Le Feu : journal d’une escouade
Flammarion (p. 215-221).

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XVIII

LES ALLUMETTES


Il est cinq heures du soir. On les voit tous les trois remuer au fond de la tranchée sombre.

Ils sont épouvantables, noirs et sinistres, dans l’excavation terreuse, autour du foyer éteint. La pluie et la négligence ont fait mourir le feu, et les quatre cuisiniers regardent les cadavres des tisons ensevelis dans la cendre et ces restes du bûcher d’où la flamme s’est envolée, s’est enfuie, et qui refroidissent là.

Volpatte chancelle jusqu’au groupe, et jette un bloc noir qu’il avait sur l’épaule.

— J’l’ai arraché à une guitoune sans que ça se voie trop.

— On a du bois, dit Blaire, mais faut l’allumer. Autrement, comment faire cuire c’te dure ?

— C’est un beau morceau, gémit un homme noir. D’la hampe. Pour moi, v’là le meilleur morceau de bœuf : la hampe.

— Du feu ! réclame Volpatte. Y a pus d’allumettes, y a pus rien.

— I’ faut du feu, grognonne Poupardin, dont l’incertitude roule et balance, dans le fond de cette espèce de cage obscure, la stature d’ours.

— Y a pas à tourner, l’en faut, souligne Pépin qui émerge de sa guitoune, tel un ramoneur d’une cheminée.

Il sort, apparaît, masse grise, comme de la nuit dans le soir.

— T’en fais pas, j’en aurai, déclare Blaire d’un accent où se concentrent la fureur et la résolution.

Il n’y a pas longtemps qu’il est cuisinier, et il tient à se montrer à la hauteur des circonstances difficiles dans l’exercice de ses fonctions.

Il a parlé comme parlait Martin César, du temps qu’il existait. Il vit à l’imitation de la grande figure légendaire du cuisinier qui trouvait toujours du feu, comme d’autres, parmi les gradés, essayent d’imiter Napoléon.

— J’irai, s’il le faut, déboiser jusqu’à l’os la camigeotte du poste de commandement. J’irai réquisitionner les allumettes du colon. J’irai…

— Allons chercher du feu.

Poupardin marche en tête. Sa figure est ténébreuse, pareille à un fond de casserole où, peu à peu, le feu s’est imprimé en sale. Comme il fait cruellement froid, il est enveloppé de toutes parts. Il porte une pelisse moitié peau de bique et moitié peau de mouton : mi-brune, mi-blanchâtre, et cette double dépouille aux teintes géométriquement tranchées le fait ressembler à quelque étrange animal cabalistique.

Pépin a un bonnet de coton si noirci et si luisant de crasse que c’est le fameux bonnet de coton en soie noire. Volpatte, à l’intérieur de ses passe-montagnes et lainages, ressemble à un tronc d’arbre ambulant : une découpure en carré présente une face jaune, en haut de l’épaisse et massive écorce du bloc qu’il forme, fourchu de deux jambes.

— Allons du côté de la 10e. Ils ont toujours ce qu’il faut. C’est sur la route des Pylônes, plus loin que le Boyau-Neuf.

Les quatre magots effrayants se mettent en marche, tel un nuage, dans la tranchée qui se déploie sinueusement devant eux comme une ruelle borgne, peu sûre, pas éclairée et pas pavée. Elle est d’ailleurs inhabitée en cet endroit, constituant un passage entre les secondes et les premières lignes.

Les cuisiniers partis à la recherche du feu rencontrent deux Marocains dans la poussière crépusculaire. L’un a un teint de botte noire, l’autre un teint de soulier jaune. Une lueur d’espoir brille au fond du cœur des cuisiniers.

— Allumettes, les gars ?

— Macache ! répond le noir, et son rire exhibe ses longues dents de faïence dans la maroquinerie havane de sa bouche.

Le jaune s’avance et demande à son tour :

— Tabac ? Un chouia de tabac ?

Et il tend sa manche réséda et son battoir de chêne frotté d’un brou de noix qui s’est déposé dans les plis de la paume – et terminé par des ongles violâtres.

Pépin grommelle, se fouille, et tire de sa poche une pincée de tabac mêlée de poussière qu’il donne au tirailleur.

Un peu plus loin, on rencontre une sentinelle qui dort à moitié au milieu du soir, dans des éboulis de terre. Ce soldat à moitié éveillé dit :

— C’est à droite, puis encore à droite, et alors tout droit. Ne vous gourez pas.

Ils marchent. Ils marchent longtemps.

— On doit être loin, dit Volpatte au bout d’une demi-heure de pas inutiles, et de solitude encaissée.

— Dis donc, ça descend bougrement, vous ne trouvez pas ? fait Blaire.

— T’en fais pas, vieux panneau, raille Pépin. Mais si t’as les grelots, tu peux nous laisser tomber.

On marche encore dans la nuit qui tombe… La tranchée toujours déserte – un terrible désert en longueur – a pris un aspect délabré et bizarre. Les parapets sont en ruines ; des éboulements font onduler le sol comme des montagnes russes.

Une appréhension vague s’empare des quatre énormes chasseurs de feu, à mesure qu’ils s’enfoncent avec la nuit dans cette sorte de chemin monstrueux.

Pépin, qui est à présent en tête, s’arrête, et tend la main pour qu’on s’arrête.

— Un bruit de pas… disent-ils à voix contenue, dans l’ombre.

Alors, au fond d’eux, ils ont peur. Ils ont eu tort de quitter tous leur abri depuis si longtemps. Ils sont en faute. Et on ne sait jamais.

— Entrons là, vite, dit Pépin, vite !

Il désigne une fente rectangulaire, à niveau du sol.

Tâtée avec la main, cette ombre rectangulaire s’avère pour être l’entrée d’un abri. Ils s’y introduisent l’un après l’autre : le dernier, impatient, pousse les autres, et ils se tapissent, à force, dans l’ombre massive du trou.

Un bruit de pas et de voix se précise et se rapproche.

Du bloc des quatre hommes qui bouche étroitement le terrier, sortent et se hasardent des mains tâtonnantes. Tout à coup, voici Pépin qui murmure d’une voix étouffée :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Quoi ? demandent les autres, serrés et calés contre lui.

— Des chargeurs ! dit à voix basse Pépin… Des chargeurs boches sur la planchette ! Nous sommes dans le boyau boche !

— Mettons-les.

Il y a un élan des trois hommes pour sortir.

— Attention, bon Dieu ! Bougez pas !… Les pas…

On entend marcher. C’est le pas assez rapide d’un homme seul.

Ils ne bougent pas, retiennent leur souffle. Leurs yeux braqués à ras de terre voient la nuit remuer, à droite, puis une ombre avec des jambes, se détache, approche, passe… Cette ombre se silhouette. Elle est surmontée d’un casque recouvert d’une housse sous laquelle on devine la pointe. Aucun autre bruit que celui de la marche de ce passant.

À peine l’Allemand est-il passé que les quatre cuisiniers, d’un seul mouvement, sans s’être concertés, s’élancent, se bousculent, courent comme des fous, et se jettent sur lui.

— Kamerad, messieurs ! dit-il.

Mais on voit briller et disparaître la lame d’un couteau. L’homme s’affaisse comme s’il s’enfonçait par terre. Pépin saisit le casque tandis qu’il tombe et le garde dans sa main.

— Foutons le camp, gronde la voix de Poupardin.

— Faut l’fouiller, quoi !

On le soulève, on le tourne, on relève ce corps mou, humide et tiède. Tout à coup, il tousse.

— Il n’est pas mort.

— Si, il est mort. C’est l’air.

On le secoue par les poches. On entend les souffles précipités des quatre hommes noirs penchés sur leur besogne.

— À moi l’casque, dit Pépin. C’est moi qui l’ai saigné. J’veux l’casque.

On arrache au corps son portefeuille avec des papiers encore chauds, ses jumelles, son porte-monnaie et ses guêtres.

— Des allumettes ! s’écrie Blaire en secouant une boîte. Il en a !

— Ah ! la rosse ! crie Volpatte, tout bas.

— Maintenant, donnons-nous de l’air en vitesse.

Ils tassent le cadavre dans un coin, et s’élancent au galop, en proie à une espèce de panique, sans se préoccuper du vacarme que fait leur course désordonnée.

— C’est par ici !… Par ici !… Eh ! les gars, faites vinaigre !

On se précipite, sans parler, à travers le dédale du boyau extraordinairement vide, et qui n’en finit plus.

— J’ai pus d’vent, dit Blaire, j’suis foutu…

Il titube et s’arrête.

— Allons ! mets-en un coup, vieux machin, grince Pépin d’une voix rauque et essoufflée.

Il le prend par la manche et le tire en avant, comme un limonier rétif.

— Nous y v’là ! dit tout d’un coup Poupardin.

— Oui, je r’connais c’t’arbre.

— C’est la route des Pylônes !

— Ah ! gémit Blaire que sa respiration secoue comme un moteur. Et il se jette en avant d’un dernier élan, et vient s’asseoir par terre.

— Halte-là ! crie une sentinelle.

— Ben quoi ! balbutie ensuite cet homme en voyant les quatre poilus. D’où c’est-i’ que vous venez, par là ?

Ils rient, sautent comme des pantins, ruisselants de sueur et pleins de sang, ce qui dans le soir les fait paraître encore plus noirs ; le casque de l’officier allemand brille dans les mains de Pépin.

— Ah ! merde alors ! marmonne la sentinelle, béante. Mais quoi ?…

Une réaction d’exubérance les agite et les affole.

Tous parlent à la fois. On reconstitue confusément, à la hâte, le drame dont ils s’éveillent sans bien savoir encore. En quittant la sentinelle à moitié endormie, ils se sont trompés et ont pris le Boyau International, dont une partie est à nous et une partie aux Allemands. Entre le tronçon français et le tronçon allemand, pas de barricade, de séparation. Il y a seulement une sorte de zone neutre aux deux extrémités de laquelle veillent perpétuellement deux guetteurs. Sans doute le guetteur allemand n’était pas à son poste, ou bien il s’est caché en voyant quatre ombres, ou bien s’est replié et n’a pas eu le temps de ramener du renfort. Ou bien encore l’officier allemand s’est fourvoyé trop en avant dans la zone neutre… Enfin, bref, on comprend ce qui s’est passé sans bien comprendre.

— Le plus rigolo, dit Pépin, c’est qu’on savait tout ça et qu’on n’a pas songé à s’en méfier quand on est parti.

— On cherchait du feu ! dit Volpatte.

— Et on en a ! crie Pépin. T’as pas perdu les flambantes, vieux manche ?

— Y a pas d’pet ! dit Blaire. Les allumettes boches c’est d’meilleure qualité qu’les nôtres. Et pis c’est tout c’qu’on a pour allumer ! Perd’ ma boîte ! Faudrait un qui vienne m’en amputer !

— On est en r’tard. L’eau d’la croûte est en train d’g’ler. Mettons-en un coup jusque-là. Après, on ira raconter c’te bonne blague qu’on a faite aux Boches, dans l’égout où sont les copains.