Le Feu : journal d’une escouade
Flammarion (p. 211-214).


XVII

LA SAPE


Dans le fouillis d’une distribution de lettres dont les hommes reviennent, qui avec la joie d’une lettre, qui avec la demi-joie d’une carte postale, qui avec un nouveau fardeau, vite reconstitué, d’attente et d’espoir, un camarade, brandissant un papier, nous apprend une extraordinaire histoire :

— Tu sais, l’père la fouine, de Gauchin ?

— C’vieux ticket qui cherchait un trésor ?

— Eh bien, il l’a trouvé !

— Non ! Tu charries…

— Pisque j’te l’dis, espèce de gros morceau. Qu’est-ce que tu veux que j’te dise ? La messe ? J’la sais pas… La cour de sa piaule a été marmitée, et près du mur, une caisse pleine de monnaie en a été déterrée : il a reçu son trésor en plein sur le râble. Même que l’curé s’est aboulé en douce et parlait d’prendre c’miracle à leur compte.

On reste bouche bée.

— Un trésor… Ah ! vrai… Ah ! tout d’même, c’vieux manche à poils !

Cette révélation inattendue nous plonge dans un abîme de réflexions.

— Comme quoi on n’sait jamais !

— S’est-on jamais assez foutu de c’vieux pétard, quand il en f’sait un saladier à propos de son trésor, et qu’i’ nous t’nait la jambe et nous cassait l’bonnet avec ça !

— On l’disait bien, là-bas, on n’sait jamais, tu t’rappelles ! On n’se doutait pas comme on avait raison, tu t’rappelles ?

— Tout de même, y a des choses dont on est sûr, dit Farfadet, qui, depuis qu’on parlait de Gauchin, restait songeur, l’air absent, comme si une figure adorable lui souriait.

— Mais ça, ajouta-t-il, je l’aurais pas cru non plus, moi !… Ce que je vais le trouver fier, le vieux, quand je retournerai là-bas, après la guerre !

— On demande un homme de bonne volonté pour aider les sapeurs à faire un travail, dit le grand adjudant.

— Plus souvent ! grognent les hommes sans bouger.

— C’est utile pour dégager les camarades, reprend l’adjudant.

Alors, on cesse de grogner, quelques têtes se lèvent.

— Présent ! dit Lamuse.

— Harnache-toi, mon gros, et viens avec moi.

Lamuse boucle son sac, roule sa couverture, assujettit ses musettes.

Il est devenu, depuis le temps que sa crise d’amour malheureux s’est calmée, plus sombre qu’autrefois, et bien qu’il continue à engraisser par une sorte de fatalité, il s’absorbe, s’isole et ne parle plus guère.

Le soir, quelque chose approche, dans la tranchée, montant et descendant selon les bosses et les trous du fond : une forme qui semble nager dans l’ombre, et tendre à certains moments les bras, comme un appel au secours.

C’est Lamuse. Il nous rejoint. Il est plein de terreau et de boue. Frémissant, ruisselant de sueur, il a l’air d’avoir peur. Ses lèvres remuent et il marmotte : « Meuh… Meuh… » avant de pouvoir dire une parole qui ait une forme.

— Eh ben quoi ? lui demande-t-on vainement.

Il s’affale dans un coin, entre nous, et s’étend.

On lui offre du vin. Il refuse d’un signe. Puis il se tourne vers moi, un geste de sa tête m’appelle. Quand je suis près de lui, il me souffle, tout bas, comme dans une église :

— J’ai revu Eudoxie.

Il cherche sa respiration ; sa poitrine siffle et il reprend, les prunelles fixées sur un cauchemar :

— Elle était pourrie.


— C’était l’endroit qu’on avait perdu, poursuit Lamuse, et que les coloniaux ont r’pris à la fourchette y a dix jours.

» On a d’abord creusé le trou pour la sape. J’en mettais. Comme j’foutais plus d’ouvrage que les autres, j’m’ai vu en avant. Les autres élargissaient et consolidaient derrière. Mais voilà que j’trouve des fouillis d’poutres : j’avais tombé dans une ancienne tranchée comblée, videmment. À d’mi comblée : y avait du vide et d’la place. Au milieu des bouts de bois tout enchevêtrés et qu’j’ôtais un à un de d’vant moi, y avait quéqu’ chose comme un grand sac de terre en hauteur, tout droit, avec quéqu’ chose dessus qui pendait.

» Voilà une poutrelle qui cède, et c’drôle de sac qui m’tombe et me pèse dessus. J’étais coincé et une odeur de macchabée qui m’entre dans la gorge… En haut de c’paquet, il y avait une tête et c’étaient les cheveux que j’avais vus qui pendaient.

» Tu comprends, on n’y voyait pas beaucoup clair. Mais j’ai r’connu les cheveux qu’y en a pas d’autres comme ça sur la terre, puis le reste de figure, toute crevée et moisie, le cou en pâte, le tout mort depuis un mois, p’t’être. C’était Eudoxie, j’te dis.

» Oui, c’était c’te femme que j’ai jamais su approcher avant, tu sais – que j’voyais d’loin, sans pouvoir jamais y toucher, comme des diamants. Elle courait, tout partout, tu sais. Elle bagotait dans les lignes. Un jour, elle a du r’cevoir une balle, et rester là morte et perdue, jusqu’au hasard de c’te sape.

» Tu saisis la position. J’étais obligé de la soutenir d’un bras comme je pouvais, et de travailler de l’autre. Elle essayait d’me tomber d’ssus de tout son poids. Mon vieux, elle voulait m’embrasser, je n’voulais pas, c’étai’ affreux. Elle avait l’air de m’dire : « Tu voulais m’embrasser, eh bien, viens, viens donc ! » Elle avait sur le… elle avait là, attaché, un reste de bouquet de fleurs, qu’était pourri aussi, et, à mon nez, c’bouquet fouettait comme le cadavre d’une petite bête.

» Il a fallu la prendre dans mes bras, et tous les deux, tourner doucement pour la faire tomber de l’autre côté. C’était si étroit, si pressé, qu’en tournant, à un moment, j’l’ai serrée contre ma poitrine sans le vouloir, de toute ma force, mon vieux, comme je l’aurais serrée autrefois, si elle avait voulu…

» J’ai été une demi-heure à me nettoyer de son toucher et de c’t’odeur qu’elle me soufflait malgré moi et malgré elle. Ah ! heureusement que j’suis esquinté comme une pauv’ bête de somme. »

Il se retourne sur le ventre, ferme ses poings et s’endort, la face enfoncée dans la terre, en son espèce de rêve d’amour et de pourriture.