Baudinière (p. 45-55).

V

L’idée de Mlle Antoinette pour arrêter Hardigras

De M. Supia lui-même, que savons-nous ? Peu de chose. Sachons donc qu’au physique il n’avait pas volé son nom de « Supia », qui, en dialecte niçard, désigne la seiche. Maigre et dégingandé, flottant dans les plis d’une longue redingote noire sans laquelle il ne se montrait jamais à son personnel, le teint bilieux, l’œil glauque, le nez et le menton pointus, le poil rare mais ramené avec un soin jaloux sur son front aride, ce cinquantenaire aujourd’hui si peu plaisant avait eu, il y a une vingtaine d’années, son succès auprès des femmes.

Il avait séduit entre autres celle de son patron, M. Delamarre, le fondateur de la « Bella Nissa » dont Supia était alors chef de la comptabilité.

Mme Delamarre (Thélise-Honorine-Conception) avait trouvé à cet employé supérieur un air si distingué qu’elle n’avait eu ni la force ni la vertu de lui résister. Sur ces entrefaites, M. Delamarre avait eu le bon esprit de trépasser d’indigestion avant que de connaître son infortune.

À propos de ce décès subit certains bruits coururent comme il arrive toujours quand une heureuse coïncidence est l’occasion d’un triomphe inattendu. Ils ne troublèrent en aucune façon le distingué Hyacinthe. Les noces de M. Supia et de Mme veuve Delamarre furent honnêtes et décentes.

Mais une semaine s’était à peine écoulée quand Mme Delamarre découvrit que son second époux était dur, revêche, tyrannique et fort avare de ses sous (les siens). Quant au personnel, nous savons de quelle sorte il le traita. C’est dire que, du haut en bas de la maison (le domicile familial compris), il était, pour tout le monde, « le boïa » (le bourreau).

Peut-être ce surnom était-il excessif, mais nous sommes dans un pays où il n’est pire crime que de ne point se faire aimer.

Quelqu’un qui ne l’aimait point, par exemple, c’était sa filleule, la gentille Antoinette. Elle n’était aimée de personne dans la maison, à l’exception des domestiques qui l’adoraient, car c’est un fait que les serviteurs honorent toujours de leur affection les personnes que leurs patrons ne peuvent souffrir.

Antoinette était fille d’une sœur de Mme Delamarre qui avait épousé un brave Niçois, intelligent, travailleur et bon vivant, ce qui est là-bas une cause nullement négligeable de réussite. Antoine Agagnosc, qui avait commencé par être coupeur chez un tailleur en renom et avait le sens des affaires. Quelques années plus tard il était établi à son nom et c’est alors qu’il avait épousé la sœur de Mme Delamarre.

La « Bella Nissa » n’était dans ce temps-là que l’une des plus vieilles maisons de nouveautés de la ville, fournissant la moyenne bourgeoisie et surtout le peuple du marché et des campagnes. Devenu le beau-frère de Delamarre, Agagnosc n’eut point de peine à lui faire entendre qu’il y aurait gros à gagner en donnant aux magasins un développement qui leur amènerait une clientèle plus relevée et il lui proposa de s’associer avec lui. Ce qui fut fait pour leur prospérité à tous les deux. La « Bella Nissa » tint bientôt tout un pâté de maisons et donna de gros bénéfices.

Sur ces entrefaites, Delamarre mourut, et Mme Delamarre épousa, comme nous avons dit M. Hyacinthe Supia.

L’association continua entre Agagnosc et Supia. Cette année-là, les deux sœurs donnèrent à leurs époux chacune une fille. Ce fut un beau baptême. Agagnosc tenait la fille de Supia sur les fonts baptismaux, tandis que Supia présentait lui-même au curé de Saint-Paul la fille d’Agagnosc.

C’est ainsi qu’Antoinette devint la filleule Supia. Mme Agagnosc, qui était d’une santé fragile, mourut quand Antoinette n’avait encore que deux ans. De son côté, Agagnosc, qui adorait sa femme, tomba dans une grande tristesse et courut lui-même à sa fin.

Il laissa une grosse fortune, plus sa part dans les magasins. Tout cela serait pour la petite Antoinette. Il ne pensa pas pouvoir mieux faire que de laisser la gérance de cette fortune à Hyacinthe Supia dont il avait pu apprécier la stricte honnêteté servie par la plus parfaite avarice. Enfin, la sœur de Mme Agagnosc serait une seconde mère pour Antoinette.

Il mourut donc l’esprit en paix, heureux d’aller retrouver sa femme qui l’attendait, là-haut, sous les fleurs, dans le petit cimetière du Château, en pleine lumière niçoise.

Les Supia avaient une maison de campagne à la « Nova Fourca » dans la plaine de Grasse. C’est là qu’Antoinette fut élevée, parmi les jasmins et les roses et buvant le lait des chèvres de la mère Bibi.

Elle venait rarement à la ville et ne s’y plaisait point, ce qui faisait l’affaire de tout le monde.

Cependant, quand elle fut grande, il fallut bien, malgré ses pleurs, l’arracher à cette vie de sauvageonne. On la mit en pension à Nice. Elle en était sortie depuis un an pour le plus grand plaisir de ses maîtresses auxquelles elle faisait une vie assez difficile, bien qu’elle fût douée du meilleur caractère du monde et peut-être même à cause de ce caractère. Elle ne pensait qu’à jouer, avait horreur des livres et savait si gentiment se faire pardonner ses petites frasques qu’il était presque impossible de la punir. Tout programme, dans ces conditions, devenait impossible.

Malgré les recommandations les moins justifiées auprès des examinateurs on ne put lui faire avoir son brevet. Elle eut néanmoins, en géographie, un beau succès en citant parmi les mers polaires « l’océan arthritique ». On lui demanda aussi ce que c’était que l’hôtel des Invalides elle répondit que c’était un dancing. Ce fut vainement qu’elle expliqua qu’on lui avait dit que dans tous les hôtels à Paris, il y avait un « dancing ». On ne sut jamais si elle s’était moquée du monde. Elle avait alors quinze ans.

Après d’aussi brillantes études M. Hyacinthe Supia lui donna une institutrice qui était surtout une gouvernante qui ne devait jamais la quitter. M. Supia avait ses raisons pour cela.

Ce n’était point sans effroi qu’il voyait arriver le moment où il lui faudrait rendre des comptes à sa pupille. L’affaire du mariage serait une grosse affaire pour la « Bella Nissa » surtout dans un moment où l’entreprise faisait feu de tous ses canons pour lutter contre la concurrence parisienne.

M. Supia entendait choisir le mari d’Antoinette. Mais celle-ci entendait-elle que son mari fût choisi par son parrain ? Nous étonnerons beaucoup le monde en avançant que cela lui était parfaitement égal. Et nous allons en avoir la preuve tout de suite.

M. Supia arriva chez lui à l’heure du déjeuner. Une domestique lui annonça en tremblant que madame et mademoiselle n’étaient pas encore rentrées.

— Et Mlle Antoinette ? Elle est avec ces dames ?

— Non, monsieur ! ces dames sont sorties seules.

— Dites à Mlle Antoinette que je la demande.

Et il pénétra dans la salle à manger où le couvert était mis pour quatre personnes. Il jeta un regard mécontent sur la table et rappela la femme de chambre.

— On ne vous a donc pas dit que le prince venait déjeuner ?

— Non, monsieur.

— Eh bien ! il vient. Mettez le grand couvert, le chemin de table et des fleurs : Dites à Mlle Antoinette que je l’attends dans mon bureau !…

Deux minutes plus tard, la porte du bureau s’ouvrit et cette même jeune fille que nous avons vue déjà apparaître, dans un moment où M. Supia n’était guère moins maussade, montra son sourire éclatant, ses yeux de pervenche, ses joues rondes, son petit nez retroussé, son front de lumière dans le cadre doré d’une chevelure rebelle à tous les peignes et à tous les rubans de la « Bella Nissa ».

— Bonjour, parrain ! Comment allez-vous ce matin ?

— Mal ! répondit sans aucune grâce M. Supia. Ah ! ça, mais qu’est-ce que c’est que cette robe-là ? On ne t’a pas dit que le prince déjeunait avec nous, ce matin ?

— Je vais vous dire, parrain !… Ma tante a téléphoné à votre prince.

— Et qu’a-t-il répondu, le prince ?

— Il aurait répondu à ma tante qu’il lui était impossible de venir aujourd’hui.

— C’est bon ! Il viendra tout de même !… Va changer de robe… et arrange-moi tes cheveux. Compris ?…

— Mais puisqu’il a téléphoné à ma tante !…

— Ta tante ne sait ce qu’elle dit !…

— Oui, parrain !

— Je lui avais dit de t’emmener avec Caroline sur la Promenade des Anglais ! Pourquoi es-tu restée ici ?

— Je ne sais pas moi, parrain ! Ma tante et ma cousine n’avaient sans doute pas besoin de moi !… Elles s’en passent très bien, vous savez !…

— C’est de ta faute !… Tu te tiens si mal !…

— Oh ! parrain ! Mais je me passe également très bien d’elles, consolez-vous !…

— Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ?

— J’ai travaillé toute la matinée avec Mlle Lévadette qui avait mal aux dents !… Elle a toujours quelque chose, Mlle Lévadette, et ça ne la rend pas aimable !… Mon parrain, vous ne pourriez pas me donner une autre gouvernante ?

— Tu n’auras plus de gouvernante le jour où tu te marieras !…

— Mon parrain, mariez-moi tout de suite !…

— Avec qui ? demanda brutalement Hyacinthe Supia en lançant à la jeune fille un regard soupçonneux…

— Avec qui vous voudrez !…

— C’est bien !… J’y penserai !… J’ai juré à ton père de faire ton bonheur ! et je le ferai !… malgré toi s’il le faut !…

— Eh ! parrain ! je ne demande qu’une chose, c’est que vous le fassiez le plus tôt possible !… Renvoyez-moi à la campagne, à la Fourca !… J’étais si heureuse à la Fourca !…

— Avec les chèvres de la mère Bibi ?

— Oui !…

— Petite niaise !… crois-tu que j’ai accepté d’être ton tuteur pour faire de toi une gardienne de chèvres ?…

— Qu’est-ce que vous voulez faire de moi, parrain ?

— Je te le dirai bientôt !…

— Oh ! je le sais bien, moi, ce que vous voulez faire de moi !… Une princesse !

Hyacinthe, interloqué, se tut.

Que la petite, qui était si futée eût deviné cela, il ne s’en étonnait pas outre mesure, mais il attendait… Antoinette ne parlait du prince que pour s’en moquer et lui avait, déjà, joué bien des tours… Et puis le prince avouait quarante-cinq ans ! Certes, il était encore fort bel homme, mais enfin, un bel homme de quarante-cinq ans pour une jeunesse de dix-sept, ça n’est séduisant qu’au théâtre.

Donc, M. Hyacinthe attendait et comme la petite ne disait plus rien, il fit, tout à coup, impatient :

— Eh bien ! si c’était vrai ?

— Ça va !… Je veux bien être princesse.

— Je savais bien que je te ferais plaisir !…

— Et à lui, donc ?…

— Il te l’a dit ?

— Pensez-vous !… Il est bien trop correct pour cela !…

— Pour te dire qu’il t’aime ?

— Non ! pour me dire qu’il aime ma galette.

M. Supia toussa…

— Enfin ! tu as réfléchi ?…

— Non ! c’est vous qui avez réfléchi !… Vous vous êtes dit : « Ça fera bien, un prince à la « Bella Nissa ». Ça fera enrager les « Galeries Parisienne » !… »

— On ne peut rien te cacher, Antoinette !…

— C’est le prince qui va être épaté !…

— De ce que je lui donne ma filleule ?…

— Non ! que je le prenne !… Car enfin, il est fauché comme les blés, votre prince, et avec la vie qu’il mène, il lui faudra bientôt une petite voiture !…

— Antoinette ! je parle sérieusement !…

— Moi aussi !… Mais il sera bien plus épaté après !

— Après quoi ?…

— Après que nous serons mariés !… Quand je le plaquerai !…

— Hein ?… Est-ce que tu deviens folle ?…

— Je n’ai jamais été aussi raisonnable !… D’un côté, je fais tout ce que vous voulez et de l’autre, je vais, en le laissant tomber après le mariage, au-devant de son désir !… Je ne veux pas le gêner, moi, cet homme… Je vous le laisserai, puisque vous ne pouvez pas vous passer de lui, et je retournerai à la Fourca avec les chèvres de la mère Bibi !… Ah ! parrain, c’est à prendre ou à laisser !…

— Ça va ! ça va ! ma fille !… Après tout, tu seras mariée, tu feras ce que tu voudras… Ça regardera ton mari !…

— Dites donc, parrain ! C’est ma tante et ma cousine qui vont enrager !…

— Sans compter qu’elles auraient le droit d’être jalouses de toi ! Songe donc : princesse ! Va t’habiller ! va !… Ah ! petite !… dis-moi donc un peu… Qu’est-ce que c’est que cette idée que tu voulais me dire… Tu sais… à propos… à propos de ce diable de Hardigras !…

Antoinette éclata de rire :

— Ah ! vous y voilà donc !… Eh bien ! vous savez, vous mériteriez bien que je ne vous la dise pas, mon idée !… Et puis, non !… réflexion faite, je ne vous la dirai pas !… Je vais m’habiller parrain !…

— Antoinette !

— Ah ! ne me retenez pas ! Monseigneur pourrait arriver et je désire me mettre à mon avantage !…

— Antoinette !…

— Et puis, ce que je pense, vous ne le feriez pas.

— Dis toujours !…

— Eh bien ! voilà, c’est une idée que j’ai comme ça !… Ah ! c’est très simple !… Je suis sûre qu’il n’y a qu’un homme qui soit capable d’arrêter Hardigras !…

— Qui ?…

— Ça se passe toujours la nuit, n’est-ce pas ?…

— Qui ?… Me le diras-tu ?…

— Eh bien ! puisque ça se passe toujours la nuit, il vous faudrait un chef des veilleurs qui serait un peu là !… et qui ne demanderait pas mieux que de me faire plaisir !…

— Mais qui ?…

— Sans compter qu’en même temps, vous feriez une bonne action !…

— Enfin, parleras-tu ?…

— Eh bien ! voilà, à votre place, je ferais venir Titin !…

M. Supia eut un haut-le-corps, puis il frappa la table de son poing :

— Titin ! s’écria-t-il… « Titin le Bastardon !… Titin, l’enfant de Carnevale !… » Tu oses !…

— Et pourquoi pas ?… Il aurait tôt fait de vous le dénicher, votre Hardigras !

— Antoinette !… Je t’ai déjà dit de ne plus me parler de ce garçon-là !… Ton Titin est une mauvaise tête qui ne fera jamais rien de bon !…

— Vous avez tort, parrain, il est malin comme un singe et rien ne l’arrête !… mais lui, si je lui dis de coffrer Hardigras, il l’arrêtera !

— Et pourquoi Titin plutôt qu’un autre ?

— Parce que Titin a toujours fait ce que j’ai voulu !…

— C’est bon ! En voilà assez sur ce sujet ! J’espère que vous ne vous êtes plus revus depuis que je te l’ai défendu ?…

— Non, le pauvre garçon n’a plus rien tenté pour m’approcher depuis que vous lui avez signifié son congé…

— Eh bien ! restons-en là !…

— Comme vous voudrez !… Restons-en là !… Mais ne vous plaignez pas, parrain, si Hardigras finit par vider votre boutique !…