…

L’enveloppe portait cette inscription, en lettres majuscules : Pour M. Hyacinthe Supia. (Urgent et strictement personnel).

La main tremblante, il décacheta et lut : Défense à M. Hyacinthe Supia de marier sa pupille, Mlle Antoinette Agagnosc, avec ce « rien du tout » de prince Hippothadée de Transalbanie !

Et signé : Hardigras.

Naturellement.