Baudinière (p. 76-83).

VII

Titin-le-Bastardon

Il n’était point de la dignité de M. Supia d’aller chercher lui-même Titin-le-Bastardon.

Descendu dans son cabinet directorial, il eut une courte conférence avec Sébastien Morelli, lequel se dirigea aussitôt vers la place Arson.

Cette place populaire était bien plaisante à voir avec ses joueurs de boules qui avaient « fait tomber la veste » et montraient leurs muscles bronzés, leurs épaules larges, leurs cous de taureau, leurs poitrines poilues sous la chemise entr’ouverte. Ils lançaient la « boccia » (la boule) avec un entrain, une gaieté naturelle qui éclatait chaque fois que l’un de ces messieurs avait réussi un « picareste » qui déblayait le jeu.

Et qui donc, place Arson, fut jamais de mauvaise humeur ? Pourrait-on le dire ? Et ensuite, quelle raison y aurait-il eu à cela ?… Aucun des gars qui étaient là, présents, n’aurait eu d’excuse à porter le diable en terre ! Ils n’avaient pas été condamnés comme tant d’autres à travailler huit heures par jour ! Leurs besoins, qui étaient de bien boire, bien manger et bien s’amuser, sagement restreints, comme on le voit à la satisfaction naturelle de la minute qui passe, n’exigeaient chez eux que peu d’efforts… ce qui leur permettait de réserver tous leurs moyens pour la « boccia » et pour les affaires publiques, nous voulons dire pour la politique qui, à certaines périodes, doit être l’occupation normale d’un honnête homme, attaché à ses devoirs de citoyen et dont il est généralement récompensé par une abondance de biens qui se résolvent en banquets, beuveries, festins et autres réjouissances auxquelles sont conviées les dames…

Malheureux M. Morelli qui avait mission de troubler d’aussi belles parties…

— « Gaïda ! » (attention) fit entendre sournoisement l’un des joueurs en voyant apparaître Sa Majesté…

Pistafun leva le nez et salua de la main le chef du personnel de la « Bella Nissa ».

— Eh ! maître Sébastien, lui jeta-t-il, sans avoir l’air d’attacher d’autre importance à l’inexplicable présence de Sa Majesté en ce lieu réservé aux sports populaires. Comment elle va, cette santé ?

— Messieurs, exprima M. Morelli en s’efforçant de faire bonne contenance devant la curiosité générale, je passais par là quand je me puis souvenu que M. Supia m’avait dit : « Si, par hasard, vous voyez Titin-le-Bastardon, faites-lui donc savoir que je serais heureux d’avoir avec lui un petit mot. C’est un brave garçon auquel je n’ai jamais voulu que du bien !… »

Il attendit, mais personne ne disait plus mot. On avait complètement oublié qu’il était là…

Il s’approcha de Pistafun qui venait de lancer ses boules et affectait maintenant un air indifférent.

— Eh ! Pistafun ! vous ne pourriez pas me le dire où il est ce Titin ?…

— Titin-le-Bastardon ?…

— Oui.

— Il y a plus d’un mois qu’il est venu faire sa partie ! déclarèrent quelques joueurs : il n’est sûrement pas à Nice, sans quoi ça se saurait, diable !…

Pistafun dit :

— La dernière fois que je l’ai vu, c’était au Peillon, où il organisait le festin avec distribution de bouquets souvenirs aux demoiselles d’honneur, vermouth d’honneur, bal et feu d’artifice, comme de juste… Il y a quelque temps de cela !…

— Et moi, fit Tantifla, c’était à la Colle où il organisait la grand’messe en musique, apéritif-concert, concours de « vitou » et de « quadrette », cela s’entend ! ce n’était pas hier, hé ?…

— Et moi, déclara Aiguardente, c’était l’été dernier à Saint-Jeannet, à l’occasion de la Saint-Jean-Baptiste, et puis à Biot en l’honneur de Saint-Julien, et puis à Saint-Vallier de Thiey pour la Saint-Constant ! Ah ! j’allais oublier la Saint-Julien à Roquebillière ! Titin est un homme de bien qui ne manquerait point un saint, comme de juste pour ce qui est de la fête suivant les usages et coutumes et avec tous les apparats nécessaires qu’il connaît mieux qu’homme du monde ! C’est pourquoi il n’y a pas de festin sans Titin ! Vous n’avez qu’à chercher sur le calendrier, monsieur Morelli, et vous finirez bien par trouver Titin !

Mais Tony Bouta fit entendre :

— Possible que Titin soit pour ce soir à la Fourca !… c’est demain que l’on tire le « menon ! » (le chevreau). Il doit organiser la distribution des « gijouala » (cocardes) et faire répéter la fanfare !

M. Sébastien Morelli pensait que ces hommes devaient avoir raison. Il trouverait à la Fourca la mère Bibi : elle savait où était Titin-le-Bastardon… Mais il était trop tard pour prendre le train de Grasse et M. Morelli remit au lendemain son expédition. Il ne quitta point la place Arson sans avoir remercié MM. Pistafun, Bouta, Tantifla et Aiguardente et il dut décliner l’invitation de ces braves qui lui offraient une tournée, au cabanon.

Le lendemain, à trois heures, M. Morelli arrivait à la Fourca-Nova.

La Fourca était une vieille petite cité qui dressait sur le rocher la pyramide dorée de ses antiques maisons accrochées l’une à l’autre et surmontées d’une tour moyenâgeuse du haut de laquelle on apercevait tout le pays environnant, depuis les lointains de Grasse jusqu’à la mer d’azur… Cette tour était surmontée au temps jadis d’une potence destinée à rappeler à ceux de la plaine que les seigneurs du Mont et du Château avaient droit sur eux de haute et basse justice. D’où le nom de la « Fourca » (la fourche, la potence) qui avait fini par prévaloir dans tout le pays du Loup.

Le Loup est une rivière qui, à quelques kilomètres de là, sort des gorges les plus abruptes, les plus sauvages qui se puissent imaginer et parcourt jusqu’à la côte une contrée tantôt verte comme la Normandie, tantôt émaillée de fleurs comme un jardin des mille et une nuits.

À part ces deux noms tragiques, tout n’était que sourire dans ce pays enchanté.

La Fourca-Nova, qui s’étend au pied de la vieille Fourca, est un lieu de villégiature. Les Delamarre y avaient une confortable maison carrée aux murs roses, au toit de tuiles, aux fenêtres ornées de quelques fresques à l’italienne. Un grand jardin, un potager, un verger, une basse-cour, tout cela autrefois bien vivant, aujourd’hui à peu près délaissé, achevaient de donner à la villa un caractère de plantureuse et gaie paysannerie qui n’avait pas eu le don cependant de séduire M. Supia, lequel penchait pour le genre château.

Cependant, comme les terrains augmentaient de valeur d’année en année, il avait conservé l’immeuble et ses dépendances. Bien mieux, il avait acheté, sous des noms divers, les clos adjacents, et c’est ainsi que, par un marché où la mère Bibi n’avait vu que du feu et qui n’était qu’un vol déguisé, il s’était emparé d’une petite ferme que le défunt époux de cette honnête paysanne avait mis vingt ans à acquérir.

Depuis, la mère Bibi avait dû habiter une cabane dans laquelle elle s’était réfugiée pendant la guerre, avec ses deux chèvres. Au retour des tranchées, Titin-le-Bastardon, son enfant adoptif, qui n’avait pas un sou en poche, mais dont l’esprit fertile n’était jamais à bout de ressources, lui avait procuré une petite épicerie dans la rue qui joignait la vieille Fourca-Nova à la nouvelle.

Titin-le-Bastardon ne passait jamais devant les grilles fermées de la Patentaine, la villa des Delamarre, sans pousser un gros soupir. C’était là qu’avait été élevée la petite Toinette, autrement dit Mlle Agagnosc, avec laquelle il avait fait de si bonnes parties en compagnie des chèvres de la mère Bibi…

M. Delamarre avait appelé sa villa « la Patentaine », qui signifie en provençal la Prétentaine, parce que c’était là qu’il avait résolu, sa fortune faite, de vivre et mourir le plus gaîment et le plus grassement du monde. Hélas ! il ne connut point longtemps la « Patentaine » et s’il mourut gaîment, il y mourut trop vite à son gré… et au gré de Toinette, comme nous savons déjà…

M. Morelli, passa, lui, sans soupirer devant la Patentaine et commença de gravir les ruelles qui conduisaient tout là-haut à la place où, de tout temps, on avait « donné le festin ».

Il tourna au coin de la vieille église à base romane, rafraîchie d’un pilier Renaissance et riche encore à l’intérieur comme une basilique, de tous les trésors dont certains datent de l’an mille, époque où tous les mécréants achetaient le paradis avec les biens dont ils croyaient, n’avoir plus besoin sur terre.

Puis, le dédale des ruelles se fit plus abrupt, il passa sous des voûtes qui étaient là moins pour relier des maisons entre elles que pour les soutenir, et il déboucha enfin dans l’apothéose ensoleillée d’un festin qui durait depuis quatre heures et dont Titin le Bastardon semblait être le héros. Entre M. le maire, un vrai « petou » (bon vieux paysan de la banlieue) encore solide et buvant sec malgré ses soixante-dix ans, et la mère Bibi qui en avait soixante-quinze et qui avait fini par ressembler à ses chèvres dont elle avait le museau pointu, l’œil clair et le jarret solide (elle ouvrait toujours le bal), Titin était en train de prononcer l’un de ces discours dont il avait le secret et qui empaumaient toujours son monde, quoi qu’il dît.

Il était le porte-parole, l’organisateur, l’animateur, comme on dit maintenant, de la joie universelle.

Son langage, coloré, tantôt rude, tantôt caressant, fustigeait ou flattait suivant son bon plaisir. On disait toujours « amen ! » parce que toujours il s’arrangeait pour avoir les rieurs de son côté. Les autorités en entendaient parfois de vertes, mais aucune n’eût osé se fâcher, car, en politique, ce garçon, qui n’avait ni feu ni lieu, avait une influence immense.

Toutes les filles en étaient amoureuses, et nous oserons dire que plus d’une femme en possession d’époux eût volontiers pour Titin fait un léger accroc au contrat.

Titin n’a pas des épaules de portefaix, comme ses amis Tantifla, Bouta, Aiguardente et Pistafun, mais de taille moyenne et bien prise, admirablement musclé et râblé, ayant pratiqué au régiment les sports les plus rudes et fait la guerre dans des conditions terribles, sur la Somme, à Verdun, en Champagne il reçut les félicitations de ses chefs, lesquels avaient failli, pour indiscipline, le condamner à mort… Titin vous eût cassé un homme en deux comme une paille !…

Tout jeune, il se battait avec tout le monde. Pas un des gars qui était là n’eût pu dire qu’il n’avait reçu de lui une bonne trempe au temps des premières culottes et même des premières parties de boccia ; du reste ils en étaient fiers maintenant et auraient plutôt inventé une raclée de leur camarade.

On ne pouvait pas dire que Titin fût beau, mais il avait des yeux magnifiques, deux belles billes noires qui brillaient entre de longs cils. La bouche était un peu large, la lèvre retroussée sur des dents éclatantes, tout le reste disparaissait dans l’épanouissement du sourire. Il suffisait de l’avoir vu une fois pour dire : « En voilà un qui est heureux d’être sur la terre !… »

Quand ses amis lui parlaient de prendre femme, il pouffait.

— Les ménages, disait-il, ne sont que batailles !… Avec eux, il n’y a plus ni commodités, ni délices, et c’en est fini de tous les honnêtes plaisirs, qui sont : bien boire, bien manger, et ne point se soucier.

— Eh ! lui répliquait-on, Titin, tu prêches la fin du monde !

— Que non ! La bonne nature qui a tout mis « bas » n’a point enfanté le mariage ! surtout dans notre pays de clair matin où les hommes laissent tout faire à leurs femmes, ce qui est injuste et m’empêcherait de dormir.