Le Feu-Follet/Texte entier

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. --407).


ŒUVRES


de


J. F. COOPER


TRADUITES


PAR


A. J. B. DEFAUCONPRET




TOME VINGT-UNIÈME





LE FEU-FOLLET




PARIS


FURNE ET Ce, CHARLES GOSSELIN


ÉDITEURS




M DCCC XLIII


PRÉFACE.


La question de savoir quelle partie de la légende qui va suivre est strictement vraie, et quelle partie n’est qu’une fiction, est laissée douteuse dans l’intention expresse que les historiens qui n’ont rien de mieux à faire puissent employer leur temps à tracer cette ligne de séparation.

Quant à la scène choisie pour cette histoire, nulle apologie n’est jugée nécessaire. Inventer des excuses pour transporter un homme, soit en réalité, soit en imagination, sur une mer comme la Méditerranée, et sur une côte comme celle de l’Italie, ce serait une affectation dont nous n’avons pas la moindre idée de nous rendre coupable. Il est vrai, — il est même probable — que l’exécution pourra être au-dessous du dessein ; mais il ne peut y avoir grand mal à oser faire une noble tentative, ou du moins il ne peut en résulter que pour celui qui échoue en l’entreprenant. Nous espérons que ceux qui ont vu les lieux que nous avons si simplement et si imparfaitement décrits, pardonneront nos défauts par égard pour le service que nous avons voulu leur rendre, et que ceux qui n’ont jamais eu ce bonheur trouveront nos faibles tableaux si supérieurs aux réalités qu’ils ont vues ailleurs, qu’ils croiront que nous avons réussi.

Nous n’avons rien de plus à dire de Raoul Yvart, de Ghita Caracioli et du petit Feu-Follet, que ce qui se trouve dans le corps de l’ouvrage. Comme Sancho le disait au chevalier, ceux qui nous ont fourni les faits qui ont rapport à tous les trois, — car nous classons un navire dans l’ordre animal, — nous ont dit qu’ils en étaient si certains, que nous pouvions en sûreté de conscience jurer qu’ils étaient vrais. Si nous sommes dans l’erreur, c’est donc une infortune que nous partageons avec l’honnête Pança, et cela sur un sujet presque aussi important que celui sur lequel il s’est mépris.

Après tout, le monde entend peu parler de cette multitude de détails qui forment l’ensemble des incidents sur mer, et il les connaît encore moins. Les historiens glanent quelques circonstances principales se rattachant peut-être à des batailles, à des traités, à des naufrages ou à des chasses, et tout le surplus reste en blanc pour la grande masse de la race humaine. On a dit avec raison que la vie de chaque homme, si elle était racontée simplement et avec clarté, se trouverait contenir une foule de leçons aussi utiles qu’amusantes ; et il est également vrai que chaque journée à bord d’un bâtiment fournirait quelque chose d’intéressant à rapporter, si les notes sèches de la table de loch pouvaient être données dans le style, graphique d’un observateur capable. Un bâtiment, isolé dans la solitude de l’océan, est un objet de réflexions et une source de sentiments poétiques aussi bien que moraux ; et comme nous nous lassons rarement d’écrire sur ce sujet, nous désirons que, par une sorte de sympathie, ceux qui nous font l’honneur de nous former une sorte de clientèle littéraire, ne se lassent jamais de nous lire.

Notre principal intérêt, dans le cas dont il s’agit, se porte sur le contraste que nous avons essayé d’établir entre une croyance profonde et une infidélité fondée sur la légèreté du cœur. Nous croyons les deux tableaux vrais, eu égard à l’époque et aux pays respectifs, et nous avons tâché de les mettre convenablement en relief, et sans la moindre exagération. L’expérience de chaque jour prouve qu’il peut exister une forte sympathie naturelle entre des êtres qui sont en dissentiment complet sur un tel sujet, et qu’il est possible d’en trouver chez qui les principes sont plus forts que la plus insinuante et la plus trompeuse de toutes nos passions ; c’est non seulement ce que nous espérons, mais ce que nous croyons. Nous avons cherché à assigner la qualité la plus élevée et la plus durable à cette portion de la race humaine dans laquelle nous sommes persuadé qu’il est le plus probable qu’elle se trouve.

Cet ouvrage est le septième roman maritime que nous nous sommes hasardé à offrir au public. Lorsque nous eûmes achevé le premier, nos amis nous prédirent avec confiance que nous éprouverions un échec, à cause de la maigreur du sujet et de ses accompagnements désagréables. Non seulement leur prédiction ne s’est pas vérifiée, quant à nos humbles efforts, mais le goût du public pour ce genre d’ouvrages a duré assez longtemps pour qu’il reçût de plusieurs autres côtés un nombre assez considérable de rejetons de la même souche. Nous espérons seulement qu’en cette occasion il pourra trouver dans ce nouvel enfant une ressemblance de famille assez forte pour lui permettre de passer dans la foule, comme faisant partie de la même liguée.




LE


FEU-FOLLET



CHAPITRE PREMIER.


Réfléchissant (la mer) les beautés du ciel, qui, des profondeurs de l’espace, viennent se peindre sur ses eaux, toutes ses teintes, depuis le splendide coucher du soleil jusqu’au lever des astres de la nuit, déploient leur magique variété ; et maintenant tout change ; une ombre plus pâle couvre les montagnes de son manteau ; le jour qui expire meurt comme le dauphin, à qui chaque angoisse de la mort donne une nouvelle couleur. La dernière mère est la plus aimable, mais enfin elle a disparu, et tout est noir. »
Lord Byron, Childe-Harold.


Les charmes de la mer Tyrrhénienne ont été célébrés même du temps d’Homère. Le voyageur conviendra aisément que la Méditerranée en général, ses belles limites, les Alpes et les Apennins, et ses côtes dentelées et irrégulières, forment la contrée la plus délicieuse de la terre connue en tout ce qui concerne le climat, les productions et la conformation physique. Les pays qui entourent cette immense nappe d’eau étendue au milieu des terres, avec leurs promontoires dominant cette image de l’Océan, leurs coteaux couverts de tout ce qu’il y a de pittoresque dans la vie humaine, leurs montagnes couronnées de tours, leurs flancs rocailleux consacrés par des ermitages, et leurs eaux sans rivales parsemées de navires gréés en quelque sorte tout exprès, de manière à faire un tableau, forment une espèce de monde à part, qui offre une source de délices pour tous ceux qui ont le bonheur d’en sentir les beautés ; beautés qui non seulement fascinent les yeux de ceux qui les voient, mais restent gravées dans le souvenir de ceux qui s’en sont éloignés, comme de glorieuses visions du passé.

C’est de ce fragment de la création, si éminemment beau sous son aspect le plus sombre, mais si souvent dégradé par les passions des hommes, même sous son aspect le plus brillant, que nous avons à nous occuper. Tandis que chacun admettra combien la nature a fait pour la Méditerranée, personne ne niera que, jusqu’à une époque très récente, elle ait été la scène de plus de violences et d’injustices que peut-être aucune autre partie du monde. Avec les races différentes qui occupent ses côtes au nord et au midi, races plus séparées encore par leurs destins que par leur origine, leurs habitudes et leur religion, barrière placée en quelque sortes entre les chrétiens et les musulmans, et d’une antiquité qui défie l’histoire, le sein de ses ondes azurées a réfléchi plus d’actes de violence, a été témoin de plus de scènes de carnage, et a entendu plus de cris de victoire entre le siècle d’Agamemnon et celui de Nelson, que tous les autres domaines de Neptune ensemble. La nature et les passions se sont réunies pour faire de cette mer l’image de la physionomie humaine, qui cache sous ses sourires et son expression presque divine la fournaise si souvent embrasée dans notre cœur, et le volcan qui consume notre bonheur. Pendant des siècles, le Turc et le Maure ont rendu dangereux pour les Européens de naviguer entre ces côtes souriantes ; et quand le pouvoir des barbares disparaissait temporairement, ce n’était que pour faire place aux luttes de ceux qui les chassaient de l’arène pour l’occuper un moment.

Tout le monde connaît les circonstances qui rendirent l’époque qui s’écoula entre 1790 et 1815, la plus fertile des temps modernes en événements, quoique les incidents variés qui ont marqué ce quart mémorable d’un siècle soient déjà devenus des souvenirs historiques. Tous les éléments de la lutte qui agita alors le monde semblent maintenant dans un état de calme aussi complet que s’ils eussent dû leur existence à un temps bien éloigné, et les hommes qui en ont été les témoins et qui vivent encore, ne se rappellent ce qui s’est passé dans leur jeunesse, que comme des événements rapportés dans les annales des siècles passés. Alors, chaque mois amenait une défaite ou une victoire, la relation d’un gouvernement renversé ou d’une province conquise. L’univers était agité comme le sont les hommes dans un moment de tumulte. Les êtres timides jettent un regard en arrière sur cette époque avec surprise, les jeunes gens avec doute, et les esprits turbulents et inquiets avec envie.

Les années 1798 et 1799 furent les deux plus remarquables de cette époque à jamais mémorable, et c’est sur cette période féconde et agitée que nous devons fixer l’imagination du lecteur, pour le placer au milieu des scènes que nous avons intention de décrire.

Vers la fin d’un beau jour du mois d’août, un bâtiment léger, qu’on, eût dit l’ouvrage des fées, favorisé par une douce brise venant de l’ouest, entrait dans ce qu’on appelle le canal de Piombino, en gouvernant à l’est. Le gréement des bâtiments de la Méditerranée est passé en proverbe par sa beauté pittoresque et recherchée, et l’on y rencontre tour à tour le chébec, la felouque, la polacre, la galiote, et quelquefois le lougre. Celui-ci, quoique se montrant moins fréquemment sur les eaux de l’Italie que dans la baie de Biscaye et sur la Manche, était pourtant le genre du bâtiment en question, circonstance que les marins qui le virent des côtes de l’île d’Elbe, regardèrent comme n’indiquant rien de bon. Un lougre à trois mâts, sur lequel se déployait une vaste voilure, très-ras sur l’eau, sa coque peinte en noir n’étant relevée que par un petit liteau rouge, tracé au-dessous de ses porte-haubans, et un plat-bord si élevé qu’on ne voyait au-dessus que le chapeau de quelques marins d’une taille au-dessus de l’ordinaire, fut considéré comme un bâtiment suspect, et pas même un pêcheur n’aurait osé en approcher à portée du canon, tant qu’on ignorait ce qu’il était. Des lettres de marque, ou corsaires, comme c’était la mode de les appeler, se montraient assez souvent le long de cette côte, et il était quelquefois dangereux, même pour des bâtiments de nations amies, de les rencontrer, quand le pillage, qu’un reste de barbarie légalise encore, leur avait, manqué.

Ce lougre était réellement du port de cent cinquante tonneaux, mais sa coque peu élevée et peinte en noir lui donnait l’air d’être beaucoup plus petit qu’il ne l’était ; cependant la voilure qu’il portait en arrivant vent arrière, wing and wing[1], comme disent les matelots de la Méditerranée, c’est-à-dire avec une voile de chaque côté, battant comme les ailes d’un oiseau, trahissait son caractère, et, comme nous l’avons déjà donné à entendre, les marins qui épiaient du rivage tous ses mouvements, secouaient la tête avec un air de méfiance, en causant entre eux, en fort mauvais italien, de la destination et des projets de ce bâtiment. Cette observation et les discours qui l’accompagnaient, avaient lieu sur le promontoire rocailleux qui s’élève au-dessus de la ville de Porto-Ferrajo, dans l’île d’Elbe, ville depuis ce temps devenue si renommée, comme capitale de la souveraineté en miniature de l’empereur Napoléon. Au fait, la demeure dont l’empereur déchu fit ensuite son palais était à une cinquantaine de toises des interlocuteurs, et donnait sur l’entrée du canal et les montagnes de la Toscane, ou plutôt de la petite principauté de Piombino : le système d’engloutir les petits états de l’Europe dans les plus grands n’avait pas encore été adopté dans toute son étendue. Cet édifice, de la grandeur des maisons de campagne du premier ordre dans les États-Unis, était alors, comme il l’est aujourd’hui, occupé par le gouverneur florentin de la partie de l’île dépendant de la Toscane. Il est situé sur l’extrémité d’un promontoire rocailleux peu élevé ; formant le boulevard occidental d’une baie profonde, sur un côté duquel ; et convenablement caché derrière un demi-cercle de rochers inclinant à l’ouest en forme de croissant, se trouve un petit port, complètement invisible du côté de la mer, comme s’il eût craint les visites semblables à celles qu’on pouvait attendre de bâtiments du même genre que l’étranger suspect. Ce petit port, qui avait moins d’étendue qu’un bassin moderne : dans des places comme Londres et Liverpool, était suffisamment protégé contre tous dangers probables par des batteries ; et quant aux éléments, un bâtiment placé sur une tablette dans un cabinet aurait à peine été plus en sûreté. Dans ce petit bassin domestique, qui, à l’exception de son étroite entrée, était complètement entourée d’édifices, se trouvaient alors quelques felouques qui faisaient le commerce entre l’île et la côte adjacente de l’Italie, et un seul bâtiment autrichien, qui était venu du bout de la mer Adriatique pour prendre un chargement de fer, comme on le prétendait ; mais autant pour avoir l’air de commercer avec une dépendance de l’Italie, que dans aucun autre dessein.

Dans le moment dont nous parlons, on ne voyait pourtant qu’une douzaine d’individus autour de ces maisons, ou dans les environs. La nouvelle qu’un lougre étranger tel que celui que nous venons de décrire se montrait au large, avait attiré tous les marins sur le rivage ; et la plupart des habitués du port les avaient suivis en montant les larges marches des rues tortueuses qui conduisaient sur les hauteurs derrière la ville, ou sur l’élévation rocailleuse d’où l’on découvrait la mer, du nord-est à l’ouest. L’approche du lougre avait produit sur les simples marins de ce port peu fréquenté à peu près le même effet que la vue d’un faucon sur les habitants emplumés et timides d’une basse-cour. Le gréement de ce bâtiment, circonstance suspecte en elle-même, avait été remarqué deux heures auparavant par une couple de pilotes côtiers qui passaient habituellement leurs moments de loisir sur les hauteurs, examinant les signes du temps et conversant ensemble ; et les conjectures auxquelles ils se livraient en ce moment avaient attiré sur la promenade de Porto-Ferrajo une vingtaine d’hommes qui s’imaginaient être ou qui étaient véritablement des connaisseurs en tout ce qui concerne la mer. Cependant lorsqu’on put bien distinguer la coque basse, longue et noire qui portait une telle voilure, chacun donna son opinion ; les bruits se propagèrent, et des centaines de personnes se rassemblèrent eu cet endroit, qui, dans le jargon de Manhatta, aurait été probablement appelé une batterie ; et ce nom n’aurait pas été tout à fait impropre, car une petite batterie était établie en ce lieu, et dans une position à pouvoir aisément lancer un boulet à deux tiers de lieue de la terre ; c’est-à-dire à la distance où se trouvait alors le lougre inconnu.

Tomasso Tonti était le plus vieux marin de l’île d’Elbe ; et comme c’était un homme prudent et généralement discret, il en était l’oracle dans la plupart des choses qui avaient rapport à la mer. À mesure qu’un habitant, marchand de vin, épicier, aubergiste, ou mineur, arrivait sur la hauteur, son premier soin était de s’informer où était Maso ou Tonti, car on donnait indifféremment l’un ou l’autre de ces noms au vieux pilote, et ayant appris où il le trouverait, il se rendait invariablement à son côté, de sorte qu’un groupe d’environ deux cents personnes, hommes, femmes et enfants, se forma bientôt autour de lui, comme les fidèles se rassemblent pour écouter un prédicateur qui a la vogue dans des moments de ferveurs religieuse. Il est bon de remarquer aussi avec quelle considération ce petit rassemblement d’insulaires italiens traitait le patriarche marin en cette occasion. Personne ne criait pour lui faire des questions : et tous avaient soin de ne pas se placer devant lui, de peur de l’empêcher d’observer ce qui se passait sur la mer. Cinq ou six vieux marins comme lui étaient ses plus proches voisins ; et à la vérité, ceux-ci n’hésitaient pas à parler, comme il convenait à leur expérience. Mais Tonti devait une bonne partie de sa réputation à la discrétion avec laquelle il rendait ses oracles, et peut-être à son adresse d’avoir l’air d’en savoir plus qu’il n’en voulait dire. Il se tenait donc sur la réserve, et tandis que ses vieux confrères donnaient leurs opinions ; quelquefois contradictoires, sur ce bâtiment étranger, et que cent conjectures oiseuses passaient de bouche en bouche parmi tous les autres, tant hommes que femmes ; pas un mot qui pût compromettre la réputation du vieux pilote n’était sorti de sa bouche ; Il laissait les autres parler tant qu’ils voulaient ; mais quant à lui, il convenait à ses habitudes, et peut-être à la difficulté qu’il trouvait à résoudre la question, de garder un silence et grave et de mauvais ugure.

Nous avons parlé de femmes ; un événement semblable dans une ville de trois à quatre mille âmes devait nécessairement attirer une partie du beau sexe sur les hauteurs. La plupart s’approchaient le plus près possible du vieux pilote ; afin d’être les premières à apprendre la nouvelle et à la faire circuler. Mais il semblait que, parmi les plus jeunes, il se trouvait aussi une sorte d’oracle, et une douzaine des plus jolies filles étaient rassemblées autour de Ghita, soit pour savoir ce qu’elle avait à dire sur le sujet de la curiosité générale, soit peut-être par un sentiment de modestie et de fierté, naturel à leur âge et dans leur condition, sentiment qui leur apprenait à montrer un peu plus de réserve que les femmes plus âgées et d’un rang plus humble. En parlant de condition et de rang, il ne faut pourtant entendre ces mots que dans un sens très-limité. Il n’y avait à Porto-Ferrajo que deux classes de société, les marchands et les ouvriers, sauf peut-être une douzaine d’exceptions en faveur de quelques employés du gouvernement, d’un avocat, d’un médecin et de quelques prêtres. Le gouverneur de l’île était un Toscan d’un rang distingué, mais il l’honorait rarement de sa présence, et son substitut était un homme de la ville dont l’origine était trop connue pour qu’il pût se donner de grands airs dans le lieu de sa naissance. Les compagnes de Ghita étaient donc des filles de marchands qui, ayant appris à lire, allant quelquefois à Livourne, et étant admises en présence de la femme de charge du substitut du gouverneur, en étaient venues à se regarder comme devant se montrer au-dessus de la curiosité vulgaire de celles qui n’avaient pas les mêmes avantages. Ghita pourtant devait son ascendant à ses qualités personnelles, plutôt qu’au hasard qui aurait pu lui donner pour père un épicier ou un aubergiste, car la plupart de celles qui l’entouraient ne connaissaient ni son origine, ni même son nom de famille. Elle avait été amenée dans l’île six semaines auparavant et laissée en pension par un homme qui passait pour son oncle chez un aubergiste nommé Cristoforo Dovi. Elle devait toute son influence à son bon sens, à un caractère décidé, à une conduite toujours modeste et dirigée par les convenances, à une taille pleine de grâce, et à des traits qui, sans être positivement beaux et réguliers, étaient attrayants au plus haut degré. Personne ne songea jamais à lui demander son nom de famille, et elle ne parut pas elle-même croire nécessaire de le mentionner. Le nom de Ghita lui suffisait ; et quoiqu’il y eût à Porto-Ferrajo deux ou trois jeunes filles qui le portaient aussi, huit jours après son arrivée elle était devenue, d’un consentement général, la Ghita par excellence.

On savait que Ghita avait voyagé, car elle était arrivée, au vu et au su de tout le monde, à bord d’une felouque, venant, disait-on, des états napolitains. Si cela était vrai, elle était probablement la seule de son sexe dans la ville qui eût jamais vu le mont Vésuve, ou jeté les yeux sur les merveilles d’une partie de l’Italie qui ne le cède en renommée qu’à la ville de Rome. On croyait donc naturellement que si quelque fille de Porto-Ferrajo pouvait deviner ce qu’était ce bâtiment étranger, ce devait être Ghita. C’était d’après cette supposition qu’elle avait, sans le savoir, et, s’il faut dire la vérité, sans le vouloir, amassé autour d’elle une réunion d’une douzaine de jeunes filles de son âge, et à ce qu’il paraissait, de sa classe. Celles-ci cependant ne sentaient pas la nécessité de s’imposer la même retenue que les curieux qui faisaient foule près de Tonti ; car, quoiqu’elles respectassent la jeune étrangère leur amie, et qu’elles eussent écouté ses conjectures plus volontiers que celles de toute autre personne, elles avaient un désir si irrésistible d’entendre le son de leurs propres voix, que pas une minute ne se passait sans une question faite à haute voix et avec volubilité ; et les interjections étaient aussi nombreuses que les conjectures étaient invraisemblables et absurdes. L’une disait que c’était un bâtiment venant de Livourne avec des dépêches, et ayant peut-être Son Excellence à bord ; mais on lui rappela que Livourne était au nord, et que le lougre qu’on voyait venait de l’ouest. Une autre pensait que c’était une cargaison de prêtres allant de la Corse à Rome ; mais on lui répliqua que les prêtres n’étaient pas alors en assez grande faveur en France pour qu’on leur donnât pour ce voyage un bâtiment si supérieur à ceux qui naviguaient le plus communément sur la Méditerranée. Une troisième, ayant plus d’imagination que les deux premières, dit qu’elle doutait que ce fût véritablement un navire, des apparences trompeuses de cette sorte n’étant pas très-rares, et prenant ordinairement la ressemblance de quelque chose d’extraordinaire.

— Oui, répondit Annina, mais dans ce cas ce serait un miracle, Maria ; et pourquoi aurions-nous un miracle à présent que le carême et les fêtes de Pâques sont passés ?

Les autres se mirent à rire ; et après une causerie qui dura quelque temps sur cet objet, il fut universellement admis que ce qu’on voyait était un véritable bâtiment d’une espèce ou d’une autre, mais que ce n’était ni une felouque ni une galiote, ni un speronare. Pendant tout ce temps, Ghita gardait le silence et réfléchissait aussi profondément que Tommaso lui-même, quoique par un motif très-différent. Malgré le babil et les opinions burlesques de ses compagnes, ses yeux se détournaient à peine un instant du lougre, et ils semblaient y être attachés par une sorte de fascination. S’il se fût trouvé là quelqu’un assez peu occupé pour observer cette fille intéressante, il aurait été frappé du jeu varié de ses traits, qui annonçaient une vive sensibilité ; et qui réfléchissaient les émotions passagères de son cœur. Un tel observateur y aurait remarqué, tantôt une expression d’inquiétude et même d’alarme, s’il eût été assez habile pour distinguer ces émotions des sensations plus vulgaires de ses compagnes ; et tantôt des éclairs de plaisir et de bonheur qui brillaient rapidement sur sa physionomie éloquente. Les couleurs de ses joues variaient souvent, et il y eut un instant où le lougre, semblant hésiter dans sa route, tantôt serra le vent, tantôt laissa arriver ; comme un dauphin sautant dans l’eau, et, où l’éclat du plaisir qui anima les grands yeux bleus de la jeune fille ne laissa rien à désirer à sa beauté. Mais aucune de ces expressions passagères ne fut remarquée par le groupe babillard qui entourait la jeune étrangère, qui put céder aux impulsions qui les causaient sans qu’on la questionnât et qu’on la soupçonnât.

Quoique ces jeunes filles, avec la retenue de leur âge et de leur sexe, se tinssent à quelque distance du rassemblement général, elles n’étaient qu’à sept ou huit pas de l’endroit où se trouvait Tommaso Tonti, et elles purent l’entendre quand il parla ; mais il ne lui plut de le faire que lorsqu’il fut questionné par le podestat, Vito Viti, qui parut en personne en ce moment sur la hauteur, qu’il était si fatigué d’avoir gravie, qu’il soufflait comme une baleine qui monte à la surface de l’eau pour respirerer.

— Que dis-tu de ce bâtiment, Maso ? ? dit le magistrat après l’avoir examiné lui-même quelques instans en silence, car il se sentait autorisé par sa place à interroger qui bon lui semblait.

— Je dis que c’est un lougre, Signor, répondit laconiquement le vieux marin, et certainement avec vérité.

— Sans doute, voisin Tonti ; c’est ce que nous voyons tous. Mais il y a plusieurs sortes de lougres : des lougres-felouques, des lougres-polacres, des lougres-galiotes. De quelle espèce est celui-ci ?

— Ce n’est pas là le langage du port, signor podestat. Nous appelons une felouque, felouque ; une polacre, polacre ; une galiote, galiote, et un lougre, lougre. Le bâtiment que nous voyons est un lougre.

Tommaso parlait d’un ton affirmatif, car il sentait qu’il était sur son terrain, et il n’était pas fâché de montrer publiquement qu’il entendait mieux ce genre d’affaires qu’un magistrat. De son côté le podestat était piqué et désappointé ; car il s’était réellement imaginé qu’il traçait une distinction subtile, à peu près comme il avait coutume de le faire dans ce qui était du ressort du barreau, et son ambition était de passer pour savoir un peu de tout.

— Eh bien ! Tonti, répondit, le signor Viti d’un air de protection et avec un sourire affable, comme c’est une affaire qui n’a pas l’air de devoir aller devant les cours supérieures de justice à Florence, nous pouvons nous contenter de votre explication, et je n’ai pas envie de la contester. — Ainsi un lougre est un lougre.

— Oui, Signor, c’est précisément ce que nous disons dans le port. Un lougre est un lougre.

— Et vous déclarez que ce bâtiment est un lougre ; et vous seriez prêt à l’affirmer sous la foi du sermeut devant une cour de justice ?

L’honnête Tommaso ne voyant aucune nécessité d’un serment dans cette affaire, et ayant toujours quelques scrupules de conscience en pareils cas, même quand les officiers de justice ne tenaient pas la Bible en main, hésita à répondre, et jeta un nouveau coup d’œil sur le bâtiment étranger.

— Oui, Signor, dit-il enfin, après s’être de nouveau convaincu que ses yeux ne le trompaient pas. Je pourrais faire serment que ce bâtiment est un lougre.

— Et pourrais-tu dire aussi, brave Tonti, à quelle nation il appartient ? C’est une chose aussi importante que le gréement dans ces temps de troubler.

— Vous avez raison, signor podestat ; car si ce bâtiment est algérien, ou maure, ou même français, sa visite dans le canal d’Elbe ne nous ferait certainement pas grand plaisir. J’y ai remarqué différents signes qui me font penser qu’il appartient tantôt à une nation, tantôt à une autre, et, je vous prie de m’excuser si je vous demande d’attendre qu’il soit un peu plus près avant de vous donner une opinion positive sur cette question.

Comme cette demande était raisonnable, le podestat n’y fit aucune objection. En se détournant, il aperçut Ghita… Elle avait fait une visite à sa nièce, il avait conçu une opinion favorable de son intelligence, et il résolut de profiter de cette occasion pour s’amuser à causer avec elle.

— Voilà cet pauvre diable, l’honnête Maso, bien embarrassé, dit-il en s’approchant d’elle, souriant avec un air de bonté, comme par compassion pour l’embarras du vieux pilote. — Il veut nous persuader que ce bâtiment est un lougre, et il ne peut nous dire à quelle nation il appartient !

— C’est bien un lougre, Signor, dit Ghita, reprenant longuement haleine, comme si elle se fût sentie soulagée en parlant.

— Comment ! avez-vous la prétention de vous connaître assez en bâtiments pour distinguer un lougre d’une felouque à la distance d’une lieue ?

— Je ne crois pas que celui-ci soit à une lieue, Signor ; il n’est guère qu’à une demi-lieue, et la distance diminue rapidement, quoique le vent soit léger. Quant à distinguer un lougre d’une felouque, cela n’est pas plus difficile que de distinguer une maison d’une église, ou un révérend père d’un matelot.

— Sans doute, et c’est ce que j’aurais dit à Maso, si ce vieil entêté eût voulu m’écouter. — Oui, la distance est à peu près ce que vous dites, et rien n’est plus facile que de voir que c’est un lougre. Quant à la nation à laquelle il appartient…

— Cela n’est pas si aisé à dire, Signor, à moins que le bâtiment ne montre son pavillon.

— Par saint Antoine ! tu as raison, ma chère enfant ; et il faut qu’il nous le montre. Aucun bâtiment n’a le droit d’approcher si près d’un port de Son Altesse Impériale et Royale sans montrer son pavillon, pour annoncer en même temps ses bonnes intentions et sa nation. — Mes amis, les canons de la batterie sont-ils chargés comme d’ordinaire ?

La réponse ayant été affirmative, il y eut quelques instants de consultation entre les personnages les plus importants qui se trouvaient sur la hauteur, après quoi le podestat marcha d’un air empressé vers la maison du gouvernement… Cinq minutes après, des soldats parurent à la batterie, et ils firent les préparatifs nécessaires pour pointer un canon de 18 sur le lougre étranger. La plupart des jeunes filles se détournèrent en se bouchant les oreilles, car elles n’étaient pas à plus de cinquante toises de la batterie ; mais Ghita, les joues pâles, quoiqu’elle eût l’œil ferme, et sans le moindre symptôme de crainte personnelle, suivait avec la plus vive attention tous les mouvements des artilleurs, et dès qu’elle les vit se préparer à allumer la mèche, l’inquiétude lui fit rompre le silence.

— Ils ne vont sûrement pas faire feu sur le lougre, signor podestat ! s’écria-t-elle. — Cela ne peut être nécessaire pour l’obliger à hisser son pavillon. Jamais je n’ai vu agir ainsi dans le sud.

— Vous ne connaissez pas nos bombardiers toscans, Signorina, répondit le magistrat avec un sourire de satisfaction et un geste de triomphe. Il est heureux pour l’Europe que le grand-duché soit si petit, sans quoi de pareilles troupes pourraient être plus à craindre que toutes les armées de la France.

Ghita ne fit aucune attention à ce trait d’orgueil provincial. Elle resta semblable à une statue représentant l’inquiétude, tandis que les artilleurs s’acquittaient de leur devoir. En moins d’une minute la mèche fut allumée, appliquée, et le coup partit. Toutes ses compagnes poussèrent des exclamations, invoquèrent tous les saints, et quelques-unes se jetèrent même à terre de frayeur. Ghita, quoique en apparence la plus faible de toutes, demeura droite et ferme. La lumière et l’explosion ne produisirent aucun effet sur elle, et pas un des artilleurs ne parut moins ému que cette jeune fille. Elle imita même la manière des soldats, en se tournant pour suivre des yeux le boulet dans son vol rapide, quoiqu’elle eût les mains jointes, et qu’elle parût attendre le résultat en tremblant. Quelques secondes d’incertitude s’écoulèrent ; bientôt elle vit le boulet effleurer l’eau à un quart de mille en avant du lougre, et après deux autres ricochets s’enfoncer dans l’eau par son propre poids à la même distance.

— Bénie soit santa Maria ! murmura-t-elle ; se parlant à elle-même sans y penser, tandis qu’un sourire, moitié de plaisir, moitié d’ironie, se dessinait sur ses lèvres. Ces artilleurs toscans n’ont pas la main fatale.

— Ce coup a été judicieusement tiré, belle Ghita, s’écria le podestat, retirant ses mains de ses deux oreilles, et le canon étonnamment bien pointé. Encore un boulet envoyé aussi loin en avant du lougre, et un troisième tombant entre les deux, et cet étranger apprendra à montrer plus de respect à la Toscane. — Que dis-tu à présent, honnête Maso ? Ce lougre nous dira-t-il quel est son pays, ou bravera-t-il plus longtemps notre pouvoir ?

— S’il est prudent, il hissera son pavillon ; mais je ne vois rien qui annonce qu’il s’y prépare.

Il est certain que le lougre, quoique à portée des canons de la batterie, ne faisait aucune disposition pour satisfaire la curiosité ou calmer les craintes des habitants de la ville. On voyait deux ou trois de ses matelots montés dans son gréement ; mais ils faisaient leur besogne sans se presser, et ils ne semblaient pas distraits de leur travail par le salut qu’ils venaient de recevoir. Cependant, au bout de quelques minutes, le lougre changea l’écoute de sa grande voile de bord, serra un peu le vent, et présenta le cap un peu plus vers la terre, comme s’il eût eu dessein de gouverner vers la baie en doublant le promontoire. Ce mouvement fit que les artilleurs suspendirent leur feu, et le lougre était arrivé à un mille des rochers quand il changea de nouveau de route, et se dirigea encore une fois vers l’entrée du canal. Cette manœuvre lui valut un second coup de canon, qui justifia complètement les éloges du magistrat ; car le boulet tomba aussi en arrière du lougre que le premier était tombé en avant.

— Voyez, Signor, s’écria vivement Ghita en se tournant vers le podestat ; à présent qu’ils connaissent vos désirs, ils vont hisser leur pavillon. Sûrement les artilleurs ne tireront plus ?

— Ce serait agir contre la loi des nations, Signora, et imprimer une tache à la civilisation de la Toscane. Vous voyez que les artilleurs ont fait la même remarque que vous, car ils mettent de côté leurs instruments. Cospetto ! c’est dommage qu’ils n’aient pu tirer leur troisième coup, car vous auriez vu le boulet frapper le lougre. Jusqu’ici vous n’avez vu que leurs préparatifs.

— Cela suffit bien, signor podestat, répondit Ghita en souriant ; car elle pouvait sourire maintenant qu’elle voyait que les artilleurs n’avaient plus dessein de faire feu sur le lougre. Nous avons tous entendu parler de vos canonniers d’Elbe, et ce que je viens de voir me prouve ce qu’ils peuvent faire quand l’occasion l’exige. Mais regardez, Signor, le lougre s’apprête à satisfaire notre curiosité.

Effectivement, le bâtiment inconnu jugeait alors à propos de se conformer aux usages des nations. Nous avons déjà dit qu’il arrivait vent arrière, aile et aile, c’est-à-dire ses voiles étant établies en ciseaux, une de chaque bord, genre de voilure qui donne à la felouque, et surtout au lougre, la plus pittoresque de leurs attitudes gracieuses. N’adoptant, pas l’usage de ces voiles à petites envergures que le manque d’équipages nombreux a introduites parmi nous, ces marins, que nous pourrions appeler classiques, élèvent en tête de leurs mats ces longues vergues avec leurs voiles en pointe qui ne présentent que peu de surface dans la partie élevée, mais dont les limites dans la partie inférieure ne sont bornées que par la possibilité de les border, compensant ainsi par leur largeur dans le bas ce qui leur manque dans la partie élevée. L’idée des voiles de la felouque, particulièrement, semble avoir été littéralement prise des ailes d’un grand oiseau de mer, la forme en approchant de si près, qu’avec sa voilure établie de la manière qui vient d’être mentionnée, un de ces légers esquifs ressemble beaucoup à la mouette ou au faucon se balançant dans l’air ou fondant sur sa proie. Le gréement du lougre a peut-être moins de cette beauté qui fait l’ornement d’un tableau que la voile strictement latine ; mais il en approche tellement, qu’il est toujours agréable à l’œil, et, dans l’évolution particulière qui vient d’être décrite, il a presque autant de grâce. Cependant aux yeux du marin il a l’air de rendre plus de services ; car ce mode de porter ses voiles rend un bâtiment en état de lutter contre les plus forts coups de vent et la mer la plus houleuse, tandis qu’il est si agréable à la vue par une douce brise et sur une mer calme.

Le lougre qui était sous les hauteurs de l’île d’Elbe n’avait alors de voiles établies que sur le grand mât et sur le mât de misaine. Le troisièmement, placé sur le couronnement et appelé mât de tape-cul, du nom de sa voile, avait sa voile carguée ; destinée à bien maintenir le bâtiment au vent, elle ne s’établit habituellement qu’au plus près. Il n’y avait en ce moment sur la mer rien qu’on pût strictement appeler du vent, quoique Ghita sentît ses joues, qui étaient naturellement échauffées par le sang de son pays, rafraîchies par un zéphyr si doux, qu’il séparait à peine de temps en temps des tresses de cheveux, qui semblaient le disputer de finesse avec la soie du sol qui l’avait vu naître ; et si ces boucles naturelles eussent été un peu moins légères, elles auraient à peine été dérangées par le souffle presque insensible de la brise de mer. Mais les voiles du lougre étaient en toile si légère qu’elles se gonflaient comme un ballon au moindre souffle de vent, quoiqu’elles vinssent de temps en temps battre les mâts dans ces tangages occasionnés par la houle, et les voiles en forte toile étaient réservées pour les mauvais temps ; mais, en général, ces voiles en toile légère restaient gonflées et recevaient le vent comme par suite de leur propre volonté plutôt que par la force d’un pouvoir mécanique. L’effet qui en résultait sur la coque était presque magique ; car, malgré le peu de force du pouvoir presque imperceptible, qui chassait le lougre en avant, la légèreté et la forme exquise de ce bâtiment le mettaient en état de filer trois à quatre nœuds par heure. Son mouvement était à peine sensible pour ceux qui étaient à bord, et il semblait glisser plutôt que fendre l’eau, la trace que son taille-mer laissait sur la surface n’excédant guère celle que laisserait un doigt traîné avec vitesse dans cet élément. Cependant, le plus léger mouvement du gouvernail changeait sa route, mais il y obéissait avec autant d’aisance et de grâce qu’en montre le cygne en décrivant différents détours dans l’eau. Dans le moment actuel, la voile de tape-cul, qui était carguée et qui pendait en festons sur la vergue légère, prête à servir au besoin, ajoutait singulièrement à l’air d’être « prêt à tout », qui lui donnait aux yeux d’un marin cette apparence suspecte, qui avait éveillé les soupçons de Maso.

Les préparatifs pour hisser le pavillon, que l’œil vif et intelligent de Ghita avait aperçus, et qui n’avaient pas même échappé aux regards moins clairvoyants des artilleurs, se faisaient au bout extérieur de la vergue de tape-cul. Un mousse était monté sur le couronnement, et il était évident qu’il préparait la drisse du pavillon dans ce dessein. Au bout d’une demi-minute, il disparut, et l’on vit hisser régulièrement le pavillon à la place qui lui était destinée. D’abord le pavillon resta suspendu en ligne droite, de manière à éluder tout examen ; mais bientôt, comme si tout à bord de ce bâtiment avait été aussi léger et aussi aérien que lui-même, on le vit se déployer, et offrir à tous les yeux le fond blanc et la croix rouge du pavillon anglais.

Inglese ! s’écria Maso fort aidé à faire cette conjecture par la vue du pavillon ; — oui, Signor, c’est un bâtiment anglais. C’était ce que j’avais pensé d’abord en le voyant, mais comme les bâtiments de cette nation ne sont pas communément gréés en lougres, j’ai craint de me compromettre en le disant.

— Eh bien, honnête Maso, on est heureux, dans ces temps de troubles, d’avoir à son côté un marin expérimenté comme vous. Je ne sais comment nous aurions pu, sans vous, découvrir à quelle nation appartient ce bâtiment. — Un navire anglais ! — Corpo di Bacco ! Qui aurait jamais cru qu’une nation si maritime et si éloignée de nous, aurait envoyé un si petit esquif à une si vaste distance ? Sur ma foi, Ghita, c’est un voyage, d’ici à Livourne ; mais j’ose dire que l’Angleterre est vingt fois plus loin.

— Je ne connais pas l’Angleterre, Signor, mais j’ai entendu dire que notre mer ne baigne pas les côtes de ce pays. Quoi qu’il en soit, c’est bien le pavillon de cette nation, car je l’ai vu souvent, et je le reconnais. Beaucoup de bâtiments de ce pays fréquentent les côtes méridionales de l’Italie.

— Oui, c’est un pays fameux pour les marins, quoiqu’on m’ait dit qu’il ne s’y trouve ni vin ni huile. De plus il est allié de l’empereur et ennemi mortel des Français qui ont commis tant de dévastations dans le nord de l’Italie. C’est quelque chose, Ghita, et tout Italien doit l’honorer. — Je crains que ce bâtiment n’ait pas dessein d’entrer dans notre port.

— Il gouverne certainement comme s’il n’en avait pas l’intention, signor podestat, répondit Ghita en soupirant si doucement qu’elle seule put entendre le bruit de ce soupir. — Peut-être est-il à la recherche de quelque bâtiment français, dont on dit qu’on vit un si grand nombre l’année dernière naviguant vers l’Orient.

— Ah ! c’était vraiment une vaste entreprise, répondit le magistrat, étendant les bras en demi-cercle, et ouvrant de grands yeux par forme d’accompagnement à son discours. Le général Bonaparte, celui qui avait fait le diable dans le Milanais et les états du pape pendant les deux années précédentes, était parti, disait-on, avec deux ou trois cents vaisseaux pour aller Dieu sait où. Les uns disaient que c’était pour détruire le saint sépulcre, les autres qu’il allait détrôner le Grand Turc, et quelques autres qu’il voulait s’emparer de toutes les îles de la Méditerranée. Un navire qui mouilla ici la semaine suivante, nous dit qu’il avait pris possession de l’île de Malte, auquel cas nous pouvions nous attendre à avoir quelque embarras ici. J’avais mes soupçons dès le commencement.

— J’ai entendu dire tout cela dans le temps, Signor, et mon oncle pourrait probablement vous en dire davantage. — Comme ces nouvelles nous inquiétaient tous !

— Eh bien, tout est fini à présent, et les Français sont en Égypte. — Votre oncle, Ghita, est allé sur le continent, à ce que j’entends dire ?

Le podestat eut l’air de faire cette question avec un ton d’insouciance ; mais il ne put s’empêcher de la faire suivre d’un regard de soupçon.

— Je le crois ainsi, Signor, répondit Ghita, mais je connais fort peu ses affaires. Au surplus, voici le temps arrivé où je dois l’attendre. — Ah ! voyez, Excellence ! — titre qui ne manquait jamais de mettre le podestat en belle humeur, et de détourner son attention des autres pour la reporter exclusivement sur lui ; — ce lougre paraît réellement disposé à examiner votre baie, sinon à y entrer.

Ce peu de mots suffirent pour changer le cours de la conversation, et dans le fait Ghita n’avait dit que la vérité. Le lougre, qui avait alors dépassé le promontoire à l’ouest, paraissait réellement disposé à prouver que la jeune fille ne s’était pas trompée dans sa conjecture. Il avait changé l’écoute de la grande voile de bord ; la misaine et la grande voile furent bordées à bâbord, et il lofa un peu, de manière à présenter le cap à la terre du côté opposé de la baie, au lieu de continuer à faire route dans la direction de la passe. Ce changement dans la route du lougre produisit un mouvement général dans la foule, qui commença à quitter les hauteurs et se hâta de descendre les rues qui y conduisaient, afin de se rendre sur le port. Maso et le podestat marchaient à la tête de l’avant-garde en descendant, et les jeunes filles, au milieu desquelles était Ghita, les suivaient avec autant d’empressement que de curiosité. Lorsque la multitude eut pris place sur les quais, dans les rues, sur les ponts des felouques, et sur tous les points qui commandaient la vue de la mer, on vit le bâtiment glisser au centre de cette baie large et profonde, ses voiles bien bordées, gouvernant au plus près, et pour ainsi dire dans le lit du vent, si l’on peut appeler vent ce qui n’était guère que le soupir du zéphyr classique. Son allure était nécessairement lente, mais elle continuait à être pleine de légèreté, d’aisance et de grâce. Après avoir dépassé l’entrée de la baie au moins d’un mille, il vira vent devant, et se dirigea vers le port. Mais il se trouvait alors si affalé près des hautes terres situées à l’ouest, qu’elles l’abritaient complètement ; et après avoir conservé ses voiles dehors pendant environ une demi-heure dans la petite rade, il les cargua subitement, et jeta l’ancre.


CHAPITRE II.


Avec une pacotille de quelques phrases françaises apprises par cœur, beaucoup à apprendre, rien à enseigner, le jeune homme, obéissant aux ordres de son père, part pour aller dans les pays étrangers.
Cowper.



Il faisait alors presque nuit, et la foule, ayant satisfait sa curiosité oiseuse, commença à se disperser peu à peu. Le signor Viti resta le dernier, croyant de son devoir d’être sur le qui-vive dans un pareil temps de troubles. Mais, malgré toute son activité affairée, il échappa à sa vigilance et à son attention de remarquer que le commandant du lougre qui était entré dans la baie avec tant de confiance avait jeté l’ancre de manière à ce que pas une seule bouche à feu des batteries n’aurait pu être pointée sur son bâtiment, tandis qu’il aurait pu envoyer des bordées sur tous les points du petit havre, s’il eût été disposé à en venir à des hostilités. Mais Vito Viti, quoique admirateur si enthousiaste de l’art de l’artillerie, n’était pas artilleur, et il n’aimait pas à réfléchir sur les effets d’un boulet, à moins qu’ils ne fussent à craindre pour les autres et non pour lui.

De tous les individus méfiants, craintifs et curieux qui s’étaient rassemblés sur le port et dans les environs, depuis qu’on avait vu que le lougre avait dessein d’entrer dans la baie, Tommaso et Ghita étaient seuls restés, les yeux toujours fixés sur ce bâtiment, après qu’il eut jeté l’ancre. Les employés chargés de l’exécution des lois de la quarantaine, ce grand épouvantail de la Méditerranée, avaient hélé le lougre à haute voix, et l’on avait répondu à leurs questions de manière à ne leur laisser aucun scrupule pour le moment. À leur demande : « D’où venez-vous ? » faite en italien, on avait répliqué dans la même langue : « D’Angleterre, en touchant à Lisbonne et à Gibraltar. » Les noms de ces pays n’inspiraient aucune crainte de la peste, et l’on y délivrait alors des certificats de santé satisfaisants. Mais le nom du bâtiment avait été donné de manière à embarrasser tous les savants en anglo-saxon qu’on put trouver à Porto-Ferrajo. Une voix l’avait prononcé distinctement à bord du lougre, et il avait été répété plus lentement, à la requête d’un officier de la quarantaine, ainsi qu’il suit :

Come chimate il vostro bastimento ?

Wing-and-Wing.

— Come ?

Wing-and-Wing.

Il s’ensuivit une assez longue pause, pendant laquelle les employés de la quarantaine conférèrent ensemble, et comparèrent la manière dont ces sons inconnus avaient frappé l’oreille de chacun d’eux. Enfin, ils s’adressèrent à un interprète qui prétendait savoir l’anglais, mais qui ne connaissait de cette langue que tout juste ce qu’on peut en connaître dans un port peu fréquenté, et lui demandèrent ce que ces mots signifiaient :

Ving-y-Ving, grommela ce fonctionnaire. — Quel chien de nom est-ce là ? Demandez-le-leur encore une fois.

Come si chiama la vostra barca, signori Inglesi ? demanda l’employé qui hélait.

Diable ! s’écria en français avec impatience celui qui répondait à bord du lougre. — On l’appelle Wing-and-Wing, répéta-t-il encore en anglais. — Ala e ala, ajouta-t-il, donnant la traduction de ces mots en italien.

Ving-y-Ving. — Ala e ala ! répétèrent les employés de la quarantaine, se regardant les uns les autres en riant, mais d’un air surpris et embarrassé.

Cette petite scène se passait pendant que le lougre jetait l’ancre et que la foule se dispersait. Elle occasionnai quelque gaieté, et le bruit se répondit bientôt dans la ville qu’il venait d’arriver d’Inghilterrœ un bâtiment qui s’appelait Ving-y-Ving dans le dialecte de ce pays, ce qui voulait dire ala e ala, en italien, nom qui frappa tous ceux qui l’entendirent, comme étant assez absurde. Cependant, comme pour donner une confirmation du fait, on hissa au bout de la grande vergue du lougre un petit pavillon carré sur lequel étaient peintes ou brodées deux grandes ailes semblables à celles qu’on trouve quelquefois dans certaines armoiries, et ayant entre elles le rostrum d’une galère, de manière à offrir dans l’ensemble à peu près la même forme que celle que l’imagination humaine a prêtée à ces êtres célestes, les chérubins. Cet emblème parut satisfaire les spectateurs, qui connaissaient trop bien cette image pour ne pas se faire enfin une idée assez distincte de ce que signifiaient les mots ala e ala.

Comme nous l’avons déjà dit, Tommaso Tonti était resté sur le pont, ainsi que Ghita, après que tous les autres l’avaient quitté pour retourner chez eux et aller souper. Le pilote, — car c’était ainsi qu’on appelait ordinairement Tonti, parce qu’il connaissait parfaitement toute la côte, et qu’il était fréquemment employé à diriger la navigation des bâtiments qui la fréquentaient — avait pris son poste à bord d’une felouque à laquelle il appartenait, et d’où il surveillait toutes les manœuvres du lougre, tandis que la jeune fille était restée sur le quai, position qui convenait mieux à son sexe, puisqu’elle se trouvait ainsi à l’abri de tout contact immédiat avec de grossiers matelots, quoiqu’elle pût aussi bien voir tout ce qui se passait à bord du Wing-and-Wing. Il s’écoula pourtant plus d’une demi-heure avant que personne parût songer à se rendre à terre ; mais lorsque la nuit fut tombée, un canot fut mis à la mer, et on le vit se diriger vers l’escalier de débarquement, au bas duquel deux employés des douanes étaient déjà descendus quand il y aborda.

Il est inutile d’entrer dans le détail des formes qui furent observées en cette occasion. Les deux fonctionnaires avaient leurs lanternes, et ils examinèrent avec soin, suivant l’usage, les papiers que soumit à leur inspection le marin qui arrivait sur le canot ; mais il paraît qu’ils étaient parfaitement en règle, car on lui permit de monter à terre. Ghita s’approcha de ce groupe. Elle était enveloppée d’une grande mante qui rendait difficile et presque impossible de la reconnaître, mais elle examina avec attention les traits et la tournure de cet étranger. Elle parut satisfaite de cet examen, et disparut aussitôt. Il n’en fut pas de même de Tonti, qui, ayant quitté sa felouque, arriva au haut de l’escalier assez à temps pour dire un mot à l’inconnu.

— Signor, lui dit-il, Son Excellence le podestat m’a ordonné de vous dire qu’il attend le plaisir de votre compagnie chez lui. Sa maison est près d’ici, dans la principale rue de la ville, et la course ne vous fatiguera pas. Je sais qu’il serait désappointé s’il n’avait pas l’honneur de vous voir.

— Son Excellence n’est pas un homme qu’on doive désappointer, répondit l’étranger en fort bon italien, et cinq minutes lui prouveront mon empressement à lui rendre mes devoirs. Se tournant vers les matelots qui l’avaient amené à terre, il leur ordonna de retourner à bord du lougre, et de faire attention au signal par lequel il pourrait les rappeler.

Tommaso, tout en le conduisant chez Vito Viti, lui fit quelques questions dans l’espoir d’éclaircir certains doutes qui lui restaient encore.

— Depuis quand, signor capitano, lui demanda-t-il, les Anglais ont-ils commencé à naviguer sur des lougres ? C’est un genre de bâtiment qui n’était guère en usage parmi votre nation ?

Corpo di Bacco ! répondit l’étranger en riant, quand vous m’aurez dit quel est le jour précis où la contrebande a introduit pour la première fois dans mon pays de l’eau-de-vie et des dentelles de France, je répondrai à votre question. Il paraît que vous n’avez jamais été sur mer jusque dans la baie de Biseaye[2], et encore moins dans la Manche, sans quoi vous sauriez que l’on connaît à Guernesey le gréement d’un lougre mieux que celui de tout autre bâtiment.

— Guernesey est un pays dont je n’ai jamais entendu parler. Ressemble-t-il à la Hollande, ou à Lisbonne ?

— Ni à l’un ni à l’autre. Guernesey est un pays qui était autrefois français, et où le plus grand nombre de personnes parlent encore français, quoique les Anglais en soient maîtres depuis plusieurs siècles. C’est une île qui appartient au roi George, mais qui est encore à demi française par les noms et les usages. C’est pourquoi nous y préférons le lougre au cutter, dont le gréement a quelque chose qui est plus anglais.

Tommaso garda le silence ; car si cette réponse contenait la vérité, elle dissipait la plupart de ses soupçons. Il avait remarqué dans le gréement de ce bâtiment tant de choses qui avaient un air français, qu’il n’aurait osé affirmer à quel pays il appartenait : mais si le compte que le capitaine venait d’en rendre était véritable, toute cause de méfiance disparaissait. Il était tout simple qu’un bâtiment gréé dans une île dont les habitants étaient Français d’origine, offrît dans son gréement quelques signes qui l’annonçaient.

Le podestat était chez lui dans l’attente de cette visite, et Tonti, laissant l’étranger dans l’antichambre, eut d’abord avec lui une conférence privée. Pendant ce court intervalle, le pilote fit part au magistrat de tout ce qu’il avait à lui dire, c’est-à-dire de ses doutes et de la solution apparente que l’étranger avait donnée. Il se retira, après avoir reçu une gratification d’un paul. Vito Viti alla alors joindre l’étranger ; mais il n’avait pas encore de lumières, et il faisait si noir qu’aucun d’eux ne put distinguer les traits de l’autre.

— Signor capitano, dit le magistrat, le vice-gouverneur est chez lui sur la montagne, et il attend de moi que je lui fasse le plaisir de vous présenter à lui, afin qu’il vous fasse les honneurs du port.

Il parlait d’un ton si poli, et cette proposition était en elle-même si raisonnable et si conforme à l’usage, que l’étranger n’y fit aucune objection. Ils partirent donc pour se rendre à la maison du gouvernement, — bâtiment qui, par la suite, fut illustré en devenant la résidence d’un soldat qui réussit presque à subjuguer toute l’Europe.

— Vito Viti était un petit homme chargé d’embonpoint, et il prit son temps pour monter une rue qui ressemblait à un escalier ; mais son compagnon passait d’une terrasse à une autre avec une aisance et une agilité qui auraient prouvé qu’il était jeune, si on ne l’avait vu à sa tournure, malgré l’obscurité.

Andréa Barrofaldi, le vice-gouverneur, était un homme tout différent de son ami le podestat. Quoiqu’il ne connût guère plus que ce dernier le monde par pratique, il avait beaucoup lu, et il devait en partie sa place à la circonstance qu’il avait composé plusieurs ouvrages qui certainement ne contenaient pas des preuves saillantes de génie, mais utiles dans leur genre, et qui annonçaient de l’érudition. Il est rare qu’un simple homme de lettres possède les qualités nécessaires à un homme public, et cependant on remarque en général dans tous les gouvernements, et surtout dans ceux qui se soucient fort peu de littérature, une sorte d’affectation à la protéger, qu’ils jugent nécessaire à leur réputation. C’est ainsi que, dans les États-Unis d’Amérique, où les lois ont si peu d’égard aux droits et aux intérêts des littérateurs que, pour qu’ils puissent se livrer à leurs travaux habituels, elles les assujettissent à des frais et prononcent contre eux des peines dont on ne songe à les frapper dans aucun autre pays chrétien, on affiche de hautes prétentions à ce genre de libéralité, quoique le système de récompenses et de punitions[3] qui y prévaut, exige ordinairement que celui qui veut profiter de cette prétendue libéralité commence par abjurer ses principes, pour prouver qu’il est propre à remplir ses fonctions. Andréa Barrofaldi n’avait pourtant fait aucun de ces soubresauts politiques, et il avait été nommé à la place qu’il occupait, sans même avoir fait la protestation solennelle qu’il ne l’avait jamais sollicitée. Cette place lui avait été donnée par le Fossombrone de son temps, sans que les journaux toscans eussent songé à dire qu’il avait hésité à l’accepter. En un mot, les choses s’étaient passées comme elles se passent ordinairement quand il y a au fond de la franchise et de la bonne foi, sans prétention ni commentaire. Il y avait alors dix ans qu’il occupait cette place, et il était devenu aussi expert à en remplir les fonctions qu’il était fidèle et zélé. Il n’avait pourtant pas renoncé à ses livres ; et fort à propos pour l’affaire dont il allait avoir à s’occuper, il venait de finir un cours d’études sérieux, profond et étendu, en géographie.

L’étranger, fut laissé dans l’antichambre, et Vito Viti entra dans une pièce voisine, où il eut un court entretien avec son ami le vice-gouverneur. Dès qu’il fut terminé, le magistrat retourna près de son compagnon, et l’introduisit en présence du représentant d’un grand-duc, sinon d’un roi. Comme c’était la première fois que ce marin paraissait aux yeux du podestat sous une clarté suffisante pour lui permettre de l’examiner, ce magistrat et le signor Barrofaldi le regardèrent avec une vive curiosité dès qu’il fut exposé à la forte lumière d’une lampe et ni l’un ni l’autre ne fut désappointé, du moins dans un sens, par le résultat de cet examen, l’air et la tournure de l’étranger répondant plus qu’à leur attente.

C’était un homme de vingt-six ans, ayant une taille de cinq pieds dix pouces[4] avec ses souliers, et dont les membres et les muscles annonçaient l’agilité jointe à la force. Il était revêtu du petit uniforme de la marine, et il le portait avec un air de prétentions l’élégance qu’un homme formé par l’expérience, plutôt que par l’usage des livres, aurait découvert sur-le-champ ne pas appartenir à la mâle simplicité des marins anglais. Ses traits n’avaient aucune ressemblance avec ceux de ces insulaires, leurs contours étant éminemment classiques, surtout la bouche et le menton, tandis que ses joues étaient presque sans couleur et sa peau brune. Ses yeux étaient noirs comme le jais, et ses joues étaient à demi couvertes de favoris de même couleur. À tout prendre, sa physionomie était singulièrement belle, si ce mot suffit pour exprimer l’effet d’une conformation qu’on aurait pu supposer copiée d’après quelque médaille antique, surtout quand son visage était animé par un sourire qui le rendait quelquefois aussi attrayant que celui d’une jolie femme. Il n’y avait pourtant en lui rien d’efféminé ; sa voix mâle, quoique pleine de douceur, son regard ferme et ses membres nerveux et bien proportionnés, offraient tous les indices du courage et de la résolution.

Le vice-gouverneur et le podestat furent frappés de trouver en lui une telle réunion d’avantages extérieurs, et ils le regardèrent une demi-minute en silence, après les salutations d’usage. Lorsqu’ils furent tous trois assis, sur l’invitation qu’en fit aux deux autres le signor Barrofaldi, celui-ci entama la conversation ainsi qu’il suit :

— On me dit que nous avons l’honneur d’avoir dans notre petit port un bâtiment anglais, signer capitano, dit-il en le regardant à travers ses lunettes, d’un air qui n’était pas tout à fait exempt de méfiance.

— Oui, signor vice-gouverneur ; c’est sous ce pavillon que j’ai l’honneur de servir.

— Vous êtes vous-même Anglais, signor capitano, à ce que je présume ? — quel nom inscrirai-je sur mes registres ? demanda Andréa Barrofaldi, ouvrant un gros livre et prenant une plume.

— Jacques Smit, répondit le marin, faisant dans la prononciation de ces deux mots deux fautes qui n’auraient pas échappé aux oreilles d’un homme connaissant par la pratique toute la finesse de notre langue très-peu musicale, tandis qu’il cherchait à les prononcer, « Jack Smith. »

— Jacques Smit ! répéta le vice-gouverneur ; — Jacques répond à Giacomo en italien.

— Non, non, Signor, s’écria à la hâte le capitaine, ce n’est pas Giacomo, c’est Giovanni métamorphosé en Jacques, à l’aide d’un peu d’eau salée[5].

— Je commence à vous comprendre, Signor ; vous autres Anglais, vous avez cet usage dans votre langue, quoique vous ayez un peu adouci le mot par merci pour nos oreilles. Mais nous autres Italiens nous ne sommes pas effrayés de pareils sons, et je connais le nom de Giac Smit, — il capitano Giac Smit. — J’ai toujours soupçonné d’ignorance mon maître d’anglais. Ce n’était qu’un de nos pilotes de Livourne, qui avait fait voile à bord d’un bâtiment anglais, et il prononçait votre honorable nom Smis.

— Il avait grand tort, Signor ; le nom de notre famille a toujours été Smit.

— Et le nom de votre lougre, signer capitano Smit ? demanda le vice-gouverneur, tenant sa plume suspendue sur son registre en attendant la réponse.

— Le Ving-and-Ving, répondit le marin, prononçant le w d’une manière différente qu’on ne l’avait fait à bord du lougre quand on l’avait hélé.

Le Ving-y-Ving, répéta le vice-gouverneur, en écrivant ces mots sur-le-champ de manière à prouver que ce n’était pas la première fois qu’il les entendait. — C’est un nom poétique, signor capitano. Puis-je vous demander ce qu’il signifie ?

Ala e ala en italien, Signor. Quand un bâtiment a, comme le mien, deux voiles, une déployée de chaque côté, semblables à celles d’un oiseau, nous disons en Angleterre qu’il marche ving and ving.

Andréa Barrofaldi réfléchit en silence environ deux minutes. Pendant ce temps, il pensa qu’il était invraisemblable qu’aucun autre qu’un Anglais bonâ fide eût songé à donner à un bâtiment un nom si essentiellement idiomographique ; et sa propre pénétration critique le trompait, comme cela arrive souvent à ceux qui ne sont que novices dans quelque branche que ce soit des connaissances humaines. Il fit part alors de cette conjecture à Vito Viti, en lui parlant l’oreille, autant pour lui prouver son intelligence en pareille matière, que par tout autre motif. Le podestat fut moins frappé de cette distinction que le vice-gouverneur ; mais, comme cela était convenable chez un subordonné, il ne se permit pas de la discuter.

— Signor capitano, reprit Andréa Barrofaldi, depuis quand vous autres Anglais faites-vous construire des lougres ? J’ai entendu dire que ce genre de bâtiment n’était pas en usage chez une si grande nation maritime.

— Je vois ce que c’est, signor vice-gouverneur. Vous me soupçonnez d’être Français ou Espagnol, ou tout autre que je ne prétends être. Vous pouvez cependant avoir l’esprit en repos à ce sujet, et accorder pleine confiance à ce que je vous dis. Je me nomme le capitaine Jacques Smit ; mon lougre s’appelle le Ving-and-Ving, et je suis au service du roi d’Angleterre,

— Votre lougre appartient-il à la marine royale, ou croise-t-il avec une commission de corsaire ?

— Ai-je l’air d’un corsaire, signor ? demanda le capitaine d’un air offensé. J’ai lieu de me trouver blessé d’une pareille imputation.

— Pardon, signor capitano ; mais nous avons des devoirs délicats à remplir sur cette île sans protection, dans un temps semblable à celui où nous vivons. On m’a fait le rapport, et il sort de la bouche de notre pilote le plus expérimenté, que votre lougre n’a pas tout à fait l’extérieur d’un bâtiment anglais, et qu’il ressemble en plusieurs points aux corsaires français ; et une prudente circonspection m’oblige à constater de quelle nation vous êtes. Une fois que nous en serons bien certains, tous les habitants de cette île se feront un plaisir de prouver combien ils honorent et estiment nos illustres alliés.

— Cela est si raisonnable et si conforme à ce que je fais moi-même quand je rencontre en mer un bâtiment étranger, s’écria le capitaine en lui tendant les deux mains de la manière la plus franche, qu’il faudrait être fou ou fripon pour le trouver mauvais. Continuez donc, signor vice-gouverneur, et cherchez à éclaircir vos doutes comme vous le jugerez à propos. Mais comment nous y prendre ? Voulez-vous venir sur mon bord, et tout y inspecter vous-même ? y enverrez-vous ce respectable magistrat ? Ou vous montrerai-je ma commission ? Je l’ai sur moi, et elle est à votre service et à celui de Son Altesse Impériale le grand-duc.

— Je me flatte de connaître assez l’Angleterre, quoique ce soit par le moyen des livres, signor capitano, pour découvrir une imposture, ce dont je suis bien loin de vous croire capable, et il ne me faudrait pour cela qu’une courte conversation. Nous autres vers de livres, ajouta Barrofaldi en jetant un coup d’œil de triomphe sur son voisin, car il espérait donner au podestat une preuve pratique de ses connaissances générales, dont l’utilité avait été souvent discutée entre eux ; nous autres vers de livres, nous savons une manière de traiter ces bagatelles qui n’appartient qu’à nous. Si vous voulez donc, signor capitano, avoir avec moi un court entretien sur l’Angleterre, ses habitudes, sa langue et ses lois, la question qui nous occupe sera bientôt décidée.

— Je suis à vos ordres, Signor, et rien ne me ferait même plus de plaisir que de causer quelques minutes de ma petite île. Elle n’est pas grande, et elle est sans doute de peu de valeur ; mais c’est ma patrie, et à ce titre elle en a une grande pour moi.

— Cela est naturel. Mais à présent, Signor, ajouta Barrofaldi en jetant un regard sur le podestat, pour voir s’il écoutait, voulez-vous avoir la bonté de m’expliquer quelle sorte de gouvernement possède l’Angleterre ? Est-il monarchique, aristocratique ou démocratique ?

Peste ! c’est à quoi il n’est pas facile de répondre. Il y a un roi en Angleterre ; il y a aussi des lords très-puissants, et enfin il s’y trouve une démocratie qui donne de temps en temps assez de fil à retordre. Votre question, Signor, pourrait embarrasser un philosophe.

— Cela peut être assez vrai, voisin Vito Viti, car la constitution d’Inghilterra est un instrument à plusieurs cordes. Votre réponse me prouve, capitano, que vous avez réfléchi sur le gouvernement de votre pays ; et j’honore un homme qui réfléchit dans toutes les situations de la vie. Quelle est la religion de votre pays ?

Corpo di Bacco ! c’est la question la plus difficile de toutes à résoudre, car on compte en Angleterre autant de religions que d’individus. Il est vrai que la loi dit une chose à ce sujet ; mais les hommes, les femmes et les enfants en disent une autre. Rien ne m’a plus tracassé que cette affaire de religion.

— Ah ! de telles pensées, s’il faut dire la vérité, ne troublent pas souvent l’esprit des marins. Eh bien ! nous glisserons sur ce point, quoique, sans doute, vous et tous vos concitoyens vous soyez luthériens ?

— Supposez-nous ce qu’il vous plaira, répondit le capitaine avec un sourire ironique. Dans tous les cas, nos ancêtres étaient tous excellents catholiques. Mais la marine et l’autel sont les meilleurs amis du monde, parce qu’ils vivent dans une indépendance parfaite l’un de l’autre.

— Je pourrais en répondre. C’est à peu près la même chose ici, mon cher Vito Viti, quoique nos marins allument tant de cierges et récitent tant d’Ave.

— Pardon, signor vice-gouverneur, dit le capitaine avec vivacité ; c’est en général la grande méprise de vos marins. S’ils priaient un peu moins, et qu’ils fussent un peu plus attentifs à leurs devoirs, leurs voyages seraient moins longs, et leur profit plus certain.

— Scandaleux ! s’écria le podestat avec une ardeur de zèle qu’il montrait rarement.

— Ce que dit le signor capitano est vrai, digne Vito Viti, dit le vice-gouverneur avec un geste indiquant autant d’autorité que sa concession contenait de libéralité et annonçait un esprit éclairé par l’étude. C’est un fait qu’il faut avouer, et la fable d’Hercule et du charretier vient à l’appui. Si nos marins travaillaient d’abord et priaient ensuite, ils feraient plus de besogne qu’ils n’en font en priant d’abord et travaillant ensuite. — Et maintenant, signor capitano, un mot sur votre langue, que je connais tant soit peu, et que vous parlez sans doute en véritable indigène.

— Certainement, répondit le capitaine, passant à l’instant de l’italien à l’anglais avec un sang-froid imperturbable, et un air de confiance qui semblait prouver qu’il se sentait ferme sur ce terrain ; on ne peut manquer de parler la langue de sa mère.

Il prononça ces mots en anglais sans embarras ni confusion, quoique avec un accent qu’un étranger ne pouvait remarquer, et ils parurent imposants à Andréa, à qui sa conscience disait tout bas qu’il n’aurait pu faire une telle phrase, se fût-il agi de sauver sa vie, sans montrer le peu d’étendue de ses connaissances en anglais ; c’est pourquoi il continua à parler en italien.

— La langue de votre pays est sans doute très-noble, Signor, dit-il, car la langue dans laquelle ont écrit Shakespeare et Milton ne peut être autre chose ; mais vous me permettrez de dire qu’il s’y trouve une quantité de mots écrits différemment, et qui se prononcent de la même manière. Cette uniformité de son me semble aussi déraisonnable qu’elle est embarrassante pour un étranger.

— J’ai déjà entendu de pareilles plaintes, répondit le capitaine, qui n’était nullement fâché de voir un interrogatoire qui ne lui était pas très-agréable se changer en un examen critique d’une langue dont il se souciait fort peu, et pour la défense de laquelle il avait peu de chose à dire ; — mais citez-moi un exemple de ce que vous voulez dire.

— Tenez, Signor, voici une feuille de papier sur laquelle j’ai écrit quelques mots dont le son est presque le même à l’oreille, quoique écrits avec des lettres différentes : — bak — bek — bok — buk, continua Andréa, cherchant à prononcer les mots — bag — big — bog — bug — dont le son lui paraissait avoir une forte ressemblance de famille. — Ce sont des mots, Signor, qui suffiraient pour porter un étranger à renoncer, de désespoir, à l’étude de votre langue.

— Oui sans doute, et c’est ce que je disais souvent à la personne qui me l’enseigna.

— Comment ! n’avez-vous pas appris votre langue, comme nous apprenons tous la nôtre, de mémoire pendant votre enfance ? s’écria le vice-gouverneur, qui sentit tous ses soupçons renaître subitement.

— Sans contredit, Signor, mais je parle du temps où j’apprenais à lire, répondit le capitaine. Quand les mots bag — big — bog — bug, ajouta-t-il, les lisant sur le papier d’une voix ferme et avec une prononciation très-passable, — se présentèrent à mes yeux pour la première fois, j’éprouvai tout l’embarras dont vous parlez.

— Et ne prononçâtes-vous ces mots qu’en apprenant à les lire ?

La question était embarrassante ; mais Vito Viti commençait à s’ennuyer d’une conversation à laquelle il ne pouvait prendre part, et il l’interrompit fort à propos.

— Signor Barrofaldi, dit-il, tenons-nous-en au lougre. Tous nos motifs de doute nous ont été suggérés par Tommaso Tonti, et tous les siens prennent leur source dans le gréement du bâtiment du signor Smit. Si ce gréement peut s’expliquer, qu’avons-nous à nous inquiéter de bicsi, bocsi, bucsi ?

Le vice-gouverneur lui-même n’était pas fâché de trouver une porte pour sortir avec honneur d’une discussion sur la langue anglaise ; et faisant au podestat un signe d’assentiment, il dit, après un moment de réflexion pour former un nouveau plan d’enquête :

— Mon voisin Vito Viti a raison, et nous nous en tiendrons au lougre. — Tommaso Tonti est un marin plein d’expérience, et le meilleur pilote de l’île d’Elbe. Il dit que le lougre est un genre de bâtiment très-commun dans la marine française, mais qu’on n’en trouve pas dans celle d’Angleterre, ou du moins qu’il n’en a jamais vu.

— Tommaso Tonti ne se montre pas bon marin en cela, Signor. Il se trouve beaucoup de lougres dans la marine anglaise, quoiqu’il y en ait certainement davantage dans celle de France. Mais j’ai déjà appris au signor Viti qu’il existe une île nommée Guernesey qui appartenait jadis aux Français, mais qui appartient aux Anglais depuis plusieurs siècles. Cela suffit pour expliquer les différences qu’il a remarquées dans notre gréement. — Nous sommes de Guernesey ; notre lougre a été construit à Guernesey, et il est tout simple que son gréement s’en ressente. — Il est à demi français, j’en conviens.

— Voilà qui change tout à fait la face des choses. — Voisin Viti ; ce que le signor capitano vient de dire de cette île, de ses habitudes et de son origine, est exactement vrai. Si nous pouvions avoir la même certitude sur les noms, il ne nous resterait rien à désirer. Giac Smit et Ving y Ving sont-ils des noms appartenant à Guernesey ?

— Pas exclusivement, Signor, répondit le capitaine pouvant à peine s’empêcher de rire, car Jacques Smit est un nom si anglais que nous formons peut-être la famille la plus nombreuse de toute l’Angleterre. La moitié des nobles de cette île se nomment Smit, et maintenant il y en a quelques-uns qui s’appellent Jacques. Mais la petite île de Guernesey a été conquise par les Anglais, et nos ancêtres qui ont fait cette conquête y ont porté leur nom. Quant à ving and ving, c’est de l’excellent anglais.

— Cela me semble très-raisonnable, Viti ; et puisque le signor capitano a sur lui sa commission, s’il voulait nous la montrer, nous pourrions aller nous coucher en paix, et dormir jusqu’au matin.

— Voici donc votre soporifique, Signor, dit le capitaine en riant, tirant de sa poche différents papiers. — Voici les ordres que j’ai reçus de l’amiral ; et comme ils ne sont pas secrets, vous pouvez les lire. — Voici ma commission : vous y verrez la signature du ministre de la guerre d’Angleterre, et la mienne. Voyez-vous ? Jacques Smit. — Enfin Enfin voici l’ordre qui m’a été donné, comme lieutenant de vaisseau, de prendre le commandement du Ving-and-Ving.

Tous ces documents étaient écrits très-lisiblement et en fort bon anglais. La seule circonstance qui aurait pu paraître suspecte à un homme attentif et connaissant parfaitement la langue, était que le porteur de ces pièces y était dénommé Jack Smith, et qu’il y avait apposé pour signature Jacques Smit, ce que le marin avait fait par opiniâtreté, en dépit des remontrances de l’habile faussaire qui avait forgé ces pièces. Mais Andréa n’était pas assez savant en anglais pour remarquer cette bévue, et il prit le Jack pour argent comptant, ce qu’il eût fait de même si c’eût été John, Edward, ou tout autre nom ; Quant aux mots wing and wing, tout était parfaitement en règle, quoiqu’ils s’opiniâtrassent à les prononcer, le capitaine, ving and ving, et les deux fonctionnaires ving y ving. Ces documents tendaient fortement à aplanir toutes difficultés, et les objections de Tommaso Tonti étaient à peu près oubliées par les deux Italiens quand ils rendirent au capitaine ses papiers, qu’il remit fort tranquillement dans sa poche.

— Il n’était nullement probable, Vito Viti, dit le vice-gouverneur d’un air satisfait de lui-même ; qu’un ennemi ou un corsaire se fût hasardé dans notre port ; car nous avons la réputation d’être vigilants, et de connaître notre besogne aussi bien que les autorités de Livourne, de Gênes et de Naples.

— Et cela, Signor, sans avoir rien à y gagner que des horions et une prison, ajouta le capitaine avec un de ses sourires les plus séduisants, — sourire qu’adoucit le cœur du podestat, et qui échauffa celui du vice-gouverneur au point de le porter à inviter l’étranger à partager son souper. L’invitation fut acceptée, et la table étant mise dans une pièce voisine, il capitano Smit et Vito Viti y prirent place avec Andréa Barrofaldi quelques minutes après.

À compter de ce moment, s’il restait encore quelque méfiance dans le cœur des deux fonctionnaires de Porto-Ferrajo, elle fut tellement étouffée, qu’eux seuls purent s’en apercevoir. Les mets légers de la cuisine italienne, et les vins encore plus légers de Toscane, ne firent que fortifier le système physique et épanouir les esprits ; et la conversation prit une tournure générale et enjouée. À cette époque, le thé n’était connu dans tout le midi de l’Europe que comme un ingrédient qui ne se trouvait que chez les apothicaires ; encore n’en avaient-ils pas tous, et nos convives burent en place des liqueurs d’Italie qui n’agitaient guère davantage les nerfs, et qui n’étaient peut-être pas aussi nuisibles à la santé. Cependant l’étranger but et mangea avec modération ; car, quoiqu’il eût l’air de prendre part cordialement à l’entretien et de faire honneur au repas, il désirait vivement se trouver en liberté de suivre l’exécution de ses desseins.

Andréa Barrofaldi ne laissa pas échapper cette occasion de faire étalage de ses connaissances en présence du podestat ; il parla beaucoup de l’histoire, de la religion, du gouvernement, des lois, du climat et de l’industrie de l’Angleterre, en appelant fréquemment au capitaine pour confirmer la vérité de ses opinions. La plupart du temps, ils étaient étonnamment d’accord, car l’étranger était bien déterminé à donner son assentiment à tout ce qui ne laissait pas d’avoir ses difficultés ; car le vice-gouverneur faisait quelquefois ses questions de telle sorte, que l’acquiescement semblait être un dissentiment. Cependant le capitaine réussit assez bien à se tirer d’embarras ; et il parvint surtout heureusement à flatter l’amour-propre d’Andréa par ses expressions de surprise qu’un étranger pût connaître l’Angleterre aussi bien et à plusieurs égards mieux que lui, et que la géographie, les coutumes et les institutions de ce pays lui fussent si familières ; à tel point que, lorsque le flacon fut fini, le vice-gouverneur dit à l’oreille au podestat que l’étranger montrait tant de jugement et de connaissance, qu’il ne serait pas surpris que ce fût quelque agent secret du gouvernement britannique, chargé de prendre des informations sur le commerce et la navigation de l’Italie, dans la vue de donner de l’accroissement aux relations commerciales entre les deux pays.

— Vous êtes un admirateur de la noblesse ; votre cœur est tout dévoué à l’aristocratie, dit Barrofaldi dans le cours d’une conversation sur ce sujet ; et si la vérité était connue, peut-être êtes-vous même un rejeton de quelque noble maison ?

— Moi ! Peste ! je déteste un aristocrate autant que le diable !

Le capitaine s’était oublié un instant en prononçant ces mots avec chaleur, et il s’en repentit à l’instant.

— Cela est extraordinaire dans un Anglais. Ah ! je vois ce que c’est. Vous êtes dans l’opposizione, et vous trouvez nécessaire de parler ainsi. — C’est une chose singulière, mon cher Vito Viti, mais c’est un fait avéré, que ces Anglais sont divisés en deux cartes politiques, qui se contredisent en tout. Quand l’une soutient qu’une chose est blanche, l’autre jure qu’elle est noire, et vice versâ. Chacun des deux partis prétend qu’il aime son pays par-dessus tout ; mais celui qui est hors du pouvoir vomit des injures contre le pouvoir même, jusqu’à ce qu’il y soit parvenu à son tour.

— Cela ressemble tellement à la conduite de Giorgio Grondi envers moi, signor Barrofaldi, que je jurerais presque qu’il est un des membres de cette opposizione. Je n’approuve jamais rien qu’il ne le condamne, et tout ce que je condamne il l’approuve toujours. En pouvez-vous dire autant, signor capitano ?

— Je crois que le vice-gouverneur nous connaît mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes. Il y a beaucoup de vérité dans ce que vous dites de nos partis politiques, Signor. Mais, continua le capitaine en se levant, il faut que je vous demande la permission de rentrer dans votre ville et de retourner sur mon bord. La nuit est arrivée, et je dois veiller au maintien de la discipline.

Le vice-gouverneur ayant à peu près épuisé tout ce qu’il savait sur l’Angleterre, ne s’y opposa point, et l’étranger partit après l’avoir remercié de son bon accueil, laissant aux deux fonctionnaires la liberté de discuter ce qu’ils devaient penser de lui et de son bâtiment.


CHAPITRE III.


« Il y a Jonathan, cet heureux gaillard, qui sait tout cela depuis l’A B C, Monsieur, et qui n’oublie rien de ce qu’il peut apprendre. »
14,763e vers de Yankee Doadle.



Le capitaine ne fut pas fâché de se trouver hors de la maison du gouvernement, — du palais, comme une bonne partie des simples habitants de l’île d’Elbe appelaient cette modeste demeure ; il avait été très fatigué de l’érudition persévérante du vice-gouverneur ; et quoiqu’il sût par cœur une quantité suffisante d’anecdotes nautiques, qu’il eût vu assez de ports d’Angleterre pour se tirer passablement d’affaire dans de pareilles occasions, il ne s’était jamais attendu à une si longue conversation surtout ce qui concernait son prétendu pays. Si le digne Andréa avait entendu la moitié des malédictions qu’il proféra en le quittant, sa sensibilité en eût été choquée, et peut-être ses premiers soupçons lui seraient-ils rentrés dans l’esprit.

Il faisait nuit ; mais c’était une nuit étoilée, calme, voluptueuse, telle qu’en ont vu ceux qui connaissent la Méditerranée et ses côtes. Il faisait à peine un souffle de vent, quoique la fraîcheur, qui semblait n’être que la douce haleine de la mer, eût engagé quelques oisifs à prolonger leur promenade sur les hauteurs. Le marin, en y arrivant, s’arrêta un instant, comme s’il eût été indécis de quel côté il irait. Une femme, soigneusement enveloppée d’une grande mante, passa à son côté, le regarda avec attention, et continua à avancer sur les hauteurs. Son passage avait été trop subit et sa marche trop rapide pour permettre au jeune homme de la considérer à son tour ; mais voyant qu’elle se dirigeait vers le côté le moins fréquenté, il la suivit. Il la vit bientôt s’arrêter, et il ne tarda pas à être auprès d’elle.

— Ghita ! s’écria-t-il d’un ton joyeux, en reconnaissant des traits qu’elle ne cherchait plus à cacher. C’est être bien heureux, et cette rencontre m’épargne beaucoup d’embarras. Mille remerciements de votre bonté, chère Ghita : en cherchant à découvrir votre demeure, j’aurais pu vous compromettre aussi bien que moi.

— C’est pour cette raison, Raoul, que j’ai hasardé pour vous voir une démarche qui ne convenait pas à mon sexe. Tous les yeux, dans cette petite ville de caquetage, sont fixés en ce moment sur votre lougre, et soyez bien sûr qu’ils se fixeraient sur son capitaine si l’on savait qu’il est à terre. Je crains que vous ne sachiez pas ce qu’on vous soupçonne d’être, vous et votre lougre.

— Rien de honteux, j’espère, chère Ghita ; quand ce ne serait que pour ne pas déshonorer vos amis.

— Bien des gens pensent et disent que vous êtes Français, et que le pavillon anglais n’est qu’une ruse.

— N’est-ce que cela ? s’écria Raoul Yvard en riant. Eh bien ! il faut supporter cette ignominie. Sur ma foi, c’est ce que nous sommes tous, à l’exception d’un brave Américain qui nous est fort utile quand il nous devient indispensable de parler anglais. Et pourquoi serais-je offensé de ce que les bons habitants de Porto-Ferrajo nous prennent pour ce que nous sommes ?

— Je ne veux pas dire que vous devriez être offensé, Raoul, mais que vous pourriez être en danger. Si le vice-gouverneur vient à concevoir cette idée, il donnera ordre aux batteries de faire feu sur vous, et elles vous couleront à fond comme un bâtiment ennemi.

— Non, non, Ghita ; il aime trop il capitano Smit pour commettre un tel acte de cruauté. D’ailleurs il faudrait qu’il changeât de place toute son artillerie pour pouvoir la faire porter sur le Feu-Follet, à l’endroit où il est : je ne laisse jamais mon petit Feu-Follet à portée de la main d’un ennemi. — Regardez, Ghita ; vous pouvez le voir par cette percée entre les maisons, — dans cette partie sombre de la baie, — vous devez voir qu’aucun canon des batteries de Porto-Ferrajo ne peut l’effrayer, et encore moins l’atteindre.

— Je connais sa position, Raoul, et je comprends pourquoi vous avez mouillé dans cet endroit. Je vous ai reconnu, ou j’ai cru vous reconnaître, dès que vous avez été à portée de ma vue, et je n’ai pas été fâchée de voir un si ancien ami. — J’irai même plus loin, et je dirai que je m’en suis réjouie ; car il me semblait que vous passiez si près de cette île pour faire savoir à quelqu’un, que vous saviez y être, que vous ne l’aviez pas oublié. Mais, en vous voyant entrer dans la baie, j’ai cru que vous aviez perdu l’esprit.

— Et je l’aurais réellement perdu, chère Ghita, si j’avais été plus longtemps sans vous voir. Que sont ces misérables insulaires pour que je les craigne ? Ils n’ont pas un seul croiseur, ils n’ont que quelques felouques qui ne valent pas la peine que je les brûle. Qu’ils nous montrent seulement le bout d’un doigt, nous prendrons à la remorque cette polacre autrichienne qui est dans leur port, nous la conduirons au large, et nous la brûlerons à leurs yeux. — Le Feu-Follet mérite son nom. Il est ici — là — partout, avant que ses ennemis puissent s’en douter.

— Mais ses ennemis ont conçu des soupçons, et vous ne pouvez être trop circonspect. Dans quelle situation je me trouvais quand la batterie tirait sur vous ce soir !

— Et quel mal m’ont-ils fait ? Ils ont coûté au grand-duc deux gargousses et deux boulets, et n’ont pas même fait changer de route à mon petit lougre. Vous avez trop vu de pareilles choses, Ghita, pour être alarmée par un peu de fumée et de bruit.

— J’en ai trop vu, Raoul, pour ne pas savoir qu’un gros boulet, lancé de ces hauteurs, tombant sur votre Feu-Follet, et en perçant la coquille, l’aurait infailliblement coulé à fond.

— Eh bien ! en ce cas, il nous serait resté nos canots, répondit Raoul avec un ton d’insouciance qui n’avait rien d’affecté ; car une intrépidité aveugle était son défaut plutôt que sa vertu. D’ailleurs, il faut qu’un boulet vous touche avant de vous tuer ; de même qu’il faut prendre le poisson avant de le jeter dans la poêle à frire. Mais n’en parlons plus, Ghita : j’ai assez de poudre et de boulets tous les jours de ma vie ; et puisque j’ai enfin trouvé cet heureux moment, ne perdons pas le temps à en parler.

— Je ne puis penser à autre chose, Raoul ; et, par conséquent, je ne puis parler que de cela. S’il prenait tout à coup fantaisie au vice-gouverneur d’envoyer un détachement de soldats à bord de votre lougre pour s’en emparer, quelle serait alors votre situation ?

— Qu’il ose le faire ! je l’enverrais saisir dans son palazzo par une escouade de mes matelots, et je lui ferais faire une croisière contre les Anglais et contre ses bons amis les Autrichiens. — Cette conversation avait lieu en français, que Ghita parlait couramment, quoique avec un accent italien. — Mais, bah, continua-t-il, cette idée ne se présentera jamais à son cerveau constitutionnel, et il est inutile d’en parler. Demain matin, je lui enverrai mon premier ministre, mon Barras, mon Carnot, mon Cambacérès, mon ami Ithuel Bolt, en un mot, pour causer avec lui de politique et de religion.

— De religion ! répéta Ghita d’un ton mélancolique ; moins vous parlerez d’un sujet si saint, Raoul, plus j’en serai charmée, et mieux cela vaudra pour vous. La situation de votre pays rend votre manque de religion un objet de regret plutôt qu’une cause d’accusation contre vous ; mais ce n’en est pas moins un malheur épouvantable.

— Eh bien ! reprit le marin, qui sentit qu’il avait presque touché un écueil, parlons d’autres choses. Même en supposant que nous soyons pris, quel grand mal avons-nous à craindre ? Nous sommes d’honnêtes corsaires, porteurs d’une commission légale, et sous la protection de la république française une et indivisible, et nous ne pouvons qu’être prisonniers de guerre. C’est un accident qui m’est déjà arrivé, et il n’en est pas résulté de plus grand malheur que de me nommer le capitaine Smit, et de me moquer du vice-gouverneur de l’île d’Elbe.

Ghita sourit, en dépit des craintes qui l’agitaient ; car un des plus puissants moyens que Raoul employait pour convertir les autres à ses opinions, était de leur faire prendre part à sa gaieté et à sa légèreté, même quand leur caractère naturel semblait s’y opposer. Elle savait que Raoul avait déjà été prisonnier pendant deux ans en Angleterre, où, comme il le disait souvent lui-même, ce temps lui avait suffi pour apprendre passablement la langue du pays, sinon pour en étudier les institutions, les mœurs et la religion. Il s’était échappé de prison, aidé par un marin américain nommé Ithuel Bolt, qui, quoique au service des États-Unis, avait été forcé par la presse de servir à bord d’un bâtiment de guerre anglais. Cet Ithuel entra dans tous les plans conçus par son ami plus entreprenant, et concourut volontiers à l’exécution de ses projets de vengeance. De même que les individus puissants dans la vie privée, les états se sentent ordinairement trop forts pour que la considération des suites d’une injustice influe sur leur politique ; et une nation est portée à regarder son pouvoir comme un motif suffisant pour en refuser la réparation ; tandis que le poids de la responsabilité morale se divise sur un trop grand nombre d’individus pour en faire un sujet d’intérêt aux citoyens pris isolément. Cependant, la vérité nous démontre que personne n’est placé assez bas pour qu’il ne puisse devenir dangereux pour celui qui est le plus élevé ; et les états puissants eux-mêmes manquent rarement d’essuyer un châtiment chaque fois qu’ils s’écartent de la justice. Il semblerait dans le fait qu’il règne dans la nature un principe qui rend impossible à l’homme d’éviter, même en cette vie, les suites de ses mauvaises actions ; comme si Dieu avait voulu, dès l’origine des choses humaines, que la vérité dominât universellement, et que la chute du mensonge fût infaillible, le succès du méchant n’étant jamais que temporaire, tandis que le triomphe du juste est éternel. Pour appliquer ces considérations à ce qui se passe plus immédiatement sous nos yeux, je dirai que la pratique de la presse, dans son temps, a fait naître, parmi les marins des autres nations aussi bien que parmi ceux de la Grande-Bretagne, un sentiment qui a peut-être contribué autant qu’aucune autre cause à détruire le prestige qui faisait regarder cette puissance comme invincible sur mer, quoique ce prestige fût appuyé sur une vaste force. Il fallait voir le sentiment de haine et d’indignation auquel donna naissance la pratique de ce pouvoir despotique, surtout parmi ceux qui sentaient que leur naissance dans un autre pays aurait dû les mettre à l’abri de cet abus de la force brutale, pour bien apprécier quelles pouvaient en être les suites. Ithuel Bolt, le marin dont il vient d’être parlé, offre une preuve, en petit, du mal que peut faire le plus humble individu quand son esprit se livre exclusivement à la soif de la vengeance ; Ghita le connaissait bien ; et quoiqu’elle n’aimât ni son caractère ni sa personne, elle avait ri bien des fois malgré elle en entendant le récit des ruses qu’il avait employées contre les Anglais, et les mille moyens qu’il avait inventés pour leur nuire : elle pensa donc sur-le-champ qu’il n’avait pas eu peu de part au travestissement du Feu-Follet en Wing and Wing.

— Vous n’appelez pas ouvertement votre lougre le Feu-Follet, Raoul ? dit Ghita après un moment de silence ; ce serait un nom dangereux à prononcer, même à Porto-Ferrajo. Il n’y a pas une semaine que j’entendis un marin parler des déprédations commises par ce lougre, et insister sur les motifs qui doivent le faire détester par tout bon Italien. Il est heureux que cet homme soit en voyage, car il n’aurait pu manquer de le reconnaître.

— C’est ce dont je ne suis nullement sûr, Ghita. Nous déguisons souvent notre lougre par une couche de couleur différente, et nous pouvons au besoin changer quelque chose à son gréement. Vous pouvez pourtant être sûre que nous cachons notre Feu-Follet, et que nous faisons voile sous un autre nom. À présent qu’il est censé au service de l’Angleterre, il s’appelle le Ving and Ving.

— C’est ainsi que j’ai cru l’entendre prononcer quand on l’a hélé ce soir ; mais le son de ces mots a frappé mon oreille différemment dans la bouche de celui qui parlait alors.

— Vous vous êtes trompée. C’est Ithuel qui a répondu pour nous, et vous pouvez être bien sûre qu’il sait parler sa langue. Il a dit Ving and Ving, et il a prononcé ces mots comme je le fais.

Ving y Ving, répéta Ghita, avec son joli accent italien, et commettant les mêmes fautes de prononciation que le vice-gouverneur et le podestat. — C’est un singulier nom, et j’aime mieux celui de Feu-Follet.

— Je voudrais, chère Ghita, vous voir préférer celui d’Yvard à tout autre, répliqua le jeune homme, d’un ton mêlé de tendresse et de reproche. — Vous m’accusez de manquer de respect pour les prêtres ; mais pas un fils ne pourrait s’agenouiller devant son père aussi volontiers et aussi dévotement pour lui demander sa bénédiction, que je le ferais avec vous devant quelque moine que ce fût en Italie pour recevoir cette bénédiction nuptiale que je sollicite depuis si longtemps, sans avoir pu encore obtenir votre consentement.

— Je crois que si je le donnais il faudrait encore changer le nom de votre lougre, et l’appeler la Folie Ghita, répondit la jeune fille en riant, quoiqu’il lui fallût un grand effort pour cacher l’angoisse qu’elle éprouvait. Mais ne parlons plus de ce sujet, Raoul ; on peut nous observer, nous épier, il faut que nous nous séparions.

Une courte conversation, intéressante pour tous deux, et qui ne serait peut-être pas tout à fait sans intérêt pour le lecteur, si nous voulions lui en rendre un compte prématuré, eut lieu alors entre Raoul et Ghita ; après quoi la jeune fille se retira, et laissa son amant sur les hauteurs, en lui disant qu’elle connaissait assez bien la ville pour n’avoir aucune crainte en la traversant seule à quelque heure que ce fût. Dans le fait, il faut dire à l’honneur de l’administration d’Andréa Barrofaldi, qu’il avait pris de si bonnes mesures, que le riche et le pauvre pouvaient parcourir toute l’île la nuit comme le jour sans courir le moindre danger. Jamais un si grand ennemi de la paix et de la tranquillité publique ne s’y était montré que dans le moment dont nous parlons.

Et pourtant il ne régnait pas alors à Porto-Ferrajo tout à fait autant de tranquillité qu’un étranger aurait pu se l’imaginer, d’après le profond silence qu’il y aurait remarqué. Tommaso Tonti était un homme qui avait, dans sa sphère, autant d’influence que le vice-gouverneur dans la sienne, et après avoir quitté le podestat, comme nous l’avons dit, il était allé rejoindre le cercle de patrons et de pilotes qui avaient coutume de l’écouter comme un oracle. Leur rendez-vous ordinaire, à la chute du jour, était une certaine maison tenue par une veuve nommée Benedetta Galopo, dont la profession était suffisamment indiquée par un petit bouquet de verdure suspendu à un bâton avançant d’environ un pied au-dessus de sa porte. Si Benedetta connaissait le proverbe qui dit — À bon vin point d’enseigne, — elle n’avait pas assez de foi au contenu de ses tonneaux pour leur confier entièrement sa réputation, car elle avait soin de renouveler son bouquet de verdure chaque fois qu’il commençait à se faner ; ce qui faisait souvent dire à ses pratiques que son bouquet de verdure était toujours aussi frais que son visage, et que son visage était le plus agréable à voir qu’on pût trouver dans toute l’île ; circonstance qui ne contribuait pas peu au débit d’un vin assez médiocre. Benedetta jouissait d’une assez bonne réputation, quoiqu’on sentît, plus souvent qu’on ne le disait, qu’elle était une franche coquette. Elle tolérait Tommaso, principalement pour deux raisons : la première, parce que, s’il était vieux, et qu’il n’eût jamais été même dans sa jeunesse ce qu’on peut appeler un bel homme, il attirait dans ce cabaret plusieurs marins qui étaient jeunes, dispos et bien faits ; la seconde, parce que non-seulement il buvait aussi sec que personne, mais qu’il payait toujours très-ponctuellement. Ces deux motifs faisaient que le vieux pilote était toujours bien accueilli à la Santa Maria degli Venti, comme on appelait cette maison, quoiqu’elle n’eût d’autre enseigne que le bouquet de verdure souvent renouvelé dont il a été parlé.

Au moment où Raoul Yvard et Ghita se séparèrent sur les hauteurs, Tommaso était donc assis à sa place ordinaire devant une table, dans une chambre au premier étage de la maison de Benedetta, de la fenêtre de laquelle on pouvait voir le lougre aussi bien que l’heure le permettait, car il était à l’ancre à environ une encâblure de distance, et, comme l’aurait dit un marin, par le travers. Il choisissait toujours cette chambre quand il désirait n’avoir qu’un petit nombre d’amis pour rendre hommage à son expérience, et, en cette occasion, il n’avait que trois compagnons. Ils n’étaient assemblés que depuis un quart d’heure, et la marée commençait déjà à baisser dans un pot qui ne contenait guère moins d’un demi-gallon de vin.

— J’ai dit tout cela au podestat, dit Tommaso d’un air important, après avoir vidé pour la seconde fois un verre qui n’était pas moins plein que le premier ; — oui, j’ai dit tout cela à Vito Viti, et je ne doute pas qu’il n’en ait fait part au vice-gouverneur, qui en sait maintenant sur cette affaire autant qu’aucun de nous quatre. Cospetto ! penser qu’une pareille chose ait lieu dans un port comme Porto-Ferrajo ! Si cela était arrivé de l’autre côté de l’île, à Porto-Longone, on y penserait moins, car on sait que la surveillance n’y est jamais bien grande ; mais ici, dans la capitale même de l’île d’Elbe ! je me serais autant attendu à voir pareille chose à Livourne.

— Mais, Maso, dit Daniel Bruno d’un ton un peu sceptique, j’ai vu bien souvent le pavillon anglais, et celui de ce lougre ressemble à ceux de leurs corvettes et de leurs frégates, aussi bien que tous ceux de nos felouques se ressemblent l’un à l’autre ; il n’y a donc rien à dire quant au pavillon.

— Que signifie un pavillon, Daniel ? Un bras français ne peut-il hisser un pavillon anglais aussi bien que le ferait le roi d’Angleterre lui-même ? Si ce lougre n’a pas été construit par des Français, vos père et mère n’étaient pas Italiens. Je ne parlerai pourtant pas aussi positivement de sa coque, car ce lougre a pu être capturé par les Anglais, qui prennent beaucoup de bâtiments ennemis en pleine mer ; mais regardez ce gréement et ces voiles ! Santa Maria ! j’irais droit à la boutique du maître voilier qui a fait cette misaine à Marseille. Il se nomme Pierre Benoît, et c’est un excellent ouvrier, comme en conviendront tous ceux qui ont eu occasion de l’employer.

Cette particularité vint puissamment à l’aide de son argument, les esprits ordinaires se rendant facilement aux circonstances controuvées qui ont pour but d’appuyer un fait imaginaire. Tommaso Tonti, quoique si près de la vérité en parlant de son objet principal — la construction du lougre — avait été trop loin en ce qu’il avait dit de la misaine, car ce bâtiment avait été construit, gréé, équipé et armé à Nantes, et Pierre Benoît n’en avait jamais vu une voile ; mais cela ne faisait rien au fond de la question, car qu’importait le nom de celui qui en avait fait les voiles, pourvu que ce fût un Français ?

— Et en avez-vous fait mention au podestat ? demanda Benedetta, qui était près de la table tenant en main le pot vide, qu’elle venait chercher pour le remplir. — Ce que vous dites de cette voile devrait lui ouvrir les yeux, ce me semble.

— Je ne puis dire que je lui en aie parlé, mais je lui ai dit tant d’autres choses encore plus importantes, qu’il ne pourra refuser de croire celle-ci quand il l’apprendra. Le signor Viti m’a promis de venir me trouver ici quand il aura eu une conversation avec le vice-gouverneur, et nous pouvons l’attendre à chaque instant.

— Le signor podestat sera le bienvenu, dit Benedetta, essuyant une autre table, et très-affairée dans toute la chambre, pour que tout y parût plus en ordre que de coutume ; — il peut fréquenter des maisons plus huppées que celle-ci, mais il trouvera difficilement de meilleur vin.

— Poverina ! dit Tonti avec un sourire de bonté compatissante ; — croyez-vous que le podestat vienne ici pour boire votre vin ? Il y vient pour me voir. Il boit trop souvent du vin dans la grande maison là-haut, pour descendre jusqu’ici en chercher d’autre. — Oui, mes amis, il y a chez le vice-gouverneur du vin qui, lorsque l’huile est sortie du goulot[6], coule dans le gosier d’un homme, sans le gratter plus que si c’était encore de l’huile. J’en boirais une bouteille sans reprendre haleine. C’est ce genre de vin qui rend les nobles si légers et si dispos.

— Je connais cette piquette, s’écria Benedetta avec plus de chaleur qu’elle n’avait coutume d’en montrer devant ses pratiques ; vous pouvez bien dire qu’elle ne gratte point le gosier, car il y toujours une excellente eau près des pressoirs où on la fabrique. J’ai vu de ces vins, qui sont si légers que l’huile ne peut y surnager.

Cette assertion était le pendant de celle de Tommaso relativement à la misaine, car elle était à peu près aussi vraie. Mais Benedetta avait trop d’expérience de l’inconstance des hommes pour ne pas savoir que si trois ou quatre de ses pratiques se mettaient sérieusement dans l’idée qu’il se trouvait dans l’île du vin d’une qualité supérieure à celui qu’elle vendait, la réputation de sa maison pourrait décroître sensiblement. En veuve qui avait à lutter seule contre le monde, sa pénétration naturelle lui fit sentir que le meilleur moment d’étouffer un bruit dangereux était celui où il peut commencer à circuler, et c’est pourquoi elle fit son observation avec autant de feu que d’assurance. C’était une excellente occasion pour une discussion animée, et il y en aurait probablement eu une, si l’on n’eût heureusement entendu des pas sur l’escalier, ce qui fit penser à Tonti que ce devait être le podestat. La porte s’ouvrit, et bien certainement Vito Viti parut : mais, à la grande surprise de Tommaso, il était suivi du vice-gouverneur, dont la vue rendit un instant Benedetta muette et immobile de respect.

La solution du mystère de cette visite inattendue sera bientôt donnée. Après le départ du capitaine Smit, Vito Viti avait fait retomber la conversation sur les soupçons de Tommaso, et en rapportant quelques petites circonstances qui lui avaient paru étranges dans la conduite du marin, et qu’il avait remarquées pendant le souper, il finit par reprendre ses premiers doutes, et fit renaître en même temps ceux d’Andréa Barrofaldi. Ils n’avaient pourtant que quelques inquiétudes assez légères ; mais le podestat ayant dit qu’il avait un rendez-vous avec le vieux pilote, le vice-gouverneur résolut de l’accompagner afin de reconnaître lui-même le bâtiment étranger. Tous deux portaient un manteau, ce qui n’avait rien d’extraordinaire pendant la fraîcheur de la nuit, même en plein été, et c’était tout le déguisement que les circonstances exigeaient.

Il signor vice-governatore ! s’écria Benedetta, retrouvant enfin la parole, et s’empressant d’essuyer une table et deux chaises qu’elle plaça machinalement des deux côtés de la table, comme si de si grands personnages ne pouvaient avoir d’autre motif pour entrer chez elle que de boire de son vin. — Votre Excellence me fait un honneur que je voudrais recevoir bien souvent. Nous sommes de pauvres gens, nous autres qui demeurons sur le bord de l’eau ; mais je me flatte que nous sommes aussi bons chrétiens que ceux qui demeurent sur les hauteurs.

— Je n’en doute pas, Bettina, et…

— Je me nomme Benedetta — au service de Votre Excellence. — Benedettina, si bon vous semble, mais non Bettina. — Nous tenons beaucoup à nos noms, ici sur le bord de l’eau, Excellence.

— Eh bien, bonne Benedetta, je ne doute pas que vous ne soyez bonne chrétienne. — Un flacon de vin, s’il vous plaît ?

Elle fit une révérence pleine de gratitude, et le regard de triomphe qu’elle jeta sur ses autres hôtes remplaça la discussion qui allait commencer quand les deux dignitaires étaient arrivés. La question de la bonté de son vin allait être décidée une fois pour toutes. Si le vice-gouverneur en buvait, quel marinier oserait ensuite en médire ?

Elle alla chercher une bouteille de vin qui faisait partie d’une douzaine d’autres qui contenaient réellement le meilleur vin de Toscane, et qu’elle gardait pour les grandes occasions ; et en ayant retiré l’huile à l’aide d’un peu de coton, de sa main blanche et potelée elle la mit sur la table en disant : — Un million de remerciements, Excellence ; c’est un honneur qui n’arrive à la Santa Maria degli Venti qu’une fois par siècle. — Et vous aussi, signor podestat, vous n’avez encore eu le loisir d’entrer chez moi qu’une seule fois avant celle-ci.

— Nous autres garçons, répondit le podestat, — car ni lui ni le vice-gouverneur n’étaient mariés, — nous n’osons nous risquer trop souvent dans la compagnie de veuves vives et fringantes comme vous, dont quelques années ont mûri la beauté, au lieu de la flétrir.

Ce compliment amena une réponse telle que devait la faire une coquette. Pendant ce temps, Andréa Barrofaldi, après s’être convaincu que le vin pourrait se boire impunément, se mit à examiner les marins humbles et silencieux qui étaient assis autour de l’autre table. Son but était de s’assurer jusqu’à quel point il risquait de se compromettre en paraissant dans une maison où sa visite ne pouvait être attribuée qu’à un seul motif. Il connaissait Tommaso comme étant le plus vieux pilote de la ville, et il avait aussi quelque légère connaissance de Daniel Bruno : mais les autres lui étaient inconnus.

— Informez-vous si nous sommes ici entre amis ; s’il ne s’y trouve que de dignes sujets du grand-duc, dit-il au podestat à demi-voix.

— Tonti, dit le magistrat aussi à voix basse, peux-tu répondre de tous tes compagnons ?

— Du premier au dernier, Signor, répondit le pilote. — Celui-ci est Daniel Bruno, dont le père a été tué dans un combat naval contre les Algériens, et dont la mère était fille d’un marin bien connu dans cette île, qui…

— Les détails sont inutiles, Tommaso, dit le vice-gouverneur ; il nous suffit de savoir que tu connais tous tes compagnons pour des hommes honnêtes et de fidèles serviteurs de leur souverain. — Vous savez probablement quel est le motif qui nous a amenés ici cette nuit, le signor Viti et moi ?

Ils se regardèrent les uns les autres, en hommes encore mal instruits, qui ont à répondre à une question importante, et qui cherchent à aider le travail de leur esprit par le témoignage de leurs sens. Enfin Daniel Bruno se chargea de prendre la parole.

— Nous croyons le savoir, Excellence ; notre compagnon Maso, que voici, nous a donné à entendre que le lougre qui est à l’ancre dans la baie n’est pas anglais, mais qu’il le soupçonne d’être un bâtiment français ou un pirate, ce qui — santa Maria nous protége ! — est à peu près la même chose, par le temps qui court.

— Pas tout à fait, l’ami, pas tout à fait, répondit le vice-gouverneur scrupuleux et judicieux ; car l’un serait proscrit en tout pays, et l’autre aurait à invoquer les droits qui protègent les serviteurs de toute nation civilisée. Il fut un temps où Sa Majesté impériale et son illustre frère le grand-duc, notre souverain, ne reconnaissaient pas le gouvernement républicain de la France pour un gouvernement légitime ; mais la fortune de la guerre ayant dissipé ses scrupules, notre souverain l’avait reconnu. Cependant, depuis le dernier traité d’alliance, il est de notre devoir de regarder tous les Français comme nos ennemis, quoiqu’il ne s’ensuive pas que nous devions les considérer comme des pirates.

— Mais leurs corsaires prennent tous nos bâtiments, Signor, et ils en traitent tous les équipages comme si ce n’étaient que des chiens. Ensuite j’entends dire qu’ils ne sont pas chrétiens. Non, pas même luthériens ou hérétiques.

— Que la religion ne soit pas très florissante parmi eux, c’est la vérité, répondit Andréa, qui aimait tant à discourir sur de pareils sujets, qu’il se serait arrêté pour raisonner sur la religion et les mœurs avec un mendiant qui lui aurait demandé la charité, s’il avait trouvé en lui quelque encouragement ; mais sur ce sujet important, les choses ne vont plus si mal en France qu’elles ont été, et il y a lieu d’espérer qu’elles iront encore mieux avec le temps.

— Mais, signor vice-gouverneur, dit Tonti, les Français ont traité le saint père et ses états comme personne ne voudrait traiter un infidèle ou un Turc.

— Cela est bien vrai, dit Benedetta ; une pauvre femme ne peut aller à la messe sans que son esprit soit troublé par l’idée des insultes qui ont été faites au chef de l’église. Si tout cela avait été fait par des luthériens, on pourrait le supporter, mais on dit que les Français étaient autrefois de bons catholiques.

— Les luthériens l’étaient de même, belle Benedetta, ainsi que le moine allemand, chef de ces schismatiques.

Ce discours surprit tout le monde, même le podestat, qui regarda le vice-gouverneur de manière à lui exprimer son étonnement qu’un protestant eût jamais pu être autre chose qu’un protestant, ou pour mieux dire un luthérien autre chose qu’un luthérien, le mot protestant n’étant pas en faveur parmi ceux qui nient qu’il y eût lieu à protestation. Que Luther eût jamais été catholique romain, c’était une véritable nouvelle pour Vito Viti.

— Signor, s’écria-t-il, vous ne voudriez pas donner de fausses idées à ces bonnes gens dans une matière si grave !

— Je ne vous dis que la vérité, voisin Viti, et un de ces jours je vous conterai toute l’histoire. Elle mérite bien qu’on lui donne une heure de loisir, et elle est consolante et utile pour un chrétien. Mais qui avez-vous donc en bas, Benedetta ? J’entends monter sur l’escalier, et je ne voudrais pas être vu.

La veuve courut vers la porte pour aller au-devant de ses nouveaux hôtes et les conduire dans une autre chambre ; mais il n’était plus temps : la porte s’ouvrit et un homme se montra sur le seuil. Il était trop tard pour l’empêcher d’entrer, et un peu de surprise à la vue de ce nouveau venu occasionna un silence général pendant environ une minute.

L’intrus qui arrivait ainsi dans le sanctum sanctorum de Benedetta était Ithuel Bolt, le marin américain dont il a déjà été parlé. Il était accompagné d’un Génois, qui l’avait suivi partie comme interprète, partie comme compagnon. Mais pour que le lecteur puisse bien comprendre le caractère du nouveau personnage que nous amenons sur la scène, il est à propos de lui faire connaître en peu de mots son histoire et les particularités qui le rendaient remarquable.

Ithuel Bolt était né dans ce qu’on appelle, dans les États-Unis, l’état du Granit. Quoiqu’il ne fût pas absolument une statue de la pierre en question, on remarquait en lui l’absence des symptômes ordinaires de toute sensibilité naturelle, ce qui avait porté plusieurs de ses connaissances en France à dire qu’il y avait, du moins dans sa constitution morale, beaucoup plus de marbre qu’il ne s’en trouve ordinairement dans l’homme. Il avait tous les contours d’un homme bien fait ; mais les vides en étaient mal remplis. Les os prédominaient en lui ; les nerfs se faisaient remarquer ensuite ; et il n’était pas dépourvu d’une portion convenable de muscles, mais ils étaient disposés de manière à ne présenter que des angles de quelque côté qu’on les regardât. Même ses pouces et ses doigts étaient plutôt carrés que ronds, et son cou découvert, quoique entouré d’une cravate de soie noire nouée négligemment sur sa poitrine, avait un air de pentagone qui mettait en fuite toute idée de grâce et de symétrie. Sa taille était juste de six pieds un pouce quand il se redressait, ce qu’il faisait de temps en temps pour faire disparaître la courbure invétérée de ses épaules en avant ; mais il paraissait un pouce ou deux de moins dans sa position ordinaire. Ses cheveux étaient noirs, et sa peau, quoique originairement blanche, était couverte de plusieurs couches d’un brun foncé, imprimées par l’action des éléments auxquels il avait été constamment exposé. Son front était large et découvert, et sa bouche véritablement belle. Cette physionomie singulière était en quelque sorte illuminée par des yeux perçants et toujours en mouvement, qui semblaient être non des taches sur le soleil, mais des soleils sur une tache.

Ithuel avait passé par toutes les vicissitudes ordinaires de la vie américaine, quand elle est au-dessous de ces occupations qu’on regarde en général comme appartenant à la classe des gentlemen. Avant qu’il eût jamais vu la mer, il avait été garçon de charrue chez un fermier, saute-ruisseau chez un imprimeur, maître d’école en sous-ordre, conducteur de diligence et colporteur. Enfin, il avait rempli tous les emplois de la domesticité rurale, ayant même aidé à laver et nettoyer les maisons, et ayant passé tout un hiver à faire des balais. Ithuel avait atteint sa trentième année avant de songer à aller sur mer.

Le hasard lui procura enfin une place à bord d’un petit bâtiment côtier sur lequel il fit son premier voyage en qualité de mate, en français lieutenant. Heureusement le capitaine du bâtiment ne s’aperçut pas de ce qui lui manquait pour remplir cette place ; car il avait un air d’assurance et de confiance en lui-même qui retarda cette découverte pendant quelques jours, jusqu’après leur sortie du port. Alors le capitaine fut jeté à la mer par une secousse du gui, et son lieutenant dut naturellement le remplacer. Bien des gens, dans des circonstances semblables, seraient rentrés dans le port d’où ils sortaient ; mais Bolt n’avait jamais mis la main à la charrue pour regarder ensuite en arrière ; d’ailleurs, il ne lui était pas plus difficile d’aller en avant que de retourner sur ses pas. Tout ce qu’il entreprenait, il en venait ordinairement à bout de manière ou d’autre, quoiqu’il eût souvent mieux valu qu’il ne l’eût pas entrepris. Heureusement, c’était en été ; le vent était favorable ; l’équipage savait ce qu’il avait à faire, et il n’était pas difficile de gouverner du bon côté, en vue des côtes et par un beau temps. Le petit bâtiment rentra donc sans accident dans le port, et les matelots jurèrent qu’ils n’avaient jamais servi sous un officier ayant plus de bonté et d’adresse que leur nouveau mate. Et ils pouvaient bien parler ainsi, car Ithuel avait eu grand soin de ne jamais donner un ordre sans qu’un homme de son équipage le lui eût suggéré, et alors il le répétait mot pour mot, comme s’il eût pris naissance dans sa propre perspicacité. Quant à la réputation d’adresse qu’il avait si facilement obtenue, il la méritait certainement, dans le sens qu’on donne à ce mot dans la partie du monde où il était né, car il était fort adroit à cacher son ignorance. Son succès en cette occasion lui procura des amis, et les armateurs du bâtiment côtier lui en confièrent le commandement. Il laissa son lieutenant en remplir tous les devoirs, et sans avoir l’air de prendre des leçons de lui ; il profita si bien de ce qu’il le voyait faire, qu’au bout de six mois il était bien meilleur marin que la plupart des Européens ne le seraient devenus en trois ans. Mais, de même que la cruche qui va trop souvent à l’eau finit par se briser, Ithuel eut enfin le malheur de faire naufrage par suite de son ignorance grossière en navigation. Cet accident le détermina à essayer un voyage de long cours dans une qualité plus subordonnée ; il fut saisi en vertu des lois sur la presse par le capitaine d’une frégate anglaise à qui la fièvre jaune avait enlevé une partie de son équipage, qui était obligé de se recruter comme il le pouvait, et qui, trouvant qu’Ithuel Bolt lui-même n’était pas à dédaigner en pareil cas, feignit de croire qu’il était Anglais.


CHAPITRE IV.


« le bâtiment qui est à l’encre ici, est de Vérone. Michel Cassio, lieutenant du belliqueux Maure Othello, est venu à terre.»
ShakspeareOthello.



Il ne fallut à Ithuel qu’un regard et un instant pour juger tous ceux qui se trouvaient dans cette chambre. Il comprit sur-le-champ que deux d’entre eux étaient d’un rang fort supérieur aux quatre autres, et que ces derniers appartenaient à la classe des mariniers ordinaires de la Méditerranée. Quant à Benedetta, on ne pouvait se méprendre sur la situation qu’elle occupait : qu’elle fût en bas dans la grande salle ouverte indistinctement au public, ou au premier étage dans les chambres réservées pour des compagnies d’élite, son air la proclamait maîtresse de la maison.

Vino, dit Ithuel en faisant un geste de la main pour faire mieux comprendre son italien ; car ce mot et trois ou quatre autres étaient tout ce qu’il savait de cette langue ; et il n’osait en prononcer d’autres sans recourir à l’aide de son interprète ; vino, vino, Signora.

Si, si, Signor, répondit Benedetta en riant, et fixant ses yeux intelligents sur son nouvel hôte de manière à laisser en doute si ce n’était pas sa vue qui la mettait en gaieté ; Votre Excellence va être servie. Mais nous avons du vin de plusieurs qualités, ajouta-t-elle en jetant un regard vers la table devant laquelle étaient assis le vice gouverneur et le podestat ; en voulez-vous à un paul, ou à un demi-paul ? Nous servons ordinairement le premier aux hommes de rang et de distinction.

— Que dit cette femme ? demanda Ithuel à son compagnon, Génois qui, ayant servi plusieurs années dans la marine anglaise, parlait anglais avec assez de facilité ; vous savez ce qu’il nous faut, qu’elle nous le donne, et je lui lâcherai son saint Paul sans plus de paroles. — Quel diable de goût ont vos compatriotes pour les saints, Philip-o — car c’était ainsi qu’il prononçait toujours Filippo, nom de son compagnon, — puisqu’ils donnent leurs noms même à leur monnaie !

— N’est-ce pas la même chose en Amérique, signor Bolto ? demanda le Génois après avoir expliqué à Benedetta en italien ce qu’il désirait ; n’est-ce pas la mode dans votre pays d’honorer les saints ?

— D’honorer les saints ! s’écria Ithuel en jetant un coup d’œil autour de lui avec un air de curiosité ; et s’asseyant devant une troisième table, il repoussa les verres, et il se mit à ranger tout ce qui était à sa portée, suivant les idées d’ordre qui lui étaient particulières. Puis, s’appuyant sur le dossier de sa chaise de manière à en soulever les pieds de devant, tandis que ceux de derrière craquaient sous le poids de son corps, il répéta : D’honorer les saints ! et pourquoi les honorerait-on ? Un saint n’est qu’un homme, un homme comme vous et moi. Il ne manque pas de saints dans mon pays, si l’on veut croire ce que certaines gens disent d’eux-mêmes.

— Ce n’est pas tout à fait cela, signor Bolto. Vous et moi, nous ne sommes pas de grands saints. Les Italiens honorent les saints parce qu’ils ont été des hommes qui ont mené une vie sainte et vertueuse.

Pendant qu’il parlait ainsi, Ithuel avait placé ses deux pieds sur le bord de son siège, ses genoux écartés l’un de l’autre de manière à occuper autant d’espace que le permettaient deux jambes d’une grandeur peu ordinaire, et ses bras appuyés sur deux chaises placées à chaque côté de lui, de sorte qu’il ressemblait à ce qu’on appelle en blason un aigle écartelé.

Andréa Barrofaldi regardait tout cela avec surprise. Il est vrai qu’il ne s’attendait pas à trouver des hommes distingués dans un cabaret semblable à celui de Benedetta ; mais il n’était pas accoutumé à voir un tel air de nonchalance dans un homme de la classe de cet étranger, ni de quelque autre classe que ce fût ; les quatre marins italiens étaient assis dans une attitude respectueuse, comme si chacun eût voulu faire songer à lui le moins possible. Cependant il ne laissa échapper aucun signe d’étonnement, et se borna à examiner tout ce qui se passait, d’un air grave et attentif, mais en silence. Peut-être y voyait-il des traces de particularités nationales, sinon des traits historiques.

— Honorer les saints parce qu’ils ont mené une vie sainte et vertueuse ! dit Ithuel Bolt avec un air de dédain qu’il ne cherchait pas à cacher ; c’est précisément pourquoi nous ne les honorons point. Quand vous honorez un saint, on peut s’imaginer que vous l’adorez ; ce qui serait une idolâtrie et le plus grand de tous les péchés. J’aimerais mieux honorer ce flacon de vin que le meilleur des saints qui soient sur votre calendrier.

Comme Filippo était un simple croyant, et non un casuiste, et qu’Ithuel, en ce moment, porta à sa bouche le goulot du flacon, par suite de son habitude invétérée de boire à même les pots et les bouteilles, il ne répondit rien, et resta les yeux fixés sur le flacon, qui par la longueur du temps qu’il fut appliqué à la bouche de l’Américain, paraissait en grand danger d’être vidé ; affaire de quelque importance pour un homme qui aimait le vin comme Filippo.

— Appelez-vous cela du vin ? s’écria Ithuel quand il s’arrêta pour reprendre haleine ; il ne s’y trouve pas autant de granit dans un gallon que dans une pinte de notre cidre. J’en pourrais avaler un tonneau, et marcher ensuite sur une planche aussi étroite que votre religion, Philip-o.

Il parlait pourtant ainsi avec un air de bonheur qui prouvait que l’homme intérieur avait reçu des consolations abondantes, et l’expression de sa bouche annonçait qu’elle avait été le canal d’une communication agréable à son estomac. Pour dire la vérité, Benedetta lui avait servi du vin semblable à celui qu’elle avait placé devant le vice-gouverneur, et la saveur en flattait si agréablement le palais, qu’Ithuel ne se doutait guère de la force de l’hôte qu’il venait de recevoir dans son intérieur.

Pendant ce temps, le vice-gouverneur cherchait à fixer ses idées sur le pays et le caractère de cet étranger. Il était assez naturel qu’il prît Bolt pour un Anglais, et ce fait eut quelque influence pour le faire revenir à l’opinion que le lougre naviguait réellement sous pavillon anglais. Comme la plupart des Italiens de ce temps, il regardait toutes les grandes familles issues des hordes du nord comme des espèces de barbares, opinion que l’air et les manières d’Ithuel n’étaient pas propres à changer ; car, quoique cet être singulier ne fût pas bruyant, vulgaire et grossier, comme les Italiens de la basse classe avec lesquels le vice-gouverneur avait pu quelquefois se trouver en contact, néanmoins il était si évidemment incivilisé sur bien des points essentiels, qu’on ne pouvait supposer qu’il fût né dans une classe respectable de la société.

— Vous êtes Génois ? dit-il à Filippo du ton d’un homme qui avait le droit de l’interroger.

— Oui, Signor, et aux ordres de Votre Excellence, quoique je sois engagé en ce moment dans un service étranger.

— Dans quel service, l’ami ? Parlez ! je suis un des dépositaires de l’autorité dans cette île, et je ne fais que mon devoir en vous adressant cette question.

— Cela est facile à croire, Excellence ; il ne faut que vous voir pour en être sûr, répondit Filippo en se levant, et le saluant avec respect sans rien de cette gaucherie qu’on aurait remarquée dans un homme de sa classe, né sous un climat plus septentrional. Je suis au service du roi d’Angleterre.

Il prononça ces mots d’un ton ferme, mais il ne put s’empêcher de baisser les yeux sous le regard pénétrant du vice-gouverneur.

— Vous êtes heureux d’avoir trouvé un maître si honorable, répondit-il d’un ton froid, surtout depuis que votre pays est retombé sous le pouvoir des Français. Tout cœur italien doit prendre intérêt à un gouvernement qui à son existence et ses racines de ce côté des Alpes.

— Signor, nous sommes une république aujourd’hui, et nous l’avons toujours été, comme vous le savez.

— Oui, république telle quelle. — Mais votre compagnon ne parle pas italien ; est-il Anglais ?

— Non, Signor, il est Américain. — Une espèce d’Anglais, et qui pourtant n’est pas Anglais, après tout. Il aime fort peu l’Angleterre, si j’en puis juger par ses discours.

— Américain ! s’écria Barrofaldi. — Américain ! répéta Vito Viti. — Américain ! dirent en chœur les quatre marins attablés ensemble ; tous les yeux se tournant avec une vive curiosité vers l’individu en question, qui supporta cet examen avec calme et fermeté.

Le lecteur ne doit pas être surpris qu’un Américain fût regardé alors en Italie avec curiosité ; car, deux ans plus tard, quand un vaisseau de guerre américain jeta l’ancre tout à coup devant Constantinople, et annonça sa nation, les autorités de la Sublime Porte ignoraient encore qu’un tel pays existât. Il est vrai que Livourne commençait à être fréquenté par des bâtiments américains en 1799 ; mais, même avec ces preuves sous leurs yeux, les habitants des ports dans lesquels entraient ces bâtiments marchands, étaient habitués à en regarder les équipages comme composé d’Anglais qui les montaient pour les nègres d’Amérique[7]. En un mot, deux siècles et demi d’existence nationale, et plus d’un demi-siècle d’indépendance comme nation, n’ont pas encore suffi pour apprendre à tous les habitants de l’ancien monde que la grande république moderne est peuplée d’hommes d’origine européenne et ayant la peau blanche. Peut-être même la plupart de ceux qui sont instruits de ce fait l’ont-ils appris dans des ouvrages de littérature légère, comme celui-ci, plutôt que par une étude régulière de l’histoire.

— Oui, Américain, dit Ithuel à son tour avec emphase, dès qu’il entendit répéter ce mot par toutes les bouches, et qu’il vit tous les yeux se fixer sur lui. Je ne suis pas honteux de mon pays ; et si vous voulez le connaître positivement, je vous dirai que je suis du New-Hampshire, ou ce que nous appelons l’état de Granit. — Expliquez-leur cela Philip-o, et faites-moi savoir ce qu’ils ont à y dire.

Filippo traduisit ce discours de son mieux, aussi bien que la réponse ; et autant vaut dire ici une fois pour toutes que, dans la conversation qui va être rapportée, l’aide de l’interprète fut nécessaire pour que ceux qui y prenaient part pussent s’entendre ; mais nous rapporterons l’entretien comme s’il eût eu lieu sans interruptions indispensables.

Uno Stato di Granito ! dit le vice-gouverneur, sa physionomie ayant une expression de doute ; quelle pénible existence doivent avoir ces pauvres gens ! comment peuvent-ils se procurer leur nourriture dans un tel pays ? Demandez-lui, Filippo, si l’on y a du vin.

— Du vin ! répéta Ithuel ; dites au signor que nous n’y donnerions pas le nom de vin à ce que nous buvons ici. Tout ce qui nous passe par le gosier y produit l’effet d’une lime, et brûle comme la lave du mont Vésuve. Je voudrais que nous eussions ici du rhum de la Nouvelle-Angleterre, pour qu’il pût voir la différence. Je méprise celui qui s’imagine que ce qu’il possède est au-dessus de tout, uniquement parce qu’il le possède ; mais le goût est le goût après tout, et personne ne peut le nier.

— Le signor Américain nous donnera peut-être un aperçu de la religion de son pays, à moins que les Américains ne soient païens. Je ne me souviens pas, Vito, d’avoir rien lu sur la religion de cette partie du monde.

— La religion ! Eh bien, une question comme celle-ci ferait un beau bruit dans le New-Hampshire. — Écoutez-moi bien, Signor : vos cérémonies, vos images, vos costumes religieux, vos sonneries de cloches et vos génuflexions, nous n’appelons pas tout cela une religion ; non, pas plus que nous ne donnerions le nom de vin à cette piquette.

La tête d’Ithuel éprouvait alors l’influence de cette piquette plus qu’il ne le croyait, sans quoi il n’aurait pas exprimé si haut son dissentiment ; car l’expérience lui avait appris la nécessité d’être réservé sur un pareil sujet, dans la plupart des pays catholiques. Mais le signor Barrofaldi ignorait tout cela, et il répondit avec la sévérité d’un bon catholique, quoique avec la modération d’un gentleman.

— L’Américain, dit-il, ne comprend probablement pas bien ce qu’il appelle nos cérémonies et nos images ; car un pays aussi peu civilisé que le sien ne peut aisément comprendre les profonds mystères de notre ancienne religion.

— Peu civilisé ! Je calcule qu’il faudrait défricher profondément cette partie du monde, pour y produire une civilisation pareille à celle dans laquelle nos plus jeunes enfants sont élevés. Mais il est inutile d’en parler. Ainsi buvons.

Andréa s’apercevant qu’il était effectivement inutile de parler, d’autant plus que Filippo avait été fort embarrassé pour traduire le mot « défricher », se trouva alors disposé à renoncer à l’idée d’une dissertation sur la religion, les mœurs et les lois, pour arriver sur-le-champ au sujet qui l’avait amené dans la compagnie où il se trouvait.

— L’Américain paraît être aussi au service du roi d’Angleterre, dit-il négligemment. Je me souviens d’avoir entendu dire qu’il y a eu une guerre entre ses concitoyens et les Anglais, et que les Français aidèrent les Américains à obtenir une sorte d’indépendance nationale. Qu’est cette indépendance, je n’en sais rien ; mais il est probable que les habitants du Nouveau-Monde sont encore obligés, pour former des marins, de servir dans la marine de leurs anciens maîtres.

Tous les muscles d’Ithuel furent en travail, et une expression intense d’amertume rembrunit sa physionomie. Il sourit avec une sorte de dérision, et enfin son indignation trouva des paroles.

— Vous avez peut-être raison, Monsieur, peut-être dites-vous la vérité ; car les Anglais prennent sur nos navires nos concitoyens, comme s’ils y avaient le meilleur droit du monde. Après tout, il est possible que nous servions nos maîtres, et que tout ce que nous disons et pensons chez nous de notre indépendance ne soit qu’une amorce brûlée dans le bassinet. Quoi qu’il en soit, il se trouve parmi nous quelques lurons qui, de manière ou d’autre, savent s’en venger quand l’occasion se présente ; et si je ne joue pas quelque mauvais tour à maître John Bull, quand je la trouverai, puissé-je ne jamais revoir le New-Hampshire, qu’il soit de granit ou de bois pourri.

Ce discours ne fut pas traduit très-littéralement ; mais ce que le vice-gouverneur en comprit suffit pour éveiller sa curiosité, car il trouva singulier qu’un homme qui était au service des Anglais nourrît dans son cœur de tels sentiments à leur égard. Quant à Ithuel, il avait oublié sa circonspection ordinaire ; car le vin, sans qu’il s’en fût aperçu, contenait plus de granit qu’il ne s’était imaginé. D’ailleurs, il parlait rarement des abus de la presse sans perdre plus ou moins de l’empire qu’il avait ordinairement sur lui-même.

— Demandez à l’Américain, dit Barrofaldi, quand il est entré au service du roi d’Angleterre ; et pourquoi il y reste, si ce service lui déplaît, quand il pourrait trouver tant d’occasions d’en sortir.

— Je n’y suis jamais entré, répondit Ithuel, prenant ce mot à la lettre. Les Anglais m’ont pris par la presse, comme un chien dont ils auraient eu besoin pour faire aller un tourne-broche, et ils m’ont tenu sept ans à me battre pour eux, et à servir comme bon leur semblait. J’étais l’année dernière à cette petite affaire de l’embouchure du Nil, puis à celle du cap Saint-Vincent et à une douzaine d’autres, et toujours contre ma volonté, sous tous les rapports. Cela était assez dur à supporter, mais ce n’est pas le pire, et je ne sais si je pourrai me résoudre à dire le reste.

— Tout ce que l’Américain peut juger à propos de nous dire sera écouté avec plaisir.

Ithuel ne savait trop s’il devait parler ou se taire. Il consulta son flacon, et y ayant puisé une nouvelle chaleur, il continua :

— Eh bien ! le pire est d’ajouter l’insulte à l’injustice. C’est bien assez de faire une injustice à un homme ; mais quand on vient à l’insulter, il faut qu’il y ait en lui bien peu d’acier, s’il ne tire du feu du sein d’une pierre.

— Et pourtant peu de gens sont victimes d’une injustice sans être calomniés, dit le vice-gouverneur philosophe. Cela ne se voit que trop souvent dans notre Italie, voisin Vito Viti.

— Je calcule que les Anglais traitent tout le monde de même, soit en Italie, soit en Amérique, reprit Ithuel. Mais ce que j’ai toujours trouvé le plus dur à souffrir, c’est qu’ils étaient toujours à m’asticoter sur mon langage et mes manières, et à se moquer de moi comme si je parlais et j’agissais en vrai Yankee. Il est pourtant reconnu, parmi nous autres en Amérique, que nous parlons le meilleur anglais possible, et l’on n’y trouverait personne qui prononçât hog og, et anchor hanchor. Que pense-t-on de cela dans votre partie du monde, signor squire ?

— Nous ne pouvons nous ériger en critiques de votre langue, signor Bolto ; mais on doit raisonnablement supposer que les Anglais parlent leur propre langue mieux que toute autre nation. Vous devez du moins leur accorder cela.

— Je ne leur accorderai pas cet avantage. Je n’ai pas été à l’école pour rien ; non, sur ma foi. Les Anglais prononcent clerk clark, cucumber cowcumber, et nul raisonnement ne me persuadera jamais qu’ils ont raison. Je pourrais vous citer une kyrielle de mots qu’ils prononcent aussi ridiculement, et elle serait aussi longue qu’une paire de lisières à conduire les enfants, ou la drosse du gouvernail d’un bâtiment. Il est bon que vous sachiez, signor squire, que j’ai tenu une école dans ma jeunesse

Non e possible ! s’écria le vice-gouverneur, l’étonnement l’emportant sur son savoir-vivre habituel. — Vous voulez dire, signor Americano, que vous donniez des leçons sur l’art de gréer et de gouverner les lougres.

— Vous ne vous êtes jamais plus trompé, Signor. J’enseignais, d’après un système général, tout ce qu’on a besoin d’apprendre par forme d’édication, et si quelqu’un de mes écoliers avait fait une bévue comme de prononcer clerk et cowcumber, je vous l’aurais puni de manière à ce qu’il s’en souvînt toute la semaine. Mais je méprise un Anglais du fin fond de mon âme, car mon cœur n’est pas assez profond pour contenir tout ce que je sens.

Quelque absurdes que les dissertations critiques d’Ithuel doivent paraître à ceux qui connaissent tant soit peu la langue anglaise, elles n’étaient guère plus ridicules que celles qu’on rencontre souvent sur le même sujet dans la littérature éphémère des États-Unis. Il avait même, dans son dernier discours, employé le verbe mépriser dans un sens qui n’est pas la véritable signification, mais qui devient si généralement adopté dans ce pays qu’il menace de la supplanter. Par mépriser il entendait haïr, et cependant la haine est de toutes les passions celle qui est la plus éloignée du mépris, car il est difficile d’élever ceux qu’on méprise au niveau nécessaire pour les haïr.

— Les Anglais ne sont pourtant pas un peuple méprisable, dit Andréa, donnant nécessairement au mot « mépriser » son sens littéral, faute d’en connaître un autre. Pour une nation du Nord, ils ont fait depuis quelques années des choses merveilleuses, et particulièrement sur l’Océan.

C’était plus qu’Ithuel n’en pouvait supporter. Tous ses griefs personnels contre les Anglais — et il faut avouer qu’ils étaient réels se représentèrent à son esprit excité et enflammé par l’animosité nationale, et il commença une longue tirade d’injures qui mit en défaut toute la connaissance que Filippo avait de la langue anglaise, et qui lui en rendit la traduction exacte impossible. Le vin qu’Ithuel avait bu, et qui avait certainement plus de corps qu’il ne lui en supposait, lui avait monté à la tête, il n’était plus en état de raisonner, et ce ne fut que son extrême violence qui l’empêcha de dire clairement des choses qui, en cette occasion, auraient pu le trahir imprudemment. Le vice-gouverneur écoutait avec la plus grande attention, dans l’espoir que, au milieu de tout ce qu’il entendait sans y rien comprendre, quelque mot pourrait lui apprendre ce qu’il désirait savoir. Mais il n’arrivait à ses oreilles qu’une masse d’invectives incohérentes dont il ne put tirer rien d’utile, et cette scène lui devenant désagréable, il résolut d’y mettre fin. Il profita donc d’un moment où Ithuel se tut un instant pour reprendre haleine, et il lui dit :

— Signor, tout cela peut être vrai ; mais sortant de la bouche d’un homme qui sert les Anglais, pour entrer dans l’oreille d’un serviteur de leur allié le grand-duc de Toscane, de pareils discours sont aussi extraordinaires que peu convenables. Nous parlerons donc d’autre chose. Le lougre à bord duquel vous servez est sans contredit anglais, malgré tout ce que vous nous dites de cette nation ?

— Oui, répondit Ithuel avec un sourire caustique, et c’est un joli bâtiment. Oui, il est anglais, mais ce n’est pas sa faute, et il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher. C’est un lougre de Guernesey, et il faut voir comme il galope quand il s’éveille et qu’il a mis ses bottes !

— Ces marins ont un langage qui leur est propre, dit Barrofaldi au podestat, en souriant comme en considération des habitudes nautiques d’Ithuel. L’idée d’un navire mettant ses bottes vous semble ridicule ainsi qu’à moi, mais l’imagination des marins emploie mille images en parlant de leurs bâtiments. Il est curieux de les entendre converser, voisin ; et depuis que je demeure sur cette île, j’ai souvent songé à faire un recueil de ces images, pour en orner le genre de littérature qui appartient à leur profession. L’idée d’un lougre mettant ses bottes a quelque chose d’héroïque.

Vito Viti, quoique Italien et portant un nom si musical, n’avait rien de poétique dans l’imagination. Il prenait tout dans un sens littéral et ne s’occupait que des faits. L’idée d’un lougre portant des bottes n’offrait donc à son esprit aucune beauté particulière ; et quoique habitué à céder en tout aux connaissances supérieures et à l’érudition d’Andréa Barrofaldi, il eut le courage, en cette occasion, de faire une observation contre la possibilité de cette circonstance.

— Signor vice-gouverneur, dit-il, tout ce qui reluit n’est par or. De grands mots couvrent souvent de pauvres pensées, et je prends ceci comme un exemple de ce que je veux dire. J’ai vécu longtemps à Porto-Ferrajo, car il y a maintenant cinquante ans que j’y demeure, vu que j’y suis né et que je ne suis sorti de cette île que quatre fois dans toute ma vie. Eh bien, malgré cela, je n’ai jamais vu dans ce port un seul bâtiment qui portât des bottes ou même des souliers.

— C’est une expression métaphorique, voisin Viti ; et il faut la considérer sous un point de vue poétique. Homère parle de déesses couvrant de leur bouclier leurs guerriers favoris, tandis que l’Arioste fait converser ensemble des rats et des ânes, comme s’ils étaient membres d’une académie. Tout cela n’est qu’un jeu de l’imagination, Signor, et celui qui en a le plus est le plus habile à inventer des circonstances qui, sans être strictement vraies, produisent un effet très-agréable.

— Quant à Homère et à l’Arioste, signor Barrofaldi, je doute qu’aucun d’eux ait jamais vu un navire en bottes, et qu’ils se connussent en bâtiments aussi bien que nous, qui demeurons à Porto-Ferrajo. Écoutez, l’ami Filippo, demandez à l’Américain s’il a jamais vu dans son pays des bâtiments portant des bottes. Faites-lui cette question tout simplement, et sans y rien mettre de votre maudite poésie.

Filippo fit ce qui lui était demandé, laissant Ithuel deviner, s’il le pouvait, pourquoi on lui faisait cette question ; car ce dernier ne savait rien de ce qui venait de se passer entre les deux dignitaires, dont la conversation avait eu lieu en italien.

— Des bottes ! répéta-t il en regardant autour de lui d’un air goguenard ; peut être pas exactement la semelle et le cou-de-pied, car ils doivent nécessairement être sous l’eau, mais tout bâtiment qui n’est pas doublé en cuivre à son boot-top[8], et je pourrais faire serment que j’en ai vu dix milliers, plus ou moins.

Cette réponse déconcerta le vice-gouverneur, et mit le podestat dans un embarras complet. Les graves marins assis à l’autre table la trouvèrent aussi fort étrange ; car le langage maritime n’est figuré dans aucun pays au même point qu’en Angleterre, et l’expression boot-top, appliquée à un bâtiment, était du grec pour eux aussi bien que pour les deux fonctionnaires. Ils conversèrent ensemble sur ce sujet, tandis qu’Andréa et Vito tenaient une conférence secrète de l’autre côté de la chambre. Cela donna à l’Américain le temps de recueillir ses idées et de se rappeler les circonstances critiques dans lesquelles ses compagnons et lui se trouvaient. Personne ne pouvait être plus ingénieux et plus rusé que cet homme, quand il était sur ses gardes, quoique la haine inextinguible qu’il avait jurée aux Anglais l’eût presque amené à trahir un secret qu’il était de la plus grande importance de garder en ce moment. Enfin un silence général s’établit, et tous les yeux se tournèrent vers le vice-gouverneur, comme si l’on eût attendu qu’il dît quelque chose pour renouer la conversation. On ne se trompait pas tout à fait, car, ayant demandé à Benedetta si elle avait une autre chambre où il n’y eût personne, sur sa réponse affirmative il fit signe à l’Américain et au Génois de le suivre, et marcha en avant avec le podestat. Dès qu’ils furent dans cette nouvelle chambre, la porte en fut fermée, et le vice-gouverneur en vint au fait sur-le-champ.

— Signer Americano, dit-il, entre gens qui s’entendent, un long préambule est inutile. Voici un langage qui se comprend dans tout l’univers, et je le mets sous vos yeux de la manière la plus claire, afin qu’il n’y ait pas de méprise.

— Je le comprends fort bien ! s’écria Ithuel. — Deux, — quatre, six, — huit, — dix, — toutes bonnes pièces d’or que vous appelez zecchini dans cette partie du monde, et que nous appelons sequins en Angleterre. — Eh bien, qu’ai-je fait ou que dois-je faire pour ces vingt dollars, signor squire ? Dites-le-moi, car, je n’aime pas à travailler dans les ténèbres, c’est contre ma nature.

— Il faut nous dire la vérité. Nous soupçonnons ce lougre d’être français. Donnez-nous-en la preuve, et vous trouverez en nous des amis prêts à vous servir.

Andréa Barrofaldi connaissait peu l’Amérique et les Américains. Il avait conçu l’idée, commune en Europe, que l’argent était la grande divinité adorée dans cet hémisphère, et il avait cru que rien ne lui serait plus facile que d’acheter un homme ayant les manières et la tournure d’Ithuel. Dans sa petite île, dix sequins auraient suffi pour décider presque tout matelot à commettre toute action qui ne serait pas un crime capital ; et l’idée qu’un barbare de l’ouest pourrait refuser une pareille somme ne s’était pas présentée un instant à son esprit. Mais il ignorait le caractère d’Ithuel Bolt. Il n’aurait pas été facile de trouver un plus grand coquin dans son genre que cet Américain ; mais toutes ses idées de dignité personnelle, de respect pour soi-même et de vertu républicaine, se trouvèrent blessées par une tentative si ouverte de corruption ; et si le lougre n’eût pas été dans une position si critique, il aurait été homme à répondre à cette offre en jetant les pièces d’or à la tête du vice-gouverneur, quoique, sachant où elles étaient, il eût cherché tous les moyens de se les approprier le moment d’après. Jamais il n’avait accepté un présent d’argent offert directement ou indirectement pour le gagner ; car il aurait cru, en l’acceptant, commettre un acte de dégradation envers lui-même et de trahison envers l’honneur de son pays, quoiqu’il eût rusé, trompé et menti du matin au soir pour faire passer seulement quelques pièces de cuivre de la poche de son voisin dans la sienne, à l’abri des formes de l’opinion et de l’usage. En un mot, Ithuel avait, relativement à certaines choses, ce qu’on pourrait appeler une honnêteté légale, sauf certaines réserves générales, comme d’introduire de la contrebande dans tous les pays à l’exception du sien, d’employer, à cet effet, toutes les supercheries possibles, et de prêter tous les serments que pourraient exiger les officiers des douanes : mais c’est justement cette classe d’hommes qui déclame le plus contre la coquinerie des autres. S’il eût existé une loi qui accordât la moitié au délateur, il est possible qu’il n’eût pas hésité à trahir ses compagnons, ce qui lui aurait paru une affaire légale et régulière ; mais il était depuis longtemps pénétré de l’idée que tout Italien était un coquin perfide, auquel on ne devait pas se fier comme à un coquin américain ; et d’ailleurs, dans un cas comme celui dont il s’agit, sa haine contre les Anglais aurait soutenu sa fidélité, même dans une occasion où il y aurait eu beaucoup moins de risques à courir. Conservant donc son empire sur lui-même, quoique en regardant les sequins avec un air de simplicité qui étonna le vice-gouverneur et qui lui en imposa :

— Non, non, seigneur squire, dit-il. D’abord, je n’ai point de secret à vous dire, et ce serait une chose scabreuse de toucher votre argent sans vous en donner la valeur ; ensuite, le lougre a été construit à Guernesey, et le capitaine à une commission du roi George en bonne forme. Dans notre partie du monde, nous ne recevons jamais d’argent sans donner quelque chose de même valeur. Nous regardons comme une bassesse de demander ou d’accepter un présent : après cela, il n’y a qu’à courir les rues en mendiant. Si pourtant je puis légalement faire quelque chose pour votre service, je suis tout disposé à travailler pour votre argent comme pour celui de tout autre ; je n’ai pas de préférence pour les rois, à cet égard.

Pendant tout ce temps, Ithuel tenait les sequins dans sa main, avec l’air de vouloir les rendre, quoique à regret ; et Andréa, qui comprenait ses gestes mieux que ses discours, en conclut qu’il refusait de vendre son secret.

— Vous pouvez gardez cet argent, dit-il ; nous autres Italiens ; nous ne sommes pas dans l’usage de reprendre ce que nous avons une fois donné. Demain matin, peut-être, vous rappellerez-vous quelque chose qu’il est à propos que nous sachions.

— Je n’ai pas besoin de présents, et ce n’est pas exactement la coutume de l’état de Granit d’en recevoir, répliqua Ithuel d’un ton un peu acerbe. Une bonne conduite est une bonne conduite, et je pense que l’homme qui cherche à en opprimer ou à en renverser un autre par le moyen d’un présent, ne vaut guère mieux qu’un aristocrate anglais. — Écoutez, Philip-o, dites un mot à voix basse au squire des trois barils de tabac que nous eûmes du bâtiment de Virginie, le jour où nous vîmes la côte septentrionale de la Corse. Cela le convaincra peut-être que nous ne sommes pas ses ennemis ; mais n’allez pas brailler de manière à vous faire entendre de la femme là-bas, ou des hommes qui sont à boire dans l’antre chambre.

— Signor Ithuello, répondit le Génois en anglais, il n’est pas à propos de parler ici de ces barils de tabac. L’homme qui vous parle est le vice-gouverneur de l’île, l’autre est un magistrat, et ils feraient saisir le lougre comme contrebandier, ce qui reviendrait au même que s’il était saisi comme ennemi.

— J’ai pourtant bonne envie de garder ces sequins, pour dire la vérité, Philip-o, et je n’en vois d’autre moyen qu’à l’aide de ces barils de tabac.

— Et que ne les gardez-vous, puisque le signor vous les a mis dans la main ? Tout ce que vous avez à faire, c’est de les empocher, et de dire : Exzcellenza, que désirez-vous de moi ?

— Ce ne serait point parler en homme de Granit ; ce serait plutôt dans la nature de vous autres Italiens. Ce qu’il y a de plus ignominieux sur la terre, d’abord c’est un pauvre, — ensuite un mendiant des rues, puis ces drôles qui reçoivent des pièces de six pence ou d’un shelling par forme de pourboire, et en dernier lieu un Anglais. Je les méprise tous. Mais que le signor me dise seulement un mot de trafic, et il me trouvera prêt et disposé à tout : je défierais le diable en fait de trafic.

Filippo secoua la tête, et refusa positivement d’être assez fou pour proposer une marchandise de contrebande à des hommes dont le devoir serait de punir la violation des lois relatives aux douanes. Pendant ce temps les sequins restaient sur la table, où Bolt les avait déposés fort à contre-cœur ; et enfin, Andréa Barrofaldi, qui semblait ne savoir comment apprécier le caractère de l’être singulier que le hasard avait amené en sa présence, remit cet argent dans sa poche ; mais, en le conservant, il garda aussi sa méfiance et ses doutes.

— Répondez-moi à une chose, signor Bolto, dit-il après une minute de réflexion : si vous haïssez tant les Anglais, pourquoi êtes-vous à leur service ? Pourquoi ne les quittez-vous pas à la première occasion que vous en trouvez ? La terre est aussi grande que la mer, vous devez souvent y mettre le pied.

— Je calcule, signor squire, que vous n’étudiez pas souvent les cartes, sans quoi vous ne feriez pas une telle méprise. Je vous apprendrai donc, pour commencer, qu’il y a deux fois autant d’eau que de terre dans ce monde ; et la raison le veut ainsi, puisqu’un bon acre de terre en vaut pour le produit plus de cinq ou six de l’océan. Je dirai, ensuite, qu’il faut bien peu connaître mon caractère pour me faire une pareille question. Je sers le roi d’Angleterre pour qu’il me le paie bien. — Si vous voulez avoir l’avantage sur quelqu’un, devenez d’abord son créancier, et vous en ferez alors tout ce que vous voudrez, de la manière la plus sûre et la plus profitable.

Tout cela fut inintelligible pour le vice-gouverneur, qui, après quelques autres questions, auxquelles il ne reçut aucune réponse plus satisfaisante, finit par se retirer avec politesse, en disant à Benedetta qu’il ne fallait pas que ces étrangers le suivissent dans la chambre qu’il avait quittée si peu de temps auparavant.

Quant à Ithuel, le départ des deux dignitaires l’inquiéta fort peu ; mais comme il sentit qu’il ne serait peut-être pas prudent à lui de boire davantage, il paya le vin qu’il avait demandé et sortit du cabaret avec son compagnon. Une heure après, les trois barils de tabac étaient en la possession d’un marchand de Porto-Ferrajo, ce court intervalle lui ayant suffi pour conclure son marché et livrer sa marchandise, ce qui était le seul motif qui l’avait fait venir à terre. Ce petit trafic de contrebande avait lieu tout à fait à l’insu de Raoul Yvard, qui était à tous égards le capitaine de son lougre, et dans le caractère duquel il y avait des traits d’honneur chevaleresque, mêlés à des goûts et à des habitudes qui ne semblaient pas promettre des qualités si élevées. Mais ce peu de disposition à chercher à faire de petits profits personnels n’était pas la seule ligne de distinction qu’on pût remarquer entre le commandant du petit lougre et l’être dont il se servait de temps en temps pour masquer son but véritable.


CHAPITRE V.


« La grande querelle entre le ciel et la mer nous a séparés de nos compagnons. — Mais, attention ! une voile ! »
Cassio.



Quel put être le résultat des autres enquêtes et de toutes les réflexions que fit le vice-gouverneur pendant cette nuit, c’est ce que personne ne sut. Après avoir passé une heure à se promener sur le port et dans les environs avec le podestat, il retourna chez lui pour se coucher, et le magistrat en fit autant, laissant le lougre tranquillement à l’ancre à l’endroit où il s’est déjà offert à l’attention de nos lecteurs. Si Raoul Yvard et Ghita eurent une autre entrevue, elle fut si secrète, qu’elle échappa à toutes les observations, et par conséquent nous ne pourrons en parler.

Une matinée du milieu de l’été sur la Méditerranée est un de ces moments calmes et tranquilles, aussi agréables pour l’esprit que pour le corps. On jouit partout de cette clarté douce et progressive qui précède le lever du soleil, des teintes changeantes du firmament, d’un éclat doux comme celui de la perle, qui semble vouloir nous faire aimer les ouvrages de la main de Dieu, — et des rayons brillants du soleil : mais ce n’est point partout que se présentent ces changements séduisants sur une mer dont l’azur le dispute à celui des profondeurs les plus reculées du vide et de l’espace, sous un climat aussi enchanteur que les scènes qu’il embellit, et parmi des montagnes dont les coteaux réfléchissent toutes les nuances de la lumière avec la vérité et la poésie de la nature. Ce fut une matinée semblable qui suivit la nuit dont le commencement a été celui de notre histoire, et elle ramena le mouvement sur le port et dans la ville. L’Italie, en général, est remarquable par un air de repos tranquille qu’on ne trouve guère dans les scènes plus bruyantes du commerce intéressé de l’Amérique, ni même dans celles qu’offrent la plupart des nations du nord de l’Europe. Il y a dans son aspect, dans son mode de vie, et même dans ses habitudes commerciales, un air de noblesse déchue qui manque aux ports, aux boutiques et aux marchés des parties les plus vulgaires du monde, comme si, après avoir été si longtemps le foyer de la civilisation humaine, elle sentait qu’il ne lui convient pas, même dans ces derniers temps, de se dépouiller de toutes les traces de son histoire et de sa puissance. L’homme et le climat semblent y être à l’unisson, et l’on y supporte les soucis de la vie avec un air de far-niente qui s’accorde parfaitement avec l’atmosphère dans laquelle on respire.

À l’instant où le jour paraissait, la chute d’une pièce de bois sur le pont du Feu-Follet donna le premier indice que quelqu’un était éveillé sur ce pont. Si l’on avait établi un quart à bord de ce bâtiment pendant la nuit, ce qui ne paraît guère douteux, il avait eu lieu avec tant de silence et de tranquillité, qu’aucun des yeux qui avaient été fixés sur lui jusque longtemps après minuit n’avait pu s’en apercevoir. En ce moment pourtant tout y était en mouvement, et environ cinq minutes après la chute du morceau de bois, échappé des mains du cuisinier qui allait allumer le feu de sa cuisine, on voyait au-dessus du plat-bord le haut des chapeaux et des bonnets de cinquante à soixante marins qui marchaient sur le pont dans tous les sens. Trois minutes après, deux hommes se montrèrent près des montants de bittes, ayant les bras croisés, jetant un coup d’œil sur l’avant du bâtiment, et examinant le port et les objets se trouvant sur la terre qui l’entourait.

Les deux individus qui se montraient ainsi en vue étaient Raoul Yvard et Ithuel Bolt. Ils causaient en français, quoique le dernier le parlât exécrablement, et sans faire aucune attention ni à la grammaire ni à la prononciation. Mais en rendant compte de cet entretien, nous appuierons sur les singularités qui appartenaient personnellement aux interlocuteurs, plutôt que sur la différence de leur langage.

— Je ne vois que l’Autrichien qui vaille la peine de faire un mouvement, dit Raoul dont les yeux parcouraient le port intérieur, son lougre étant à l’ancre à environ cent brasses en dehors ; et il n’a pas de cargaison, il nous paierait à peine les frais de l’envoyer à Toulon. Ces felouques nous embarrasseraient sans nous rapporter beaucoup de profit ; leur perte ruinerait les pauvres diables à qui elles appartiennent, et ce serait jeter bien des familles dans la misère.

— Voilà une nouvelle idée pour un corsaire, dit Ithuel en ricanant. — Le bonheur fait tout en affaires, et chacun doit calculer les chances de la guerre. Je voudrais que vous eussiez lu l’histoire de notre révolution, vous y auriez vu qu’on n’obtient pas la liberté et l’égalité sans avoir eu bien des hauts et des bas.

— L’Autrichien pourrait nous convenir s’il tirait une couple de pieds d’eau de plus, continua Raoul, qui faisait peu d’attention aux remarques de son compagnon. — Mais après tout, Itouel, car c’était ainsi qu’il prononçait toujours le nom de l’Américain, je me soucie peu d’une prise qu’on fait sans qu’il y ait aucun éclat dans l’attaque et dans la défense.

— Eh bien ! mon avis à moi, c’est que les combats les plus courts sont les plus agréables et les plus profitables, et que les plus belles victoires sont celles qui rapportent les plus fortes parts de prise. Quoi qu’il en soit, comme ce brick n’est qu’autrichien, peu m’importe ce que vous en ferez. S’il était anglais, je me mettrais dans un canot avec un bon équipage, je le prendrais à la remorque, et je le conduirais ici pour le brûler. Quel beau feu de joie fait un bâtiment anglais !

— Ce serait détruire un bâtiment, et risquer de perdre quelques-uns de vos hommes sans aucune utilité pour nous.

— Mais ce serait nuire à ces maudits Anglais, et je compte cela pour quelque chose, moi. Nelson n’a pas été si scrupuleux quand il a brûlé vos vaisseaux dans l’embouchure du Nil, monsieur Roule.

— Tonnerre ! pourquoi en revenez-vous toujours à ce malheureux Nil ? N’est-ce pas assez que notre escadre y ait été battue et détruite ? Faut-il encore qu’un ami vienne en parler si souvent ?

— Vous oubliez, monsieur Roule, que j’étais avec vos ennemis alors, dit Ithuel avec un sourire amer. Si vous voulez regarder mon dos, vous y verrez encore les marques des coups de verges que j’ai reçus par ordre de mon capitaine pour lui avoir dit qu’étant républicain de sentiment et de naissance, il était contre ma conscience de me battre contre d’autres républicains. Il me répondit qu’il verrait d’abord quelle était la conscience de ma peau, et que si elle ne se mettait pas d’accord avec ce qu’il appelait mon devoir, il ferait doubler la dose. Et je dois avouer qu’il l’emporta sur ma conscience, car je combattis contre vous comme un tigre plutôt que d’être fustigé deux fois en un jour. Fouetter un dos écorché n’est pas une plaisanterie.

— Mais à présent, mon pauvre Itouel, le jour de la vengeance est arrivé ; vous êtes du bon côté, et vous pouvez combattre du cœur et du bras ceux que vous haïssez tant.

Un long et sombre silence suivit. Pendant ce temps, Raoul se tourna vers l’arrière et regarda travailler les hommes qui lavaient le pont, tandis qu’Ithuel, assis sur un des montants de bittes, et le menton appuyé sur une main, réfléchissait avec amertume, comme le diable de Milton, aux injustices qu’il avait éprouvées. Les hommes réunis en corps n’ont aucune sensibilité ; ils commettent une injustice sans réflexion, et la justifient sans remords. Et cependant on peut douter qu’une nation ou un individu ait jamais commis ou toléré une injustice, sans en être punis tôt ou tard, par ce principe mystérieux de justice qui est inhérent à la nature des choses, et qui produit ses résultats, comme une herbe donne du grain, un arbre du fruit : saint arrangement qu’on a coutume, et avec raison, d’appeler la providence de Dieu. Qu’il redoute donc l’avenir, ce peuple qui, comme peuple, encourage systématiquement une injustice quelconque, puisque sa propre démoralisation s’ensuivra comme une conséquence nécessaire, quand même il échapperait à une punition plus directe.

Nous ne nous arrêterons pas à rapporter les réflexions du citoyen du New-Hampshire. Sans éducation et, à beaucoup d’égards, sans principes, il n’en voyait pas moins clairement l’injustice dont il avait été victime comme des milliers d’autres ; et en ce moment il aurait fait avec plaisir le sacrifice de sa vie pour pouvoir assouvir pleinement sa vengeance. Souvent, quand il était à bord du vaisseau anglais qui avait été tant d’années comme une prison pour lui, le désespoir lui avait suggéré l’idée de faire sauter le bâtiment ; et quelque mercenaire, quelque égoïste qu’il fût habituellement, il était homme à exécuter ce projet, pour mettre fin à ses souffrances et à la vie de tous ceux qui avaient été pour lui des instruments d’oppression, s’il avait pu en trouver les moyens. Ce sujet ne se représentait jamais à son esprit sans changer momentanément le cours de ses pensées, et sans donner à ses idées une intensité d’amertume qu’il avait peine à souffrir. Enfin, poussant un profond soupir, il se leva et se tourna vers l’entrée de la baie, comme s’il eût voulu cacher à Raoul l’expression de sa physionomie. Mais à peine eut-il les yeux fixés de ce côté, qu’il tressaillit et laissa échapper une exclamation qui porta son compagnon à tourner rapidement sur le talon, et à jeter un regard vers le même point. La lumière croissante les mit tous deux en état de découvrir un objet qui ne pouvait manquer d’avoir de l’intérêt pour des hommes placés dans la situation ou ils se trouvaient.

Nous avons déjà dit que la baie profonde sur un des côtés de laquelle se trouve la ville de Porto-Ferrajo, s’ouvre du côté du nord dans la direction du promontoire de Piombino. À droite de la baie, la terre, haute mais dentelée, s’étend à plusieurs milles avant de former ce qu’on appelle le canal, tandis que sur la gauche elle se termine par la petite hauteur sur laquelle se trouve la demeure alors occupée par Andréa Barrofaldi, devenue depuis ce temps si célèbre comme ayant été la résidence d’un bien plus grand homme que le vice-gouverneur. Le havre étant placé sous ses hauteurs, à gauche de la baie et à côté de la ville, il s’ensuit naturellement que le lougre était mouillé dans cette partie de la baie d’où la vue plane au nord, dans la direction de la côte de l’Italie, aussi loin qu’elle peut atteindre. La largeur du canal ou du passage situé entre l’île d’Elbe et la pointe de Piombino peut être de six à sept milles ; et à la distance de moins d’un mille de l’extrémité septentrionale de l’île, se trouve une petite île rocailleuse qui a été connue au monde par le fait que Napoléon plaça un caporal et une escouade, comme pour en prendre possession, quand il trouva tout son empire rétréci entre quelques montagnes dont les pieds sont baignés par la mer. Raoul et Ithuel connaissaient nécessairement l’existence et la situation de cet îlot, car ils l’avaient vu et en avaient remarqué la position le soir précédent, quoiqu’ils n’eussent point fait attention qu’il n’était pas visible de l’endroit où le Feu-Follet était mouillé. Lorsqu’ils avaient jeté le matin un premier coup d’œil vers la mer, quand la clarté ne suffisait pas encore pour faire distinguer les maisons situées de l’autre côté de la baie, ils avaient aperçu de ce côté un objet qu’ils avaient pris pour ce rocher ; mais alors la lumière était assez forte pour faire voir que c’était quelque chose de tout différent. En un mot, ce que Raoul et Ithuel avaient pris pour un îlot n’était ni plus ni moins qu’un navire.

Ce bâtiment avait le cap tourné vers le nord, et la route qu’il faisait à l’aide d’un léger vent du sud ne pouvait excéder un nœud par heure. Il ne portait aucune autre voile que ses trois huniers et son foc, quoique ses basses voiles fussent sur leurs cargues. Sa coque noire commençait à se dessiner en détail, et le long de la ligne jaune qui rompait l’uniformité de ses flancs, on pouvait compter les sombres intervalles de treize sabords, dans chacun desquels se voyait la bouche menaçante d’un canon. Quoique les hamacs ne fussent pas encore arrimés dans les bastingages, dont les toiles ainsi vides présentaient cet aspect négligé si commun pendant la nuit à bord d’un bâtiment de guerre, il était évident que ce bâtiment avait un pont supérieur avec des canons ; — en d’autres termes, que c’était une frégate. Comme elle avait vu la ville plusieurs minutes avant qu’on l’eût aperçue à bord du Feu-Follet, elle avait hissé son pavillon à l’extrémité de sa corne, quoiqu’il n’y eût pas assez de vent pour le faire flotter et faire connaître à quelle nation elle appartenait.

— Peste ! s’écria Yvard dès qu’il eut regardé une minute ce bâtiment, — nous serions dans un joli cul-de-sac, si ce bâtiment était anglais ! — Que dites-vous de ce pavillon, Itouel ? Vos yeux sont les meilleurs que nous ayons à bord du lougre.

— Je ne connais pas les yeux qui pourraient le distinguer à cette distance, et cela avant que le soleil soit levé ; mais en prenant une longue-vue, nous le saurons bientôt, car cinq minutes nous feront voir le grand luminaire, comme disait notre ministre.

Ithuel descendit de la muraille sur laquelle il était monté, et alla chercher deux longues-vues ; il en remit une à son compagnon, et garda l’autre. Une minute après, ils dirigèrent leurs instruments vers le bâtiment étranger, qu’ils examinèrent quelque temps en profond silence.

— Parbleu ! s’écria enfin Raoul, c’est le pavillon tricolore, ou mes yeux sont infidèles à leur patrie. — Voyons, Itouel ! — Quel bâtiment de 42 ou 44 la république a-t-elle sur cette côte ?

— Ce n’est pas cela, monsieur Yvard, répondit Ithuel d’un ton si changé et avec une emphase si marquée, que l’attention de Raoul passa sur-le-champ de la frégate à la physionomie de son compagnon. — Non, capitaine, ce n’est pas cela. Un oiseau n’oublie pas aisément la cage dans laquelle il a été enfermé plusieurs années, et si ce n’est pas la maudite Proserpine, je ne sais pas distinguer une misaine d’un artimon.

La Proserpine ! répéta Raoul, qui connaissait les aventures de son compagnon, et qui, par conséquent, n’avait pas besoin de lui demander une explication. — si vous ne vous trompez pas, il faut que le Feu-Follet cache son fanal. — Ce n’est qu’un bâtiment de 40, si j’en compte bien les sabords.

— Je n’ai que faire de compter ni les sabords ni les canons. C’est la Proserpine, frégate de 36, capitaine Cutt, quoiqu’on eût mieux fait de le nommer le capitaine Verges. — Oui, c’est la Proserpine, que le ciel la bénisse ! Le seul mal que je lui veux ce serait qu’elle fût au fin fond de la mer.

— Bah ! — Ce bâtiment porte quarante-quatre pièces de canon. — Je puis les compter à présent, et j’en trouve vingt-deux d’un côté.

— C’est cela même. — Une frégate de 36 sur la liste, et de 44 par compte. — 26 longs canons de 18 dans la batterie basse, — 12 caronades de 32 sur son gaillard d’arrière, et 4 autres caronades avec deux canons de chasse sur l’avant. Il ne lui faudrait qu’une seule bordée pour éteindre votre Feu-Follet, monsieur Roule ; car que sont 10 caronades de 12 et soixante-dix hommes contre une telle frégate ?

— Je ne suis pas assez fou, Itouel, pour songer à combattre une frégate, ni même une corvette portant des pièces de fort calibre, avec les forces que vous venez de mentionner ; mais j’ai passé trop longtemps sur la mer pour prendre l’alarme avant d’être bien sur du danger. La Railleuse est un bâtiment exactement semblable à celui-ci.

— Écoutez la raison, monsieur Roule, s’écria Ithuel avec force ; — ni la Railleuse, ni aucune frégate française, ne montrerait son pavillon dans un port ennemi, car ce serait faire connaître ses desseins. Mais un bâtiment anglais pourrait hisser le pavillon français, parce qu’il est toujours en son pouvoir d’en hisser ensuite un autre, et il peut gagner quelque chose par cette ruse. La Proserpine est un bâtiment de construction française, et elle a des jambes françaises, avec ou sans bottes. — À ces mots, Ithuel ne put retenir une envie de rire, mais il reprit son sérieux en ajoutant : — Et j’ai entendu dire qu’elle avait été construite sur le modèle de la Gracieuse. Voilà qui explique sa forme et son port ; quant à ses voiles, ses haubans et ses sabords, tout son gréement est enregistré sur mon dos en caractères qu’aucune éponge ne pourra jamais effacer.

— Corbleu ! murmura Raoul entre ses dents ; si c’est un bâtiment anglais, Itouel, il peut lui venir en tête d’entrer ici, et peut-être de jeter l’ancre à une demi-encâblure de nous. — Que pensez-vous de cela, mon brave Américain ?

— Je pense que cela peut arriver quoiqu’on ne voie pas quel motif pourrait engager un croiseur à entrer dans un port comme celui-ci. Tout le monde n’est pas aussi curieux que le Feu-Follet.

Oui. Que diable allait-il faire dans cette galère ? — Eh bien, il faut prendre le temps comme il vient, tantôt un ouragan et tantôt un calme. — Mais puisqu’il nous a si loyalement montré son pavillon, il faut lui rendre sa politesse et lui montrer aussi le nôtre. — Hé ! de l’arrière ! — hissez le pavillon !

— Lequel, capitaine ? demanda un vieux timonier, ayant ce qui s’appelle un air en dessous, que personne n’avait jamais vu rire, et qui était chargé de cette fonction. — Le capitaine se souviendra que nous sommes entrés dans ce port sous le pavillon de M. John Bull.

— Eh bien, hissez de nouveau le pavillon de M. John Bull. Il faut payer d’effronterie, à présent que nous avons pris le masque. Monsieur le lieutenant, faites mettre du monde sur le grelin et qu’on hale dessus à courir jusqu’à ce que nous soyons à pic de l’ancre, et veillez à ce que nous soyons prêts à déployer nos mouchoirs de poche. Personne ne sait quand le Feu-Follet pourra avoir besoin de s’essuyer le visage. — Ah ! Itouel, nous pouvons voir directement son travers, à présent qu’il a le cap plus à l’ouest.

Les deux marins prirent leur longues-vues et firent un nouvel examen. Ithuel avait une singularité qui non-seulement le caractérisait personnellement lui-même, mais qui est devenue si commune parmi les Américains de sa classe, qu’elle est, dans un sens, nationale. Dans les occasions ordinaires, il était grand parleur et toujours disposé à jaser ; mais quand le moment de se décider et d’agir était arrivé, il devenait silencieux, réfléchi, et prenait même une sorte de dignité qui n’appartenait qu’à lui. Telle était son humeur en cet instant, et il attendit qu’il plût à Raoul d’entamer la conversation. Mais celui-ci était alors aussi porté à la réserve que l’Américain, et il alla chercher dans sa chambre un abri contre les éclaboussures de l’eau qu’on jetait sur le pont pour le laver.

Deux heures firent monter le soleil sur l’horizon, et amenèrent l’activité et le bourdonnement du matin ; mais il n’en était pas résulté un grand changement dans la situation relative des choses ; tant dans la baie qu’en dehors. L’équipage du Feu-Follet avait déjeuné, avait tout mis à sa place sur le petit lougre, et chacun était grave, silencieux, et observait tout ; Une leçon qu’Ithuel avait réussi à graver dans l’esprit de ses compagnons, était la nécessité de réprimer leur volubilité naturelle, s’ils voulaient passer pour Anglais. Il est vrai que, s’ils eussent cédé à leur penchant habituel, on aurait prononcé à bord de ce petit bâtiment plus de paroles en une heure qu’il ne s’en prononce en deux sur un vaisseau de guerre anglais du premier rang. Mais l’Américain leur avait tellement fait sentir le danger de parler leur propre langue, et leur avait si bien appris la réserve grondeuse des Anglais, qu’ils caricaturaient plutôt qu’ils n’imitaient ce grand talent pour le silence, qu’ils regardaient comme caractéristique chez leurs ennemis. Ithuel, qui était presque un espiègle à sa manière, souriait en voyant les matelots croiser leurs bras, prendre un air bourru et mécontent, et se promener solitairement sur le pont, comme s’ils eussent été autant de misanthropes dédaignant de converser avec leurs compagnons, toutes les fois qu’un bateau venait du rivage. Il en arriva plusieurs dans le cours des deux heures dont nous avons parlé ; mais la sentinelle placée sur le passe-avant, qui avait la consigne, ne leur permettait jamais d’aborder, et feignait de ne pas comprendre le français quand on lui en demandait la permission en cette langue.

Raoul avait un équipage de canot composé de quatre hommes qui, de même que lui, avaient appris quelque peu d’anglais pendant leur captivité sur un ponton en Angleterre. Jusqu’à présent, il avait fait peu de progrès dans l’affaire qui avait été cause qu’il s’était mis dans une position si critique, et il n’était pas homme à abandonner un projet qu’il avait tellement à cœur, à moins de nécessité absolue. Se trouvant dans l’embarras, il avait résolu de faire un effort pour tirer quelque avantage de sa situation difficile. Dès qu’il eut pris son café, il donna donc ses ordres, fit armer son canot, et s’y embarqua. Tout cela se fit avec la plus grande tranquillité, comme si l’apparition d’un bâtiment étranger au large n’eût donné d’inquiétude à personne à bord du Feu-Follet.

Le canot entra hardiment dans le petit port, et Raoul monta à terre par l’escalier ordinaire. Les matelots ne parurent pas pressés de s’en retourner. Il se promenaient sur le quai en attendant leur capitaine, faisant usage du peu d’italien qu’ils savaient pour causer avec les femmes, et affectant de mal comprendre le français des vieux loups de mer qui s’approchaient d’eux, et qui parlaient tous plus ou moins bien cette langue universelle. Leur capitaine les avait avertis qu’ils étaient en butte aux soupçons : aussi étaient-ils sur leurs gardes, et l’habitude en faisait de bons acteurs. Ils passèrent donc le temps qu’ils restèrent à attendre Raoul, à offrir en leurs personnes une caricature des Anglais, et à éluder les tentatives qui furent faites pour les porter à se trahir. Deux d’entre eux se promenaient en silence sur le quai, les bras croisés et les sourcils froncés, et toutes les agaceries de trois ou quatre jeunes filles qui cherchaient à s’insinuer dans leur confiance en leur offrant des fruits et des fleurs, ne purent les engager à se dérider un seul instant.

— Amico, dit Annunziate, une des plus jeunes filles de sa classe de Porto Ferrajo, et que Vito Viti avait spécialement chargée de chercher à surprendre les secrets de ces étrangers, — voici des figues d’Italie. — Voulez-vous en goûter quelques-unes, afin de pouvoir dire à vos concitoyens, quand vous serez de retour en Inghilterra. quels bons fruits nous avons dans l’île d’Elbe ?

— Vos figues ne valent rien, grommela Jacques, patron du canot de Raoul, à qui cette offre s’adressait, en parlant en mauvais anglais. — Nous en avons de meilleures chez nous. On en ramasse de plus belles dans les rues de Portsmouth.

— Mais, Signor, ne les regardez pas comme si elles allaient vous mordre ou vous empoisonner : goûtez-les seulement, et je vous donne ma parole que vous les trouverez aussi bonnes que les melons de Naples.

— Bah ! il n’y a que les melons anglais qui soient bons. Il y a en Angleterre autant de melons que de pommes de terre.

— Oui, Signor, aussi bonnes que les melons de Naples, continua Annunziate, qui n’entendait pas un mot des compliments flatteurs dont ses offres étaient suivies — Le signor Vito Viti, notre podestat, m’a donné ordre d’offrir de ces fruits aux forestieri, aux Inglesi qui sont dans la baie.

Goddam ! s’écria Jacques d’un ton bref et sentencieux qui produisit du moins, comme il le désirait, l’effet de le délivrer pour le moment des persécutions de la jolie marchande de figues.

Mais laissant à l’équipage du canot le soin de se défendre de pareilles importunités jusqu’à ce qu’il leur arrivât du secours, comme on le verra ci-après, nous suivrons notre héros à travers les rues de la ville. Guidé par un instinct secret, ou ayant quelque objet spécial devant les yeux, Raoul monta rapidement sur les hauteurs et avança jusqu’au promontoire dont il a été si souvent parlé. Partout ou il passait, tous les yeux se fixaient sur lui ; car la méfiance était alors générale dans la ville, et l’apparition d’une frégate portant le pavillon français devant le port avait fait naître des craintes beaucoup plus sérieuses que n’avait pu le faire l’arrivée d’un aussi petit bâtiment que le Feu-Follet. Vito Viti s’était déjà rendu depuis longtemps chez le vice-gouverneur, et huit ou dix des plus notables habitants de la ville, y compris les deux principaux officiers militaires, avaient été convoqués à la hâte pour former un conseil. On savait que les batteries étaient garnies d’une nombre suffisant d’artilleurs ; et pourtant, quoique l’esprit le plus subtil de toute l’île d’Elbe eût et embarrassé pour donner une raison qui aurait pu déterminer les Français à risquer une attaque aussi peu profitable que celle du port de Porto-Ferrajo, non-seulement on y craignait cet événement, mais on s’y attendait même longtemps avant l’arrivée de Raoul Yvard. Tous les yeux suivaient donc chacun de ses mouvements, tandis qu’il bondissait légèrement de terrasse en terrasse pour monter au promontoire, et l’on surveillait tous ses pas avec crainte, inquiétude et soupçon.

Les hauteurs étaient de nouveau couvertes d’une foule de spectateurs des deux sexes, de tout âge et de toute classe. Les mantes et les robes flottantes des femmes avaient, suivant l’usage, l’avantage du nombre ; car tout ce qui peut exciter la curiosité ne manque jamais de rassembler une plus grande proportion d’un sexe chez lequel l’imagination est si disposée à prendre l’avance sur le jugement. Sur une terrasse en face du palais, — comme on avait coutume d’appeler la maison du vice-gouverneur, — était le groupe de graves notabilités qui donnaient toute leur attention au moindre changement dans la direction du bâtiment qui était devenu un objet d’appréhension et de sollicitude ; ils étaient tellement occupés à considérer cet ennemi supposé, que Raoul se trouva en face d’Andréa Barrofaldi, le chapeau à la main, et le salua avant qu’aucun d’eux se fût même aperçu qu’il s’approchait. Cette arrivée soudaine et inattendue causa de la surprise et quelque confusion ; car deux ou trois membres de ce groupe se détournèrent tout à coup, comme par instinct, pour cacher la rougeur qui leur monta aux joues en voyant près d’eux l’individu qu’ils dénonçaient comme suspect l’instant auparavant.

Buon giorno, signor vice-gouverneur, dit Raoul avec le ton d’aisance, de politesse et de gaieté qui lui était ordinaire, et certainement sans avoir le moins du monde l’air d’un homme coupable ou tremblant ; nous avons ici une belle matinée sur terre, et là-bas au large une belle frégate de la république française, à ce qu’il paraît.

— Nous parlions de ce bâtiment, signor Smit, répondit Andréa, à l’instant où vous approchiez. Concevez-vous quel motif peut porter un bâtiment français à se montrer devant notre ville d’une manière si menaçante ?

Cospetto ! Vous pourriez aussi bien me demander, Signor, quel motif peuvent avoir ces républicains pour faire mille autres choses non moins étranges ? Pourquoi ont-ils décapité Louis XVI ? Pourquoi ont-ils parcouru la moitié de votre Italie, conquis l’Égypte, et repoussé les Autrichiens sur leur Danube ?

— Pour ne rien dire de ce qu’ils se sont laissé battre par Nelsoni à Aboukir, ajouta Vito Viti d’un ton caustique.

— Sans doute, Signor, pourquoi ont-ils laissé mon brave compatriote Nelson anéantir leur marine près de l’embouchure du Nil ? Je n’ai pas voulu vanter la gloire de mon pays, sans quoi j’aurais pu aussi faire cette question. Nous avons à bord du Ving-and-Ving plusieurs hommes qui étaient à ce combat glorieux, entre autres notre master, Itouel Bolt, qui était par hasard à bord du vaisseau de Nelson, où il avait été envoyé pour cause de service par le capitaine de la frégate à laquelle il appartient, comme pour partager la gloire de cette journée.

— J’ai vu le signor Bolto, dit Andréa Barrofaldi d’un ton un peu Sec ; èuno Americana.

— Américain ! répéta Raoul, tressaillant presque, malgré son air d’indifférence affectée. — Ah ! oui ; je crois qu’il est né en Amérique ; mais c’est dans l’Amérique anglaise, Signor, ce qui est à peu près la même chose que s’il fût né en Angleterre. Nous regardons les Yankees comme faisant partie de notre nation, et nous les prenons volontiers à notre service.

— C’est précisément ce que le signer Bolto nous a donné lieu de croire. — Il paraît aimer extrêmement la nation anglaise.

Raoul se sentit mal à l’aise. Il ignorait complètement ce qui s’était passé dans le cabaret, et il crut remarquer un ton d’ironie dans ce que venait de dire le vice-gouverneur.

— Certainement, Signor, répondit-il d’un ton ferme, tous les Américains aiment l’Angleterre, et ils doivent l’aimer pour peu qu’ils réfléchissent à tout ce que cette grande nation a fait pour eux. — Mais je venais, signor vice-gouverneur, pour vous offrir les services de mon lougre, dans le cas où ce bâtiment français aurait réellement de mauvaises intentions. Le nôtre est loin d’être un vaisseau de haut bord, j’en conviens, et nous n’avons que des canons de petit calibre ; mais ils sont en état de briser les fenêtres des chambres de cette frégate, tandis que, de ces hauteurs, vous lui feriez des avaries plus sérieuses. J’espère que vous assignerez un poste honorable au Ving-and-Ving, si vous en venez aux coups avec ces républicains.

— Et de quel service vous serait-il plus agréable de vous charger, Signor ? demanda le vice-gouverneur avec politesse. Nous ne sommes pas marins, et nous devons vous laisser le choix du poste. Le colonelle que voici s’attend à une action, et ses artilleurs sont déjà à leurs pièces.

— Les batteries de Porto-Ferrajo sont célèbres parmi tous les marins de la Méditerranée ; et si cette frégate se hasarde à s’avancer jusqu’à leur portée, je ne doute pas qu’elle ne soit désemparée plus vite que s’il s’agissait de la mettre sur le chantier. Quant à notre petit lougre, mon avis est que le meilleur parti à prendre serait, tandis que la frégate sera occupée à répondre à vos batteries, de le faire avancer le long de la rive orientale de la baie, jusqu’à ce qu’il se trouvât au large de ce bâtiment, de manière à le mettre entre deux feux. C’est précisément ce que Nelson fit à Aboukir, combat que vous semblez admirer beaucoup, signor podestat.

— Ce serait une manœuvre digne d’un élève de Nelsoni, Signor, dit le colonel, si vous aviez des canons d’un plus fort calibre. Mais avec ces petites pièces de 12, comment risqueriez-vous de vous approcher à portée de longues pièces de 18, quoique avec des matelots anglais contre des Français ?

— Que sait-on, signor colonel ? Au Nil un de nos bâtiments de 50 se plaça en travers sur l’avant du vaisseau à trois ponts l’Orient et lui fit beaucoup de mal. Au fait, le vaisseau sauta. Un combat naval se décide d’après des principes tout différents qu’un combat sur terre.

— Cela doit être, répondit le militaire. — Mais que signifie ce nouveau mouvement ? Vous qui êtes marin, Signor, vous pouvez nous l’expliquer.

Ces mots fixèrent de nouveau tous les yeux sur la frégate, dont les manœuvres indiquaient certainement quelque mouvement important Comme elles se rattachent essentiellement aux incidents de notre histoire, il devient nécessaire de les décrire de manière à les rendre intelligibles au lecteur.

La frégate pouvait être alors à cinq milles de la ville. Il n’y avait aucun courant ; et comme il n’y a pas de marée dans la Méditerranée, elle serait restée parfaitement stationnaire toute la matinée, sans un vent très-léger qui vint du sud. Cependant, avant l’arrivée de ce vent, elle s’était avancée vers l’ouest d’une couple de milles, jusqu’à ce qu’elle eût la maison du gouvernement presque par le travers. En même temps elle s’en était approchée par une ligne oblique, et c’était cette circonstance qui avait donné l’alarme. La brise s’était levée avec le soleil, et quelques minutes avant que le colonel eût fait sa question, les huniers de ce bâtiment avaient pris le vent, et il commença à marcher à raison de quatre à cinq nœuds par heure. Du moment qu’on s’aperçut à bord que la frégate obéissait au gouvernail, comme si l’on n’eût attendu que cette assurance, on changea de route, et l’on fit de la voile. Mettant la barre à tribord, le bâtiment vint au plus près du vent, portant le cap droit sur le promontoire ; les voiles basses furent amurées à joindre, et bien bordées, et les voiles hautes et légères furent établies. Presque au même instant, car tout semblait se faire en même temps et comme par instinct, le pavillon français fut amené, un autre fut hissé en sa place, et un coup de canon fut tiré sous le vent, — signal d’amitié. — Tandis que ce second emblème de nationalité s’ouvrait et se déployait au vent, les longues-vues firent reconnaître le champ blanc et la croix de Saint-George du noble et vieux pavillon d’Angleterre.

Une exclamation de surprise et de plaisir échappa aux spectateurs assemblés sur le promontoire, en se voyant délivrés de leurs craintes et de leurs inquiétudes par une sorte d’effet dramatique. Personne, en ce moment, ne songea plus à Raoul. Quant à lui, cette affaire ne lui inspirait d’autre nouvel intérêt que celui causé par l’intention que paraissait avoir la frégate d’entrer dans la baie. Comme du pont de ce bâtiment on avait en pleine vue le Feu Follet, il se demanda si la vue d’un lougre armé ne pouvait être la véritable cause du soudain changement de route de la frégate. Cependant, se trouvant à l’ancre dans un port ennemi de la France, il se dit qu’il y avait quelque probabilité qu’il pût échapper sans un examen sévère et approfondi.

— Je vous félicite de cette visite d’un compatriote, signor Smit, s’écria Andréa Barrofaldi, homme naturellement très-pacifique, et qui se trouvait trop content de la perspective de passer tranquillement la journée, pour se livrer alors à aucun sentiment de méfiance, et je ne manquerai pas, dans le compte que je rendrai à Florence de cette affaire, de vous faire honneur de la bonne volonté que vous avez montrée en cette occasion pour nous aider, si cela fût devenu nécessaire.

— Signor vice-gouverneur, répondit Raoul, cherchant à peine à cacher le sourire qui se montrait malgré lui sur ses lèvres, ne vous donnez pas la peine de mentionner mes humbles offres de services ; songez plutôt à ces braves artilleurs qui regrettent certainement d’avoir perdu une occasion de se distinguer. — Mais je vois la frégate faire des signaux qui doivent être pour nous. J’espère que mon lieutenant saura comment y répondre en mon absence.

Il fut peut-être heureux pour le Feu-Follet que son commandant ne fût pas à bord quand le bâtiment étranger — qui était réellement la Proserpine, frégate qu’Ithuel connaissait si bien, — montra son numéro ; car celui-ci était plus en état que son capitaine d’ourdir convenablement une ruse. Il répondit très-promptement aux signaux, quoiqu’il n’eût pu dire lui-même quelle réponse il y faisait, car il fit hisser au hasard quelques pavillons, en ayant grand soin qu’ils s’engageassent ensemble de manière à ne pouvoir être déchiffrés, tandis qu’ils avaient l’air d’être hissés avec empressement et sans crainte.


CHAPITRE VI.


« Sont-ils tous prêts ? — Tous. — Bien plus, ils sont embarqués. Le dernier canot n’attend plus que mon chef. — Mon sabre et ma capote ! »
Lord Byron. — Le Corsaire



Il était impossible de savoir quel succès avait eu la ruse d’Ithuel en ce qui concernait la frégate ; mais la bonne intelligence qui avait l’air de régner entre les deux bâtiments, tendit à écarter de l’esprit des habitants de Porto-Ferrajo toute méfiance du lougre. Il semblait si peu probable qu’un corsaire français répondît aux signaux d’une frégate anglaise, que Vito Viti lui-même fut obligé d’avouer au vice-gouverneur, à demi-voix, que cette circonstance du moins était beaucoup en faveur de la véracité du capitaine du lougre. L’air calme de Raoul comptait aussi pour quelque chose, d’autant plus qu’il restait sur le promontoire, paraissant regarder avec insouciance la frégate qui s’approchait rapidement.

— Vous voyez, signor Smit, que nous n’aurons pas besoin d’accepter vos offres obligeantes, dit Andréa, comme il allait rentrer dans sa maison avec deux ou trois de ses conseillers ; mais nous ne vous en remercions pas moins. C’est un bonheur d’être honorés le même jour de la visite de deux croiseurs de votre nation, et j’espère que vous me ferez le plaisir d’accompagner le capitaine votre confrère, quand il viendra me rendre la visite d’usage, car il paraît avoir sérieusement l’intention de nous faire l’honneur d’entrer dans notre port. — Pourriez-vous conjecturer quel est le nom de cette frégate ?

— À présent que je la vois d’un peu plus près, Signor, répondit Raoul nonchalamment, je suis porté à croire que c’est la Proserpine ; car cette frégate a été construite en France, et c’est ce qui m’a fait croire que ce bâtiment était français quand il a hissé le pavillon de cette nation.

— Et le noble cavalier qui en est le commandant, — vous savez sans doute aussi quel est son nom et son rang ?

— Oh, parfaitement. C’est le fils d’un ancien amiral sous lequel j’ai servi, quoique je ne me sois jamais trouvé avec son fils. Sir Brown est son nom.

— Et c’est un nom véritablement anglais, car j’ai vu souvent ce nom honorable dans Shakspeare, et dans plusieurs autres de vos auteurs les plus distingués. Miltoni parle d’un sir Brown, si je ne me trompe, Signor.

— Plusieurs en parlent, Signor, répondit Raoul sans hésiter un instant, et sans le moindre remords. Milton, Shakspeare, Cicéron, et tous nos meilleurs écrivains parlent souvent de cette famille.

— Cicéron ! répéta Andréa au comble de la surprise ; c’était un ancien Romain, Signor, et il était mort longtemps avant que l’Angleterre fût connue dans le monde civilisé.

Raoul s’aperçut qu’il s’était avancé trop loin, mais pas assez pour perdre l’équilibre ; et il répondit avec un aplomb qui aurait fait honneur à un diplomate :

— Vous avez raison, en ce qui regarde le Cicéron dont vous parlez, signor vice-gouverneur, mais vous vous trompez pour ce qui concerne sir Cicéron, mon illustre compatriote. — Voyons ! non, il n’y a pas encore un siècle que notre Cicéron est mort. Il était né dans le Devonshire, — c’était dans ce comté que Raoul avait été en prison, — et je crois qu’il est mort à Dublin, — oui, je me le rappelle à présent, c’est à Dublin que cet auteur distingué rendit le dernier soupir.

Andréa n’avait rien à dire à cela ; car, il y a un demi-siècle, l’ignorance des nations civilisées sur un pareil sujet était si grande, qu’on aurait pu greffer un Homère sur la littérature anglaise, sans courir grand risque que l’imposture fût découverte. Le signor Barrofaldi ne fut pas très-content de voir que les barbares s’emparaient de noms italiens, mais il se plut à attribuer cette circonstance aux traces de barbarie qui étaient la suite inévitable de leur origine. Quant à croire possible qu’un homme qui parlait avec le ton de franchise et de simplicité de Raoul pût inventer une histoire en la racontant, c’était une idée qui ne pouvait même se présenter à son esprit ; et la première chose qu’il fit en rentrant chez lui fut d’écrire une note pour se souvenir, à son premier instant de loisir, de faire des recherches sur les ouvrages et la réputation de sir Cicéron, l’illustre homonyme du Cicéron romain. Quand cette courte digression fut terminée, il rentra chez lui, après avoir de nouveau exprimé l’espoir que sir Smit ne manquerait pas d’accompagner sir Brown dans la visite qu’il s’attendait à recevoir du dernier dans le cours d’une heure ou deux. La foule commença alors à se disperser, et Raoul fut bientôt abandonné à ses réflexions qui, en ce moment, n’étaient rien moins qu’agréables.

La ville de Porto-Ferrajo est tellement séparée de la mer par le rocher contre lequel elle est construite ; par ses fortifications, et, par la construction même de son petit port, que l’approche d’un bâtiment est invisible à tous ses habitants, à moins qu’ils ne veuillent monter sur les hauteurs qui forment une étroite promenade, comme nous l’avons déjà dit. Il s’y trouvait donc encore beaucoup de curieux, et Raoul se frayait un chemin à travers ces oisifs, ayant son bonnet de mer, et une sorte d’élégant uniforme naval de son invention, qu’il portait avec quelque affectation, car il connaissait parfaitement les avantages personnels qu’il possédait. Ses yeux erraient sans cesse d’une jolie figure à une autre, sans s’arrêter sur aucune, car Ghita était le seul objet qu’il cherchât, et la véritable cause qui l’avait mis ainsi que son bâtiment et son équipage dans la situation critique où il se trouvait. De cette manière, tantôt songeant à celle qu’il cherchait, tantôt réfléchissant à sa situation dans un port ennemi, il arriva au bout de la promenade, et il savait à peine s’il devait retourner sur ses pas, ou descendre dans la ville pour aller rejoindre son canot, quand il entendit une voix douce prononcer son nom à quelques pieds derrière lui. Son cœur reconnut cette voix à l’instant, et, se retournant, il vit Ghita.

— Saluez-moi froidement et en étranger, lui dit-elle à la hâte, respirant à peine, et ayez l’air de me montrer différentes rues dans la ville, comme pour me demander votre chemin. C’est ici que nous nous sommes vus la nuit dernière, mais songez qu’il fait grand jour à présent.

Raoul fit ce qu’elle désirait, et tout spectateur hors de la portée de leur voix aurait pu y être trompé et croire leur rencontre accidentelle, quoiqu’il lui parlât le langage de l’amour et de l’admiration.

— Assez, Raoul, assez, lui dit-elle, baissant les yeux en rougissant, quoique ses traits doux et sereins n’offrissent aucun symptôme de mécontentement ; — dans un autre moment je pourrais vous écouter. Savez-vous que vous êtes dans une position bien plus dangereuse qu’hier soir ! Hier vous n’aviez rien à redouter que le port ; aujourd’hui vous avez à craindre le port et ce bâtiment étranger, qui est anglais, m’a-t-on dit.

— Sans doute, c’est la Proserpine. Itouel me l’a dit, et il en est sûr. — Vous vous rappelez Itouel, chère Ghita ; l’Américain qui était à la tour avec moi. — Eh bien, il a servi à bord de ce bâtiment, et il le reconnaît pour être la Proserpine, frégate de 44 canons. — Il s’arrêta un moment et ajouta en riant de manière à surprendre sa compagne : — Oui, c’est la Proserpine, capitaine sir Brown.

— Je ne vois pas ce que vous pouvez trouver d’amusant dans tout cela, Raoul. Sir Brown, ou sir je ne sais qui, vous enverra encore dans ces prisons flottantes dont vous m’avez si souvent parlé, et cette idée n’a sûrement rien d’agréable.

— Bah, bah ! ma bonne Ghita, sir Brown, ou sir Black, ou sir Green ne me tient pas encore. Je ne suis pas un enfant à me jeter dans le feu parce qu’on ne me tient plus en lisières. Le Feu-Follet brille ou s’éteint suivant que cela lui convient. Dix contre un que cette frégate entrera ici pour voir ce port de plus près, et repartira ensuite pour Livourne, où ses officiers trouveront à s’amuser plus qu’à Porto-Ferrajo. Ce sir Brown à sa Ghita aussi bien que Raoul Yvard.

— Non, je ne crois pas qu’il ait une Ghita, Raoul, répondit-elle en souriant en dépit d’elle-même, tandis qu’une rougeur plus foncée lui montait aux joues ; Livourne a bien peu d’ignorantes campagnardes comme moi, qui aient été élevées dans une tour solitaire sur la côte.

— Ghita, répondit Raoul avec une sensibilité profonde, bien des nobles dames de Rome et de Naples pourraient porter envie à cette tour solitaire, car elle vous a laissé la pureté et l’innocence, — perle qui se trouve rarement dans les grandes capitales, ou qui, si elle s’y trouve, ne conserve plus sa beauté première, parce qu’elle est souillée par le frottement.

— Que connaissez-vous de Rome, de Naples, de nobles dames et de perles, Raoul ? demanda Ghita en souriant, la tendresse qui remplissait son cœur se trahissant en ce moment par le regard qu’elle jeta sur lui.

— Ce que je connais de pareilles choses ? Sur ma foi, j’ai été dans ces deux villes, et j’y ai vu tout ce dont je viens de parler.

— J’ai été à Rome pour voir le saint père, afin de m’assurer si les idées que nous avons en France de son caractère et de son infaillibilité sont vraies, avant de me choisir une religion pour moi-même.

— Et n’avez-vous pas trouvé en lui un homme saint et vénérable, Raoul ? s’écria-t-elle avec énergie et vivacité, car c’était là la grande pierre d’achoppement entre eux. Je sais que vous l’avez trouvé ainsi, et digne d’être le chef de l’église la plus ancienne et la seule véritable. Mes yeux ne l’ont jamais vu, mais je sais que, ce que je dis est vrai.

Raoul savait que le relâchement de ses opinions religieuses, — opinions qu’on pouvait dire qu’il s’était inoculées dans son pays, tel qu’il était alors moralement, — était la seule cause qui empêchait Ghita de rompre tous ses autres nœuds pour s’attacher à sa fortune, bonne ou mauvaise. Mais il était trop franc et trop généreux pour vouloir la tromper, tandis qu’il avait toujours eu trop de prudence pour chercher à ébranler sa foi constante et consolatrice. Sa faiblesse même, — car il regardait ses sentiments religieux comme une faiblesse, — avait un charme à ses yeux. Peu d’hommes, quelque relâchés, quelque sceptiques qu’ils soient dans leurs opinions sur ce sujet, trouvent du plaisir à voir une femme incrédule ; et Raoul n’avait jamais regardé avec plus de tendresse qu’en ce moment les traits aimables quoique inquiets de Ghita. Il lui répondit avec un accent de vérité qui avait quelque chose de magnanime :

— Tu es ma religion, Ghita ; j’adore en toi la pureté, la sainteté, et…

— N’en dis pas davantage, Raoul, et si tu m’aimes, ne prononce pas cet horrible blasphème ! Dis-moi plutôt que tu as trouvé le saint père tel que je viens de le décrire.

— J’ai trouvé en lui un homme paisible, vénérable, et, comme je crois fermement, un vieillard vertueux ; mais ce n’était qu’un homme, et je n’ai pu apercevoir en lui aucun signe d’infaillibilité. Son fauteuil n’était entouré que de cardinaux intrigants et d’autres brouillons, plus propres à pousser les chrétiens à se prendre aux cheveux qu’à les guider vers le ciel.

— C’en est assez, Raoul ; je ne puis plus entendre un tel langage. Vous ne connaissez pas ces saints hommes, et votre langue est votre propre ennemie, sans quoi… Écoutez ! — Qu’est-ce que cela ?

— Un coup de canon tiré par la frégate, et il faut que je voie ce que cela veut dire. — Quand et où nous verrons-nous ?

— Je n’en sais rien. — En ce moment nous avons été trop longtemps, beaucoup trop longtemps ensemble, et il faut nous séparer. Fiez-vous à moi pour trouver les moyens de nous revoir. Dans tous les cas, nous ne tarderons pas à retourner dans notre tour ; Ghita s’échappa légèrement en finissant ces mots, et les yeux de Raoul la perdirent bientôt dans les rues de la ville. Le jeune marin fut un instant indécis s’il la suivrait ou non. Enfin il monta à la hâte sur la terrasse qui était en face du gouvernement pour tâcher de s’assurer de la cause du coup de canon qu’il venait d’entendre. Le même motif y avait déjà attiré bien des curieux ; et, en y arrivant, il se trouva au milieu d’une nouvelle foule.

La Proserpine, — car Ithuel ne s’était pas trompé en nommant ainsi ce bâtiment, — était alors à une lieue de l’entrée de la baie, elle avait viré de bord, en s’élevant à l’est, avec l’intention apparente d’y entrer à la bordée suivante. La fumée produite par la poudre s’élevait sous le vent en petit nuage, et des signaux se montraient encore en tête de son grand mât. Tout cela était fort intelligible pour Raoul, et il lui parut évident que la frégate s’était avancée pour examiner de plus près le lougre armé qu’elle voyait dans la baie, et pour avoir des communications avec lui par le moyen de signaux. L’expédient d’Ithuel n’avait pas suffi ; le vigilant capitaine Cuff, autrement dit sir Brown, qui commandait la Proserpine, n’étant pas homme à se laisser tromper par un tour si usé. Raoul respirait à peine, tandis qu’il avait les yeux fixés sur le lougre pour voir ce qu’il allait faire.

Ithuel ne semblait certainement pas pressé de se compromettre, car il se passa plusieurs minutes après que le signal eut été hissé à bord de la frégate avant qu’on aperçût sur le lougre aucun préparatif pour y répondre. Enfin on y vit disposer les drisses, et ensuite trois beaux pavillons furent hissés à l’extrémité de la vergue de tape-cul, dont la vergue restait hissée de beau temps. Raoul ne savait ce que ce signal pouvait signifier, car, quoiqu’il eût la liste des signaux qui lui étaient nécessaires pour avoir des communications avec les bâtiments de guerre de son propre pays, le Directoire n’avait pu lui faire connaître ceux dont il aurait eu besoin pour communiquer avec l’ennemi. Mais l’esprit fertile d’Ithuel lui avait fourni les moyens de pourvoir à ce déficit. Tandis qu’il servait à bord de la Proserpine, le même bâtiment qui semblait en ce moment menacer le lougre, il avait été témoin d’une rencontre entre cette frégate et un lougre corsaire anglais, un des deux ou trois bâtiments gréés ainsi qui faisaient voile sous pavillon anglais, et son œil toujours attentif avait remarqué avec soin les pavillons dont ce lougre s’était servi pour répondre aux signaux de la frégate. Comme il savait qu’on ne s’attend pas à trouver dans l’équipage d’un corsaire beaucoup de science ni même d’exactitude dans l’emploi des signaux, il prit le parti, en cette occasion, de faire hisser les mêmes pavillons, à tout hasard. S’il eût été alors sur le gaillard d’arrière de la frégate, il aurait vu, aux bénédictions qui sortaient de la bouche du capitaine Cuff, que sa ruse avait du moins réussi à faire croire à cet officier que sa réponse inintelligible devait s’attribuer à l’ignorance, et non à un dessein prémédité. Cependant la frégate ne parut pas disposée à changer de route ; car, soit que le capitaine eût résolu de mouiller dans cette baie, soit qu’il voulût voir le lougre de plus près, il continua à porter vers la rive orientale de la baie, à raison d’environ six milles par heure.

Raoul Yvard jugea alors qu’il était temps qu’il allât veiller lui-même à la sûreté du Feu-Follet. Avant de quitter son bord, il avait laissé des instructions sur ce qu’on devrait faire si la frégate s’approchait trop ; mais l’affaire semblait en ce moment si sérieuse, qu’il se hâta de descendre des hauteurs. En marchant à grands pas vers le port, il rencontra, ou pour mieux dire il rejoignit Vito Viti qui s’y rendait aussi pour donner à certains bateliers quelques ordres sur la manière dont les lois sur la quarantaine devaient être observées en communiquant avec la frégate anglaise.

— La perspective de vous trouver bientôt avec votre honorable compatriote sir Brown doit vous être infiniment agréable, dit le podestat, qui ne montait ni ne descendait jamais cette rue escarpée sans être hors d’haleine, car il paraît sérieusement décidé à mouiller dans notre baie, signor Smit.

— Pour vous dire la vérité, signor podestat, je voudrais être à demi aussi persuadé que je l’étais il y a une heure, que ce bâtiment est la Proserpine, et que son commandant est sir Brown. Mais j’aperçois des symptômes qui me portent à croire que c’est un croiseur de la république française, après tout, et il faut que je veille sur mon petit Ving-and-Ving.

— Que le diable emporte tous les républicains ! c’est l’humble prière que j’adresse au ciel, signor capitano. Mais j’ai peine à croire qu’une frégate si belle et si bien équipée puisse appartenir à de tels misérables.

— Ah ! si c’était là tout, Signor ; répondit Raoul en riant, je crains que nous n’eussions à céder la palme aux Français, car les plus beaux bâtiments qui soient au service de Sa Majesté britannique sont des prises faites sur les Français, et si cette frégate est la Proserpine, elle n’a pas elle-même une autre origine. Mais je crois que le gouverneur a eu tort de quitter les batteries, car ce bâtiment ne répond pas à nos signaux comme il le devrait. Il n’a rien compris à ceux que nous venons de lui faire.

Raoul était plus près de la vérité qu’il ne le croyait peut-être, car bien certainement le registre des signaux du capitaine Cuff n’avait pu lui expliquer ceux d’Ithuel. Mais son ton de confiance fit impression sur Vito Viti, qui se laissa duper par son air sérieux, aussi bien que par une circonstance qui, bien considérée, parlait autant contre son compagnon qu’en sa faveur.

— Que devons-nous faire, Signor ? demanda le podestat, s’arrêtant tout à coup.

— Il faut faire ce qui nous est possible dans ces circonstances. Mon devoir est de veiller à la sûreté du Ving-and-Ving ; le vôtre, d’assurer celle de la ville. Si ce bâtiment entre véritablement dans la baie, et qu’il présente le travers à cette côte à pic, il ne restera pas sur cette hauteur une seule maison dont les croisées ne soient brisées par le feu de ses batteries. Vous me permettrez donc de faire entrer mon lougre dans le port intérieur, ou les bâtiments nous mettront à l’abri de ses boulets ; et alors il suffira peut-être que j’envoie mes hommes aider au service de la batterie la plus voisine. Je m’attends à voir avant peu régner la confusion et couler le sang.

Tout cela fut dit avec une telle apparence de sincérité, que le podestat en fut complètement la dupe. Appelant son voisin, il le chargea d’un message pour le vice-gouverneur, et doubla le pas pour arriver plus vite sur le port, car il lui était plus facile de descendre que de monter. Raoul ne quitta pas son côté, et ils arrivèrent ensemble sur le bord de l’eau.

Le podestat était porté à énoncer toutes les opinions qui dominaient pour le moment dans son esprit, car il était un de ces hommes qui sentent autant qu’ils pensent. En cette occasion, il n’épargna pas la frégate, et ayant mordu à l’hameçon que son compagnon lui avait si adroitement jeté, il exprima sa méfiance à haute voix. Tous les signaux de la Proserpine ne furent plus à ses yeux qu’une ruse des républicains, et plus il avait de ressentiment contre l’imposture supposée de ce bâtiment, plus il était disposé à croire aveuglément à la droiture et à la franchise du capitaine du lougre. Il s’était opéré en lui une révolution complète, et, comme dans tous les cas de conversions soudaines et tardives, il était disposé à compenser sa lenteur à croire par la ferveur de son zèle. Par suite de cette disposition, de son caractère et de sa loquacité, le tout aidé de quelques suggestions faites à propos par Raoul, au bout de cinq minutes, l’opinion générale était qu’on ne pouvait trop se métier de la frégate, et le lougre s’élevait proportionnellement dans la faveur publique. Cette intervention de Vito Viti vint extrêmement à propos pour le Feu-Follet et son équipage ; car les communications qui avaient eu lieu entre les habitants et les matelots qui avaient amené Raoul à terre, avaient laissé dans l’esprit des premiers les plus forts soupçons que le lougre n’était pas un bâtiment anglais. En un mot, si le podestat n’avait pas si activement et si hautement proclamé le contraire, Tommaso et ses amis allaient déclarer leur conviction que ces quatre hommes étaient des loups couverts de peaux de mouton, c’est-à-dire des Français.

— Non, non, mes amis, dit Vito Viti, passant de groupe en groupe sur le petit quai, tout ce qui reluit n’est pas or, et tout annonce que cette frégate est plus probablement une ennemie qu’une alliée. Il n’en est pas de même du Ving-y-Ving ; le signor Smit nous a montré ses papiers, et nous pouvons dire que nous le connaissons, lui. Le vice-gouverneur et moi, nous l’avons interrogé sur l’histoire et les lois de son île, — car l’Angleterre est une île aussi bien que la nôtre, voisins, et c’est une autre raison pour que nous lui devions respect et amitié. Nous l’avons en outre questionné sur l’histoire et la littérature de son pays, et il a répondu à tout de la manière la plus satisfaisante. Nous devons donc protection et affection au lougre.

— Cela est très-vrai, signor podestat, dit Raoul, qui était déjà dans son canot ; et la chose étant ainsi, je vais me hâter de conduire mon bâtiment à l’entrée de votre bassin, afin de le défendre contre les canots que ces vauriens de républicains pourraient y envoyer, et de m’opposer à toute tentative de débarquement.

Faisant ses adieux d’un geste de la main, Raoul s’éloigna rapidement du rivage, au milieu d’une centaine de viva ! En arrivant à bord, il vit qu’on n’avait pas négligé d’exécuter ses ordres. On avait porté une ligne du lougre pour l’amarrer sur une boucle placée à l’extrémité intérieure de la partie est de ce port si resserré, comme si l’on eût eu l’intention de haler le bâtiment dans l’intérieur du port. Il vit également que le lougre était à pic de l’ancre légère qu’il avait mouillée. À peine son pied toucha-t-il le pont que l’ancre fut levée et mise à poste, et rien ne retint plus le bâtiment que la ligne passée dans une boucle sur le quai. Cinquante paires de mains la saisirent, et le lougre avança rapidement vers l’endroit où il semblait vouloir se mettre à l’abri. Mais l’équipage employa une ruse pour l’empêcher de présenter le cap vers le lieu ou on le halait : la ligne étant passée sur l’arrière du bossoir de bâbord, ce qui le faisait nécessairement abattre du côté opposé, c’est-à-dire qu’il présentait l’avant à l’est de l’entrée. Si le lecteur fait attention que le port avait été construit sur une petite échelle, et que l’entrée excédait à peine cent pieds de largeur, il comprendra mieux la situation des choses. Pour avoir l’air d’aider le mouvement, on établit le tape-cul, et le vent venant du sud, c’est-à-dire directement de l’arrière, le lougre fendit l’eau légèrement et avec rapidité. Lorsqu’il fut près de l’entrée, l’équipage hala sur la ligne en courant, ce qui donna au bâtiment une vitesse de trois à quatre nœuds par heures, qui menaçait de briser son avant contre le bout de la jetée. Mais Raoul Yvard ne songeait pas à faire une telle sottise. Au moment convenable, la ligne fut coupée, la barre fut mise à bâbord, le lougre abattit sur tribord, et à l’instant où Vito Viti, qui voyait tout ce qui se passait, sans en comprendre plus de la moitié, vociférait de nouveaux viva ! viva ! et animait par ses cris tout ce qui l’entourait, le lougre fila devant l’extrémité du port, au lieu d’y entrer. Tout le monde fut si complètement pris à l’improviste, qu’on crut d’abord que c’était une méprise ou une bévue du timonier, ou le seul effet du hasard ; et des cris de regret se firent entendre, arrachés par la crainte que la frégate ne trouvât le moyen de profiter de cet accident. Cependant le battement des voiles prouva bientôt qu’on n’avait pas perdu de temps, et le Feu-Follet glissa par une ouverture entre les magasins sous toutes voiles. En ce moment critique, la frégate qui vit tout ce qui se passait, mais qui s’était laissé tromper comme les autres, et qui avait supposé que le lougre allait entrer dans le port, vira vent devant, et laissa arriver le cap à l’ouest. Mais ayant dessein d’entrer dans la baie, elle s’était tellement avancée vers la rive orientale, qu’elle était à deux bons milles de distance du lougre ; et quand le Feu-Follet eut doublé le promontoire, en côtoyant les rochers de très-près, pour se mettre à l’abri du feu des batteries qui s’y trouvaient, il laissa son ennemi en arrière de toute cette distance. Ce ne fut même pas tout : il aurait été aussi dangereux qu’inutile à la frégate de faire feu, puisque le lougre se trouvant en ligne presque droite entre les canons de chasse de l’ennemi et la maison du gouverneur, elle n’aurait pu tirer sur lui sans risquer d’atteindre cet édifice. Il ne restait donc à la frégate que de commencer ce qu’on appelle proverbialement une longue chasse, c’est-à-dire une chasse dans les eaux du chassé.

Tout ce qui vient d’être rapporté ne dura guère plus de dix minutes ; mais la nouvelle en arriva à Andréa Barrofaldi et à ses conseillers assez tôt pour leur permettre de paraître sur le promontoire à l’instant où le Feu-Follet passait sous les rochers portant encore le pavillon anglais. Raoul Yvard était sur le pont, son porte-voix en main ; mais comme le vent était très-léger, sa voix forte lui suffit pour se faire entendre.

— Signori, s’écria-t-il, je vais attirer ce chenapan de républicain loin de votre port pour me donner la chasse. Ce sera le meilleur moyen de vous rendre service.

Ces paroles furent entendues et comprises. Les uns y applaudirent, les autres dirent que cette affaire était mystérieuse, et conservèrent leur méfiance. On n’avait pas le temps d’en venir à des voies de fait, quand même on y aurait songé ; car le lougre longeait les rochers de trop près pour qu’il pût craindre les boulets, et l’on n’avait pas encore fait dans les batteries de nouveaux préparatifs d’hostilité. D’ailleurs, on doutait encore lequel des deux bâtiments devait être considéré comme ennemi, et l’un et l’autre marchaient trop rapidement pour laisser aux autorités de Porto-Ferrajo le temps de se consulter et de prendre un parti. La marche du Feu-Follet avait tant d’aisance, qu’elle semblait le résultat de l’instinct. Le vent enflait ses voiles légères, quoique la brise ne fût pas forte, et tandis qu’il montait ou plongeait, en suivant le mouvement des longues lames de fond, son avant, en forme de coin, faisait bouillonner l’eau, comme celle d’un torrent rapide qui rencontre un obstacle dans son cours. Ce n’était que lorsqu’il plongeait en fendant une lame qu’on pouvait apercevoir quelque écume sur l’avant. Une longue ligne de bulles d’eau qu’il laissait après lui marquait pourtant son sillage ; et les groupes de spectateurs devant lesquels il passait y avaient à peine jeté les yeux, qu’il en était déjà bien loin, comme un marsouin qui s’ébat dans une rade.

Dix minutes après avoir passé la maison du vice-gouverneur et le promontoire, le lougre eut en vue une autre baie plus large et presque aussi profonde que celle de Porto-Ferrajo. Là, il prit le vent sans qu’aucun rocher y mît obstacle, et sa vitesse augmenta considérablement. Jusque-là, la grande proximité de la côte avait produit pour lui une sorte de calme, quoique l’air tournant autour du promontoire lui procurât un vent presque favorable ; mais à présent le vent venait du travers, et avec beaucoup plus de force. Il amura ses voiles à joindre, les borda bien plates, loffa et fut bientôt hors de vue, gouvernant d’un quart au vent de la pointe qui formait l’extrémité orientale de la dernière baie dont nous venons de parler.

Pendant tout ce temps, la Proserpine n’était pas restée oisive. Dès qu’elle s’aperçut que le lougre cherchait à s’échapper, tout son gréement fut couvert d’hommes. Toutes les voiles furent établies rapidement, un nuage blanc succédant à l’autre, jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’une masse de toile depuis la pomme de ses mâts jusqu’à son plat-bord. Ses voiles hautes recevant la brise au-dessus de la côte adjacente, son allure devint rapide, car ce bâtiment passait pour un des meilleurs voiliers de la marine anglaise.

Il y avait vingt minutes, d’après la montre d’Andréa Barrofaldi, que le Feu-Follet avait passé dans l’endroit où il était avec ses conseillers, quand la Proserpine arriva en face. Son plus grand tirant d’eau l’obligea à se tenir à la distance d’un demi-mille du promontoire ; mais elle en était assez près pour offrir une fort bonne occasion d’examiner sa construction et son gréement. Les artilleurs étaient alors aux batteries, et il y eut une consultation pour savoir s’il ne convenait pas de punir un bâtiment républicain d’avoir osé s’approcher ainsi d’un port toscan. Mais le pavillon anglais, — ce pavillon craint et respecté. — flottait sur ce bâtiment, et l’on ne savait pas encore bien s’il était ami ou ennemi. Rien à bord de la frégate n’annonçait la moindre appréhension, et pourtant il était évident qu’elle était en chasse d’un bâtiment qui, comme sortant d’un port toscan, avait droit à sa protection, au lieu d’être l’objet de son hostilité. En un mot, les opinions se divisèrent ; et, comme cela arrive dans des affaires de cette nature, il devint très-difficile de prendre une détermination. D’ailleurs, si la frégate était française, il était évident qu’elle n’avait cherché à commettre aucun acte d’hostilité contre l’île ; et ceux de qui il dépendait de commencer le feu savaient combien leur ville était exposée, et quel mal une seule bordée pouvait lui faire. Il en résulta donc que le petit nombre de voix qui demandaient qu’on fît feu sur la frégate, ou qui montraient les mêmes dispositions à l’égard du lougre, furent étouffées non-seulement par celles dont les opinions étaient pacifiques, mais par l’avis de l’autorité supérieure.

Pendant ce temps, la Proserpine continuait à faire force de voiles, et en dix minutes de plus elle se trouva hors de la portée des batteries de Porto-Ferrajo. Lorsqu’elle eut en vue la baie située à l’ouest de la ville, on aperçut de son pont le Feu-Follet à une bonne lieue en avant, serrant le vent au plus près, — le vent changeant dans la direction de la pointe ouest de l’île, — et glissant sur l’eau avec une vitesse qui rendait très-douteux le résultat de la chasse. Elle y persista pourtant, et au bout d’un peu plus d’une heure, depuis l’instant qu’elle avait déployé toutes ses voiles, elle était à la hauteur de l’extrémité occidentale des montagnes, quoique à plus d’un mille sous le vent. Là elle rencontra la bonne brise du sud, qui, passant entre la Corse et l’île d’Elbe, n’était plus soumise à l’influence de la terre, et put s’apercevoir de la tâche qu’elle avait à remplir. Depuis vingt minutes, elle avait déjà rentré ses bonnettes ; toutes les boulines furent halées, et la frégate vint au plus près. Cependant la chasse était évidemment sans espoir, le petit Feu-Follet ayant tout à souhait, comme s’il eût commandé le temps qu’il lui fallait pour montrer tous ses moyens. Ses voiles étaient amurées, bordées et plates comme des planches ; son cap d’un quart plus près au vent que celui de la frégate ; et sa route, ce qui valait encore mieux, le portait plus au vent de la pointe devant laquelle il était, tandis que la Proserpine avait tant soit peu de dérive. À l’aide de toutes ces différences, le lougre avançait de six brasses pendant que la frégate en faisait cinq ; ayant sur elle autant d’avantage en vitesse qu’il en avait à mieux tenir le vent.

Il s’en fallait d’une cinquantaine que le Feu-Follet fût le premier lougre auquel le capitaine Cuff eût donné la chasse, et il sentait l’inutilité de poursuivre un tel bâtiment dans des circonstances qui lui étaient si favorables. D’ailleurs, il était loin d’être certain qu’il chassât un bâtiment ennemi, quoique la manière dont il avait répondu à ses signaux lui eût donné des soupçons ; car il l’avait vu sortir d’un port ami. Enfin le lougre n’était qu’à quelques heures de Bastia, et toute la côte orientale de la Corse était coupée par une foule de criques, dans lesquelles un si petit bâtiment pouvait aisément se réfugier, s’il se trouvait pressé de trop près. Après avoir redoublé d’efforts pendant une demi-heure pour le gagner de vitesse en profitant de toute la force de la brise, cet officier plein d’expérience, convaincu qu’il ne réussirait pas à l’atteindre, fit donc mettre la barre au vent et brasser carré, et se dirigea vers le nord, paraissant faire route pour Livourne ou le golfe de Gênes. Quand la frégate fit ce changement dans sa marche, le lougre, qui avait viré vent devant quelque temps auparavant, était précisément sur le point d’être entièrement caché par la pointe occidentale de l’île d’Elbe, et il disparut bientôt à la vue, avec toute apparence qu’il pourrait doubler cette île sur ce bord, sans être obligé de virer de nouveau.

Il était bien naturel qu’une pareille chasse mît tout en mouvement dans une ville aussi retirée et ordinairement aussi monotone que Porto-Ferrajo. La plupart des jeunes officiers oisifs de la garnison montèrent à cheval, et galopèrent de hauteur en hauteur pour voir quel en serait le résultat ; car, quoiqu’il ne s’y trouvât pas de route régulière les montagnes étaient coupées de sentiers praticables pour des chevaux. Quant aux habitants restés dans la ville, il était tout simple qu’ils ne laissassent point échapper une si belle occasion de discourir sans en faire un sujet de caquetage. On n’y parla donc toute cette journée que de l’attaque dont on avait été menacé par la frégate républicaine, et de la manière adroite dont le lougre lui avait échappé. Quelques-uns avaient encore des doutes ; car toute question a deux faces, et il y avait précisément autant de dissentiment qu’il en fallait pour donner de la vivacité à la discussion et rendre les arguments ingénieux. Vito Viti jouait un des premiers rôles dans ces conversations. Après avoir proclamé si publiquement son opinion par ses viva et ses remarques sur le port, il sentait qu’il se devait à lui-même de justifier tout ce qu’il avait dit ; et Raoul Yvard lui-même n’aurait pu désirer un avocat plus zélé que celui qu’il avait alors en la personne du podestat. Ce digne magistrat exagéra les connaissances du vice-gouverneur, surtout en ce qui concernait l’Angleterre, afin qu’il ne manquât rien aux preuves nécessaires pour démontrer que le lougre était ce qu’il avait prétendu être ; il alla même jusqu’à affirmer qu’il avait compris lui-même une bonne partie des documents produits par le signor Smit ; et quant au Ving-y-Ving, il ajouta que quiconque connaissait le moins du monde la géographie du canal Britannique, devait voir que c’était précisément l’espèce de bâtiment que devaient construire les habitants semi-français de l’île de Guernesey pour croiser contre leurs voisins tout à fait français du continent.

Pendant toutes ces discussions, il y avait à Porto-Ferrajo un être dont le cœur était agité par les émotions contradictoires de la joie et de la crainte, de la reconnaissance pour le ciel et du désappointement. Ghita était la seule de tout son sexe dans cette ville qui n’eût pas de conjectures à faire, pas de supposition à proposer, pas d’opinion à soutenir, pas de désir à exprimer. Elle écoutait pourtant avec attention tout ce qui se disait, et ce ne fut pas son moindre sujet de satisfaction de voir que ses entrevues secrètes avec le jeune et beau corsaire semblaient avoir échappé aux observations. Enfin son esprit fut délivré de toutes ses craintes, et il n’y resta que de tendres regrets, quand les cavaliers revinrent des montagnes, et annoncèrent qu’à peine voyait-on encore les hautes voiles de la frégate du côté du nord, et autant qu’ils pouvaient en juger, au moins à la distance de Capraya ; tandis que le lougre avait couru des bordées au vent presque jusqu’à Pianosa, et paraissait disposé à s’avancer vers les côtes de la Corse, sans doute dans l’intention de nuire au commerce de cette île ennemie.


CHAPITRE VII.


« En vérité, Monsieur, il y a des fripons qui ont l’œil au guet, et il est à propos qu’on soit sur ses gardes.

— Ne crains rien, tu ne perdras rien ici.

— Je l’espère, Monsieur, car j’ai sur moi plusieurs rouleaux d’argent. »

Le Conte d’hiver



Telle était à midi la situation des choses à Porto-Ferrajo, et c’était l’heure où les habitants songeaient à leur dîner. Un grand nombre faisaient ensuite leur sieste, quoique l’air de la mer et la fraîcheur fortifiante qui l’accompagne doivent leur en faire sentir le besoin moins qu’à la plupart de leurs voisins du continent. Dans l’après-midi, tout reprit un aspect animé au retour du zéphyr ou de la brise d’ouest. Ces changements dans les courants d’air sont si réguliers pendant les mois d’été, que le marin peut compter sans crainte de se tromper d’avoir une légère brise du sud le matin, un calme à midi — la sieste de la Méditerranée ; — un vent frais et délicieux venant de l’ouest à trois ou quatre heures, et enfin une brise de terre quand la nuit est tombée. J’ai vu cet ordre de choses durer sans interruption des semaines entières, et quand il y survenait par hasard quelques changements, ce n’était que de courts épisodes de pluies et d’orages, qui sont pourtant plus rares en Italie que sur les côtes de l’Amérique.

Telle était donc la situation de Porto-Ferrajo au commencement de la soirée qui succéda à cette journée de trouble et d’agitation. Le souffle du zéphyr se fit de nouveau sentir ; les oisifs sortirent de chez eux pour faire leur promenade du soir, et les commères se réunirent pour se livrer à de nouvelles conjectures, et reprendre une discussion déjà épuisée. Ce fut en ce moment que le bruit se répandit dans toute la ville, et passa de bouche en bouche avec la rapidité d’une traînée de poudre à laquelle on vient d’appliquer la mèche ; que le Ving-y-Ving arrivait de nouveau du côté au vent de l’île, précisément comme il y était arrivé le soir précédent, c’est-à-dire avec la confiance d’un ami et la rapidité du vol d’un oiseau. Jamais, de mémoire d’homme, pareil tumulte n’avait régné dans la capitale de l’île d’Elbe. Tous les habitants, hommes, femmes et enfants, sortaient à la hâte de leurs maisons, et gravissaient les rues escarpées conduisant à la promenade sur les hauteurs, comme pour se convaincre par leurs propres yeux de la réalité de quelque miracle. En vain les gens âgés et infirmes sollicitaient de ceux qui étaient plus jeunes et plus vigoureux l’assistance à laquelle ils étaient habitués, on les fuyait comme s’ils avaient eu la peste, et on les laissait se traîner de leur mieux le long des rues divisées en terrasses. Des mères mêmes qui avaient tiré leurs enfants par la main, jusqu’à ce qu’elles craignissent d’arriver trop tard, les laissaient dans la rue pour courir plus vite, sûres de les retrouver en bas ou ils seraient retournés en roulant, s’ils ne pouvaient grimper jusqu’en haut. En un mot, c’était une scène de confusion qui offrait matière à rire, matière à gloser, et qui était pourtant assez naturelle.

Dix minutes ne s’étaient certainement pas écoulées depuis que cette nouvelle s’était répandue dans la ville basse, quand deux mille personnes se trouvèrent rassemblées sur les hauteurs, et l’on y voyait tous les principaux personnages de Porto-Ferrajo, ainsi que Tommaso Tonti, Ghita, et autres individus déjà connus du lecteur. La scène de cette soirée ressemblait tellement à celle de la précédente, — si ce n’est le plus grand nombre de spectateurs, et l’intérêt plus puissant qu’ils y prenaient, — qu’un étranger, après avoir vu la première, aurait pu croire que la seconde n’en était que la continuation. On voyait véritablement le lougre, sous sa misaine et sa grande voile, sa voile de tape-cul sur les cargues, fendre rapidement les flots, comme le cygne regagnant son nid à la nage. Cette fois pourtant le pavillon anglais flottait l’extrémité de la vergue du tape-cul, comme en triomphe ; et à la manière dont le petit bâtiment s’approchait des rochers, on voyait qu’il connaissait parfaitement la côte, et qu’il ne craignait aucun danger. Ce fut avec un air de pleine confiance qu’il passa sous les bouches à feu qui auraient pu l’anéantir en quelques minutes ; et quiconque le voyait s’avancer ainsi, pouvait puiser dans cette hardiesse la conviction que c’était un ami connu et éprouvé.

— Croyez-vous, signor Andréa, demanda Vito Viti avec un air de triomphe, qu’aucun de ces vauriens de républicains osât entrer de cette manière à Porto-Ferrajo, et surtout sachant à qui il aurait affaire, aussi bien que le sait ce sir Smit ? Souvenez-vous qu’il est venu à terre parmi nous, et il n’est pas probable qu’il voulût mettre sa tête dans la gueule du lion.

— Vous avez grandement changé d’opinion, voisin Viti, répondit le vice-gouverneur d’un ton un peu sec ; car le sir Cicéron de Raoul Yvard, et quelques autres points de l’histoire et de la politique de l’Angleterre, lui avaient laissé des soupçons qui n’étaient pas encore dissipés. — Il convient à des magistrats d’être prudents et réservés.

— S’il y a dans l’île d’Elbe un homme plus prudent et plus circonspect que le pauvre podestat de Porto-Ferrajo, signor vice-gouverneur, qu’il se montre et qu’il le prouve. Je ne me regarde pas comme l’homme le plus oisif et le plus ignorant des domaines du grand-duc. Il peut s’en trouver de plus savants, parmi lesquels je compte Votre Excellence, mais il n’a pas un sujet plus loyal, ni un ami plus zélé de la vérité.

— Je le crois, voisin Viti, répondit Barrofaldi en souriant d’un air de bonté, et j’ai toujours fait grand cas de vos avis et de vos services. Je voudrais pourtant savoir quelque chose de ce sir Cicéron dont le capitaine Smit nous a parlé ; car, pour vous dire la vérité, j’ai oublié ma sieste pour chercher dans mes livres quelque mention de cet auteur.

— Et n’y avez-vous pas trouvé la confirmation de tout ce qu’il vous en a dit ?

— Bien loin de là, je n’y ai pas même trouvé son nom. Il est vrai que plusieurs orateurs distingués de cette nation sont appelés des Cicérons anglais ; mais c’est une manière d’en faire l’éloge, et tous les autres peuples en font autant.

— Je n’en sais trop rien, Signor, je n’en sais trop rien. Cela peut être vrai de notre Italie ! mais croyez-vous qu’il en soit de même de nations aussi éloignées, et naguère encore aussi barbares que l’Angleterre, l’Allemagne et la France ?

— Voisin Viti, répliqua le gouverneur, souriant encore, mais joignant à son air de bonté quelque pitié pour l’ignorance et les préjugés de son compagnon, vous oubliez que nous avons pris nous-mêmes la peine de civiliser ces peuples, il y a mille ans, et ils n’ont pas marché à reculons depuis ce temps. — Mais il ne peut y avoir aucun doute que le Ving-y-Ving n’ait dessein d’entrer une seconde fois dans notre baie ; et je vois le signor Smit nous regarder avec sa longue-vue, comme s’il voulait avoir une autre entrevue avec nous.

— il me semble, vice-gouverneur, que ce serait commettre un péché presque aussi grand qu’une hérésie que de nourrir des soupçons contre des gens qui nous montrent une confiance si entière. Nul bâtiment républicain n’oserait jeter l’ancre deux fois dans la baie de Porto-Ferrajo. Une première fois, cela pourrait être, mais une seconde ! — Jamais, jamais !

— Vous pouvez avoir raison, Vito Viti, et bien certainement je le désire. — Voulez-vous bien descendre sur le port, et veiller à ce qu’on accomplisse toutes les formalités d’usage. — Recueillez toutes les informations utiles qu’il vous sera possible.

La foule était déjà en mouvement pour descendre de la hauteur, et aller voir le lougre entrer dans le havre. Le podestat s’y joignit dès que le vice-gouverneur eut fini de parler, et il fit grande hâte afin d’arriver à temps pour recevoir sir Smit dès qu’il débarquerait. Andréa Barrofaldi jugea plus convenable de rester où il était, et d’y attendre la visite de l’officier anglais prétendu. Ghita fut du petit nombre de ceux qui restèrent sur les hauteurs. Son cœur battait de crainte en songeant aux dangers auxquels son amant s’exposait pour elle, et sa tendresse pour lui croissait encore par suite de la conviction qu’elle éprouvait que, si elle n’avait pas été à Porto-Ferrajo, Raoul Yvard n’aurait jamais couru un pareil risque.

Ghita delle Torri, ou Ghita des Tours, comme l’appelaient ordinairement ceux qui la connaissaient, à cause d’une circonstance de son histoire dont le public sera informé ci-après, ou enfin Ghita Caraccioli, ce qui était son véritable nom, était restée orpheline dès son enfance. Elle avait pris dans cette position même une force de caractère et une confiance en elle-même qui, sans cela, auraient pu manquer à une si jeune fille dont le caractère naturel était plein de douceur. Une tante lui avait donné les leçons du decorum qui convient femme, et un oncle qui avait quitté le monde par suite de sentiments religieux profondément prononcés, l’avait armée des principes de religion les plus solides, et l’avait rendue strictement consciencieuse. Son amour pour la vérité la rendait mécontente du stratagème que Raoul Yvard employait en ce moment, tandis que la faiblesse de son sexe la portait à excuser la faute en faveur du motif qui la lui faisait commettre. Elle frémissait souvent en songeant aux ruses mensongères auxquelles Raoul avait recours si souvent, et qui pouvaient se terminer par des actes de violence et par l’effusion du sang humain ; et elle tremblait ensuite d’une plus douce émotion en se rappelant que c’était pour elle qu’il courait tous ces risques. Sa raison l’avait avertie depuis longtemps que Raoul Yvard et Ghita Caraccioli devaient être étrangers l’un pour l’autre ; mais son cœur lui parlait tout différemment. L’occasion présente était bien faite pour maintenir dans toute leur vivacité des sentiments qui se combattaient ainsi ; et, comme nous l’avons déjà dit, quand la plupart des spectateurs descendirent vers le port pour être présents à l’arrivée du Feu-Follet, elle resta sur la hauteur, concentrée dans ses pensées, et les yeux souvent baignés de larmes.

Mais Raoul n’avait nulle envie de placer son Feu-Follet dans un endroit où la main de l’homme pouvait si facilement l’éteindre. Au lieu d’aller, comme on s’y attendait, chercher derrière les bâtiments du port un abri contre tout croiseur républicain qui pourrait survenir, il fila jusqu’au delà de l’extrémité du quai, et jeta l’ancre à quelques brasses de l’endroit d’où il était parti le matin, laissant tout simplement tomber son ancre à jet et restant à pic. Il descendit ensuite dans un canot, et aborda au lieu ordinaire du débarquement.

— Eh, signor capitano, s’écria Vito Viti avec un ton de cordialité, dès que son nouveau protégé eut appuyé un pied sur le rivage, nous vous attendions ici pour avoir le plaisir de vous recevoir en quelque sorte dans notre sein, ici sur notre port. Comme vous avez fait joliment courir ce sans-culotte ce matin ! Ah ! les Inglesi sont la grande nation de l’Océan, malgré Colombo ! Le vice-gouverneur m’a raconté tout ce qui concerne votre illustre femme-amiral, Élisabeth, et l’armada espagnole. Eh bien, il y avait alors un Nelsoni, et à présent il y a un sir Smit.

Raoul reçut de la meilleure grâce possible les compliments faits à l’Angleterre et à lui-même, serra la main du podestat avec un air de condescendance, et joua le rôle de grand homme comme s’il eût été habitué dès l’enfance à respirer un pareil encens. Comme cela convenait à son grade et à son caractère, il dit qu’il se proposait d’aller rendre ses devoirs sur-le-champ à l’autorité supérieure de l’île.

— Mon maître le roi George, dit-il en marchant avec Vito Viti vers la résidence du vice-gouverneur, insiste particulièrement sur ce point avec nous tous quand il nous donne personnellement nos instructions. Smit, me dit-il la dernière fois que je pris congé de lui, n’entrez jamais dans aucun port de mes alliés, sans aller de suite rendre vos devoirs au commandant de la place. Vous ne perdrez jamais rien à être libéral de politesses, et l’Angleterre est un pays trop policé pour se laisser surpasser à cet égard, même par les Italiens, qui sont les pères de la civilisation moderne.

— Vous êtes heureux d’avoir un tel souverain ; et encore plus d’avoir la permission d’approcher ainsi de sa personne sacrée.

— Oh ! quant à cela, les marins sont l’objet de sa faveur spéciale ; nous autres capitaines particulièrement, il nous considère comme ses enfants. Ne venez jamais à Londres, mon cher Smit, me dit-il encore, sans entrer dans mon palais ; vous y trouverez toujours un père. — Vous savez sans doute qu’il a un de ses fils dans la marine ? Il n’y a pas longtemps que ce fils n’était encore que capitaine comme moi.

San Stefano ! le fils d’un si grand roi ! — Je vous avouerai que j’ignorais tout cela, Signor.

— Il existe en Angleterre une loi qui ordonne que le roi place au moins un de ses fils dans la marine. — Oui, ajouta Sa Majesté, soyez toujours prompt à rendre visite aux autorités supérieures, et rappelez-moi à elles avec bienveillance et affection, et même aux magistrats subordonnés qui vivent dans leur intimité.

Raoul jouait un rôle en parlant ainsi, et il aimait à en jouer de semblables, mais il était trop enclin à les charger. Comme tous les génies extrêmement audacieux et décidés, il avait toujours un pied avancé sur cet étroit espace qui sépare le sublime du ridicule, et par conséquent il s’exposait souvent au risque d’être découvert. Mais il n’en courait guère avec Vito Viti, que son ignorance et son amour pour le merveilleux disposaient à la crédulité, et qui était tout glorieux de converser avec un homme qui avait eu lui-même l’honneur de converser avec un roi. Chemin faisant, il laissa échapper en haletant quelques-unes des idées qui l’occupaient.

— N’est-ce pas un bonheur de servir un tel prince, et même de mourir pour lui ? s’écria-t-il.

— Je n’ai pas encore eu ce second bonheur, répondit Raoul de l’air le plus innocent, mais cela peut m’arriver d’un jour à l’autre. — Ne pensez-vous pas, signor podestat, que celui qui meurt pour son souverain mériterait la canonisation ?

— Cela remplirait trop le calendrier pendant cette guerre, Signor ; mais je serais volontiers de votre avis pour les généraux, les amiraux et autres grands personnages. Si un général ou un amiral qui meurt pour son souverain mérite d’être canonisé, cela laissé ces misérables républicains français sans espoir et sans honneur.

— C’est de la canaille depuis le premier jusqu’au dernier, Signor ; et ils n’ont rien de bon à espérer. S’ils désirent être canonisés, qu’ils rappellent les Bourbons, et qu’ils prennent ainsi un moyen légitime pour obtenir ce bonheur. — La chasse de ce matin a du moins dû amuser la ville, signor Vito Viti ?

Le podestat profita de cette question pour conter l’histoire de ses sensations, de ses émotions et de ses transports. Il s’étendit en termes pompeux sur le service que le lougre avait rendu à la ville en en éloignant ces vauriens de républicains, et dit qu’il regardait la manœuvre de passer devant le port, au lieu d’y entrer, comme une des plus remarquables dont il eût entendu parler, ou qu’il eût jamais lues dans les livres.

— J’ai défié le vice-gouverneur, continua-t-il, de me citer un exemple de plus belle inspiration dans toute l’histoire à commencer par son Tacite, et à finir par votre nouvel ouvrage anglais sur Rome. Je doute que Pline l’ancien, Marc-Antoine et même César aient jamais fait une plus belle manœuvre ; et je ne suis pas un homme habitué à faire des compliments extravagants, Signor. Si c’eût été une escadre de vaisseaux à trois ponts, au lieu d’un petit lougre, le bruit de cet exploit aurait retenti dans toute l’Europe.

— Si c’eût été seulement une frégate, mon excellent ami, cette manœuvre n’aurait pas été nécessaire. Peste ! ce n’est pas un seul bâtiment républicain qui pourrait obliger une bonne frégate à longer les rochers, et à s’enfuir comme un voleur pendant la nuit.

— Ah ! voici le vice-gouverneur qui se promène sur sa terrasse, et qui meurt d’impatience de vous voir, signor sir Smit. Nous réserverons ce sujet d’entretien pour une autre occasion, en vidant une bouteille de bon vin de Florence.

Andréa Barrofaldi accueillit Raoul beaucoup plus froidement que ne l’avait fait le podestat, quoique avec politesse, et sans laisser paraître aucun symptôme de méfiance.

— Je viens, signor vice-gouverneur, dit le capitaine du lougre corsaire, en conséquence des ordres précis du roi mon maître, vous rendre de nouveau mes devoirs, et vous annoncer ma seconde arrivée dans votre baie, quoique la croisière que j’ai faite depuis mon départ n’ait pas été aussi longue qu’un voyage aux Indes orientales.

— Quelque courte qu’ait été votre absence, Signor, nous aurions eu tout lieu de regretter votre départ, s’il ne nous eût donné des preuves admirables de vos ressources et de vos connaissances eu marine. Pour vous dire la vérité, j’ai craint, en vous voyant partir, de ne plus avoir la satisfaction de vous voir. Mais, comme votre sir Cicéron anglais, vous pouvez, la seconde fois, nous être encore plus agréable que la première.

Raoul sourit, et ne put même s’empêcher de rougir un peu, après quoi il parut réfléchir profondément sur quelque objet important. Enfin il prit l’air de franchise d’un marin, et fit connaître ainsi qu’il suit l’objet qui l’occupait :

— Signor vice-gouverneur, je vous demanderai, avec la permission du signor Vito Viti, quelques instants d’audience privée. — Le podestat se retira à l’autre extrémité de la chambre, et Raoul continua :

— Je m’aperçois, Signor, que vous n’avez pas oublié ma petite fanfaronnade concernant le Cicéron anglais. Mais que voulez-vous ! nous autres marins, nous sommes envoyés sur mer encore enfants, et avant que nous ayons fait connaissance avec les livres. Mon excellent père, milord Smit, me plaça à bord d’une frégate que je n’avais encore que douze ans, âge auquel, comme vous en conviendrez vous-même, on ne connaît guère les Cicéron, les Dante et les Corneille. Quand donc je me suis trouvé en face d’un homme qui s’est fait par son érudition une renommée qui s’étend bien au delà de l’île qu’il gouverne si admirablement, une sotte ambition m’a conduit à une folie qu’il trouve difficile de pardonner. Si pourtant j’ai parlé de grands noms que je ne connaissais pas, ce peut être une faiblesse à laquelle un jeune homme peut céder, mais qui n’est sûrement pas un crime inexcusable.

— Vous avouez donc, Signor, qu’il n’a pas existé en Angleterre un sir Cicéron ?

— La vérité me force à dire, que je n’en ai jamais entendu parler ; mais il eût été dur pour un jeune homme qui sent vivement ce qui a manqué à son éducation, d’en faire l’aveu devant un savant qu’il voit pour la première fois. Cela devient différent quand sa modestie naturelle se trouve encouragée par une bonté comme la vôtre ; et un jour de connaissance avec le signor Barrofaldi en vaut une année avec tout autre.

— S’il en est ainsi, signor Smit, je puis facilement comprendre et excuser ce qui s’est passé entre nous, répondit le vice-gouverneur d’un air aussi satisfait de lui-même que pouvait l’être le podestat. Il doit être pénible pour une âme sensible de reconnaître combien il lui manque de connaissances, faute d’avoir eu les occasions de les acquérir ; et, moi du moins, je puis dire à présent combien il est délicieux de trouver un homme assez ingénu pour en convenir. Mais si l’Angleterre n’a jamais eu un Cicéron de nom, elle en a sans doute produit plusieurs quant au talent, laissant de côté pour le moment l’auréole de gloire dont le temps couronne une réputation. Si vos devoirs, Signor, vous appellent souvent dans ces environs cet été, le plaisir que j’ai à vous voir s’accroîtra encore si vous me permettez jusqu’à un certain point de diriger vos lectures vers des ouvrages qui, avec un esprit comme le vôtre, vous seront aussi utiles qu’agréables.

Raoul lui fit les remerciements qu’exigeait une telle offre, et à compter de ce moment la meilleure intelligence régna entre eux. Le capitaine corsaire, qui, de fait, avait reçu une meilleure éducation qu’il ne le prétendait, et qui était aussi bon acteur qu’il savait être en certaines occasions flatteur adroit, se promit d’être plus circonspect à l’avenir, et d’avoir plus de réserve en parlant de littérature, quelque liberté qu’il pût se permettre sur d’autres sujets. Et cependant ce marin, audacieux jusqu’à la témérité me trompait ni ne flattait jamais Ghita en rien. Auprès d’elle il avait toujours été toute sincérité, et l’influence qu’il avait obtenue sur le cœur pur de cette jeune fille était autant le résultat du sentiment véritable qu’il l’éprouvait pour elle, que de son extérieur noble et mâle et des moyens de plaire qu’il possédait. C’eût été un objet intéressant d’observation pour quiconque aurait été curieux d’étudier la nature humaine, de remarquer quel effet l’innocence et la simplicité du caractère de Ghita avaient produit sur ce jeune homme, en tout ce qui avait rapport à elle, au point qu’il ne voulait même pas feindre en sa présence des sentiments religieux qu’il n’avait certainement point, quoiqu’il sût que c’était le seul obstacle à l’union qu’il sollicitait depuis près d’un an, et qui était l’objet qu’il avait le plus à cœur. Il n’était pas le même dans ses rapports avec Andréa Barrofaldi et Vito Viti, et surtout avec les Anglais, qu’il détestait, et il était rarement plus heureux que lorsqu’il travaillait à les tromper, comme il le faisait en ce moment.

Le vice-gouverneur, ayant établi des relations si amicales avec le signor Smit, ne pouvait moins faire que de l’inviter à entrer au palais avec lui et le podestat. Comme il faisait encore trop clair pour qu’il pût chercher à avoir une entrevue avec Ghita, le jeune marin accepta cette invitation avec plaisir ; mais, avant d’y entrer, il profita de la situation élevée qu’il occupait pour examiner avec soin toute la côte de la mer. Ce court délai de la part de Raoul permit au podestat de dire quelques mots en particulier à son ami.

— J’espère, dit-il avec empressement que vous avez trouvé chez sir Smit tout ce que votre sagesse et votre prudence pouvaient désirer ? Quant à moi, je le regarde comme un jeune homme fort intéressant, et destiné à commander des flottes et à décider un jour, de la fortune des nations.

— Il est plus aimable et même plus instruit que je ne l’avais supposé, voisin Vito Viti. Il a abandonné son sir Cicéron avec une grâce qui fait regretter qu’il se soit trouvé dans cette nécessité ; et de même que vous, je ne doute pas qu’il ne devienne avec le temps un amiral illustre. Il est vrai que son père n’a pas pris les soins convenables de son éducation ; mais il n’est pas encore trop tard pour remédier à ce mal. Priez-le d’entrer, car il me tarde d’attirer son attention sur certains ouvrages qui peuvent lui être très-utiles dans sa profession.

Pendant ce temps, Raoul continuait à examiner la mer. Il y vit deux ou trois petits bâtiments côtiers, felouques, suivant la coutume, qui n’osait s’éloigner du rivage, craignant du côté du sud les corsaires barbaresque, et du côté du nord les Français. Ils auraient été de bonne prise ; mais, pour lui rendre justice, il n’était pas dans l’habitude d’attaquer des bâtiments de cette classe. Cependant il aperçut une felouque, arrivant du nord, qui doublait le promontoire en ce moment, et il résolut d’avoir quelque communication avec elle dès qu’il serait de retour au port, afin de s’assurer si elle avait rencontré la frégate. Il venait de prendre cette résolution, quand le podestat, s’acquittant de sa mission, arriva près de lui, et ils entrèrent ensemble dans la maison.

Il est inutile de rendre compte de la conversation qui suivit ; elle roula sur la littérature et sur des sujets étrangers à notre histoire, le digne vice-gouverneur voulant récompenser la franchise du jeune marin en lui donnant toutes les instructions que le temps et les circonstances permettaient. Raoul soutint parfaitement cette épreuve, attendant patiemment l’approche de la nuit, ne doutant pas qu’alors il ne trouvât Ghita sur la promenade. Comme il avait découvert qu’il ferait mieux de se méfier de lui-même que d’afficher des prétentions, la tâche de tromper le vice-gouverneur lui devint comparativement plus facile ; et en le laissant dire tout ce qu’il voulait, il réussit non-seulement à le faire croire à sa véracité, mais à passer dans son esprit pour un jeune homme ayant plus d’érudition qu’il ne l’avait d’abord supposé. Par ce moyen aussi simple que naturel, Raoul fit plus de progrès en deux heures dans les bonnes grâces d’Andréa Barrofaldi, qu’il n’aurait pu le faire en un an en faisant parade de ses connaissances réelles ou supposées.

Il y a peu de doute que le vice-gouverneur ne trouvât cette entrevue fort agréable, puisqu’il parut disposé à la prolonger ; et il n’est pas moins certain que Raoul Yvard la regarda comme un des devoirs les plus difficiles qu’il eût jamais été appelé à remplir. Quant à Vito Viti, il fut plongé comme dans une extase perpétuelle, et il ne chercha pas à la cacher, car il interrompait souvent la conversation par des expressions de plaisir, et il hasardait de temps en temps une remarque, comme pour faire ressortir son ignorance.

— J’ai eu bien des preuves que vous êtes savant, vice-gouverneur, s’écria-t-il à l’instant où Andréa finissait une dissertation d’une demi-heure sur l’histoire ancienne de toutes les nations du Nord, mais je ne vous avais jamais vu si savant qu’aujourd’hui. Oui, Signor, vous avez été illustre ce soir. — N’est-il pas vrai, signor Smit ? Aucun professeur de Pise, ni même de Padoue, n’aurait pu mieux traiter le sujet dont nous venons d’entendre parler.

— Signor podestat, dit Raoul, le sentiment qui a dominé dans mon esprit pendant l’admirable dissertation du signor Barrofaldi, a été un profond regret que ma profession m’ait empêché de puiser à toutes ces sources de profonde érudition. Mais il est permis d’admirer même ce qu’on ne saurait imiter.

— Sans contredit, signor Smit, répondit Andréa avec un sourire de bienveillance ; mais, avec des dispositions comme les vôtres, il n’est pas très-difficile d’imiter ce qu’on admire. Je vous ferai une liste d’ouvrages que je vous engage à lire, et en touchant à Livourne ou à Naples, vous trouverez à les acheter à un prix raisonnable. Vous pouvez être sûr de la trouver demain matin sur votre table en déjeunant, car je ne me coucherai pas qu’elle ne soit finie.

Raoul se plut à regarder cette promesse comme une manière de lui faire sentir qu’il était temps qu’il se retirât ; et, se levant sur-le-champ. il prit congé du vice-gouverneur avec beaucoup d’assurances de gratitude et de satisfaction. Mais dès qu’il fut sorti du palais, il respira longuement, en homme qui échappe à une persécution dont l’ennui n’a été allégé que par le ridicule ; et il lâcha quelques malédictions contre toutes les nations du Nord, dont l’histoire ancienne était beaucoup plus longue et plus compliquée qu’il ne l’aurait jugé nécessaire. En se livrant à ces réflexions, il arriva à la promenade sur les hauteurs, et vit qu’il n’y restait déjà presque personne. Enfin, il crut voir une femme à quelque distance en avant de lui, dans une partie de la promenade qui n’était jamais très-fréquentée : et se dirigeant de ce côté, il reconnut bientôt celle qu’il cherchait, et qui l’y attendait évidemment.

— Raoul, dit Ghita d’un ton de reproche, à quoi aboutiront les risques que vous courez si souvent ? Après être sorti avec tant d’adresse et de bonheur du havre de Porto-Ferrajo, comment avez-vous été assez imprudent pour y revenir ?

— Vous en savez la cause, Ghita ; pourquoi donc me faire cette question ? San Nettuno ! n’ai-je pas fait une jolie manœuvre ? Et ce brave gouverneur, comme je l’ai pris pour dupe ! Je pense quelquefois, Ghita, que je me suis trompé sur ma vocation, et que j’aurais dû me faire diplomate.

— Et pourquoi diplomate plutôt qu’autre chose, Raoul ? Vous êtes trop honnête pour tromper longtemps, quoi que vous puissiez faire dans une occasion comme celle-ci et dans un cas d’urgence.

— Pourquoi ? Mais n’importe. Cet Andréa Barrofaldi et ce Vito Viti sauront un jour pourquoi. Et maintenant, Ghita, parlons de nos affaires, car le Feu-Follet ne peut décorer toujours la baie de Porto-Ferrajo.

— Cela est vrai, et je ne suis venue ici que pour vous en dire autant moi-même. Mon oncle est arrivé, et il a dessein de partir pour les Torri à bord de la première felouque qu’il pourra trouver.

— Eh bien ! voilà qui me fait croire à la Providence plus que tous les sermons de tous les padri d’Italie. Voici un lougre qui vous tiendra lieu de felouque, et nous pouvons mettre à la voile cette nuit même. Ma chambre sera entièrement à vous ; et comme vous y serez sous la protection de votre oncle, je défie la plus mauvaise langue de trouver à y mordre.

Ghita, pour dire la vérité, s’attendait à cette offre ; mais, quelque agréable qu’elle lui fût, le sentiment qu’elle avait des convenances l’aurait engagée à la refuser. Une considération l’arrêta : ce pouvait être un moyen de faire sortir Raoul d’un port ennemi, et par là de le mettre hors de danger. Pour une jeune fille dont le cœur était si plein d’affection, c’était un point auprès duquel les apparences et le qu’en dira-t-on ne pouvaient avoir qu’une influence secondaire. Il ne faut pourtant pas que le lecteur se fasse une fausse idée des habitudes et de l’éducation de Ghita. Quoiqu’elle eût été élevée avec plus de soin que la plupart des jeunes filles de sa condition, elle avait des manières simples et conformes à sa situation aussi bien qu’aux usages de son pays. Elle n’avait pas été assujetties cette contrainte sévère qui règle la conduite des jeunes Italiennes, dans l’éducation desquelles il entre peut-être un peu trop de sévérité, comme il entre un peu trop de relâchement dans celle des jeunes Américaines ; mais on lui avait enseigné tout ce qu’exigeaient les convenances et la délicatesse, tant pour elle-même que par rapport aux autres, et elle sentait qu’il était presque contre les usages du monde, sinon contre la bienséance, qu’une jeune fille fît un voyage à bord d’un bâtiment corsaire, surtout quand celui qui le commandait était son amant avoué. Mais, après tout, la distance de Porto-Ferrajo aux Tours n’était que de cinquante milles, et quelques heures suffiraient pour la mettre en sûreté chez elle ; et ce qui lui paraissait encore plus important, c’était que Raoul se trouverait alors en sûreté comme elle. Elle avait fait d’avance toutes ces réflexions, et, par conséquent, elle était préparée à répondre à la proposition qui lui était faite.

— Si mon oncle et moi nous pouvons accepter cette offre obligeante, Raoul, quand vous conviendrait-il de partir ? Nous avons été absents plus longtemps que nous n’en avions le dessein, plus longtemps que nous ne l’aurions dû.

— Dans une heure, s’il vient du vent. Mais, vous le voyez, Ghita, le zéphyr a cessé de souffler, et tous les éventails d’Italie semblent endormis. Vous pouvez compter que nous mettrons à la voile aussitôt que nous le pourrons, et au besoin nous aurons recours aux avirons.

— Je verrai donc mon oncle, et je lui dirai qu’il y a un bâtiment prêt à partir, et que nous ferons bien d’en profiter. — N’est-il pas singulier, Raoul, qu’il ignore complètement que vous êtes dans cette baie ? De jour en jour il fait moins d’attention à tout ce qui l’entoure, et je crois que la moitié du temps il ne se souvient pas que vous commandez un bâtiment ennemi.

— Qu’il compte sur moi ! il n’aura jamais lieu de le savoir.

— Nous en sommes bien sûrs, Raoul. La manière généreuse dont vous êtes intervenu pour nous sauver du corsaire algérien, qui fut le commencement de notre connaissance, et pour laquelle nous devrons toujours vous bénir, a établi une paix éternelle entre vous et nous. Si vous n’étiez arrivé si à propos à notre secours l’été dernier, nous serions à présent, mon oncle et moi, esclaves chez ces barbares.

— C’est une autre chose qui me porte à croire à une Providence, Ghita ; car, quand je vous ai tirés, vous et votre bon parent, des mains des Algériens, je ne savais pas à qui je rendais ce service, et vous voyez ce qui en est résulté. En vous servant, c’est moi-même que j’ai servi.

— Que ne pouvez-vous apprendre à servir ce Dieu qui dispose de nous tous suivant sa sainte volonté ! s’écria Ghita, des larmes brillant dans ses yeux, tandis qu’un effort presque convulsif cherchait à réprimer l’émotion profonde avec laquelle elle prononça ces mots. Mais nous vous remercierons toujours, Raoul, d’avoir été pour nous l’instrument de sa merci dans l’affaire de l’Algérie. Il me sera facile d’engager mon oncle à s’embarquer ; mais comme il connaît votre véritable profession quand il lui plaît de s’en souvenir, je ne crois pas qu’il soit à propos de lui dire avec qui nous partons. Il faut que nous convenions d’un endroit et d’une heure pour nous revoir ; j’aurai soin qu’il s’y trouve et qu’il soit prêt à partir.

Raoul et Ghita discutèrent ensuite tous les petits détails relatifs au départ. Un rendez-vous hors de la ville, à peu de distance du cabaret de Benedetta, fut choisi comme étant un endroit où ils seraient moins exposés aux regards du public. Cet arrangement fut bientôt décidé, et Ghita pensa qu’il était temps qu’ils se séparassent. Raoul y consentit de meilleure grâce qu’il ne l’aurait probablement fait s’il n’eût préalablement reçu l’assurance qu’il la reverrait dans une heure, afin que tout fût prêt pour pouvoir partir au premier souffle du vent.

Lorsqu’il fut resté seul, Raoul se rappela qu’Ithuel et Filippo étaient sans doute à terre, comme de coutume ; car le premier n’avait consenti à servir sous lui qu’à condition qu’il lui serait toujours permis d’aller à terre toutes les fois qu’ils seraient à l’ancre, privilège dont il abusait constamment pour faire un commerce de contrebande. Il avait tant de dextérité à cet égard, que Raoul, qui dédaignait de faire un tel trafic pour son propre compte, mais qui était obligé de fermer les yeux sur les contraventions des autres aux lois sur les douanes, craignait moins qu’il ne compromît son bâtiment que n’aurait pu le faire un autre qui aurait été moins adroit. Il était pourtant nécessaire de faire retourner ces deux hommes à bord, ou de les abandonner ; et se rappelant heureusement le nom du cabaret dans lequel il avait appris qu’ils étaient entrés le soir précédent, il s’y rendit sur-le-champ, et y trouva Ithuel et son interprète buvant un flacon du meilleur vin de Benedetta ; Tommaso y était aussi avec quelques-uns de ses compagnons ; et comme il n’y avait rien d’extraordinaire à voir le commandant d’un bâtiment anglais dans un cabaret, Raoul, pour prévenir tous les soupçons, s’assit près d’Ithuel et prit un verre de vin. À la conversation qui avait lieu entre Tommaso et ses amis, il comprit bientôt que, s’il avait réussi à jeter de la poudre aux yeux du vice-gouverneur et du podestat, ces vieux marins expérimentés conservaient encore leur méfiance. Il était si extraordinaire qu’une frégate française se montrât le long de cette côte, tandis qu’on y voyait souvent des frégates anglaises, que ces marins, qui avaient de l’expérience en pareille matière, ajoutant cette circonstance à toutes celles qui leur avaient déjà rendu le lougre suspect, étaient disposés à prendre les deux bâtiments pour ce qu’ils étaient véritablement. Raoul fut plus indifférent à leur opinion qu’il ne l’aurait été sans les arrangements qu’il venait de prendre avec Ghita. Il but donc son vin avec un air d’insouciance, et finit par se retirer en emmenant avec lui Ithuel et le Génois.


CHAPITRE VIII.


« Dans notre baie, par une nuit orageuse, nos insulaires virent des barques s’avancer vers le rivage, et l’on y remarquait çà et là une lumière vacillante qui brillait sur les rames et sur les rameurs. Quand on les héla, les rames s’arrêtèrent, et tout fut ténèbres. — Ah ! on se cache ! — Rentrons chez nous. Ce sont des requins.
Dama.



Il faisait nuit quand Raoul sortit de la maison du gouverneur, laissant Vito Viti avec Andréa Barrofaldi dans la bibliothèque de celui-ci. Dès que le jeune marin eut le dos tourné, le vice-gouverneur, qui était en train de faire parade de ses connaissances, reprit une conversation qui avait vivement flatté son amour-propre.

— Il est aisé de voir, voisin Viti, que ce jeune Inglese est de noble naissance, quoiqu’il n’ait pas reçu une éducation très-libérale. Son père, milord Smit, a sans doute une famille nombreuse, et les usages d’Enghilterra sont différents des nôtres en ce qui concerne les droits que donne la naissance. Là, le fils aîné hérite seul des biens et des honneurs du père, et les cadets sont placés dans la marine ou dans l’armée, pour qu’ils puissent y acquérir de nouvelles distinctions. Nelson était fils d’un prêtre, à ce que j’ai entendu dire.

Cospetto ! d’uno padre ! s’écria le podestat. C’est une honte d’en convenir. Il faut qu’un prêtre soit possédé du démon pour avouer qu’il a un fils, quoiqu’il puisse certainement en avoir un.

— Il n’en est pas des luthériens comme de nous autres catholiques, Vito. Il est bon que vous vous rappeliez que les prêtres anglais peuvent se marier, quoique les nôtres ne le puissent pas.

— Je n’aimerais pas à me confesser à un pareil prêtre : il ne manquerait pas de tout dire à sa femme, et les saints savent seuls jusqu’où peut aller ce qui est une fois confié à une femme. — Pas un honnête homme, pas même une honnête femme ne pourrait rester à Porto-Ferrajo ; il y ferait trop chaud.

— Mais faites donc attention que les luthériens ne se confessent jamais.

San Stefano ! Comment donc espèrent-ils entrer dans le ciel ?

— Je ne sais pas s’ils l’espèrent, mais, dans tous les cas, nous savons que ce serait un vain espoir. — Pour en revenir à sir Smit, on aperçoit dans son air et ses manières la finesse de la race anglo-saxonne, qui est un peuple tout à fait distinct des anciens Gaulois, tant par son histoire que par son caractère. Pietro Giannone, dans son voyage intitulé Storia civile del regno di Napoli, parle des Normands, qui étaient une branche de ces aventuriers avec beaucoup d’intérêt et en grand détail ; et je crois retrouver dans ce jeune homme quelques-unes des particularités qui sont si admirablement dépeintes dans son ouvrage fort bien écrit, mais avec trop de liberté. — Eh bien, Pietro, ce n’est pas de toi que je parlais ; c’était d’un auteur qui portait le même nom ; de la famille Giannona, un historien de Naples, plein de mérite et d’érudition. — Et toi, que me veux-tu ?

Ces dernières phrases s’adressaient un domestique, qui entrait en ce moment tenant à la main un morceau de papier qu’il remit à son maître en disant :

— Il y a dans l’antichambre, signor Andréa, un cavalier qui demande l’honneur d’une audience, et dont Votre Excellence verra le nom sur ce papier.

Le vice-gouverneur prit le papier, et lut tout haut : — Edward Griffin, tenente della marina inglesa.

— Ah ! c’est un officier qui nous apporte quelques nouvelles du Ving-y-Ving, ami Vito. Je suis charmé que vous soyez encore ici pour entendre ce qu’il a à nous dire. — Faites entrer le tenente, Pietro.

Un seul coup d’œil aurait suffi à un homme qui aurait connu les Anglais mieux qu’Andréa Barrofaldi, pour être convaincu que celui qui se présentait était réellement né en Angleterre. C’était un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans, ayant le visage rond, les joues vermeilles et un air de bonne humeur, portant le petit uniforme du service auquel il disait appartenir, et dont l’air et les manières annonçaient la profession aussi bien que le pays. Il s’exprimait en fort bon italien, car cette langue lui était familière, et c’était pour cette raison qu’il avait été choisi pour la mission qu’il remplissait. Après avoir salué le vice-gouverneur, il lui dit en lui présentant une feuille de parchemin :

— Si vous savez l’anglais, Signor, vous allez voir que je suis réellement ce que je me dis être.

— Sans contredit, signor tenente : vous appartenez au Ving-y-Ving, et vous servez sous les ordres de sir Smit.

Le jeune homme parut surpris, et même disposé à rire, mais un sentiment de décorum le mit en état de résister à ce désir.

— J’appartiens au bâtiment de Sa Majesté britannique la Proserpine, Signor, et je ne sais ce que vous voulez dire par le Ving-y-Ving, répondit-il d’un ton un peu sec. Le capitaine Cuff, commandant cette frégate que vous avez vue ce matin à la hauteur de votre havre, m’a envoyé à bord de la felouque qui vient d’y entrer ce soir, pour vous apporter des nouvelles du lougre auquel nous avons donné la chasse vers le sud, ce matin à neuf heures, et que je revois en ce moment tranquille et mouillé dans votre baie. La Proserpine était à l’ancre derrière Capraya quand je l’ai quittée, mais elle sera ici pour me reprendre et savoir les nouvelles avant le point du jour, pour peu qu’il y ait de vent.

Andréa Barrofaldi et Vito Viti se regardèrent en ouvrant de grands yeux, comme si un messager sorti des régions inférieures fût arrivé pour les enlever et leur faire subir la peine de leurs méfaits. Le lieutenant parlait parfaitement l’italien pour un étranger, et ses manières annonçaient tant de droiture et de franchise, qu’elles portaient toutes les apparences de la vérité.

— Et vous ne savez ce que je veux dire par le Ving-y-Ving ? dit le vice-gouverneur avec un ton d’emphase.

— Je vous le dis franchement, Signor, je ne le sais pas. Ving-y-Ving n’est pas anglais, et je ne sache pas que ce soit de l’italien.

Cette assertion fit perdre beaucoup de terrain à M. Griffin, car elle impliquait un doute des connaissances d’Andréa dans les langues étrangères.

— Vous dites, si je vous comprends bien, signor tenente, que ving y ving n’est pas anglais ?

— Je le dis, Signor ; du moins c’est de l’anglais que je n’ai jamais entendu ni sur terre ni sur mer ; car nous autres marins nous avons une langue à nous.

— Me permettrez-vous de vous demander ce que signifie ala e ala, mot pour mot ?

Le lieutenant réfléchit un instant, sourit malgré lui, et répondit en reprenant sur-le-champ un air de respect et de gravité :

— Je crois vous comprendre à présent, signor vice-gouverneur. Nous avons une phrase nautique pour désigner un bâtiment à voiles en pointes, ayant deux voiles qui se balancent, une de chaque côté ; mais nous l’appelons wing and wing[9].

— C’est cela même, Signor, — ving y ving, — et c’est le nom du lougre de votre roi, qui est en ce moment à l’ancre dans notre baie.

— Ah ! c’est ce que nous pensions, Signor. Le drôle vous a trompé comme il en a trompé une centaine d’autres avant vous, et comme il en trompera encore une centaine, à moins que nous ne le prenions cette nuit. Ce lougre est un célèbre corsaire français, et nous avons en ce moment six croiseurs qui le cherchent, nous compris. Il s’appelle le Feu-Follet, ce qui signifie en anglais, non wing and wing, mais will o’the wisp, ou Jack o’Lantern ; — ce que vous appelleriez en italien il Fuoco-Fatuo. Son commandant se nomme Raoul Yvard, et jamais corsaire plus déterminé n’est sorti des ports de France, quoiqu’on lui accorde quelques bonnes qualités et même de la noblesse d’âme.

À chaque mot que prononçait le lieutenant, une page d’histoire s’effaçait de la mémoire du vice-gouverneur. Il avait entendu parler du Feu-follet et de Raoul Yvard, et au milieu de l’amertume causée par une guerre acharnée, on avait peint ce dernier sous toutes les couleurs qui caractérisent un pirate. La pensée qu’il avait été la dupe d’un corsaire, qu’il l’avait accueilli avec hospitalité, et qu’il n’y avait pas encore une heure qu’il causait amicalement avec lui, avait quelque chose de trop humiliant pour sa philosophie pour qu’elle pût se rendre à la première sommation. Il était donc naturel qu’avant d’ajouter une foi entière à ce qu’il venait d’entendre, il fit les objections qui se présentèrent à son esprit.

— Tout cela doit être une méprise, dit-il ; il y a des lougres anglais aussi bien que des lougres français, et celui qui est en ce moment dans cette baie est du nombre des premiers. Son commandant est un noble anglais, fils de milordo Smit ; et quoique son éducation ait été un peu négligée, tout ce qu’il dit et tout ce qu’il fait prouve sa noble origine et son caractère national. Le Ving-y-Ving est commandé par sir Smit, jeune officier plein de mérite, comme vous devez l’avoir vu vous-même ce matin, Signor, par ses évolutions. — Vous avez sûrement entendu parler du capitaine Smit, fils de milordo Smit ?

— Nous ne nions pas qu’il ne se soit échappé ce matin d’une manière fort adroite, vice-gouverneur. Le drôle est marin jusqu’au bout des ongles, brave comme un lion, mais impudent comme le chien d’un mendiant. Il n’y a aucun sir Smit, aucun sir que ce soit ; qui commande un de nos lougres. Nous n’avons pas un seul croiseur de cette espèce dans la Méditerranée, et les deux ou trois lougres que nous avons ailleurs sont commandés par de vieux loups de mer qui ont été élevés à bord de pareils bâtiments. Quant aux sirs, ils sont assez rares dans la marine, quoique le combat du Nil en ait fait quelques-uns. Vous ne trouveriez pas aisément le fils d’un lord sur un petit bâtiment de cette espèce, car les jeunes gens de cette classe passent rapidement du gaillard d’arrière d’une frégate au commandement d’une corvette, et après un an de service, ou environ, retournent à bord d’une frégate comme capitaines.

Une partie de ce discours fut de l’hébreu pour Barrofaldi ; mais Griffin, étant exclusivement marin, croyait que chacun devait prendre le même intérêt que lui à tout ce qui concernait la marine et l’avancement dans cette profession. Mais quoique le digne Andréa ne comprît guère que la moitié de ce que le jeune officier venait de lui dire, cette moitié suffisait pour le mettre fort mal à l’aise. D’une autre part, le ton de franchise du lieutenant portait la conviction avec soi, et il sentit renaître ses anciens soupçons contre le lougre.

— Qu’en dites-vous, signor Vito Viti ? dit-il ; vous avez été présent à toutes mes entrevues avec sir Smit.

— Je dis, vice-gouverneur, que nous avons été trompés par la langue la plus mielleuse qui se soit jamais trouvée dans la bouche d’un homme, s’il est vrai que nous ayons été trompés. Hier soir, j’aurais pu croire tout cela ; mais après le retour du lougre, j’aurais juré que nous avions dans notre baie un ami, et un excellent ami.

— Vous avez communiqué par signaux avec ce lougre, signor tenente, reprit le vice-gouverneur, et c’est un signe de bonne intelligence et d’amitié.

— En voyant le pavillon anglais flotter sur le lougre, nous lui avons montré notre pavillon ; car nous ne supposions pas qu’un bâtiment français osât venir jeter l’ancre tranquillement dans un port appartenant à la Toscane ; mais nous ne pûmes rien comprendre aux réponses qu’il nous fit, et nous nous rappelâmes ensuite que Raoul Yvard avait joué de pareils tours tout le long de la côte d’Italie. Une fois sur sa piste, il n’était pas facile de nous la faire perdre. Cependant vous avez vu la chasse, et vous en connaissez le résultat.

— Il doit y avoir quelque erreur dans tout cela. — Ne feriez-vous pas bien, Signor, de vous rendre à bord de ce lougre, d’en voir le commandant, et de vous assurer ainsi par vous-même si vos soupçons sont bien ou mal fondés ? Il ne faudrait que dix minutes pour éclaircir tous les doutes.

— Pardon, vice-gouverneur, mais si je me rendais à bord du Feu-Follet, je pourrais rester prisonnier jusqu’à la paix, et je voudrais avancer encore de deux grades avant de courir volontairement un pareil risque. Quant à faire connaître à Yvard ma présence ici, cela ne servirait qu’à lui donner l’alarme, et l’oiseau pourrait s’échapper avant que nous eussions eu le temps de tendre nos filets. Mes ordres positifs sont de ne laisser connaître à personne, si ce n’est aux autorités supérieures, mon arrivée ici et les motifs qui m’y amènent. Tout ce que nous vous demandons, c’est de retenir ce lougre ici jusqu’à demain matin ; alors nous prendrons nos mesures pour en débarrasser les côtes de l’Italie.

— Nous avons des batteries, Signor, répondit le vice-gouverneur avec un peu de hauteur et de fierté, et nous saurions comment traiter un pareil bâtiment, si nous étions certains qu’il fût ennemi. Donnez-nous-en la preuve, et à l’instant même nous le coulerons à fond sur ses ancres.

— C’est précisément ce que nous vous prions de ne pas faire, Signor. D’après ce qui s’est passé ce matin, le capitaine Cuff a jugé probable que M. Yvard, pour des raisons que lui seul connaît peut-être, reviendrait ici dès que nous l’aurions perdu de vue ; ou que, se trouvant au sud de l’île, il entrerait à Porto-Longone ; et si je ne l’avais pas trouvé ici, je devais monter à cheval, courir de l’autre côté de l’île, et y prendre les arrangements convenables. Nous désirons employer tous les moyens possibles pour nous mettre en possession d’un bâtiment qui, sur une eau tranquille, est le plus fin voilier de toute la Méditerranée, et qui nous rendrait de grands services. Nous pensons que la Proserpine aurait l’avantage sur lui par une bonne brise ; mais, par un temps modéré, le Feu-Follet filera six nœuds contre nous cinq. Or, si vous faites feu sur ce bâtiment, ou il s’échappera, où il sera coulé à fond, car Raoul Yvard n’est pas homme à amener son pavillon par crainte des batteries d’une ville. Tout ce que je vous demande, c’est que vous me permettiez de faire des signaux cette nuit, — j’ai tout ce qu’il me faut pour cela, dès que je croirai la frégate assez près pour les voir, — et que vous apportiez tous les délais et obstacles possibles à son départ jusqu’à demain. Nous vous répondons du reste.

— Je ne crois pas qu’il y ait grand risque que le lougre mette à la voile cette nuit, signor tenente ; son commandant nous a à peu près annoncé l’intention de passer quelques jours avec nous, et c’est précisément cette confiance qui me porte à croire qu’il ne peut être le corsaire pour lequel vous le prenez. Pourquoi Raoul Yvard et le Feu-Follet seraient-ils entrés dans ce port ?

— Qui peut le savoir ? C’est l’habitude de cet homme, et sans doute il a ses raisons pour cela. On dit qu’il est entré jusque dans Gibraltar. Un fait certain, c’est qu’il a intercepté plusieurs bâtiments de nos convois ayant de bonnes cargaisons, qui s’y rendaient. Je vois qu’il y a dans votre havre un bâtiment autrichien qui prend un chargement de fer. Peut-être attend-il qu’il l’ait terminé ; et il trouve plus commode de rester à l’ancre ici, que de le guetter en courant des bordées au large.

— Vous autres marins, vous avez des manières qui ne sont connues que de vous, et tout ce que vous venez de dire est possible. Mais tout cela me semble une énigme. — Avez-vous d’autres preuves de ce que vous êtes, signor tenente, que la commission que vous venez de me faire voir ? Car sir Smit, — comme j’ai coutume d’appeler le commandant de ce lougre, — m’en a montré une qui a l’air aussi authentique que la vôtre, et il porte un uniforme qui paraît anglais. Comment puis-je juger entre vous deux ?

— Cette difficulté a été prévue, signor vice-gouverneur, et j’arrive nanti de toutes les preuves nécessaires. J’ai commencé par vous montrer ma commission, parce que l’absence de cette pièce pourrait rendre toutes les autres suspectes. Maintenant en voici une autre, émanée des autorités supérieures de Florence, qui nous recommande à la protection et aux bons offices des gouverneurs de tous les ports de la Toscane. Elle est écrite en italien et vous la comprendrez facilement. Voici encore plusieurs pièces qui m’ont été remises par le capitaine Cuff, et je crois que leur lecture ne vous laissera rien à désirer.

Andréa Barrofaldi examina tous ces documents avec le plus grand soin. Ils étaient de nature à écarter tous les doutes, et il était impossible de se méfier de l’officier qui les présentait. C’était un grand pas de fait pour convaincre sir Smit d’imposture ; le vice-gouverneur et le podestat dirent pourtant qu’il pouvait se faire que le capitaine Cuff se trompât sur l’identité du lougre.

— Cela est impossible, Signori, répondit le lieutenant ; nous connaissons tous les croiseurs anglais qui se trouvent dans ces mers, par nom et signalement, et même la plupart de vue. — Ce lougre n’en fait point partie ; et tout ce que j’y vois, mais surtout son allure, trahit son véritable nom. On nous a assuré qu’il se trouve dans son équipage un homme qui a déserté du nôtre, un certain Ithuel Bolt, qui…

Cospetto ! s’écria le podestat, ce sir Smit n’est donc qu’un imposteur, après tout. — C’est l’homme que nous avons vu hier chez Benedetta, vice-gouverneur ; — un Américain, n’est-il pas vrai, signor tenente ?

— Le drôle prétend l’être, du moins, répondit le jeune lieutenant en rougissant, car il lui répugnait d’avouer l’injustice qui avait été faite au déserteur. Mais la plupart des matelots anglais qu’on rencontre aujourd’hui se disent Américains, afin de se dispenser de servir Sa Majesté. Je crois plutôt qu’il est né dans le Cornouaille ou le Devonshire, car il a l’accent nasal et chantant de cette partie de notre île. Mais quand il serait Américain, nous aurions plus de droits à ses services que les Français, puisqu’il parle la même langue que nous, et qu’il est issu de la même souche d’ancêtres. Il est contre nature qu’un Américain serve une autre puissance que l’Angleterre !

— Je ne savais pas cela, vice-gouverneur, dit Vito Viti ; je croyais que les Américains étaient un peuple généralement très-inférieur à nous autres Européens, et qu’ils ne pouvaient prétendre à être nos égaux sous aucun rapport.

— Vous ne vous trompez pas, Signor, s’écria le lieutenant anglais avec vivacité. Ils sont tout ce que vous les croyez être, et il ne faut qu’un coup d’œil pour le voir. — Nous les appelons, dans notre service, des Anglais dégénérés.

— Et pourtant vous les y recevez volontiers, dit Andréa d’un ton sec ; et j’ai appris de cet Ithuello que vous les forciez même fréquemment à y entrer contre leur gré.

— Que pouvons-nous y faire, Signor ? Le roi a droit au service de tous ses sujets, et il en a besoin ; et la presse se fait tellement à la hâte qu’on peut quelquefois commettre une méprise. Ensuite ces Yankees ressemblent tellement aux Anglais, que je défierais le diable de les en distinguer.

Le vice-gouverneur pensa qu’il y avait dans tout cela quelque chose de contradictoire, et il le dit ensuite à son ami le podestat. Mais cette discussion en resta là pour le moment, probablement parce qu’il sentait que le lieutenant Griffin ne faisait que se servir de ce qu’on pourrait appeler un argument national, le gouvernement anglais protestant constamment qu’il était impossible de distinguer un peuple de l’autre dans la pratique de la presse, quoique rien ne l’offensât davantage que d’entendre dire qu’il y eût entre eux la moindre analogie au moral ou au physique.

Le résultat de cette discussion fut néanmoins que les deux fonctionnaires adoptèrent, quoique fort à contre-cœur, l’opinion du lieutenant anglais, et convinrent que le lougre ne pouvait être que le corsaire redouté, connu sous le nom du Feu-Follet. Une fois convaincus de ce fait, la honte, la mortification et l’esprit de vengeance s’unirent à leur devoir pour les disposer à aider de tout leur pouvoir l’exécution des projets du capitaine Cuff. Il fut peut-être heureux pour Raoul et ses compagnons que le capitaine-anglais eût un désir si prononcé de prendre le lougre « en vie, » comme dit le lieutenant Griffin ; car, en changeant de place deux ou trois pièces d’artillerie, et en les transportant derrière quelques remparts naturels parmi les rochers, rien n’eût été plus facile que de le couler à fond où il était. Il est vrai que la nuit était obscure, pas assez cependant pour rendre un bâtiment tout à fait invisible à la distance où se trouvait le Feu-Follet, et la première volée aurait certainement suffi.

— Dès que toutes les parties furent d’accord sur le véritable caractère du petit bâtiment à l’ancre dans la baie, on discuta les détails de la marche qu’il convenait de suivre. Une fenêtre de la maison du gouvernement donnait du côté de Capraya, par où la Proserpine était attendue, et elle fut mise à la disposition de Griffin. Le jeune lieutenant s’y posta vers minuit, prêt à allumer des feux bleus[10] dès qu’il pourrait distinguer les signaux de sa frégate. La position de cette fenêtre convenait parfaitement au secret qu’on voulait garder ; car la lumière serait complètement cachée du côté de la ville, tandis qu’on la distinguerait parfaitement du côte de la mer ; il en était de même des signaux que ferait la frégate, les hauteurs situées entre elle et les maisons en intercepteraient la vue ; enfin il y avait encore une plus grande impossibilité physique à ce qu’un bâtiment qui avait jeté l’ancre dans la baie pût apercevoir un navire au large au nord du promontoire.

Ainsi se passèrent les heures. Une légère brise de terre se fit sentir, mais elle entrait si directement dans la baie, que Raoul ne voulut pas lever l’ancre. Ghita et son oncle, Carlo Giuntotardi, étaient arrivés à bord à environ dix heures, mais on ne voyait encore aucun signe de mouvement sur le lougre. Pour dire la vérité, Raoul n’était nullement pressé de mettre à la voile, car il n’en jouirait que plus longtemps du bonheur d’avoir près de lui l’aimable Ghita, et il était presque certain que le zéphyr du lendemain conduirait le Feu-Follet à la presqu’île formant le promontoire de Monte-Argentaro, sur lequel s’élevaient les tours dont Carlo était le gardien, et dans l’une desquelles il demeurait. Qu’en pareille circonstance il ait oublié l’arrivée de la brise de terre, ou qu’il n’ait pas voulu en profiter, on ne doit pas en être surpris. Il resta longtemps assis près de Ghita sur le pont, et ce ne fut qu’après minuit qu’il put consentir à ce qu’elle se retirât dans la chambre qui lui avait été préparée. Dans le fait, Raoul comptait avoir si bien réussi à tromper tout le monde à terre, qu’il n’avait aucune crainte de ce côté, et, désirant prolonger son bonheur le plus longtemps possible, il résolut de ne mettre à la voile que lorsque le vent du sud soufflerait dans la matinée, comme de coutume, ce qui suffirait pour le conduire dans le canal, où le zéphyr ferait le reste. L’audacieux corsaire ne se doutait guère de ce qui s’était passé à terre depuis qu’il l’avait quittée, et il ignorait que Tommaso Tonti était aux aguets sur le havre, prêt à donner avis du premier symptôme de départ qu’il apercevrait à bord du lougre.

Mais tandis que Raoul ne songeait à rien moins qu’au péril qu’il courait, Ithuel Bolt était bien loin de partager sa sécurité. La Proserpine occupait toujours toutes ses pensées, comme l’objet d’une haine implacable. Il en détestait non-seulement les mâts, les voiles et tout le gréement, mais chaque individu, officier ou matelot, qu’elle portait, le roi au service duquel elle était, et la nation sous le pavillon de laquelle elle naviguait. Une haine active est la plus infatigable de toutes les passions ; et ce sentiment tenait sans cesse l’attention d’Ithuel fixée sur toutes les chances qui pouvaient rendre la frégate dangereuse pour le lougre. Dans cette situation d’esprit, il lui parut possible que la Proserpine revînt chercher son ennemi à Porto-Ferrajo ; et, la tête pleine de cette idée, il ne se coucha à neuf heures qu’après avoir donné ordre qu’on l’éveillât à une heure et demie, afin d’être à temps sur le qui vive.

À peine fut-il levé, qu’il appela deux hommes de confiance qu’il avait avertis la veille, et descendant avec eux dans un léger canot qui avait été préparé d’avance, il s’éloigna du lougre en se servant d’avirons fourrés aux dames pour qu’ils fissent moins de bruit dans l’eau, et il se dirigea vers la partie orientale de la baie. Quand il fut assez loin de la ville pour être à l’abri de tous les yeux, il changea de route afin de prendre le large. Il ne lui fallut qu’une petite demi-heure pour arriver à la distance qu’il jugea convenable, et il fit cesser de ramer. Il était alors à environ un mille au delà du promontoire, et un peu à l’ouest, de sorte qu’il avait en vue la fenêtre près de laquelle Griffin avait pris son poste.

La première chose qui frappa l’Américain, comme paraissant extraordinaire, fut la forte lumière d’une lampe placée à une fenêtre du second étage de la maison du gouvernement, et donnant sur la mer. Ce n’était pas la fenêtre près de laquelle le lieutenant anglais s’était établi ; c’en était une qui était précisément au-dessus. Cette lampe y avait été placée pour avertir la frégate que Griffin était arrivé, et qu’il s’occupait de sa mission. Il était alors deux heures, et dans une couple d’heures l’aurore devait commencer à paraître. La brise de terre était alors assez forte pour qu’un bâtiment bon voilier, et dont la toile des voiles avait été resserrée par l’humidité de la nuit, pût filer environ quatre nœuds ; et comme Capraya était à moins de trente milles de Porto-Ferrajo, la Proserpine avait eu tout le temps d’arriver à l’endroit où elle était alors, ayant levé l’ancre dès que le soleil s’était couché et que les vapeurs du soir avaient couvert la mer.

Ithuel, ordinairement si bavard dans ses moments de loisir, devenait observateur silencieux quand il était occupé d’une affaire sérieuse. Ses yeux étaient encore fixés sur la croisée où une lampe pleine d’huile d’olive la plus pure répandait une vive et forte clarté, quand il vit une lumière bleue briller à une autre fenêtre en dessous de la première, et il y aperçut un instant le corps d’un homme. Un mouvement d’instinct lui fit aussitôt tourner la tête vers la mer, et il était encore temps pour qu’il vît une autre lumière paraissant descendre dans l’eau comme une étoile qui file : c’était un fanal de la Proserpine, servant de signal, et qu’on amenait du haut d’un mât.

— Ah ! de par le diable ! s’écria Ithuel, grinçant les dents, et secouant le poing du côté où cette lumière momentanée venait de disparaître ; je sais qui vous êtes, et je reconnais vos anciens tours avec vos fanaux et vos signaux de nuit. Mais voici ma réponse.

À ces mots, il toucha la mèche d’une des fusées dont il avait eu soin de prendre plusieurs avec lui, du bout allumé d’un cigare qu’il fumait. Elle prit feu et s’éleva assez haut pour être visible du pont du Feu Follet avant de faire explosion. Griffin vit ce nouveau signal avec surprise, et le capitaine Cuff ne sut qu’en penser ; car il le voyait fort en avant de la lampe. Tommaso lui-même crut devoir quitter son poste pour aller en faire son rapport au colonel, qu’il avait ordre d’informer de tout ce qu’il pourrait voir d’extraordinaire. L’idée générale fut qu’un second croiseur était arrivé du côté du sud pendant la nuit, et qu’il faisait ce signal pour en avertir la Proserpine, qu’il s’attendait à trouver à la hauteur de cette île.

L’effet qu’il produisit à bord du Feu-Follet fut tout différent. La brise de terre d’Italie est un vent de travers pour les bâtiments qui sortent de la baie de Porto-Ferrajo, et, deux minutes après l’explosion de la fusée, le lougre filait presque imperceptiblement, quoique à raison d’un ou deux nœuds, sous son foc et son tape-cul, vers le côté extérieur du port, le long des bâtiments près desquels il avait passé la veille. Ce mouvement commença précisément à l’instant où Tommaso Tonti venait de quitter son poste, et les sentinelles ordinaires du port avaient des consignes différentes. Ce petit bâtiment était si léger, qu’un souffle d’air le mettait en mouvement, et rien n’était plus facile que de lui faire filer trois ou quatre nœuds sur une eau tranquille, surtout quand les replis comparativement vastes de ses deux voiles majeures étaient déployés ; ce qu’on fit dès qu’il fut hors de vue de la ville et sous les murs de la citadelle, les sentinelles qui étaient sur les remparts entendant le battement des voiles sans savoir d’où venait ce bruit. En ce moment, Ithuel fit partir une seconde fusée ; et le lougre y répondit en allumant un fanal à bâbord, après avoir pris les précautions nécessaires pour que la lumière n’en fût visible que d’un seul côté, celui d’où la fusée était partie. Cinq minutes après l’Américain était sur le pont, et le léger canot fut hissé à bord aussi facilement que si c’eût été un ballon rempli d’air. Trompée par cette seconde fusée, la Proserpine signala son numéro avec des fanaux, dans l’intention d’obtenir celui du bâtiment nouvellement arrivé, croyant que le promontoire cacherait ce signal aux bâtiments qui étaient dans la baie. Raoul apprit ainsi la position exacte de l’ennemi, et il ne fut pas fâché de voir qu’il en était déjà à l’ouest, ce qui lui permettait de doubler l’île encore une fois d’assez près pour être caché par les rochers. À l’aide d’une excellente longue-vue de nuit, il put même voir la frégate. Elle était à environ une lieue de distance, sous toutes ses voiles depuis ses cacatois jusqu’à ses basses voiles, et elle s’avançait vers l’entrée de la baie bâbord amures ; ayant fait ses calculs assez exactement pour se trouver au vent à l’entrée du port avec la brise régulière de terre. Raoul sourit à cette vue, et fit carguer sa grande voile. Une demi-heure après, il fit aussi carguer sa misaine, border tout plat le tape-cul, et mettre la barre dessous et l’écoute de foc au vent.

Lorsque ce dernier ordre eut été exécuté, la clarté du jour commençait à poindre au-dessus des montagnes de Radicofani et d’Aquapendente. Le Feu-Follet était alors à environ une lieue à l’ouest du promontoire, et par le travers de la baie large et profonde qui se trouvait de ce côté de la ville, comme nous l’avons déjà dit : il était déjà, de beaucoup, hors de la portée des batteries. Cependant le vent de nuit manqua, et il y avait toute apparence qu’il y aurait un calme le matin. Il n’y avait rien d’extraordinaire à tout cela dans cette saison, les vents qui viennent du sud étant habituellement légers et de peu de durée, à moins qu’ils ne soient accompagnés d’une rafale : il est vrai qu’à l’instant où le soleil parut, le vent du sud arriva ; mais il était si faible, qu’il était à peine possible de maintenir le lougre en panne avec le cap sud-ouest.

La Proserpine continua sa route jusqu’à ce que le soleil se fût assez avancé sur l’horizon pour permettre aux vigies de la frégate d’apercevoir le Feu-Follet, qui la bravait en quelque sorte, à la distance d’environ une lieue et demie. Cette nouvelle mit tout l’équipage en mouvement ; et ceux qui se trouvaient sous le pont y remontèrent à la hâte, pour voir encore une fois un bâtiment si renommé par l’adresse avec laquelle il savait échapper à la poursuite de tous les croiseurs anglais dans cette mer. Quelques minutes ensuite, Griffin arriva à bord, décontenancé et désappointé. Le premier regard qu’il jeta sur son capitaine lui annonça un orage ; car le commandant d’un bâtiment de guerre n’est pas moins sujet à être déraisonnable, quand il ne peut obtenir ce qu’il désire, que tout autre potentat. Le capitaine Cuff n’avait pas jugé à propos d’attendre sur le pont le retour de son second lieutenant ; car, dès qu’il avait appris qu’il arrivait sur un bateau parti du rivage, il s’était retiré dans sa chambre, en laissant ordre à M. Winchester, son premier lieutenant, de lui envoyer M. Griffin dès qu’il aurait fait rapport de son retour.

— Eh bien ! Monsieur, dit le capitaine à Griffin, sans lui offrir une chaise, dès qu’il entra dans sa chambre, nous sommes ici ; et là-bas, à trois ou quatre lieues de nous, est cet infernal Fiou-Fully ! car c’était ainsi que la plupart des marins anglais prononçaient les mots : Feu-Follet.

— Je vous demande pardon, capitaine, répondit le lieutenant, forcé de se défendre comme un coupable, quelque injuste qu’il fût de le placer dans cette situation ; mais ce n’est pas ma faute. Je suis arrivé en temps convenable, et j’ai eu une conférence avec le vice-gouverneur et un vieux magistrat aussitôt après mon arrivée. Mais Yvard m’avait prévenu, et j’ai eu à prouver qu’il leur avait fait cent mensonges avant de pouvoir entrer en besogne.

— Vous parlez italien comme un Napolitain, Monsieur, et je comptais sur vous pour agir comme il le fallait.

— Pas tant comme un Napolitain, j’espère, capitaine, que comme un Toscan ou un Romain, répondit Griffin en se mordant la lèvre. Après une heure d’argumentation, comme si j’eusse été un homme de loi, et après avoir exhibé tous mes documents, j’ai enfin réussi à leur faire comprendre qui j’étais, et ce qu’était ce lougre.

— Oui, et pendant que vous jasiez comme un avocat, maître Raoul Yvard a levé l’ancre fort à son aise, comme s’il entrait dans son jardin afin d’y cueillir un bouquet pour sa maîtresse.

— Il n’est rien arrivé de cette sorte, capitaine. Quand j’ai eu convaincu le signor Barrofaldi, le vice-governatore…

— Au diable tous les vitché et tous les governe-a-torré ! Vous êtes à bord d’un bâtiment anglais, Monsieur ; parlez-moi donc anglais, quand même votre italien serait du toscan.

— Eh bien ! capitaine, quand j’eus convaincu le vice-gouverneur que le lougre était français, et que notre frégate était anglaise, tout marcha au gré de mes désirs. Il voulait couler le lougre à fond sur ses ancres, mais…

— Et pourquoi diable ne l’a-t-il pas fait ? Deux ou trois boulets de fort calibre auraient été une dose trop forte pour que ce lougre pût la digérer.

— Vous savez, capitaine, que vous avez toujours désiré prendre le lougre, au lieu de le couler à fond ; j’ai pensé qu’il serait honorable pour notre frégate d’avoir à dire qu’elle avait capturé le Feu-Follet ; et, d’après ces deux raisons, je m’y suis opposé. Je savais, d’ailleurs, que M. Winchester désirait être chargé d’en prendre le commandement pour le conduire en Angleterre.

— Oui, et que par ce moyen vous deviendriez premier lieutenant sur mon bord. Eh bien ! Monsieur, fallait-il donc le laisser échapper, pour ne pas le couler à fond ?

— Nous n’avons pu l’empêcher, capitaine. J’avais fait surveiller tous les mouvements du lougre par le meilleur marin de Porto-Ferrajo, comme tout le monde vous le dira ; j’ai fait les signaux convenus avec la lampe et les feux de conserve, et la frégate y ayant répondu, j’étais convaincu que tout allait bien, quand…

— Et qui a fait partir ces fusées ici — à l’endroit où nous sommes en ce moment ? Elles m’ont trompé ; car j’ai cru que c’étaient des signaux de présence que me faisait, soit le Weasel, soit le Sparrow. Quand je vis ces fusées, je me crus aussi sûr du Fiou-Folly que je le suis de ma propre frégate.

— Oui, capitaine, ce sont ces fusées qui ont fait tout le mal ; car j’ai appris ensuite que, dès que la première eut été lancée, Raoul Yvard leva l’ancre, et sortit de la baie à aussi petit bruit que lorsqu’on sort d’un salon sans vouloir déranger la compagnie.

— Oui, il prit congé à la française, le sans-culotte, s’écria le capitaine, dont ce sarcasme adoucit la mauvaise humeur. Mais vous, Griffin, n’avez-vous rien vu de tout cela ?

— Je n’appris cette affaire, capitaine, qu’en voyant le lougre filer le long des rochers, et en étant si près qu’on aurait pu y sauter ; mais il était trop tard. Avant que ces fainéants de far-nientés eussent eu tout le loisir de charger, bourrer, amorcer et pointer leurs pièces, il était hors de portée du canon.

— Fainéants quoi ? demanda le capitaine.

Far-nientés. Vous savez que c’est un sobriquet que nous donnons à ces faiseurs de sieste.

— Je ne sais rien de cela, monsieur Griffin, et je vous serai fort obligé de me parler toujours anglais. C’est une langue que je me flatte de savoir, et elle suffit à tous mes besoins.

— Et à ceux de tout le monde, capitaine. Je regrette de savoir l’italien, car sans cela je n’aurais pas eu ce déboire.

— Bon ! bon ! Griffin ! quand une chose se présente par le mauvais bout, il ne faut pas la prendre tant à cœur. Venez dîner avec moi aujourd’hui, et nous causerons à loisir de cette affaire.


CHAPITRE IX.


« Maintenant, au milieu des ardeurs de midi, la mer tranquille et brillante se soulève lentement, car les vents errants qui la couvraient d’écume sont morts. Le vaisseau solitaire roule pesamment, et les voiles battent contre les mâts. Le plus léger son n’est pas perdu pour l’oreille, et les moindres choses attirent l’œil observateur.
Richardson.



Ainsi se termina cette mercuriale, comme la plupart de celles du capitaine Cuff, qui finissaient toujours par son retour à la bonhomie et à la raison. Le maître-d’hôtel reçut ordre de mettre un couvert de plus sur la table pour M. Griffin, et le capitaine suivit son second lieutenant sur le pont. Il y trouva tous ses officiers, les yeux fixés sur le Feu-Follet avec admiration, tandis que le lougre était immobile sur le miroir de la Méditerranée, sous les deux voiles légères que nous avons désignées, et qui ne servaient alors qu’à le maintenir stationnaire.

— C’est un serpent sous l’herbe régulièrement construit, grommela le maître d’équipage, M. Strand, regardant le lougre par dessus les hamacs du passe-avant, en se tenant debout sur le pied d’un mât de hune de rechange. Je n’ai jamais vu un vagabond à l’air plus déterminé.

Cette remarque était une sorte de soliloque ; car Strand n’avait pas tout à fait le privilège d’adresser la parole, en pareille occasion, à des officiers du gaillard d’arrière, quoiqu’il y en eût plusieurs à ses côtés, et il se croyait un homme trop important pour communiquer ses réflexions à ses subordonnés. Il fut pourtant entendu par le capitaine Cuff, qui arrivait en ce moment sur le passe-avant pour examiner lui-même ce bâtiment.

— C’est plutôt un serpent hors de l’herbe, Strand, dit-il, car il pouvait, lui, parler à qui bon lui semblait, sans être présomptueux et sans se dégrader. S’il était resté dans le port, il serait maintenant sous l’herbe, et nous en ferions ce que nous voudrions.

— Un bâtiment anglais, par exemple, ce serait une heureuse métapsycose, n’est-ce pas, capitaine ? Je crois que nous allons avoir un calme plat ce matin. Nos canots sont en excellente condition, et je crois que nos jeunes officiers aimeraient à faire une promenade sur l’eau.

Strand était un marin à tête grise, qui avait servi avec le capitaine Cuff depuis le temps où celui-ci était midshipman, et il avait été chef de hune avant d’être maître d’équipage. Il connaissait mieux que personne le caractère du capitaine, et ses suggestions réussissaient souvent, quand l’opinion de Winchester et des autres lieutenants ne pouvait prévaloir. Le capitaine se tourna brusquement vers lui, et le regarda attentivement en face, comme s’il eût été frappé de l’idée que Strand n’avait exprimée qu’indirectement. Ce mouvement fut remarqué, et, à un signe que Winchester fit secrètement, tout l’équipage poussa trois acclamations. C’est la seule manière dont l’équipage d’un bâtiment de guerre peut faire connaître ses désirs à son commandant, les acclamations y étant toujours tolérées, quand les hourras peuvent passer pour une preuve du courage de l’équipage. Cuff retourna vers l’arrière d’un air pensif, descendit dans sa chambre, et fit dire ensuite au premier lieutenant qu’il désirait lui parler.

— Je ne me soucie pas beaucoup de risquer une attaque par des canots en plein jour, Winchester, dit le capitaine en lui faisant signe de s’asseoir. La moindre faute peut tout gâter, et alors il y a dix contre un à parier que votre équipage ne sera pas remis au complet avant un an, à moins que vous n’exerciez le droit de presse à bord des bâtiments charbonniers et des neutres.

— Mais nous nous flattons, capitaine, qu’aucune faute ne sera commise dans rien de ce que la Proserpine entreprendra. Un bâtiment de guerre anglais réussit neuf fois sur dix, quand il fait attaquer hardiment par ses embarcations un de ces écumeurs de mer. Ce lougre est si ras de l’eau, qu’il sera aussi aisé de monter sur son pont que de passer d’un cutter[11] à bord d’un autre ; et alors je suppose que vous ne doutez pas de ce que des marins anglais peuvent faire ?

— Non, Winchester, je ne doute pas qu’une fois sur le pont, vous n’emporteriez le bâtiment ; mais le tout est d’y arriver, ce qui ne sera peut-être pas aussi facile que vous vous l’imaginez. De tous les devoirs d’un capitaine, celui d’ordonner une attaque par ses canots est le plus désagréable ; il ne peut là commander lui-même ; et si l’alaire tourne mal, il ne peut jamais se le pardonner. C’est une chose toute différente dans un combat où la chance, bonne ou mauvaise, est égale pour tous.

— Vous avez raison, capitaine ; et cependant c’est le seul moyen qu’aient les lieutenants pour obtenir de l’avancement un peu avant que leur tour arrive régulièrement. J’ai entendu dire que vous même vous avez été nommé commandant pour avoir coupé quelques bâtiments côtiers au commencement de la guerre actuelle.

— Vous n’avez pas été mal informé, Winchester ; et nous avions couru diablement de risques. Notre bonheur nous a sauvés, et voilà tout. Un coup de plus tiré par une maudite caronade nous aurait donné notre compte ; car, ayez une fois un peu le dessous, et vous êtes comme le gibier dans une bateau. — Le capitaine Cuff voulait dire une battue, mais son mépris pour les langues étrangères faisait que, lorsqu’il voulait en emprunter quelques mots, il les estropiait toujours, quelque connus qu’ils fussent. — Ce Raoul Yvard est un diable incarné dans un abordage, et l’on dit que, d’un seul coup de sabre, il fit sauter la tête d’un aide du master[12] du Thésée, quand il reprit une prise faite par ce vaisseau, — ce qui arriva à l’affaire qui eut lieu l’hiver dernier à la hauteur d’Alicante.

— Cet aide de master avait sans doute le cou long et mince comme celui d’une grue : il aurait mieux fait de rester chez lui et de l’allonger pour regarder les filles sortant de l’église le dimanche. — Je voudrais bien voir ce Raoul Yvard, ou quelque autre Français que ce soit, me faire sauter la tête d’un seul coup !

— Et moi, pour vous parler franchement, Winchester, je ne le voudrais pas. — Vous êtes un excellent premier lieutenant ; c’est une place dans laquelle un homme ordinairement a besoin de toute la tête qu’il a, et je ne crois pas que vous en ayez un pouce de trop. Mais, dites-moi, croyez-vous qu’on puisse trouver à louer à Porto-Ferrajo une felouque ou quelque autre bâtiment plus grand que nos canots ? Nous pourrions, par ce moyen, jouer à cet infernal corsaire un tour qui vaudrait mieux qu’une attaque par nos canots à découvert et en vrais bouledogues.

— Il n’y a pas le moindre doute, capitaine. Griffin dit qu’il se trouve dans ce port une douzaine de felouques qui n’osent en sortir de peur de rencontrer ce maudit Raoul Yvard. L’une d’elles, ayant l’air de chercher à s’échapper le long de la côte, serait un appât pour lui, et alors nous pourrions joliment le harponner.

— Je crois en avoir trouvé le moyen, Winchester. On ne nous a pas encore vus avoir des communications avec la ville, et heureusement nous sommes restés toute la matinée sous pavillon français. Nous avons le cap tourné vers la ville, et nous nous laisserons porter vers l’est à la dérive, de sorte que, dans quelques minutes, le lougre, dans la position qu’il occupe en ce moment, ne pourra voir tout au plus que le haut de nos mâts. Alors, vous vous rendrez à terre avec quarante hommes d’élite ; vous louerez une felouque, et vous sortirez du port en longeant les rochers au plus près possible, comme si vous aviez peur de nous. Nos canots vous donneront la chasse ; vous vous approcherez du lougre, qui est encore sous pavillon anglais, comme pour vous mettre sous sa protection ; et quand il sera placé entre vous et nos canots, vous viendrez à bout de maître Yvard, de manière ou d’autre, je vous en réponds.

Winchester fut enchanté de ce projet, et, cinq minutes après, les ordres furent donnés pour qu’on choisît et qu’on armât quarante hommes ; il eut ensuite une autre conférence avec le capitaine pour prendre tous les arrangements de détail, et quand le promontoire cacha la frégate au lougre, des canots conduisirent à terre le premier lieutenant et ses quarante hommes. Une demi-heure après leur départ, à l’instant où la Proserpine, après avoir viré vent arrière, approchait d’un point où elle allait redevenir visible pour le lougre, les canots revinrent, et furent hissés à bord. Les deux bâtiments furent bientôt de nouveau en vue l’un de l’autre ; tout, à bord de chacun d’eux, paraissant être resté in statu quo. Jusque-là, le stratagème avait été certainement bien conduit. Pour aider d’autant mieux la ruse, les batteries tirèrent dix à douze coups de canon contre la frégate, en ayant grand soin de ne pas l’atteindre ; et la Proserpine, toujours sous pavillon français, y riposta, en prenant la précaution plus sûre encore de ne tirer qu’à poudre. Tout cela se fit d’après un arrangement pris entre Andréa Barrofaldi et Winchester, dans la seule vue de faire croire à Raoul Yvard que le digne vice-gouverneur était encore persuadé qu’il était Anglais, et que la frégate au large était française. Une légère brise du sud, qui dura de huit à neuf heures, permit à la Proserpine d’avancer un peu plus au large, et de paraître par là vouloir se mettre hors de la portée des batteries.

Pendant la durée de cette brise, Raoul Yvard ne jugea à propos de toucher ni à amure ni à écoute, comme disent les marins. Le Feu-Follet resta tellement stationnaire, que si l’on eût relevé au compas sa position d’un point quelconque du rivage, sa direction n’aurait pas varié d’un degré pendant tout ce temps. Mais quelque faible que fût cette brise d’une heure, elle mit Winchester en état de sortir du havre sur la Divina Providenza, nom de la felouque qu’il avait louée, et de doubler le promontoire, sous la protection, à ce qu’il paraissait, de la batterie qui s’y trouvait, et il arriva en vue du lougre, au moment où l’on y relevait l’homme qui était au gouvernail, jusqu’à dix heures. On voyait huit ou neuf hommes sur le pont de la felouque, tous vêtus en matelots italiens, portant un bonnet et une chemise rayée de coton ; mais trente-cinq autres étaient cachés sous le pont. Tout favorisait jusqu’alors les projets du capitaine Cuff. La frégate était alors à environ une lieue du lougre, et à la moitié de cette distance de la felouque. Ce petit bâtiment s’était avancé en mer, et arrivait lentement dans une situation où il paraissait raisonnable que la frégate mît ses canots à la mer pour lui donner la chasse ; tandis que la manière dont elle approchait graduellement du lougre n’était de nature ni à exciter sa méfiance, ni à paraître avoir un dessein prémédité. Le vent alors était devenu si léger, qu’il favorisait les vues des Anglais.

On ne doit pas supposer que Raoul Yvard et ses compagnons n’observassent pas tout ce qui se passait. Il est vrai que Raoul retardait volontairement son départ, en alléguant qu’il était plus sûr de garder l’ennemi en vue pendant le jour, parce qu’il serait plus facile de lui cacher sa marche pendant la nuit ; mais le fait est que le désir de garder Ghita sur son bord le plus longtemps possible y était pour beaucoup, et il avait, pendant la matinée, passé une heure délicieuse auprès d’elle dans sa chambre. Mais il n’en était pas moins vrai que son œil intelligent ne laissait pas le moindre incident lui échapper, et qu’il était toujours prêt à donner les ordres que les circonstances pourraient exiger. Il n’en était pas tout à fait de même d’Ithuel. La Proserpine était l’objet de sa haine invétérée, et même en déjeunant, ce qu’il fit tout exprès sur le pied du beaupré, ses yeux ne s’en écartèrent pas une minute, si ce n’est pendant le court intervalle qu’elle fut cachée par le promontoire. Personne à bord du lougre ne pouvait dire si l’on savait à Porto-Ferrajo ce qu’elle était ; mais les feux de conserve allumés la nuit à une fenêtre de la maison du vice-gouverneur, et que l’Américain avait vus de ses propres yeux, rendaient probable, pour ne rien dire de plus, qu’on en était instruit, et qu’il fallait plus de précaution qu’on n’en aurait pris sans cela. Quant à la felouque, on ne voyait en elle rien qui inspirât la méfiance, et l’air de confiance avec lequel elle s’approchait du lougre, semblait donner lieu de croire qu’elle ignorait que le Feu-Follet fût un bâtiment ennemi.

— Cette felouque est celle qui était à l’ancre près de l’escalier, dit tranquillement Raoul, qui était venu sur le gaillard d’avant pour causer avec Ithuel ; elle se nomme la Divina Providenza, et elle fait un commerce de contrebande entre Livourne et la Corse ; où elle va probablement en ce moment. Elle a été bien hardie de se mettre en route dans de pareilles circonstances.

— Livourne est un port libre, dit Ithuel, et l’on n’a pas besoin d’y porter de la contrebande.

— Libre pour les pays amis, mais non libre pour aller et venir entre des pays ennemis. Nul port n’est libre dans ce sens, et un bâtiment commet un acte de trahison quand il entre dans un port ennemi, — à moins qu’il ne lui arrive d’être le Feu-Follet, ajouta Raoul en riant ; car nous avons nos privilèges, mon brave.

— Qu’elle veuille aller en Corse ou à Capraya, elle n’y arrivera pas aujourd’hui, à moins qu’elle n’ait plus de vent. Je ne conçois pas comment elle a mis à la voile sans avoir plus d’air qu’il n’en faut pour agiter un mouchoir de poche.

— Ces felouques, comme notre petit lougre, glissent sur la mer, même quand il n’y a pas un souffle de vent. D’ailleurs elle va peut-être à Bastia, et dans ce cas, elle a raison de chercher à gagner le large avant que le zéphyr arrive dans l’après-midi. Qu’elle gagne une lieue ou deux au large, un peu plus au nord-ouest, et elle peut faire route droit à Bastia, quand elle aura fait sa sieste.

— Ah ! les voilà après elle, ces Anglais affamés ! Je m’y attendais. Qu’ils voient la chance de gagner une guinée, et ils ne voudront pas la laisser échapper, quand ce serait contre la loi et la conscience. Qu’ont-ils à dire à une felouque napolitaine, puisque l’Angleterre est alliée avec Naples ?

Raoul ne répondit rien à cette observation, mais il examina avec grande attention le mouvement qui s’opérait. Le lecteur comprendra aisément ce qui avait causé la remarque d’Ithuel. La frégate venait de mettre à la mer cinq canots, et ils faisaient force de rames, en se dirigeant vers la felouque.

Il peut être à propos maintenant de faire connaître la situation relative de toutes les parties, et l’état exact du temps pour donner au lecteur une idée claire des événements qui vont suivre. Le Feu-Follet n’avait guère changé de place depuis le moment où il avait mis en panne, en portant son écoute de foc au vent. Il était à environ une lieue un peu au nord-ouest et en pleine vue de la résidence d’Andréa Barrofaldi, une baie profonde lui restant au sud et par le travers. Nul changement n’avait eu lieu ni dans sa voilure ni à sa barre, ses voiles étant toujours sur leurs cargues pour la plupart, et sa barre dessous. Le cap de la frégate ayant été maintenu à l’ouest depuis une heure, elle s’était avancée à quelque distance dans cette direction, et elle était alors aussi près du lougre que du promontoire, quoiqu’elle fût à près de deux milles de la terre. Ses voiles basses étaient carguées à cause de la légèreté du vent, mais toute sa voilure haute était établie, surveillée et orientée avec soin, afin de profiter du moindre souffle d’air qui gonflait de temps en temps les cacatois. Au total, elle pouvait se rapprocher du lougre à raison d’environ un nœud par heure. La Divina Providenza était tout juste hors de portée des canons de la frégate, et à environ un mille du lougre, quand les canots de la Proserpine furent mis en mer, quoiqu’elle longeât la côte de très-près, et qu’elle fût sur le point d’arriver à la baie dont il a été si souvent parlé. Les canots, comme de raison, marchaient en droite ligne de la frégate qu’ils venaient de quitter, vers la felouque qu’ils semblaient menacer.

Il était alors onze heures du matin, partie des vingt-quatre heures pendant laquelle la Méditerranée, dans les mois d’été, est ordinairement aussi unie qu’un miroir, et aussi calme que si jamais elle n’avait essuyé une tempête. Pendant toute la matinée, il y avait eu quelque irrégularité dans les courants d’air, la brise du sud, généralement légère et inconstante, ayant montré encore plus de légèreté et d’inconstance que de coutume. Cependant, comme on l’a vu, il y avait assez d’air pour donner du mouvement à un navire, et si Raoul eût voulu en profiter, comme les équipages des deux autres bâtiments, il aurait pu avoir alors doublé l’extrémité occidentale de l’île d’Elbe et se trouver à l’abri de tout danger. Quoi qu’il en soit, il s’était borné jusqu’alors à surveiller ce qui se passait, pour voir quel en serait le résultat, et il avait souffert que les autres bâtiments s’approchassent de lui.

Il faut convenir aussi que la ruse de la felouque avait été bien combinée, et elle paraissait sur le point d’être admirablement exécutée. Si Ithuel n’avait pas si positivement reconnu la Proserpine, s’il n’avait eu la certitude complète que c’était son ancienne prison, comme il l’appelait avec amertume, il est assez probable que l’équipage du lougre aurait été la dupe d’un tour si bien concerté. Les opinions étaient même encore divisées sur ce sujet, et Raoul lui-même était plus d’à demi disposé à croire que l’Américain se trompait pour cette fois, et que la frégate qu’on avait en vue était véritablement ce qu’elle prétendait être — un croiseur de la république française.

Winchester, qui était à bord de la felouque, et Griffin, qui commandait les canots, jouèrent leurs rôles à ravir. Ils connaissaient trop bien l’adresse et l’expérience de l’ennemi auquel ils avaient affaire pour négliger les moindres détails d’un plan bien concerté. Au lieu de s’avancer en droite ligne vers le lougre, dès que la chasse commença, la Divina Providenza parut disposée à entrer dans la baie, et à y chercher un mouillage sous la protection d’une petite batterie qui avait été établie dans ce dessein près de l’entrée. Mais la distance était si grande, que cette tentative aurait évidemment été inutile ; et après avoir marché quelques minutes dans cette direction, le cap de la Divina Providenza fut mis au large, et elle parut faire tous les efforts possibles pour se placer sous la protection du lougre. Tout cela se passa sous les yeux de Raoul, qui ne quittait pas un instant sa longue-vue, et qui épiait le moindre mouvement avec inquiétude et méfiance. Winchester, heureusement pour son projet, avait le teint basané, une taille moyenne et de gros favoris, comme cela arrive souvent à un marin qui néglige de les tailler pendant une longue croisière ; et avec son bonnet rouge phrygien, sa chemise rayée et ses pantalons de coton blanc, il ressemblait à un Italien aussi bien qu’il pouvait le désirer. Le choix des hommes qui se montraient sur le pont avait été fait en grande partie d’après leur mine : la plupart étaient des étrangers nés sur les bords de la Méditerranée ; car il est rare que l’équipage d’un bâtiment de guerre anglais ou américain n’offre pas quelques représentants de la moitié des nations maritimes de tout l’univers. Ces hommes avaient soin de montrer un degré convenable d’alarme et de confusion ; on les voyait courir çà et là sur le pont, et s’agiter beaucoup, mais sans ordre ni concert. Enfin, le vent ayant manqué tout à fait, ils prirent deux avirons, et se mirent à ramer de toutes leurs forces, avec le désir aussi réel qu’apparient de s’approcher du lougre autant qu’il leur serait possible.

— Peste ! s’écria Raoul, tout cela semble de bon jeu. Si c’était une frégate française, après tout ? Les hommes qui sont dans les canots paraissent ressembler à mes braves compatriotes.

— Il n’y en a pas un qui ne soit un vrai John Bull, répondit Ithuel d’un ton positif, et cette frégate est l’infernale Proserpine. Quant à leurs chapeaux français, et à leur manière de ramer, c’est un jeu pour nous tromper. Faites seulement tomber au milieu d’eux un boulet de six livres, et vous les verrez se défaire de leurs airs français et redevenir de vrais Anglais.

— Je n’en ferai rien, car cette épreuve pourrait être fatale à un ami. — Mais que font-ils à présent sur la felouque ?

— Ils ont un petit canon — oui, c’est une caronade de 12 sous le prélard, en avant de leur misaine, et ils se préparent à s’en servir. — Nous les verrons faire quelque chose avant la fin de la semaine.

— Comme vous le dites, et voilà qu’ils pointent leur pièce contre les canots.

Tandis que Raoul parlait ainsi, la felouque disparut à demi dans un nuage de fumée, et l’on entendit ensuite la détonation. On vit le boulet faire des ricochets sur l’eau, assez loin du premier canot pour ne pas risquer de le toucher, mais assez près pour faire croire qu’on en avait l’intention. Ce canot était la launch[13] de la Proserpine ; elle portait sur l’avant une caronade semblable, et il ne se passa pas une demi-minute avant que le coup eût été rendu. Les canonniers étaient si adroits, et toutes les parties de cette ruse de guerre avaient été si bien calculées, que le boulet, traversant l’air en sifflant, arriva en ligne directe à la felouque, et en brisa la grande vergue à demi-distance du pied du mât à son extrémité supérieure.

— Humaine nature ! s’écria Ithuel ; c’est payer tout ce qu’on a promis, dollars et cents. — Capitaine Roule, ils tirent mieux quand c’est pour rire que quand c’est pour tout de bon.

— Cela a partout l’air d’être tout de bon, répondit Raoul ; personne ne couperait la grande vergue de son ami de propos délibéré.

Dès que les équipages des cinq canots virent tomber le bout de la vergue, ils cessèrent de ramer, et poussèrent trois grandes acclamations ; Griffin, debout sur l’arrière de la launch, leur en donna lui-même le signal.

— Ah ! s’écria Raoul, il n’y a plus l’ombre d’un doute ; ce sont des Anglais ! Qui a jamais entendu nos républicains crier ainsi, comme des fantoccini italiens mus par un fil d’archal ? — Messieurs les Anglais, vos gosiers infernaux vous ont trahis. Maintenant, écoutez bien ! Vous nous entendrez bientôt conter le reste de l’histoire.

Ithuel se frotta les mains de joie ; car il était convaincu que Raoul ne pouvait plus se laisser tromper, quoique les boulets fussent échangés entre la felouque et la launch avec assez d’activité pour faire honneur à un combat bona fide. Pendant tout ce temps les avirons de la felouque frappaient l’eau sans discontinuer, car les canots gagnaient sur elle deux pieds contre un. La Divina Providenza pouvait être alors à cent cinquante brasses du lougre, et la launch, celui des canots qui était le plus près de la felouque, s’en trouvait à peu près à la même distance en arrière. Dix minutes de plus devaient certainement placer les deux combattants bord à bord.

Raoul ordonna qu’on bordât les avirons de galère du Feu-Follet, et qu’on y plaçât du monde. Les canons, — caronades de 12, — furent démarrés et amorcés. Il y en avait quatre de chaque côté, et les deux de 6 sur le gaillard d’avant furent préparés de la même manière. Quand tout fut prêt, les douze avirons du lougre tombèrent dans l’eau comme par un instinct commun, et un puissant effort poussa le lougre en avant. Au même instant le foc et le tape-cul furent cargués. Il ne fallut qu’une minute à Winchester pour être convaincu qu’une poursuite par la felouque, et peut-être même par les canots, n’offrirait aucun espoir, si le lougre tentait de leur échapper de cette manière ; car, seulement à l’aide de leurs avirons, les hommes de son équipage étaient en état de lui faire filer de trois nœuds à trois nœuds et demi par heure. Mais il ne paraissait pas songer à fuir, car il avait le cap tourné vers la Divina Providenza, comme s’il eût été trompé par l’artifice des Anglais, et qu’il eût dessein de protéger un bâtiment ami et d’en empêcher la capture.

En faisant une telle supposition, on aurait pourtant été bien loin de deviner le projet de Raoul. Il commença par placer le Feu-Follet en ligne avec la Divina Providenza et les canots ; car, dans cette position, il aurait moins à craindre le feu de ces derniers, qui avaient toujours soin de pointer leurs canons assez haut pour ne pas risquer de nuire à leurs amis ; et il aurait en outre l’avantage d’avoir tous ses ennemis en ligne directe avec ses canons. Pendant ce temps, la felouque et les canots non-seulement continuèrent à faire usage de leurs caronades, mais commencèrent même un feu de mousqueterie bien nourri. La felouque n’était plus alors qu’à une cinquantaine de brasses du Feu-Follet, et avait l’air d’être pressée de très-près par ses ennemis. Il ne faisait plus le moindre vent en ce moment, le peu qu’il y en avait en ayant été abattu par la canonnade. La mer se couvrait peu à peu d’un nuage de fumée, qui s’agglomérait surtout autour de la felouque, car on avait soin de brûler beaucoup de poudre sur diverses parties de ce bâtiment, précisément pour produire cet effet. Ithuel remarqua pourtant qu’au milieu de cette confusion et de cette fumée, le nombre des hommes de l’équipage de la Divina Procidenza augmentait au lieu de diminuer : on y avait bordé quatre avirons ; trois hommes avaient été placés à chacun d’eux, et l’on put bientôt en apercevoir une vingtaine d’autres sur le pont, courant çà et là, et criant entre eux dans une langue qu’ils auraient voulu faire passer pour de l’italien, mais qui, aux oreilles exercées de l’Américain, sonnait comme de l’anglais bâtard. La felouque n’était plus guère qu’à vingt-cinq brasses du lougre, quand ces clameurs atteignirent leur plus haut degré, et l’instant de la crise arrivait. Les acclamations qui partaient des canots à peu de distance en arrière proclamaient l’approche rapide de Griffin, et la Divina Providenza, avec une sorte d’empressement aveugle, suivit une ligne qui la portait directement sur l’avant du Feu-Follet.

— Mes enfants, s’écria Raoul, soyez calmes ! — Feu !

Cinq bouches à feu vomirent aussitôt la mitraille au milieu de la fumée qui couvrait la felouque, et les cris qui s’y élevèrent annoncèrent suffisamment l’effet que cette décharge avait produit. Un silence solennel, causé par la surprise, régna parmi les Anglais, mais il y succéda un cri général indiquant leur résolution de braver tous les dangers. Les canots contournèrent la poupe et la proue de la felouque, et firent feu sur leur véritable ennemi de leurs deux caronades, qui, pour cette fois, furent chargées et pointées avec des intentions meurtrières. Mais il était trop tard pour pouvoir espérer de réussir. Lorsque Griffin, sur la launch, sortit du sein de la fumée qui couvrait la Divina Providenza, il vit toutes les voiles du lougre déployées et gonflées par un dernier effort du vent du sud expirant Mais le Feu-Follet était si léger, qu’un canard aurait eu peine à se soustraire au fusil du chasseur avec plus de rapidité que n’en mit ce petit esquif à s’élancer en avant, à traverser un nuage de fumée, et à augmenter d’une cinquantaine de brasses la distance qui le séparait de ses ennemis. Comme ce faible vent semblait devoir durer assez longtemps pour mettre ses canots dans le plus grand danger sous le feu des Français, Winchester leur ordonna d’abandonner la poursuite et de se rallier autour de la felouque. Griffin obéit à cet ordre, quoique à contre-cœur, et l’on eut de part et d’autre un moment pour réfléchir.

Le Feu-Follet n’avait souffert aucune avarie, mais les Anglais n’avaient pas moins d’une douzaine d’hommes tués ou blessés ; Winchester lui-même était du nombre de ces derniers, et comme il voyait que si l’on obtenait quelques succès postérieurs, on en ferait honneur à l’officier qui lui était subordonné, il s’en trouvait d’autant moins disposé à poursuivre une entreprise qui, dans le fait, n’offrait aucun espoir. Raoul était occupé d’idées fort différentes. Voyant que la frégate recevait le vent aussi bien que lui, et qu’elle s’avançait peu à peu dans la direction des combattants, il résolut de se venger de la tentative audacieuse qui avait été faite contre lui, avant de se remettre en route.

Le lougre vira donc vent devant et passa au vent de la felouque, lui envoyant une bordée chemin faisant. La Divina Providenza riposta, mais son feu cessa bientôt, et quand le Feu-Follet en fut à quelques brasses, il vit que tous les Anglais l’avaient abandonnée en emportant leurs blessés. Les canots faisaient force de rames à travers la fumée pour gagner la baie, prenant une direction opposée à celle vers laquelle le cap du lougre était tourné. Il aurait été facile aux Français de les atteindre, et peut-être de les couler à fond ou de les capturer ; mais il y avait dans le caractère de Raoul Yvard une sorte de sentiment chevaleresque qui le porta à déclarer que, comme le stratagème avait été ingénieusement conçu, et que l’exécution en avait été tentée avec courage, il ne voulait pas poursuivre plus loin son succès. Peut-être l’apparition sur le pont de Ghita, qui le conjura d’être miséricordieux, eut-elle quelque influence sur lui ; mais, au total, il est certain qu’il ne permit pas qu’on tirât un coup de canon de plus. Au lieu de profiter ainsi de son avantage, le lougre amena ses voiles de l’arrière, vira vent arrière en pivotant sur son talon, revint au vent sous le vent de la felouque, fila les écoutes des voiles de l’avant, et lofa si près de ce qu’on peut appeler sa prise, que les deux bâtiments s’abordèrent, mais si doucement qu’ils n’auraient pas, comme on dit, cassé un œuf. Un seul cordage amarra la felouque au lougre, et Raoul, Ithuel et quelques autres y passèrent.

Le pont de la Divina Providenza était couvert de sang, et la mitraille était incrustée par poignées dans les bois de ce bâtiment. Trois corps morts furent trouvés dans la cale, mais on ne rencontra nulle part un seul être vivant. On découvrit une chaudière pleine de goudron, on la plaça sous le panneau, on la couvrit de toutes les matières combustibles qu’on put trouver, et l’on y mit le feu. La flamme prit une telle activité dans cette saison de sécheresse et de chaleur, que Raoul regretta un instant de l’avoir allumée avant d’en avoir éloigné son lougre ; mais le vent du sud continuant, il fut en état de se mettre à une distance convenable avant qu’elle atteignît le gréement de la felouque et qu’elle en dévorât les voiles.

Dix minutes furent ainsi perdues, et elles suffirent pour conduire les canots en sûreté dans la baie, et pour amener la frégate à presque une portée de canon du Feu-Follet. Mais bordant toutes ses voiles, Raoul fut bientôt loin de sa prise embrasée, et il se dirigea ensuite vers l’extrémité occidentale de l’île d’Elbe, marchant, comme c’était sa coutume par un vent si léger, à raison de trois nœuds par heure, tandis que la frégate n’en tirait que deux. Cependant l’heure n’était pas favorable à la continuation de la brise, et au bout de dix autres minutes les sens les plus subtils n’auraient pu découvrir le moindre courant d’air sur la surface de l’eau. La brise qu’on avait eue par courts intervalles était comme la lueur d’une lampe qu’on voit briller à l’instant où elle va s’éteindre ; et Raoul fut certain qu’il n’y aurait plus de vent de la journée avant l’arrivée du zéphyr. Il ordonna donc qu’on carguât toutes les voiles, fit dresser une tente sur le gaillard d’arrière, et permit à tout son équipage de s’occuper comme il plairait à chacun. La frégate aussi sembla sentir que c’était l’heure de la sieste pour les bâtiments comme pour les hommes, car elle amena ses perroquets et ses cacatois, mit sur les cargues son foc et sa brigantine, cargua ses voiles basses, et reposa sur l’eau aussi immobile que si elle eût été arrêtée sur une pointe de rocher. Les deux bâtiments n’étaient à la distance l’un de l’autre que d’une longue portée de canon, et, dans des circonstances ordinaires, le plus grand aurait pu faire attaquer le plus petit par ses canots ; mais les Français venaient de donner à leurs ennemis une leçon qui ne leur laissait aucune crainte d’un renouvellement soudain d’hostilités, et à peine firent-ils à leur voisin l’honneur de le surveiller. Une demi-heure après, quand Winchester revint à bord, boitant par suite d’une blessure à la jambe, on apprit que cette expédition avait coûté la vie à sept bons matelots, et occasionnerait une suspension temporaire de service à quinze autres.

Le capitaine Cuff avait compris que sa tentative allait échouer, quand il avait vu le lougre, sous voiles et maître de ses mouvements, faire feu indifféremment sur la felouque et sur les canots ; mais quand il vit ceux-ci se retirer à la hâte vers la baie, il ne douta plus qu’ils n’eussent été maltraités, et il s’attendit à une perte sérieuse, quoique moins considérable que celle qui avait été faite. Il ne voulut pas interroger son premier lieutenant avant que sa blessure eût été pansée ; mais dès que les canots eurent été hissés à bord et mis à leur place, il fit venir Griffin dans sa chambre.

— Eh bien, monsieur Griffin, vous m’avez mis, vous tous, dans un chien d’embarras en voulant attaquer avec des canots un Fiou-Folly et un Raoul Yvard. Que dira l’amiral, quand il viendra à apprendre que vingt-deux hommes ont été tués ou blessés, et que nous aurons à payer la valeur d’une felouque pour une matinée d’amusement que vous avez voulu avoir ?

— Réellement, capitaine Cuff, nous avons fait de notre mieux ; mais il serait aussi facile de chercher à arrêter une éruption du mont Vésuve avec des boules de neige, que de résister à la mitraille de cet infernal lougre. Je crois qu’il n’y avait pas sur toute la felouque un espace de trois pieds carrés qui n’en fût criblé. Jamais nos hommes ne se comportèrent mieux, et jusqu’au dernier hourra que nous poussâmes, je me crus aussi sûr de prendre le Feu-Follet que de l’avancement que cette prise me vaudrait.

— Oui, ils n’ont plus besoin de l’appeler le Fiou-Folly, le Grand-Folly serait un nom qui lui conviendrait mieux. — Et pourquoi diable avez-vous crié hourra ? Avez-vous jamais entendu beugler ainsi à bord d’un bâtiment français ? Vos chiens de hourra vous ont fait reconnaître pour Anglais avant que vous fussiez assez près pour les aborder. Il fallait crier — vive la raipublic ! — comme le font les équipages de tous les bâtiments de cette nation que nous attaquons. Un hourra anglais régulier fendrait le gosier d’un Français.

— Je crois qu’à cet égard nous avons fait une méprise, capitaine ; mais je n’ai jamais assisté à un combat sans entendre des hourras, et quand l’affaire entre les canots et la felouque commença à devenir chaude, ou, pour mieux dire, à le paraître, j’avoue que je m’oubliai un peu moi-même. Mais, malgré tout cela, nous aurions pris le lougre si n’eût été une seule chose.

— Et quelle est cette chose, Griffin ? Vous sentez qu’il faut que j’aie quelque chose de plausible à dire à l’amiral. Il ne conviendrait pas qu’on lût dans la gazette que nous nous sommes fait battre pour avoir crié hourra mal à propos.

— Ce que je voulais dire, capitaine, c’est que si le lougre n’avait pas tiré si tôt sa première bordée, et qu’il nous eût laissé le temps de nous mettre hors de portée, nous serions revenus sur lui avant qu’il eût en le temps de recharger, et nous l’aurions pris à l’abordage, en dépit de la brise qui le favorisait. Ajoutez que cette bordée blessa trois hommes de la launch, ce qui paralysa trois de nos avirons à l’instant le plus critique. Vous savez que tout dépend de la fortune en de pareils moments, et elle se déclara contre nous.

— Umph ! — Je ne peux pas écrire à Nelson : « Tout allait au mieux, Mylord, jusqu’au moment où trois de nos avirons furent frappés de paralysie ; ce qui nous retint en arrière. » Non, non ; cela ne peut se lire dans la gazette. — Voyons, Griffin ! — Après tout, le lougre s’est éloigné de vous, et vous l’auriez pris s’il fût resté stationnaire, au lieu de faire voile au plus près du vent ?

— Sans contredit. S’il fût resté stationnaire, comme vous le dites, rien ne nous aurait empêchés de l’aborder.

— Fort bien. — Il prit donc la fuite. — Le vent le favorisait. — Il fit force de voiles. — Toute tentative pour l’aborder fut inutile. Nos hommes ont montré leur bravoure ordinaire et se sont comportés au mieux ! — Oui, cela ne sonne pas mal, cela pourra passer. Mais cette maudite felouque, qu’en dirons-nous ? Vous voyez qu’elle est brûlée jusqu’à fleur d’eau, et elle va couler à fond dans quelques minutes.

— Sans doute, capitaine ; mais songez que pas un Français n’a osé monter à bord tant que nous y sommes restés.

— Bien. Je vois ce qu’il faut dire. — La felouque étant trop lourde pour se mettre en chasse, nous avons fait passer tout le monde sur les canots pour poursuivre l’ennemi ; mais nos efforts pour l’atteindre n’ont pu réussir ! — Ce Nelson est un diable, et j’aimerais mieux entendre tonner dix mille tempêtes que de recevoir une de ses lettres en style d’ouragan. Eh bien, je crois comprendre toute l’affaire à présent ; en en rendant compte, je parlerai de vous tous comme vous le méritez. L’affaire a été bien conduite, et vous méritiez d’obtenir du succès, quelle que soit la cause qui l’a empêché.

En parlant ainsi, le capitaine Cuff était plus près de la vérité que dans tout ce qu’il avait dit auparavant sur ce sujet.

Illustration


CHAPITRE X.


« Oh ! c’est une pensée sublime que l’homme puisse se frayer un chemin sur l’Océan, — trouver un passage où il n’existe aucun sentier, — et forcer les vents — ces agents d’une puissance souveraine — a lui prêter leurs ailes indomptables, et à le transporter dans des climats éloignés. »
Wabe.



La situation de Ghita Caraccioli fut extrêmement pénible pendant le combat que nous venons de décrire. Heureusement pour elle il fut très-court, et Raoul l’avait laissée dans une ignorance complète de tout ce qui se passait, jusqu’au moment où le Feu-Follet avait ouvert son feu. Il est vrai qu’elle avait entendu la canonnade entre la felouque et les canots, mais on lui avait dit que c’était une affaire à laquelle le corsaire ne prenait aucune part ; et dans la chambre où elle était, le bruit paraissant plus éloigné qu’il ne l’était réellement, il avait été facile de la tromper. Mais pendant toute la durée du combat véritable, elle resta à genoux à côté de son oncle, et dès qu’il fut terminé, elle monta sur le pont pour intercéder en faveur des fuyards, comme nous l’avons vu.

Maintenant, la scène était entièrement changée. Le lougre n’avait point souffert ; ses ponts n’avaient pas été tachés de sang, et le succès de Raoul avait été aussi complet qu’il pouvait le désirer. Indépendamment de cet avantage, cet heureux résultat écartait les seuls dangers qu’il pût craindre, — une attaque par la frégate, ou une tentative par les canots pendant un calme ; car il n’était pas probable que des hommes qui venaient d’être tellement maltraités dans une entreprise si bien concertée, songeassent à la renouveler, quand ils ne pouvaient avoir encore oublié l’échec qu’ils venaient de recevoir. Des affaires de cette sorte exigent toute la discipline et la résolution qu’on peut trouver dans un service bien réglé, et qui ne peuvent exister pendant l’influence temporaire de la démoralisation qui suit une défaite. Tout le monde à bord du lougre regardait donc cette collision avec la Proserpine comme terminée, du moins pour le moment.

Ghita avait dîné, car le soleil commençait depuis quelque temps à descendre vers l’horizon, et elle resta sur le pont pour échapper à l’air renfermé d’une petite chambre, tandis que son oncle faisait sa sieste. Assise sous la tente du gaillard d’arrière, elle travaillait à l’aiguille, comme c’était sa coutume de le faire à pareille heure sur les hauteurs d’Argentaro. Raoul s’était assis près d’elle sur l’affût d’un canon, et Ithuel, à quelques pas plus loin, s’occupait à démonter une longue-vue pour en nettoyer les verres.

— Je suppose que le digne Andréa Barrofaldi chantera un Te Deum pour avoir échappé à nos griffes, s’écria tout à coup Raoul en riant. Parbleu ! c’est un grand historien, et personne n’est plus en état de rédiger le bulletin de cette grande victoire, que M. l’Anglais là-bas ne manquera pas d’envoyer à son gouvernement.

— Et vous, Raoul, n’auriez-vous pas lieu d’en chanter un vous-même, après avoir échappé à un si grand danger ? demanda Ghita d’un ton plein de douceur, mais avec emphase. N’y a-t-il pas pour vous, aussi bien que pour le vice-gouverneur, un Dieu à remercier ?

— Peste ! on ne songe guère à la Divinité en France en ce moment. Les républiques, comme vous le savez, n’ont pas grande foi en la religion. — Qu’en pensez-vous, mon brave Américain ? Avez-vous une religion en Amérique, Ithuel ?

Comme Ithuel connaissait déjà les opinions de Raoul sur ce sujet, et savait quel était alors l’état de la France, il ne montra ni n’exprima aucune surprise de cette question. Cependant cette idée était contraire à tous ses sentiments, car il avait appris de bonne heure à respecter la religion, même en s’occupant avec le plus de zèle à servir le diable. En un mot, Ithuel était un des descendants de ces puritains qui n’étaient occupés, en théorie, que du service de Dieu, mais qui, dans la pratique, songeaient davantage à leurs intérêts mondains, comme les scribes et les pharisiens. Néanmoins, il se déclarait toujours en faveur de la religion, ce qui lui avait valu quelques sarcasmes de la part de ses compagnons anglais.

— Je crains fort, monsieur Roule, répondit-il, que vous n’ayez pris en France le câble du républicanisme par le mauvais bout. En Amérique, nous mettons la religion même avant les dollars ; et si cela ne peut vous convaincre, je renonce à y réussir. — Je voudrais, signorina Ghita, que vous pussiez voir une fois un dimanche dans l’état du Granit ; vous pourriez alors vous faire une idée de ce que notre religion est réellement dans l’ouest.

— Toute religion, toute dévotion, Signor, est ou doit être la même en tous lieux, à l’est comme à l’ouest. Un chrétien doit être un chrétien, en quelque lieu qu’il vive ou qu’il meure.

— Je calcule que cela n’est pas tout à fait exact, Signorina. Ma religion ne ressemble pas plus à la vôtre qu’à celle de l’archevêque de Cantorbéry, ou à celle de M. Roule.

— À la mienne ! s’écria Raoul ; je ne prétends en professer aucune ; ainsi il n’y a nulle comparaison à faire.

Ghita lui jeta un coup d’œil annonçant plus de tendresse que de reproche, mais qui était profondément douloureux.

— En quoi peut différer notre religion, si nous sommes chrétiens l’un et l’autre ? demanda-t-elle à Ithuel. Peu importe que nous soyons Américains ou Italiens.

— Voilà ce que c’est que de ne rien savoir de l’Amérique, répondit Ithuel du ton d’un homme fier de la bonne opinion qu’il avait tant de lui-même que de la partie du monde d’où il venait. D’abord, vous avez un pape, des cardinaux, des évêques, et beaucoup d’autres choses que nous n’avons pas en Amérique.

— Sans doute nous avons un pape et des cardinaux ; mais ils ne sont pas ma religion. Les évêques ont été établis par Dieu et font partie de son église, et l’évêque de Rome est le chef de l’église sur la terre. — Voilà tout.

— Voilà tout ! N’adorez-vous pas des images ? Vos prêtres ne mettent-ils pas des vêtements particuliers dans vos églises ? Ne vous mettez-vous pas à genoux d’une manière profane pour faire croire à votre piété ? Ne réduisez-vous pas toute la religion à de vaines cérémonies ?

Quand Ithuel eût été occupé, corps et âme, à soutenir une des propositions de la controverse d’Oxford, il n’aurait pu prononcer ces mots avec plus de zèle et de chaleur. Son esprit était rempli des accusations vulgaires portées contre les catholiques par la plus vulgaire de toutes les sectes ; et il regardait comme la plus grande preuve de perfection protestante d’avoir en horreur tous les usages rejetés par le protestantisme. De son côté, Ghita l’écoutait avec beaucoup de surprise : ce que la plupart des protestants pensent des rites de l’église romaine était pour elle un profond secret. L’idée d’adorer une image ne s’était jamais présentée à son imagination, et, quoiqu’elle se fût agenouillée bien des fois devant son petit crucifix d’ivoire, elle n’avait jamais cru possible qu’il existât un être assez ignorant pour confondre la représentation matérielle de la rédemption opérée sur la croix, avec l’expiation divine elle-même.

— On ne doit s’approcher des autels qu’avec des vêtements convenables, répondit Ghita, et les ministres qui les desservent ne doivent pas être vêtus comme les autres hommes. Nous savons que c’est le cœur et l’âme qui doivent être touchés, pour que nous devenions agréables aux yeux de Dieu ; mais cela n’en rend pas moins nécessaires les signes extérieurs de respect, que nous avons même les uns pour les autres. Quant à l’adoration des images, ce serait une idolâtrie ; et si nous en étions coupables, nous ne vaudrions pas mieux que les pauvres païens.

Ithuel parut déconcerté, car il n’avait jamais douté le moins du monde que l’adoration des images ne fût une partie matérielle du culte catholique ; quant au pape et aux cardinaux, il les regardait comme aussi indispensables à la croyance de cette église, qu’il trouvait important, dans la sienne, que les ministres de la religion ne portassent pas la robe sacerdotale, et que le haut des fenêtres des édifices destinés au culte religieux se terminât en ligne droite. Quelque absurdes que toutes ces idées puissent sembler aujourd’hui, elles formaient alors et elles forment encore une partie essentielle de la croyance de ces sectaires, et elles causaient les animosités et les haines de ceux qui semblent croire nécessaire de se quereller pour l’amour de Dieu. Si nous voulions jeter les yeux en arrière sur nos propres changements d’opinions, nous aurions moins de confiance en la justice de nos sentiments ; et l’on croirait surtout que l’Américain, livré aux pratiques et aux croyances de la plupart des sectes modernes de son propre pays depuis vingt-cinq ans, devrait avoir plus de respect pour les divisions plus anciennes et plus vénérables qui ont eu lieu dans le monde chrétien.

— Des vêtements convenables ! répéta Ithuel avec mépris ; — de quels vêtements l’homme a-t-il besoin aux yeux de Dieu ? Non ; s’il faut que j’aie une religion, — et je sais que cela est nécessaire et salutaire, — que ce soit une religion pure, nue, et qui soit conforme à la raison. — N’est-ce pas bien penser, capitaine Roule ?

— Ma foi, oui. — La raison avant tout, Ghita, et surtout la raison en religion.

— Ah, Raoul ! c’est là ce qui vous trompe et ce qui vous égare, s’écria-t-elle avec chaleur. La foi et une confiance soumise sont ce qui nous inspire des sentiments convenables ; et cependant vous demandez des raisons à celui qui a créé l’univers et qui vous a donné le souffle de la vie

— Ne sommes-nous pas des créatures douées de raison, Ghita ? répondit Raoul avec un ton de douceur et de sincérité qui rendait son scepticisme même piquant et respectable ; est-il déraisonnable à nous d’agir conformément à notre nature ? Puis-je adorer un Dieu que je ne comprends pas ?

— Pourriez-vous adorer un Dieu que vous comprendriez ? il cesserait d’être Dieu, et deviendrait semblable à nous, si sa nature et ses attributs pouvaient s’abaisser au niveau de notre intelligence. Si un de vos matelots venait sur ce gaillard d’arrière vous demander les motifs des ordres que vous donnez sur le bâtiment, vous le chasseriez comme un mutin et un insolent ; et cependant vous voudriez questionner le maître de l’univers sur ses desseins, et pénétrer dans ses mystères !

Raoul garda le silence, et Ithuel ouvrit de grands yeux. Il était si rare que Ghita perdît son caractère d’extrême douceur, que le feu de ses joues, la sévérité de ses yeux, les modulations passionnées de sa voix, et l’emphase avec laquelle elle avait parlé en cette occasion, imprimèrent à ses auditeurs une sorte de respect qui interrompit la conversation. L’agitation qu’elle éprouvait elle-même était si violente, que, lorsqu’elle eut fini de parler et qu’elle fut restée assise encore une minute, le visage appuyé sur ses deux mains, on vit des larmes couler entre ses doigts ; et se levant alors, elle retourna à la hâte dans sa chambre. Raoul connaissait trop bien les convenances pour songer à la suivre ; il resta assis d’un air pensif et concentré, tandis qu’Ithuel faisait les remarques suivantes :

— Les femmes seront toujours des femmes, dit cet observateur philosophe de la famille humaine, et rien n’est plus propre à émouvoir leur nature qu’un peu d’enthousiasme religieux. J’ose dire que, sans les images, le pape, les cardinaux et les évêques, les Italiens seraient une fort bonne sorte de chrétiens.

Mais Raoul n’était pas en humeur de causer, et comme c’était alors le moment ou l’arrivée du zéphyr était attendue, il se leva, ordonna qu’on repliât la tente, et examina quelle était la situation des choses autour de lui. Là était la frégate faisant sa sieste, comme tout ce qui l’entourait. Ses trois huniers étaient établis ; mais toutes celles de ses autres voiles qui étaient déferlées étaient suspendues en festons et attendaient la brise. Malgré l’air d’insouciance qui y régnait, elle avait été si soigneusement surveillée depuis quelques heures, et l’on avait si bien mis à profit le moindre souffle d’air, que Raoul tressaillit de surprise en voyant combien elle s’était rapprochée de lui. Il reconnut du premier coup d’œil le tour qu’elle lui avait joué, et il se reprocha sa négligence en voyant qu’il était à portée des canons d’un ennemi si formidable, quoique encore trop loin pour qu’on pût les pointer avec certitude, surtout si la mer cessait d’être calme. La felouque avait brûlé jusqu’à fleur d’eau ; mais sa coque flottait encore, attendu la tranquillité de la mer, et un léger courant la portait peu à peu vers la baie. Le soleil de l’après-midi dardait encore ses rayons sur Porto-Ferrajo, quoique cette ville fût cachée aux yeux, et toute l’île d’Elbe semblait endormie.

— Quelle sieste ! dit Raoul à Ithuel, tandis qu’ils étaient tous deux debout sur le pied du beaupré, regardant toute cette scène avec curiosité ; la mer, la terre et les montagnes, les bourgeois et les marins, tout sommeille autour de nous. Eh bien, il y a de la vie là-bas à l’ouest, et il faut nous éloigner de votre chère Proserpine. Appelez tout le monde en haut, monsieur le lieutenant ; mettons les avirons dehors, et tournons le cap du Feu-Follet de l’autre côté. Peste ! le lougre est si actif et à une telle habitude d’aller droit devant lui, que je crains qu’il n’ait rampé vers son ennemi, comme un enfant rampe vers le feu qui lui brûle les doigts.

Tout fut bientôt en mouvement à bord du Feu-Follet, et l’on était sur le point de mettre la main sur les avirons, quand on vît abattre la voile de tape-cul, et le premier souffle de la brise qu’on attendait de l’ouest passa sur l’eau. Ce fut pour les marins comme s’ils eussent respiré du gaz oxygène. Tout symptôme d’assoupissement disparut à l’instant à bord des deux bâtiments, et chacun ne songea plus qu’à faire de la voile. Raoul eut une preuve de la dangereuse proximité à laquelle il se trouvait de la frégate, en entendant le son des appels qu’on y faisait ; et la mer était encore si tranquille, qu’il entendit distinctement le craquement de la vergue de misaine de la Proserpine quand les Anglais brassérèrent en mettant le petit hunier sur le mât.

En ce moment, un second souffle amena véritablement la brise. Raoul siffla pour annoncer le vent, et le lougre, se mettant en mouvement, avança vers la frégate. Mais, en une demi-minute, il eut pris de l’air suffisamment, on mit la barre dessous pour virer de bord, et il vint au vent avec autant d’aisance et de grâce que l’oiseau qui tourne sur son aile. Il n’en était pas de même de la frégate, qui exigeait plus de vent que ce léger bâtiment. Elle avait brassé ses vergues de derrière à tribord, et il lui restait à mettre le petit hunier sur le mât afin de le faire abattre, et, une fois suffisamment arrivée, à contrebrasser son petit hunier, et à mettre le vent dans ses voiles ; tandis que le Feu-Follet glissait sur l’eau, et semblait aller dans l’œil du vent. Par cette seule évolution, le lougre gagna plus d’une encâblure sur son ennemi, et cinq minutes de plus l’auraient mis hors de tout danger immédiat ; mais le capitaine Cuff savait cela aussi bien que le corsaire, et il avait pris ses mesures en conséquence. Conservant son petit hunier sur le mât, il laissa arriver jusqu’à ce que tous les canons de sa batterie pussent porter sur le lougre, et alors il fit feu en même temps de tous les canons de sa batterie de tribord, ayant pris le plus grand soin pour que chaque coup portât. Vingt-deux boulets de gros calibre, lancés tout d’un coup sur un aussi petit bâtiment que le Feu-Follet, étaient une grêle d’airain formidable, et les marins les plus hardis respiraient à peine, tandis qu’elle passait sur leur tête. Heureusement le lougre ne reçut aucune avarie dans sa coque, mais il en souffrit de fortes dans sa voilure et sa mâture. Le mât de tape-cul fut coupé en deux et sauta en l’air comme la tige d’une pipe ; le grand mât reçut une grave blessure au-dessous des jottereaux, et sa vergue fut brisée à la drisse ; six boulets traversèrent les deux principales voiles, laissant dans la toile des trous qui la faisaient ressembler à la chemise d’un mendiant, et l’étai de misaine fut coupé. Personne ne fut blessé, mais, pendant un instant, chacun fut consterné, comme si le lougre eût été frappé tout à coup de destruction. Ce fut alors que Raoul se montra tel qu’il était. Il savait fort bien qu’il ne pouvait en ce moment diminuer de voiles d’un seul pied, et que tout dépendait des dix minutes qui allaient suivre. On ne s’occupa donc d’aucune des réparations à faire à la voilure et à la mâture ; se fiant à la faible brise qu’on avait, et qui ordinairement commençait par avoir peu de force, il mit sur-le-champ du monde à l’ouvrage pour préparer un nouvel étai de misaine ; la grande vergue de rechange et la grande voile de rechange furent disposées pour être mises en place, dès qu’on serait assuré que le grand mât avarié était encore en état de les recevoir. Des préparatifs à peu près semblables furent faits pour le mât de misaine, afin de déverguer la misaine avariée, et de la remplacer par une de rechange, la vergue de misaine n’étant pas endommagée.

Heureusement, le capitaine Cuff résolut de ne pas perdre plus de temps en canonnades, et, mettant le vent dans son petit hunier, la frégate vint rapidement au vent, et en trois minutes toutes ses voiles furent orientées au plus près. Pendant tout ce temps le Feu-Follet n’était pas resté stationnaire. Ses voiles battaient contre les mâts, mais elles tenaient bon, et ses mâts eux-mêmes se maintenaient à leur place, tout avariés qu’ils étaient. En un mot, le vent n’était pas encore assez fort pour déchirer les unes et faire tomber les autres. Il était aussi fort heureux que par suite de ces accidents, et surtout de la perte de son mât de tape-cul, le Feu-Follet fût moins ardent qu’il ne l’aurait été sans cela, puisque, en se tenant directement dans la direction de la route de la Proserpine, il était moins exposé à ses canons de chasse qu’il ne l’aurait été si elle l’avait tenu par l’un ou l’autre de ses bossoirs. Raoul fut bientôt convaincu de cette vérité, la frégate commençant à faire feu de ses canons de bossoirs aussitôt qu’elle vint au vent ; mais ni les uns ni les autres ne portaient exactement, les uns portant un peu trop au vent, et les autres d’autant en sens contraire. Ce fut par là que le jeune Français eut bientôt la satisfaction de voir que le lougre, malgré ses avaries, gagnait de la distance sur la frégate ; fait dont les Anglais eux-mêmes s’aperçurent si bien qu’ils ne tardèrent pas à cesser de tirer.

Jusque-là les choses allaient mieux que Raoul n’avait eu lieu de l’espérer d’abord, mais il savait fort bien que la crise était encore à venir. Le vent d’ouest fraîchissait souvent à cette heure de la journée, et s’il augmentait de force il aurait besoin de toutes ses voiles pour s’éloigner d’un bâtiment aussi renommé pour ses bonnes qualités que la Proserpine. Il ne savait combien de temps dureraient encore son mât et sa grande vergue ; mais comme il gagnait rapidement de la distance, il résolut de faire son foin pendant que le soleil brillait, et de tâcher d’avoir assez d’avance sur son ennemi avant que la brise fraîchît, pour être en état de changer ses voiles et de jumeler ses mâts sans être à portée des redoutables projectiles qui avaient causé tant d’avaries à sa voilure et à sa mâture. En attendant, il ne négligea pas les précautions convenables. Il fit monter des hommes dans le gréement pour assujettir les deux mâts autant que les circonstances le permettaient, et il fit en sorte que le lougre fût un peu soulagé en ne le tenant pas aussi près du vent, et en le laissant arriver sans donner assez de largue à la frégate pour établir ses bonnettes.

Il y a toujours quelque chose de si excitant dans une chasse, que les marins qui la font ne manquent jamais de désirer plus de vent qu’ils n’en ont, oubliant que le pouvoir qui augmenterait leur vitesse pourrait aussi ajouter à celle de l’ennemi qu’ils poursuivent, et même dans une proportion plus considérable. Il aurait été plus favorable au Feu-Follet d’avoir moins de vent qu’il n’en faisait en ce moment, puisque sa vitesse relative était plus grande par une légère brise que par un grand vent. Raoul avait appris d’Ithuel que la Proserpine était un bâtiment excessivement fin voilier, et surtout quand le vent avait de la force ; cependant il lui semblait que son lougre n’avançait pas avec assez de vitesse, quoiqu’il sût que celle de la Proserpine croîtrait en proportion supérieure à celle du Feu-Follet, si le vent venait à augmenter.

Les vœux du jeune corsaire furent pourtant bientôt exaucés. Le vent fraîchit considérablement, et quand les deux bâtiments entrèrent dans le canal de la Corse, comme on appelle le passage qui sépare cette île de l’île d’Elbe, la frégate fut obligée de carguer ses cacatois, et deux ou trois de ces voiles d’étai hautes et légères que les grands bâtiments avaient alors coutume de porter. Raoul avait d’abord cru qu’il pourrait atteindre Bastia, qui est situé précisément à l’ouest de l’extrémité méridionale de l’île d’Elbe ; et dans le fait, le vent lui permit de descendre un peu le canal ; mais il prit bientôt trop de force pour que la conformation des côtes pût influer sur sa direction. Le zéphyr, comme les anciens appelaient particulièrement la brise de l’après-midi pendant l’été, est rarement tout à fait un vent d’ouest, car il s’y joint en général une tendance au nord ; et à mesure qu’on remonte la côte, ce même vent tourne ordinairement autour de l’extrémité septentrionale de la Corse, et souffle de l’ouest-nord-ouest. Cette circonstance aurait permis au lougre de gouverner vers une baie profonde sur les bords de laquelle est située la ville de Biguglia, s’il avait pu serrer le vent autant qu’il aurait pu le faire ordinairement. Mais après l’avoir essayé quelques minutes, Raoul fut convaincu qu’il devait avoir plus d’égards pour l’état de ses mâts avariés, et laisser porter sur l’embouchure du Golo. C’était une rivière assez grande pour que des bâtiments ne tirant pas beaucoup d’eau pussent y entrer ; et comme une petite batterie était établie près du mouillage, il résolut d’y chercher un refuge pour réparer ses avaries. Il fit donc ses calculs en conséquence ; et, prenant pour points de direction les pics couverts de neige des environs de Corte, il fit gouverner le lougre comme la circonstance l’exigeait.

Le résultat qu’aurait la chasse n’inspirait guère moins d’intérêt à bord de la Proserpine qu’à bord du Feu-Follet. Si la frégate n’avait rien à craindre, elle avait à se venger, et elle désirait avoir l’honneur de la prise du plus hardi corsaire qui fût sorti des ports de France. Pendant quelques minutes, lorsqu’elle arriva à l’extrémité occidentale de l’île d’Elbe, ce fut une sérieuse question de savoir si elle pourrait la doubler comme le lougre l’avait fait, car il avait passé à une encâblure des rochers sur le bord des brisants, et beaucoup plus près d’eux que la frégate n’osait le faire ; mais elle avait pris la brise à une plus grande distance de la terre que le Feu-Follet ; et elle pouvait espérer de tourner le promontoire sans changer de bordée. Virer de bord, c’eût été abandonner la chasse, car elle aurait été portée trop au nord, tandis que le lougre filait au sud-ouest à raison de sept nœuds. La largeur du canal n’est que d’environ trente milles, et elle n’aurait pas eu le temps de regagner la distance qu’elle aurait d’abord perdue.

Cette hésitation causa un moment d’impatience fébrile à bord de la Proserpine, tandis qu’elle approchait rapidement du promontoire. Le point capital était de le doubler sans virer de bord. Les apparences étaient favorables et annonçaient une eau profonde près du rivage ; mais on a toujours à craindre des rochers près des côtes montagneuses. D’ailleurs, le promontoire était comparativement peu élevé, et c’était un indice qu’on ne devait pas s’en approcher de trop près. Winchester était dans son cadre, souffrant de sa blessure ; Griffin et le troisième lieutenant étaient près du capitaine, et partageaient vivement ses désirs et ses inquiétudes.

— Le voilà ! le voilà au beau milieu des brisants ! s’écria le capitaine Cuff en voyant le lougre faire la tentative de doubler le promontoire. Il faut que ce Raoul Yvard soit déterminé à faire naufrage plutôt que de se laisser prendre. Il veut jouer son va-tout.

— Je ne le crois pas, capitaine, dit Griffin ; la côte est accore dans ces environs, et la Proserpine elle-même trouverait assez d’eau dans l’endroit où est maintenant le lougre : j’espère que nous ne serons pas obligés de virer.

— Oui, tout cela est fort bon à dire quand on n’est pas responsable ; mais devant un conseil de guerre, et quand il s’agirait d’une punition, toute la faute serait rejetée sur mes épaules, si la Proserpine laissait ses os dans ces parages. Non, non, Griffin, il faut que nous passions à une bonne encâblure au vent de cet endroit, ou je vire de bord, quand même on ne devrait jamais prendre Raoul Yvard.

— Par saint George ! voilà qu’il touche ! s’écria Yelverton, le troisième lieutenant ; et pendant un instant on crut véritablement à bord de la frégate que le Feu-Follet avait échoué, une vague écumante se déferlant sous le vent du lougre. Mais cette idée ne dura qu’un moment, car on vit ce petit bâtiment continuer sa course aussi rapidement qu’auparavant, et une minute ou deux après, il laissa un peu arriver pour soulager sa mâture, ayant été obligé auparavant de serrer le vent le plus possible, afin de doubler la pointe de l’extrémité de la terre qu’on regardait comme le point dangereux. La frégate était à deux bons milles en arrière, et au lieu de perdre quelque chose de son avantage, elle était tenue si près du vent que les voiles fassayaient de temps en temps. Elle avait d’autant moins à craindre, que la mer était parfaitement calme et que le bâtiment n’avait pas de dérive. Cependant c’était à peine si la frégate semblait être arrivée à la pointe qu’il était jugé indispensable de doubler, et comme les bâtiments font rarement mieux qu’ils ne semblent devoir faire, il devint très-douteux à bord de la Proserpine, quand elle fut près du promontoire, qu’il lui fût possible d’y parvenir.

— Je crains, capitaine, que nous n’ayons jamais assez de large pour cela, dit Griffin avec un mouvement d’impatience ; la frégate porte aujourd’hui sous le vent d’une manière inconcevable.

— Elle ne s’est jamais mieux comportée, Griffin. J’espère réellement qu’il y a ici un léger courant qui porte au large : nous découvrons déjà les montagnes de la Corse au delà de ce promontoire. Vous voyez que la carcasse de la Divina Providenza a fait le tour de la baie, et qu’elle en sort du côté du vent.

— Un tel courant nous serait vraiment fort utile ; tout est prêt dans les porte-haubans pour sonder, capitaine ; jetterons-nous le plomb ?

Le capitaine répondit par un signe d’assentiment, et le plomb fut jeté. La frégate filait alors huit nœuds, et l’homme qui était dans les porte-haubans ne trouva pas de fond avec une ligne de quinze brasses. On recommença l’épreuve deux ou trois fois, et le résultat fut le même. Tout allait donc bien, et, d’après l’ordre du capitaine, toutes les voiles furent bien étarquées, les amures et écoutes furent mises à joindre, on brassa et on boulina partout le plus près possible, afin de rendre les voiles plates comme des planches. Le moment de la crise approchait ; les cinq minutes qui allaient s’écouler devaient être décisives.

— Lancez la frégate un peu dans le vent jusqu’à faire fasséyer les voiles, monsieur Yelverton, dit Cuff à l’officier de quart ; nous devons ici faire tous nos efforts pour nous élever ; car une fois par le travers des brisants, il faut tenir les voiles pleines, afin de rendre la frégate sensible au gouvernail. Bien ! Rencontrez maintenant, et que les voiles portent bien.

Cette épreuve fut répétée deux fois, et chaque fois la frégate gagna sa longueur de distance au vent ; mais elle perdit plus de trois fois cette distance par la diminution de sa vitesse. Enfin, le moment critique arriva, et un silence dans lequel une anxiété nerveuse se mêlait à l’espérance, régna sur tout le bâtiment. Tous les yeux passaient successivement des voiles aux brisants et des brisants aux voiles, et ensuite au remous de la frégate.

En de pareils moments, la voix de l’homme qui tient la sonde prévaut sur tous les autres sons, et le cri par lequel il annonce la profondeur de l’eau est écouté avec une attention que le chant d’une sirène ne pourrait obtenir. Le plomb fut jeté bien des fois dans la mer pendant que la frégate continuait sa route, et la réponse aux questions du capitaine fut toujours la même. — Point de fond avec une ligne de quinze brasses. Mais à l’instant même où elle venait d’être faite pour la dernière fois, un cri s’éleva des grands porte-haubans au vent : au vent : — Sept brasses ! Cet avis arriva si inopinément à l’oreille du capitaine, qu’il sauta sur la lisse du couronnement, d’où il avait en pleine vue tout ce qu’il avait besoin de voir, et il cria d’une voix de stentor :

— Un autre coup de sonde, Monsieur ! Dépêchez-vous, mon brave ! dépêchez-vous !

À peine finissait-il de parler qu’il entendit la réponse : — Six brasses !

— Pare à virer ! s’écria Cuff ; veillez à ce que rien ne gêne la manœuvre, Messieurs ! Plus d’activité que cela, mes enfants, plus d’activité !

— Quatre brasses et demie !

— Attention ! Que diable faites-vous sur ce gaillard d’avant, Monsieur ?

— Êtes-vous prêts sur l’avant ?

— Nous le sommes tous, capitaine.

— La barre sous le vent ; la barre toute sous le vent !

— Neuf brasses !

— Rencontrez ! la barre au vent ! amurez et bardez la misaine ! mollissez l’écoute de la brigantine et les boulines de l’arrière. Comme cela ! Bien ! bien ! Elle a tourné comme une toupie ; mais, par Jupiter, nous la tenons, Messieurs. Halez les boulines partout. Que dit la sonde à présent ?

— Point de fond à quinze brasses, capitaine. Nous n’avons rien eu de mieux de toute la journée.

— Comme cela ! vos voiles sont bien pleines ; n’arrivez pas de là. Très-bien ! continuez comme cela. Eh bien ! Griffin ! par le ciel, nous l’avons frisé de près. Quatre brasses et demie commençaient à avoir quelque chose d’inquiétant dans une partie du globe où un rocher ne se gêne pas pour lever le nez à quinze ou vingt pieds tout d’un coup et se montrer à un marin. Mais nous avons passé la pointe, et voici la terre qui s’incline au sud, comme un homme attaqué de consomption, sous le vent de notre frégate. Je ne voudrais pas me retrouver dans une nasse si infernale pour une douzaine de Raoul Yvard.

— Un danger passé n’en est plus un, capitaine, dit Griffin en riant. Ne croyez-vous pas, capitaine, que nous pourrions laisser porter d’environ un demi-quart ? Ce serait précisément la bonne allure de la frégate, et je vois que le lougre navigue avec un peu de largue dans ses voiles, pour ménager son grand mât, à ce que je soupçonne. Je suis sûr d’en avoir vu voler des éclats, quand nous l’avons régalé d’une dose de vingt-deux pilules.

— Vous pouvez avoir raison, monsieur Griffin. Mollissez un peu la barre, monsieur Yelverton. Si maître Yvard continue sa route actuelle une heure de plus, Biguglia se trouvera trop au vent pour qu’il puisse y arriver ; et quant à Bastia, il n’a jamais pu en être question. Il y a une rivière nommée Golo dans laquelle il pourrait entrer, et je crois assez que c’est son projet. Au surplus, dans quatre heures d’ici nous saurons son secret.

Et ces quatre heures ne manquèrent pas d’intérêt. Il n’y avait du vent que plein un chapeau, mais c’était une bonne brise venant de l’ouest, qui semblait être née de la chaleur de la semaine précédente et avoir réuni en elle la force de deux ou trois zéphyrs. Elle n’était pourtant pas assez forte pour qu’aucun des deux commandants songeât à prendre des ris ; car, dans les circonstances où ils se trouvaient, il aurait fallu de graves raisons pour que l’un ou l’autre s’y décidât ; mais elle obligea pourtant la Proserpine à serrer ses perroquets de misaine et d’artimon, et consola Raoul de la perte de son mât de tape-cul. Lorsqu’il eut doublé le promontoire, et dans un moment où il s’imaginait que la frégate allait être obligée de virer, il saisit cette occasion pour amener sa misaine, la désenverguer, en enverguer une autre et la hisser, opération qui prit quatre minutes à vue de montre. Il en aurait fait autant à son autre voile avariée, mais le mât en valait à peine le risque ; et il pensa que les trous faits à la toile par les boulets pourraient produire le même effet que des ris, et diminuer sa pression sur le mât. En ces quatre heures, il n’y eut pas la différence d’un demi-nœud dans la distance parcourue par les deux bâtiments ; quoique chacun d’eux eût traversé plus de trente milles d’eau. Durant ce temps, ils s’étaient rapidement approchés de la côte de la Corse, dont les montagnes escarpées et couvertes de neiges presque éternelles avaient brillé à leurs yeux sous les rayons du soleil de l’après-midi, quoiqu’elles fussent à plusieurs lieues dans l’intérieur des terres. Mais alors la conformation de la côte se distinguait aisément, et une heure avant que le soleil disparût, Raoul prit ses amers pour se diriger vers la rivière dans laquelle il avait dessein d’entrer. La côte orientale de la Corse est aussi dépourvue de baies et de havres que la côte occidentale en est riche ; et, dans des circonstances ordinaires, le Golo, vers lequel Raoul faisait route, n’aurait jamais été regardé comme un lieu de refuge convenable. Mais Raoul avait une fois mouillé à son embouchure, et il pensait que c’était précisément l’endroit où il pourrait échapper à son ennemi. Il y avait des bas-fonds à son entrée, et il croyait, avec assez de raison, que cette circonstance ferait sentir au capitaine Cuff la nécessité de la circonspection.

Lorsque le soir approcha, la force du vent commença à diminuer, et toutes les craintes de l’équipage du lougre disparurent. Tous les mâts avaient résisté, et Raoul n’hésita plus à confier une nouvelle vergue et une nouvelle voile à son grand mât avarié. Elles furent bientôt établies l’une et l’autre, et l’on s’occupa sur-le-champ des autres réparations. La supériorité de la marche du lougre était alors si grande qu’on n’y avait plus aucune inquiétude sur le résultat de la chasse ; et Raoul pensa un instant à longer la côte et à gagner Bastia, où il pourrait même se procurer un nouveau grand mât s’il en avait besoin. Mais, en y réfléchissant, il abandonna ce projet comme étant trop hasardeux, et il continua à faire route vers l’embouchure du Golo.

Pendant toute la journée, la Proserpine n’avait hissé aucun pavillon, si ce n’est à l’instant où elle avait envoyé une bordée au lougre, et pendant le combat de courte durée qui avait eu lieu entre ses canots et ce bâtiment. Il en était de même du Feu-Follet ; Raoul n’avait hissé le pavillon tricolore que lorsqu’il avait attaqué la felouque et les canots, et il ne l’avait conservé que jusqu’à ce qu’il n’y eût plus aucune apparence d’un renouvellement d’hostilités. Lorsque les deux navires s’approchèrent de la côte, on vit plusieurs bâtiments côtiers dont les uns luttaient contre le vent d’ouest, tandis que les autres en profitaient ; mais tous semblaient se méfier du lougre, et cherchaient à l’éviter autant qu’ils le pouvaient. Raoul n’y faisait aucune attention, car il savait qu’ils étaient montés par ses compatriotes, à moins que ce ne fussent des contrebandiers, dont la prise lui causerait plus d’embarras qu’elle ne lui rapporterait de profit. La Corse appartenait alors à la France ; la possession temporaire et imparfaite qu’en avaient eue les Anglais avait cessé trois ou quatre ans auparavant. Raoul était donc sûr d’y trouver bon accueil partout où il aborderait, et protection partout où il serait possible de lui en accorder. Tel était l’état des choses, quand, à l’instant où le lougre se préparait à entrer dans les bas-fonds, la Proserpine vira tout à coup vent devant, et parut donner toute son attention aux bâtiments côtiers, dont trois ou quatre étaient si près d’elle qu’elle les captura presque sans qu’ils cherchassent à lui échapper.

Il parut à Raoul et à tout son équipage que les Anglais saisissaient ces malheureux bâtiments uniquement par esprit de vengeance ; car les navires de la force de la Proserpine n’avaient pas coutume de se détourner de leur chemin pour molester de pauvres pêcheurs et des bâtiments côtiers. Il s’ensuivit assez naturellement quelques exécrations contre les Anglais ; mais la nécessité de donner toute son attention aux passes difficiles qui se trouvaient entre les bas-fonds chassa bientôt toute autre pensée de l’esprit du hardi corsaire, et il ne songea plus qu’à ce qui avait rapport à la sûreté de son bâtiment.

À l’instant où le soleil se couchait, le Feu-Follet jeta l’ancre. Il avait choisi un mouillage assez avancé dans les bas-fonds pour être hors de la portée des canons de la frégate, quoiqu’il fût à peine dans la rivière, ce que le peu de profondeur de l’eau n’aurait pas permis ; mais il avait, où il était, tout l’abri que les circonstances, le temps et la saison exigeaient. De son côté, la Proserpine ne montra aucune intention de renoncer à sa poursuite, car, arrivée à la hauteur de l’embouchure, elle mouilla aussi avec une de ses ancres de bossoir à environ deux milles au large du lougre. Elle parut avoir changé d’avis relativement aux bâtiments côtiers qu’elle avait capturés, car, après une courte détention, elle leur permit de continuer leur route : mais un calme étant survenu, ils ne purent s’en éloigner beaucoup avant l’arrivée de la brise de terre. Ce fut dans cette position relative que les deux bâtiments ennemis se disposèrent à passer la nuit. On prit à bord de chacun d’eux les précautions nécessaires pour assurer l’ancrage, on mit tout en ordre sur les ponts, en un mot on suivit toute la routine ordinaire aussi régulièrement que si l’on eût été dans un port ami.


CHAPITRE XI.


« L’esprit humain, cette faculté si élevée, palais et trône ou la raison, cette reine portant le sceptre, siège pour rendre ses jugements. Oh ! quel est celui qui, s’en approchant d’un pas silencieux, ne reconnaître pas, dans sa faiblesse, la mystérieuse merveille de cette faculté si élevée — l’esprit humain ? »
Anonyme.



Il est inutile d’insister sur l’aspect glorieux de la Méditerranée ; il est familier à tous ceux qui ont voyagé sur ses eaux, et une foule d’ouvrages l’ont peint à l’imagination des lecteurs de tous les pays et de tous les siècles. Cependant il y a des jours et des ombres qui sont particuliers à chaque tableau, et celui que nous esquissons en offre qui méritent un mot en passant. Un coucher du soleil au milieu de l’été, sur ses côtes, peut ajouter aux beautés de presque toutes les scènes. Telle était l’heure à laquelle Raoul jeta l’ancre, et Ghita, qui était montée sur le pont dès que la chasse avait été terminée et qu’on avait regardé le danger comme passé, se dit qu’elle n’avait jamais vu l’Italie ni les eaux bleues de la Méditerranée sous un aspect plus aimable.

Les ombres des montagnes se projetaient bien loin sur la mer longtemps avant que le soleil fût descendu sous l’horizon ; parsemant tous les charmes du soir sur la côte orientale quelque temps avant de les faire partager à celle qui faisait face à l’occident. La Corse et la Sardaigne semblent être de vastes fragments des Alpes, jetés dans la mer par quelque convulsion de la nature, encore en vue de leur lit natal, et ressemblent, en quelque sorte, à des avant-postes de ces grandes murailles de l’Europe. Leurs montagnes ont la même formation, les mêmes pics blancs, — du moins pendant la plus grande partie de l’année, — et leurs flancs ont le même aspect mystérieux et déchiré. Cependant, indépendamment de leurs autres beautés, elles en ont une qui manque à la plupart des montagnes de la Suisse, quoiqu’on en rencontre des traces en Savoie et du côté méridional des Alpes ; elles ont cet étrange mélange du doux et du sévère, du sublime et du beau, qui caractérise si particulièrement la nature enchanteresse de l’Italie. Tel était en ce moment l’aspect de tout ce qui était visible du pont du Feu-Follet. La mer avec sa teinte d’un bleu foncé, perdait toutes les traces du vent d’ouest, et devenait lisse comme la surface d’une glace ; les montagnes, de l’autre côté, avaient un air grand et solennel, et montraient leurs contours raboteux qui se dessinaient sur un ciel brillant de toute la pompe qui termine le jour ; tandis que les vallées et les plaines plus voisines prenaient un air mystérieux, mais doux, couvertes par l’ombre des montagnes. Pianosa était presque en face, à une vingtaine de milles, s’élevant hors de l’eau comme un phare ; l’île d’Elbe se montrait au nord-est, mais ne paraissait plus alors qu’une pile sombre et confuse de montagnes ; et Ghita, une ou deux fois, crut distinguer sur la côte de l’Italie les contours obscurcis du mont Argentaro, où était sa demeure, quoique la distance, qui était de soixante à soixante-dix milles, rendît ce fait invraisemblable. À deux milles en mer, on voyait la frégate à l’ancre, ses voiles serrées, ses vergues brassées carré, tout en bon ordre, tout à sa place sur son pont, et formant un tableau parfait de symétrie. Il y a dans la vie, sur mer comme sur terre, des hommes de toute espèce, les uns prenant les choses comme elles viennent et se contentant de remplir leurs devoirs de la manière la plus tranquille, les autres concevant le même attachement pour leur navire qu’un fat pour sa propre personne, et ne se trouvant heureux qu’en cherchant à l’embellir. La sagesse en ceci, comme en beaucoup d’autres choses, se trouve entre les deux extrêmes : l’officier qui songe trop à l’apparence extérieure de son bâtiment accorde rarement une attention suffisante aux grands objets pour lesquels il a été construit et lancé à la mer ; et celui qui est tout à fait indifférent à cette apparence, a presque toujours l’esprit occupé de choses étrangères à ses devoirs et à sa profession, — si son esprit s’occupe de quelque chose. Cuff tenait presque le juste milieu, inclinant peut-être être un peu trop vers le dandy marin. La Proserpine, grâce aux constructeurs de Toulon, passait alors pour la plus belle frégate qui flottât sur la Méditerranée ; et en sa qualité de beauté reconnue, tous ceux qui avaient des rapports avec elle aimaient à la décorer, et à montrer ses belles proportions avec le plus d’avantage possible. Tandis qu’elle était mouillée, sur une seule ancre, Raoul, qui se trouvait juste hors de la portée de ses canons, ne put s’empêcher de la regarder avec envie, et un sentiment plein d’amertume s’éleva dans son cœur, en songeant aux accidents fortuits de la naissance et de la fortune qui lui ôtaient tout espoir de s’élever jamais au commandement d’un pareil bâtiment, et qui semblaient le condamner à n’être que corsaire toute sa vie.

La nature avait destiné Raoul Yvard à un poste beaucoup plus élevé que celui qu’il paraissait devoir toujours occuper dans sa carrière. Il était entré dans le monde sans aucun des avantages qui accompagnent les accidents de la naissance, et cela dans un moment de l’histoire de sa grande nation où les sentiments de la religion et de la morale y avaient été plus qu’ébranlés par la violente réaction qui avait renversé les abus de tant de siècles. Cependant ceux qui s’imaginent que la France, considérée dans son ensemble, fut coupable des horribles excès qui déshonorèrent sa lutte pour conquérir sa liberté, ne connaissent guère la grande masse de sentiments moraux qui resta intacte au milieu de toutes les abominations de ce temps, et prennent les crimes de quelques êtres détestables, et les exagérations de quelques esprits égarés, pour des preuves d’une dépravation radicale et universelle. Même la France du règne de la terreur n’est guère responsable que de cette mollesse qui fait de la plupart des hommes des instruments placés entre les mains des intrigants et des enthousiastes, doués de plus d’activité. — L’Amérique tolère souvent des erreurs qui ne diffèrent que par le degré des conséquences, par suite d’une même soumission aveugle à des impulsions quelconques ; et ce degré dépend même plus des accidents de l’histoire et des causes naturelles, que de l’influence qu’on doit attribuer à tel ou tel parti. Il en était de Raoul comme de son pays ; l’un et l’autre étaient la créature des circonstances, et si ce jeune homme avait quelques-uns des défauts de sa nation et de son siècle, il en avait aussi la plupart des grandes qualités. Le relâchement de ses idées religieuses, qui était son principal défaut aux yeux de Ghita, et qui ne pouvait manquer d’en paraître un très-grand à une jeune fille élevée comme elle l’avait été et ayant des sentiments de la plus haute piété, était l’erreur du jour, et Raoul avait du moins adopté cette erreur de bonne foi, circonstance qui le rendait, pour celle qu’il aimait, l’objet d’un pieux et saint intérêt, presque aussi puissant que la tendresse naturelle de son sexe pour celui à qui elle avait accordé toute son affection.

Tant qu’avait duré ce court combat contre les canots, et pendant le peu de temps qu’il avait été sous le feu de la frégate, Raoul avait été lui-même. Le tumulte et l’agitation d’un engagement l’armaient toujours de la force d’âme nécessaire pour des actions dignes de la réputation qu’il avait acquise ; mais pendant le reste de la journée il n’avait senti que peu de dispositions à guerroyer. Une fois assuré que ses mâts étaient encore solides ; la chasse ne lui avait causé que peu d’inquiétude ; et maintenant qu’il était à l’ancre sur une eau peu profonde, il se sentait à peu près comme le voyageur qui trouve une bonne auberge après la fatigue d’une journée pénible. Quand Ithuel lui parla de la possibilité d’une attaque nocturne par les canots, il lui répondit en riant par le proverbe qu’un enfant qui s’est brûlé les doigts craint le feu, et il ne s’en inquiéta guère. Cependant nulle précaution convenable ne fut négligée. Raoul avait coutume d’exiger beaucoup des hommes de son équipage dans les moments d’urgence ; mais, en toute autre occasion, il était aussi indulgent qu’un bon père au milieu d’enfants obéissants et respectueux. Cette qualité, et la fermeté et le sang-froid qu’il montrait invariablement dans le danger, étaient le secret de l’influence sans bornes qu’il exerçait sur son équipage ; tous ceux qui servaient sous ses ordres étant bien convaincus qu’il n’exigeait jamais de personne un devoir pénible sans que la nécessité l’y contraignît.

Dans l’occasion présente, dès que les matelots du Feu-Follet eurent soupé, il leur fut permis de se livrer à leurs danses ordinaires, et les chants romantiques de la Provence se firent entendre sur le gaillard d’avant. Il y régnait une gaieté cordiale, et il ne manquait que la présence de quelques femmes pour que cette scène ressemblât à l’amusement du soir d’un hameau sur la côte. Le beau sexe n’était pourtant pas complètement absent, ni en idée, ni en personne. Les chansons étaient remplies d’une galanterie chevaleresque, et Ghita les écoutait avec plaisir et intérêt. Elle était assise sur la lisse du couronnement, son oncle debout à son côté, tandis que Raoul se promenait sur le gaillard d’arrière et s’arrêtait à chaque tour pour exprimer quelque pensée ou quelque désir à des oreilles qui étaient toujours attentives. Enfin les chants et la danse se terminèrent, et tous les matelots descendirent sous le pont pour se jeter dans leurs hamacs, à l’exception de ceux qui devaient être de quart. Ce changement fut aussi frappant que subit. Le silence solennel d’une nuit éclairée par les étoiles succéda au rire léger, aux chants mélodieux, et à l’enjouement un peu bruyant d’hommes dont la gaieté naturelle semblait être restreinte par une sorte de civilisation supérieure à celle des marins des autres pays, et qui faisait que, quoique sans éducation, à bien des égards, ils blessaient bien rarement les convenances, ce qui arrive si souvent aux marins de la race anglo-saxonne. L’air frais commença bientôt à descendre des montagnes, et flottant sur la mer échaulée pendant la journée, il donna naissance à une légère brise de terre, qui soufflait exactement en sens contraire de celle qui, à peu près à la même heure, partait du continent voisin. Il n’y avait pas de lune, mais on ne pouvait dire que la nuit fût obscure, car des myriades d’étoiles brillaient dans le firmament, et remplissaient l’atmosphère d’une lumière qui servait à rendre les objets suffisamment distincts, et qui les laissait dans un demi-jour qui convenait à la scène et à l’heure. Raoul sentit l’influence de toutes ces circonstances à un degré extraordinaire, et elles le disposèrent à des pensées plus calmes que celles qui l’occupaient toujours dans ses moments de loisir. Il s’assit près de Ghita, dont l’oncle venait de descendre dans sa chambre pour se mettre à genoux et faire ses prières.

On n’entendait plus alors un seul pied s’appuyer sur le pont du lougre. Ithuel s’était porté près d’une bitte de bossoir, d’où il surveillait sans cesse son ancienne ennemie la Proserpine, la proximité de ce bâtiment ne lui permettant pas de dormir. Deux marins expérimentés, qui formaient seuls le quart du mouillage, comme on l’appelle, étaient stationnés à part l’un de l’autre, afin qu’ils ne pussent causer ; l’un sur le bossoir de tribord, l’autre dans les haubans du grand mât ; tous deux surveillant avec vigilance la mer et tout ce qui flottait sur son sein. En ce lieu retiré, ces objets étaient nécessairement en petit nombre, et ils ne se composaient que de la frégate, du lougre et de trois bâtiments côtiers que la Proserpine avait pris avant que la nuit tombât, et qu’elle avait relâchés ensuite. Un de ces bâtiments occupait à peu près le point milieu entre la frégate et le Feu-Follet, ayant jeté l’ancre après avoir fait des efforts infructueux pour avancer au nord, à l’aide du vent d’ouest expirant. Quoique la légère brise de terre qu’il faisait alors eût pu suffire pour le porter vers sa destination à raison d’un nœud ou deux, il semblait préférer rester où il était, et laisser une nuit de repos à son équipage, plutôt que de remettre à la voile sur-le-champ. La situation de cette felouque, et la circonstance qu’elle avait été abordée par la frégate pendant la soirée, l’avaient d’abord rendue suspecte à Raoul, et il avait ordonné qu’on la surveillât avec attention ; mais on n’avait rien découvert qui tendît à confirmer ses soupçons. Les mouvements de son équipage — la manière dont on avait jeté l’ancre, — la tranquillité complète qui régnait sur son bord, et même le mauvais arrangement de ses mâts et de son gréement, convainquirent Raoul que ses matelots n’avaient jamais servi sur un bâtiment de guerre. Cependant comme elle n’était qu’à un mille du lougre du côté de la mer, elle devait être surveillée, et le marin qui était en vigie dans les haubans était rarement une minute sans y fixer les yeux. Le second bâtiment côtier était un peu au sud de la frégate, portant toutes ses voiles et se dirigeant vers la terre, sans doute dans la vue de profiter autant que possible de la brise qui venait des montagnes. Sa position avait été déterminée une heure auparavant, et pendant tout ce temps elle n’avait changé que d’un demi-quart, quoiqu’il ne fût pas à une lieue ; ce qui prouvait combien il y avait peu de vent. Le troisième, qui était une petite felouque, était au nord, mais, depuis l’arrivée de la brise de terre, si on pouvait l’appeler une brise, il cherchait à tourner lentement au vent, et semblait disposé à traverser les bas-fonds plus près de la terre que l’endroit ou était le Feu-Follet, ou à entrer dans le Golo. On pouvait distinguer ses contours obscurs, quoique se dessinant sur la terre ; et il avançait lentement en travers sur l’avant du lougre, à environ un demi-mille plus près de la côte. Comme la rivière avait un fort courant, et que tous les bâtiments avaient le cap tourné vers la terre, Ithuel tournait quelquefois la tête pour voir quels progrès faisait celui-ci ; mais ils étaient si lents, qu’à peine pouvait-on remarquer qu’il changeât de position.

Après avoir regardé autour de lui en silence pendant quelques minutes, Raoul leva les yeux vers le ciel, et considéra les étoiles.

— Vous ne savez probablement pas, Ghita, dit-il, à quoi peuvent nous servir et nous servent ces étoiles à nous autres marins. Avec leur aide, nous sommes en état de dire ou nous nous trouvons, au milieu du plus vaste Océan, — de connaître tous les points du compas, — d’être en quelque sorte chez nous, même quand nous en sommes le plus éloignés. Le marin européen doit du moins aller bien loin au sud de l’équateur, avant de ne plus voir les étoiles qu’il aperçoit du seuil de la porte de la maison de son père.

— C’est une nouvelle idée pour moi, répondit Ghita, vivement frappée du sentiment poétique de ces expressions, et je suis surprise, Raoul, que vous ne m’en ayez jamais parlé jusqu’à présent. C’est une grande chose que ces astres aient le pouvoir de vous reporter chez vous et de vous retracer les objets qui vous sont familiers, quand vous êtes loin de tout ce que vous aimez.

— N’avez-vous jamais entendu dire que des amants fussent convenus de regarder tous les jours à une heure fixe une certaine étoile, afin que leurs pensées pussent se rencontrer malgré l’immensité des mers et des terres qui les séparaient ?

— C’est une question à laquelle vous pouvez répondre vous-même, Raoul, tout ce que j’ai jamais entendu dire de l’amour et des amants étant sorti de votre bouche,

— Eh bien donc, je vous le dis ; et j’espère que nous ne nous séparerons pas sans avoir choisi notre heure et notre étoile — si toutefois nous nous séparons encore. — Si je ne vous en ai point parlé plus tôt, Ghita, c’est parce que vous êtes toujours présente à ma pensée. — Je n’ai besoin d’aucune étoile pour me rappeler le mont Argentaro et les Tours.

Si nous disions que Ghita entendit ces mots sans plaisir, ce serait l’élever trop au-dessus d’une faiblesse aussi naturelle qu’aimable. Son cœur s’ouvrait toujours aux protestations de tendresse de Raoul, et rien n’était plus agréable à son oreille que les assurances qu’il lui donnait de son dévouement et de son amour. La franchise avec laquelle il convenait de ses défauts, et surtout de l’absence de ce sentiment religieux qui avait tant de prix aux yeux de sa maîtresse, donnait un nouveau poids à ses paroles, quand il parlait de sa tendresse. Quoique Ghita rougît en ce moment en l’écoutant, elle ne sourit pas, et parut mélancolique. Elle fut près d’une minute sans lui faire aucune réponse ; et quand elle répondit, ce fut d’une voix basse qui annonçait l’intensité de ses sentiments et de ses pensées.

— Ces astres peuvent avoir un usage plus relevé, dit-elle ; regardez-les, Raoul ; nous ne pouvons les compter, car lorsque nos yeux se fixent sur l’espace, ils semblent sortir les uns après les autres des profondeurs du ciel, et se moquer de tous nos calculs. Nous voyons qu’il y en a des milliers, et nous pouvons croire qu’il en existe des myriades. Vous devez avoir appris, puisque vous êtes navigateur, que ces astres sont des soleils comme le nôtre, autour desquels tournent d’autres mondes ; or, comment est-il possible de voir et de savoir tout cela, sans croire à un Dieu et sentir notre néant ?

— Je ne conteste pas qu’il existe un pouvoir pour gouverner tout cela, Ghita ; mais je soutiens que c’est un principe, et non un être ayant notre forme ; — que c’est la cause de toutes choses, et non une divinité.

— Qui dit que Dieu soit un être ayant notre forme, Raoul ? Personne ne le sait, — personne ne peut le savoir, — personne ne le dit parmi ceux qui le respectent et qui l’adorent comme ils le doivent.

— Vos prêtres ne disent-ils pas qu’il a créé l’homme à son image ? n’est-ce pas lui avoir donné sa forme et sa ressemblance ?

— Point du tout, mon cher Raoul. C’est l’avoir créé à l’image de son esprit. L’homme a reçu une âme qui partage, quoique à un bien faible degré, l’essence impérissable de Dieu, et c’est en ce sens qu’il a été créé à son image. Personne ne peut avoir osé en dire davantage. Mais quel être que celui qui est le maître de tous ces mondes brillants !

— Ghita, vous connaissez ma manière de penser sur tout cela, et vous savez aussi que je ne voudrais pas dire un seul mot qui pût vous blesser ou vous affliger.

— Ce n’est pas votre manière de penser, Raoul, c’est votre manière de parler qui fait toute la différence entre nous. Nul homme qui pense ne peut douter de l’existence d’un être supérieur à tout ce qui se trouve dans tout l’univers, et qui est le créateur de toutes choses.

— Si vous voulez dire d’un principe, Ghita, j’en conviens avec vous ; mais si vous parlez d’un être, je demande la preuve de son existence. Qu’il existe un principe puissant qui ait créé tous ces astres et placé toutes ces étoiles dans le firmament, c’est ce dont je n’ai jamais douté, car ce serait révoquer en doute un fait que j’ai tous les jours sous les yeux ; mais supposer un être capable de produire tout cela, ce serait croire à un être que je n’ai jamais vu.

— Et pourquoi ne pas supposer qu’un être a pu créer tout cela, aussi bien que ce que vous appelez un principe ?

— Parce que je vois tous les jours des principes au-dessus de mon intelligence à l’œuvre tout autour de moi. — Parce que j’en vois dans cette lourde frégate, qui gémit sous le poids de son artillerie, et qui flotte sur cette eau si légère ; — dans, les arbres, qui croissent sur la terre dont nous sommess voisins ; — dans les hommes, les animaux, les oiseaux, les poissons, qui naissent et qui meurent ; mais je ne vois ni ne connais aucun être qui soit en état de faire tout cela.

— C’est parce que vous ne connaissez pas Dieu ; il est le créateur des principes dont vous parlez, et il est infiniment plus puissant que tous vos principes.

— Cela est aisé à dire, Ghita, mais difficile à, prouver. Je prends un gland et je le plante dans la terre ; avec le temps il devient une plante, et avec les années un grand arbre. Or, tout cela dépend d’un principe mystérieux qui m’est inconnu, mais dont l’existence m’est démontrée, car je puis moi-même mettre ce principe en action en creusant la terre et en y plaçant une graine. Je puis même aller plus loin, du moins jusqu’à un certain point, car, en choisissant convenablement le sol et la saison, je puis accélérer ou retarder à mon gré la croissance de la plante, et même influer sur la conformation de l’arbre.

— Sans doute, Raoul ; jusqu’à un certain point, vous pouvez faire tout cela, et vous le pouvez précisément parce que vous avez été créé à l’image de Dieu. La faible ressemblance que vous avez avec cet être tout-puissant vous met en état de faire ce qui est impossible aux autres créatures. Si vous étiez son égal, vous pourriez créer le principe dont vous parlez, et que votre aveuglement prend pour celui qui en est le maître.

Ces mots furent prononcés avec plus d’émotion que Ghita n’en avait montré dans leurs fréquentes conversations sur ce sujet, et d’un ton si solennel, qu’il fit tressaillir celui auquel ils étaient adressés. Ghita n’était pas philosophe, dans l’acception commune de ce mot, tandis que Raoul croyait l’être beaucoup, malgré l’éducation imparfaite qu’il avait reçue ; et cependant les sentiments fortement religieux de la jeune fille développaient tellement ses facultés naturelles, qu’il s’étonnait souvent de l’entendre employer les meilleurs arguments à l’appui d’une cause qu’il se flattait de si bien connaître.

— Je crois, Ghita, répondit Raoul, que nous nous entendons à peine. Je ne prétends pas voir plus qu’il n’est permis à l’homme, ni comprendre plus qu’il ne lui est donné ; mais cela ne prouve rien ; car l’éléphant comprend plus que le cheval, et le cheval plus que le poisson. Il y a un principe qui gouverne tout dans le monde, et ce principe, nous l’appelons la nature. C’est elle qui a produit tous ces mondes que nous voyons parcourir l’espace, et tous les mystères de la création, et une de ses lois, c’est que rien de ce qu’elle a produit ne comprendra ses secrets.

— Vous n’avez qu’a vous imaginer que votre principe est un esprit, Raoul, un être qui ne peut tomber sous nos sens, pour avoir le Dieu des chrétiens. Est-il plus difficile de croire en lui qu’en votre principe inconnu, comme vous l’appelez ? Vous savez que vous pouvez construire un lougre, — trouver dans le soleil et les astres, à l’aide de votre raison, les moyens de traverser le vaste Océan, — pourquoi ne pas supposer qu’il existe un être supérieur qui peut faire encore davantage ? Vous-même vous pouvez neutraliser le pouvoir de votre grand principe ; vous pouvez empêcher la graine de croître et abattre l’arbre, et si le principe peut être ainsi détruit, quelque accident peut un jour détruire toute la création en en détruisant le principe. — Je n’ose vous parler de la révélation, car je sais que vous vous en moquez.

— Je puis ne pas y croire, chère Ghita ; mais je ne me moque de rien de ce que vous dites et de ce que vous respectez.

— Je vous en remercierais, Raoul, si je ne sentais que ce serait prendre pour moi un hommage qui doit être porté bien plus haut.

— Mais voici ma guitare, et je regrette que l’hymne à la Vierge n’ait pas été chantée ce soir à bord de votre lougre. Vous ne sauriez croire quelle douceur à une hymne quand elle est chantée sur l’eau. Je l’ai entendu chanter par l’équipage de la felouque qui est entre nous et la frégate, tandis que le vôtre chantait une chanson provençale à l’éloge de la beauté d’une femme, au lieu d’élever la voix pour célébrer les louanges du Créateur.

— Vous avez dessein de chanter cette hymne, Ghita, sans quoi vous n’auriez pas apporté votre guitare.

— Oui, Raoul, car j’ai toujours trouvé votre âme attendrie après une musique sainte. Qui sait si la merci de Dieu ne daignera pas un jour faire servir les notes de cette hymne à toucher votre cœur ?

Il y eut une pause d’un moment, et les doigts de Ghita, pinçant légèrement les cordes de son instrument, firent entendre une symphonie solennelle. Vinrent ensuite les doux sons de l’Ave Maria, accompagnés d’une voix mélodieuse qui aurait pu réellement attendrir un cœur de pierre. Napolitaine de naissance, Ghita avait toute la passion de son pays pour la musique, et elle avait appris quelque chose de la science musicale, qui semble innée chez toutes les nations de cette partie du monde. La nature l’avait douée d’une des voix les plus touchantes de son sexe, — d’une voix moins forte que douce et mélodieuse, et elle ne l’employait jamais à des chants religieux sans un léger tremblement qui en augmentait encore le charme, car c’était la sensibilité qui le causait. Tandis qu’elle chantait cette hymne bien connue, elle était animée d’un saint espoir que Dieu, dans ses voies miraculeuses, pourrait faire d’elle un instrument pour la conversion de son amant, et cette pensée doubla son talent. Jamais Ghita n’avait si bien chanté, et ce qui le prouva, c’est qu’Ithuel quitta son poste, et passa sur le gaillard d’arrière, pour mieux l’entendre, et que les deux vigies oublièrent momentanément leurs devoirs pour lui donner toute leur attention.

— Si quelque chose pouvait faire de moi un croyant, Ghita, murmura Raoul quand le dernier son eut expiré sur les lèvres de sa maîtresse, ce seraient les accents de votre voix mélodieuse. — Comment donc, monsieur Itouel ! êtes-vous aussi un amateur de musique sacrée ?

— La signora à une voix rare, capitaine Roule. Mais nous avons à songer à d’autres affaires. Si vous voulez passer sur l’avant, vous pourrez jeter un coup d’œil sur la petite felouque qui, depuis trois heures, a rampé le long du rivage en avant de nous. J’y vois je ne sais quoi qui ne me paraît pas naturel. Elle semble se rapprocher de nous, et on ne lui voit pas le moindre mouvement dans l’eau. Je regarde cette dernière circonstance comme contre nature pour un bâtiment qui à toutes ses voiles dehors, et avec la brise qu’il fait.

Raoul serra la main de Ghita, et l’invita à descendre dans sa chambre, car il craignait que l’air de la nuit ne nuisît à sa santé. Il se rendit ensuite sur l’avant, d’où il pouvait voir celle des trois felouques qui était le plus près de la côte, aussi bien que l’obscurité le permettait, et il éprouva quelque inquiétude en la voyant à si peu de distance du lougre. La dernière fois qu’il en avait remarqué la position, elle était au moins à un demi-mille de distance, et semblait passer en travers sur l’avant du Feu-Follet, avec assez de vent pour avoir fait depuis ce temps un mille en avant, et cependant il ne put voir qu’elle se fût avancée dans cette direction autant qu’elle avait dérivé vers le lougre.

— L’avez-vous examinée longtemps ? demanda-t-il à Ithuel.

— Depuis qu’elle a paru rester stationnaire, et il y a maintenant une vingtaine de minutes. Je suppose que c’est un bâtiment mauvais voilier ; il a été plusieurs heures à faire une lieue, et il y a assez d’air pour qu’un pareil esquif file trois nœuds par heure ; il est aisé de comprendre comment il dérive vers nous, car cette rivière a un courant très-fort, comme vous pouvez le voir par le bouillonnement de l’eau sous notre taille-mer ; mais, en même temps, je ne vois rien qui puisse l’empêcher d’aller en avant. J’en ai déterminé la position, il y a au moins un quart d’heure, par la lumière que vous voyez ici en ligne avec la montagne la plus voisine ; et depuis ce temps il n’a pas avancé de cinq fois sa longueur.

— Ce n’est qu’un bâtiment côtier de l’île de Corse, après tout, Ithuel. Je ne puis croire que les Anglais voulussent renouer connaissance avec notre mitraille, et tenter un nouvel abordage pour le plaisir de se faire battre une seconde fois.

— Dieu seul le sait : les hommes à bord de cette frégate sont des démons incarnés. Voyez ! il fait une bonne brise de nuit, et cette felouque n’est pas à une encâblure de nous. Relevez-la par la draille du foc, et vous verrez vous-même comme elle marche lentement en avant.

Raoul suivit ce conseil, et après un court examen il reconnut que la felouque n’avait aucun mouvement visible en avant, tandis qu’elle dérivait avec le courant précisément sur l’avant du lougre. Cette circonstance le convainquit qu’elle devait avoir une drague sur l’arrière, ce qui indiquait des intentions hostiles. L’ennemi était probablement en force à bord de cette felouque, et il était important de faire des préparatifs de défense.

Cependant, il répugnait encore à Raoul de faire éveiller tout son monde. Comme tous les hommes doués de sang-froid et de fermeté, il n’aimait point à donner une fausse alarme, et il lui paraissait si invraisemblable que les Anglais eussent si promptement oublié la leçon qu’ils avaient reçue dans la matinée, qu’il pouvait à peine ajouter foi au témoignage de ses sens. Ses hommes avaient travaillé péniblement toute la journée à réparer les avaries du lougre, et la plupart dormaient de ce sommeil profond qui suit la fatigue. Cependant, chaque minute amenait la felouque plus près du Feu-Follet, et augmentait le danger si l’ennemi s’en était réellement mis en possession. D’après toutes ces circonstances, il résolut de commencer par la héler, sachant que tout son équipage serait sur le pont en une minute, et que chacun dormait ayant ses armes à son côté, de crainte d’une attaque par les canots de la frégate pendant la nuit.

— Ho ! de la felouque ! s’écria Raoul, ce bâtiment étant déjà trop près pour qu’il eût besoin d’un porte-voix. Quel est ce bâtiment, et pourquoi dérive-t-il autant sur nous ?

La Belle Corse, répondit-on en un patois mêlé de français et d’italien ; comme Raoul s’y attendait, si l’équipage était celui d’un bâtiment côtier. — Nous sommes frétés pour la Padulella, et nous désirons longer la côte pour tenir le vent plus longtemps. Notre bâtiment n’est pas bon voilier, et nous dérivons parce que nous sommes en plein milieu du courant.

— Alors vous allez tomber en travers sur notre avant. Vous savez que je commande un bâtiment armé, et je ne puis permettre cela.

— Ah ! Signor ! nous sommes amis de la république, et nous ne voudrions pas vous nuire. Nous espérons que vous ne ferez aucun mal à de pauvres mariniers comme nous. Nous allons laisser arriver, s’il vous plaît, et nous passerons sous votre poupe.

Cette proposition fut faite si soudainement, et était si inattendue, que Raoul n’eut pas le temps d’y faire aucune objection, et quand même il aurait voulu en faire, elle, fut exécutée trop promptement pour lui en laisser le moyen. La felouque arriva vent arrière et gouverna presque sur l’avant du lougre, acquérant par l’aide combinée du vent et du courant une vitesse suffisante pour dissiper tous les doutes d’Ithuel.

— Tout le monde en haut pour repousser l’abordage ! s’écria Raoul s’élançant vers le cabestan pour prendre ses armes. Montez vite, mes enfants ! montez vite ! Il y a ici de la trahison.

Ces mots étaient à peine prononcés que Raoul était déjà de retour sur le pied du beaupré, et les plus actifs de ses matelots arrivaient successivement sur le pont. Pendant ce court espace de temps, la felouque s’était approchée à environ quarante toises : alors, à la grande surprise de tous ceux qui étaient sur le lougre, elle revint au vent, et se laissa dériver sur le Feu-Follet jusqu’à ce qu’elle parût arrêtée par le câble de ce bâtiment, son arrière tourné vers le bossoir de tribord du lougre. En ce moment, et précisément à l’instant où les deux bâtiments venaient en contact, on entendit un bruit d’aviron, on vit une flamme s’élancer par l’écoutille ouverte de la felouque, et cette lueur fit entrevoir assez loin un canot qui fuyait à force de rames.

— Un brûlot ! un brûlot ! s’écrièrent une vingtaine de voix en même temps ; et le ton d’horreur qui accompagnait ces cris annonçait l’existence d’un danger qui est peut-être le plus terrible de tous ceux que les marins aient à craindre.

Mais la voix de Raoul Yvard ne se faisait pas entendre. Du moment que son œil avait aperçu la flamme, il avait disparu du beaupré. On ne le revit qu’au bout d’une vingtaine de secondes, et il était alors sur la lisse de couronnement de la felouque, ayant sur l’épaule un bout de cordage qu’il avait ramassé sur le gaillard d’avant.

— Antoine ! François ! Grégoire ! s’écria-t-il d’une voix de tonnerre, suivez-moi ! Que le reste de l’équipage soit prêt à filer du câble, et qu’on frappe un grelin sur le bout.

L’équipage du Feu-Follet était habitué à l’ordre et à une obéissance implicite. Les officiers étaient arrivés sur le pont, et l’on se mit à exécuter les ordres du capitaine. Raoul lui-même avança sur la felouque, suivi des trois hommes qu’il avait appelés. Ils n’eurent pas de difficulté à éviter les flammes, quoiqu’elles sortissent par l’écoutille en large colonne. Comme Raoul le soupçonnait, la felouque avait été retenue par une chaîne passée en double sur le câble qui dirigeait sa dérive sur le lougre. Il amarra la chaîne de la felouque, avec le bout de corde qu’il avait emporté, sur son câble, et il passa l’autre bout par l’écubier de la felouque et l’amarra bien à son bord. Cette manœuvre n’était pas sans danger, car le feu menaçait déjà de lui interdire le retour sur son bord. Il réussit pourtant à y arriver sans accident avec les hommes qu’il avait emmenés, et qu’il faisait marcher devant lui. Dès qu’il eut mis le pied sur le gaillard d’avant du Feu-Follet, il s’écria :

— Filez le câble, mes enfants ; filez-le rondement, si vous voulez préserver notre beau lougre de l’incendie !

Il n’y avait pas un moment à perdre. Le lougre, étant debout au vent et au courant, cula à mesure qu’on filait du câble ; mais d’abord le brûlot, qui n’était déjà plus qu’une nappe de feu, son pont ayant été saturé de goudron, parut disposé à l’accompagner. Cependant, à la grande joie de tous ceux qui se trouvaient à bord du lougre, ils virent bientôt la poupe de la felouque se séparer de leur proue, et, ayant fait une embardée au moyen du gouvernail, en quelques secondes même son beaupré et son foc avaient échappé au danger. La felouque resta stationnaire, tandis que le lougre s’en éloignait en culant brasse à brasse, et il se trouva enfin à distance suffisante de cette masse embrasée.

Tous ces événements se passèrent en moins de cinq minutes, et tout avait été fait avec un sang-froid et une promptitude qui semblaient tenir de l’instinct plutôt que de la raison. La voix de Raoul ne se fit entendre que pour donner le peu d’ordres que nous avons rapportés ; et quand, à la lumière éblouissante qui illuminait le lougre et la surface de l’eau jusqu’à une certaine distance, et qui produisait même la clarté d’un beau midi, il vit Ghita regarder ce spectacle avec un air d’admiration mêlée de terreur, il s’approcha d’elle, et lui parla d’un ton léger, comme si ce n’eût été qu’une fête donnée pour leur amusement.

— Notre girandole ne le cède qu’à celle de Saint-Pierre, ma chère Ghita, dit-il en souriant ; nous l’avons échappé belle ; mais, grâce à votre Dieu, — je parlerai ainsi, si cela vous fait plaisir, — nous n’avons essuyé aucun malheur.

— Et vous avez été l’instrument de sa bonté, Raoul. J’ai tout vu de cet endroit ; car, lorsque j’ai entendu appeler l’équipage sur le pont, j’y suis montée aussi. Comme j’ai tremblé en vous voyant sur ce bâtiment enflammé !

— C’était un plan bien imaginé par messieurs les Anglais ; mais il a complètement échoué. Ce bâtiment avait une cargaison de goudron et autres approvisionnements pour la marine, et l’ayant capturé ce soir, ils ont cru éteindre notre Feu-Follet par une flamme plus forte et plus vive qu’ils ont allumée ; mais le Feu-Follet brillera encore lorsque leur feu sera éteint.

— N’y a-t-il donc pas de danger que ce brûlot ne vienne à nous ? Il en est si près que je ne suis pas sans alarmes.

— Il en est trop loin pour nous nuire, d’autant plus que nos voiles sont mouillées par la rosée. Il ne peut venir ici, tant que notre câble existera, et comme il est sous l’eau il ne peut brûler. Dans une demi-heure il n’en restera presque rien, et nous jouirons de ce feu de joie tant qu’il durera.

Et maintenant que toute crainte de danger était passée, c’était un spectacle dont on pouvait véritablement jouir. À l’aide de cette brillante lumière, on voyait la curiosité peinte sur tous les visages, qui étaient tournés vers cette masse embrasée, comme le tournesol suit la grande source de la chaleur dans sa route à travers les cieux ; tandis que les mâts, les voiles, les canons et même les plus petits objets qui étaient à bord du lougre sortaient de l’obscurité et brillaient comme s’ils eussent fait partie de cette illumination. Mais une flamme si ardente ne tarda pas à épuiser ses aliments. Les mâts de la felouque tombèrent bientôt en pyramides de feu ; le pont s’enfonça ; tous les bois succombèrent planche à planche, et la conflagration s’éteignit en grande partie dans l’eau qui en réfléchissait l’éclat. Au bout d’une heure, il ne restait guère que des cendres encore chaudes dans la cale du bâtiment.


CHAPITRE XII.


« Ils saluent un juge de paix, tant qu’il est en place, mais ils peuvent le culbuter l’année suivante ; ils respectent leur prêtre, mais n’étant pas d’accord sur le prix ou la croyance, ils le congédient sans crainte ; ils ont un talent naturel pour tout prévoir et tout savoir, et si Park revenait de son long voyage en Afrique pour leur montrer où est la source du Nil, ils lui répondraient : — Nous le savons. »
Halleck.



Raoul ne s’était mépris ni sur les moyens employés par ses ennemis, ni sur la manière dont ils les avaient obtenus. La frégate avait trouvé une des felouques chargée d’approvisionnements pour la marine, et entre autres choses de douze à quinze barils de goudron. Griffin, qui mourait d’envie de se venger de la défaite qu’il avait éprouvée le matin, pensa sur-le-champ qu’on pourrait faire de ce bâtiment un brûlot. Comme il offrit de le conduire lui-même, ce qui était toujours un service dangereux, le capitaine Cuff y avait consenti. Rien n’aurait pu être mieux concerté que tout ce qui eut rapport à cette entreprise, y compris la manière dont notre héros empêcha la destruction de son bâtiment. La frégate se plaça entre sa prise et le lougre pour lui cacher le fait qu’on mît un canot à bord de la felouque. Lorsque tout fut prêt, la felouque eut l’air d’avoir reçu la permission de continuer sa route, et l’on accorda véritablement cette permission aux deux autres pour mieux masquer le stratagème. Griffin, comme on l’a vu, longea la côte, son but étant de remonter plus haut que le lougre, en se rapprochant de lui autant que possible. Quand il se trouva en avant du lougre autant qu’il le désirait, il se servit de dragues pour rendre son petit bâtiment stationnaire, et se laissa aller à la dérive vers sa victime, comme nous l’avons déjà dit. Sans les inquiétudes et la sagacité d’Ithuel, le projet n’aurait pas été découvert ; et sans le sang-froid, le courage et les ressources d’esprit de Raoul, l’entreprise aurait infailliblement réussi, malgré les soupçons qu’on avait eus.

Cuff et ceux qui étaient avec lui sur le pont de la frégate, suivirent des yeux toute l’affaire avec le plus vif intérêt. Ils ne purent voir que les voiles de la felouque à l’aide d’une longue-vue de nuit, tandis qu’elle dérivait sur le lougre, et Yervelton venait de s’écrier que les deux bâtiments étaient en contact à l’instant où les flammes s’élevèrent. À une pareille distance, les deux bâtiments parurent être en feu, et lorsque le Feu-Follet se fut rapproché de la frégate d’une cinquantaine de brasses, en s’éloignant de la felouque embrasée, les trois bâtiments étaient si exactement sur la même ligne, que, du pont de la frégate, le lougre et la felouque semblaient se toucher encore et brûler ensemble. Les Anglais s’attendaient à entendre à chaque instant l’explosion du magasin à poudre du Feu-Follet ; et comme il n’y en eut point, ils en conclurent qu’il avait coulé à fond. Quant à Griffin, il avait fait force de rames vers la côte, tant pour ne pas être exposé au feu du corsaire en passant par son travers, que dans l’espoir d’intercepter Raoul, s’il cherchait à s’échapper sur un canot ; il alla même jusqu’à débarquer à une lieue du mouillage, sur les bords de la rivière, et il y resta longtemps après minuit. Voyant alors que les ténèbres devenaient encore plus épaisses, il retourna à la frégate, ayant grand soin de s’écarter du bâtiment incendié et fumant encore, de peur d’accident.

Telle était la situation des choses quand le capitaine Cuff monta sur le pont le lendemain matin au point du jour. Il avait donné ordre qu’on l’éveillât à cette heure, et il lui tardait d’avoir une bonne vue de la mer et surtout de la côte. Le rideau commença enfin à se lever lentement ; sa vue s’étendit de plus en plus loin sur la mer, puis sur la rivière, et enfin tout devint visible, et même la terre. Nul bâtiment d’aucune espèce n’était en vue, les restes de la felouque incendiée avaient même disparu ; cependant on les retrouva ensuite dans les brisants où ils avaient été jetés par le courant, mais on ne revit aucun vestige du Feu-Follet. Pas une tente dressée sur le rivage, pas un canot errant sur la mer, pas un mât porté sur l’eau à la dérive, pas le moindre fragment d’une voile. Tout avait sans doute été consumé par la conflagration. En descendant dans sa chambre, Cuff marchait la tête plus haute qu’il ne l’avait fait depuis l’affaire de la matinée précédente, et il ouvrit son pupitre d’un air très-content de lui-même et de ce qu’il avait fait. Cependant un généreux regret se mêlait à son triomphe. C’était beaucoup d’avoir détruit le corsaire le plus redouté qui fût jamais sorti d’un port de France, mais il était pénible de songer qu’il avait fait périr soixante-dix à quatre-vingts hommes, comme autant de chenilles jetées dans le feu. Quoi qu’il en fût, c’était une chose faite, et il fallait rédiger son rapport aux autorités supérieures. Il écrivit donc la lettre suivante à l’officier commandant en chef les forces navales anglaises dans la Méditerranée.


« À bord de la Frégate de Sa Majesté la Proserpine, à la hauteur de l’embouchure du Golo, de de Corse, le 23 Juillet 1799.


« Milord,

« J’ai la satisfaction de vous donner avis, pour l’information de milords les commissaires de l’Amirauté, de la destruction du corsaire républicain le Fiou-Folly, commandé par le fameux Raoul Yvard, dans la nuit du 22 courant. Les détails de ce succès important sont comme il suit : apprenant que ce célèbre écumeur de mer s’était montré sur les côtes du royaume de Naples et des états Romains, et y avait commis beaucoup de déprédations, je remontai le long de la péninsule, gardant la terre en vue, et nous arrivâmes dans le canal de l’île d’Elbe dans la matinée du 21 de ce mois. En découvrant la baie de Porto-Ferrajo, nous y vîmes à l’ancre, près de la ville, un lougre portant le pavillon anglais. Comme c’était un port ami, nous ne pûmes croire que c’était le Fiou-Folly ; cependant, voulant nous en assurer, nous approchâmes et nous lui fîmes des signaux ; mais tandis que nous avancions à l’est, il en profita pour s’échapper le long des rochers et s’enfuit au vent. Nous le poursuivîmes jusqu’à une courte distance, et nous allâmes ensuite sous le vent de Capraya, où nous restâmes jusqu’au 22 au matin, après quoi nous retournâmes devant Porto-Ferrajo. Nous retrouvâmes le lougre dans la baie ; et, le connaissant alors pour ce qu’il était, nous lui donnâmes la chasse. Un calme étant survenu, je le fis attaquer par mes canots, sous les ordres de MM. Winchester et Griffin, mes premier et second lieutenants. Après une vive escarmouche dans laquelle nous éprouvâmes quelque perte, quoique évidemment beaucoup moindre que celle des républicains, M. Yvard réussit à s’échapper à la faveur d’une brise qui s’éleva tout à coup. Ayant établi toutes mes voiles, nous nous remîmes en chasse et nous le poursuivîmes jusque dans l’embouchure du Golo, où il jeta l’ancre au milieu de bas-fonds et hors de la portée de nos canons. Ayant heureusement pris une felouque qui avait un chargement de goudron et d’autres combustibles, je résolus d’en faire un brûlot et de détruire ainsi ce bâtiment ennemi. Mon premier lieutenant, M. Winchester, ayant été blessé dans l’attaque des canots, je chargeai le second, M. Griffin, à sa propre demande, de ce service dangereux, et il s’en acquitta, vers dix heures du soir, avec le zèle, le sang-froid et l’intelligence d’un excellent officier. Je joins ici le rapport qu’il me fait de cette affaire, et je demande la permission de le recommander aux bonnes grâces de milords les commissaires de l’amirauté. Ils ont tout lieu d’être également satisfaits de la bonne conduite de M. Winchester, sous un feu très-vif dans la matinée. J’espère que cet estimable officier sera bientôt en état de reprendre son service.

« Permettez-moi, Milord, de vous féliciter de la destruction d’un croiseur si audacieux. Elle a été si complète qu’il ne reste pas un seul fragment de ce bâtiment. Il y a lieu de croire que tout l’équipage a péri. L’humanité peut regretter ce sacrifice de tant d’hommes, mais il a été fait pour le service de notre gouvernement et de la religion. Le lougre était rempli de femmes dissolues, dont l’équipage du brûlot a entendu les chants licencieux et irréligieux en s’en approchant. Je vais longer la côte pour voir si je n’y trouverai pas quelque radeau à la dérive, après quoi je me rendrai à Livourne pour y prendre des rafraîchissements.

« J’ai l’honneur d’être, Milord,

« Le très-obéissant serviteur de Votre Seigneurie,

« Richard Cuff,
« Au contre-amiral, le très-honorable lord Nelson,
duc de Bronté, etc., etc., etc. »


Cuff relut deux fois cette lettre ; et ayant fait venir Griffin, il lui en fit la lecture, jetant sur lui un regard en dessous, quand il en vint à l’endroit où il parlait de lui.

— Ainsi finit l’histoire de ce maudit Fiou-Folly, Griffin. J’espère qu’il ne donnera plus le change à aucun de nos croiseurs.

— Je l’espère comme vous, capitaine. Me permettrez-vous de vous engager à changer quelques lettres dans le nom de ce lougre ? Votre secrétaire pourra faire ce changement en copiant votre brouillon.

— J’ose dire que les Français l’écrivent autrement que nous ne le ferions ; car, en général, ils ne sont pas très-forts en orthographe. Écrivez ce nom comme vous l’entendrez, Griffin, quoique Nelson méprise autant que moi la philosophie et la science dont ils se vantent. Quant à l’anglais, je crois que vous le trouverez correctement orthographié. Comment écrivez-vous cet infernal nom ?

Feu-Follet, capitaine, répondit Griffin en écrivant ces mots sur un morceau de papier. Je pensais à vous demander la permission de prendre un canot pour aller jusqu’à l’endroit où le lougre était mouillé, et voir si je n’en découvrirais par quelques débris. Vous ne mettrez pas à la voile avant l’arrivée du vent d’ouest ?

— Non, probablement non. Eh bien ! je vais faire mettre mon gig à la mer, et nous irons ensemble. Il faut que le pauvre Winchester garde la chambre encore quelque temps ; ainsi, il est inutile de l’inviter à nous accompagner. Je n’ai pas voulu remuer la bile de Nelson en lui donnant le montant exact de la perte que nous avons faite dans l’affaire des canots.

— Je crois que vous avez bien fait, capitaine. « Quelque perte » est ce qu’on pouvait dire de mieux. Cela signifie — plus ou moins.

— C’était mon idée. J’ose dire qu’il y avait une vingtaine de femmes à bord du lougre ?

— C’est ce que je ne saurais dire, mais j’y ai entendu chanter une femme pendant que nous nous en approchions, et il est probable qu’elle n’y était pas seule. L’équipage du lougre était au complet, car c’était comme un essaim d’abeilles sur le gaillard d’avant quand nous nous éloignâmes. Je vis Raoul Yvard, à la lueur des flammes, aussi distinctement que je vous vois, et j’aurais pu l’abattre d’un coup de mousquet ; mais j’ai pensé que cela ne serait pas très-honorable.

— Vous avez eu raison, dit Cuff.

Et montant tous deux sur le pont, ils s’embarquèrent dans le gig[14], et se firent conduire à l’endroit où ils supposaient que le lougre avait péri. — Ils en parcoururent tous les environs, sans que le moindre débris de ce bâtiment parût à leurs yeux. Griffin dit qu’il supposait que lorsque la soute aux poudres avait été noyée, le robinet, dans la hâte et la confusion du moment, avait pu être laissé ouvert, circonstance qui pouvait fort bien avoir entraîné au fond de l’eau en deux ou trois heures un petit bâtiment, surtout après que sa coque avait été brûlée jusqu’à fleur d’eau. Il ne restait donc plus qu’à chercher la partie inférieure de cette coque au fond de la mer, et il n’était pas impossible de la trouver, car l’eau de la Méditerranée est ordinairement si claire que l’œil peut y distinguer les objets à la profondeur de plusieurs brasses ; même à l’embouchure du Golo, quoique ce fleuve arrive à la mer chargé des alluvions des montagnes. Il est presque inutile de dire que cette recherche ne réussit pas mieux que la première, car en ce moment le Feu-Follet était bien tranquillement à l’ancre à Bastia ; son équipage s’occupait déjà d’établir un nouveau grand mât, en place de celui qui était avarié ; et Carlo Giuntotardi, sa nièce et Raoul Yvard remontaient la principale rue de cette ville, qui est située sur une montagne comme Porto-Ferrajo, sans avoir rien à craindre des frégates anglaises, des brûlots et de tous les dangers de la mer. Mais tout cela était un profond mystère pour Cuff et son compagnon, qui avaient depuis longtemps l’habitude d’expliquer de la manière la plus favorable les résultats de leurs entreprises ; et ils étaient convaincus, non sans quelque raison, que le Feu-Follet, pour nous servir de leurs propres termes, avait laissé ses os quelque part le long de la côte.

Cuff aimait beaucoup la chasse, et il avait pris son fusil avec lui dans le dessein à demi formé de descendre à terre, et de passer le temps à chasser dans des marais voisins de la côte jusqu’à ce que le vent d’ouest arrivât. Après deux ou trois heures de recherche infructueuse, il fit part de son projet à Griffin.

— Il doit y avoir des bécasses dans ces marécages, ajouta-t-il, et dans un jour ou deux Winchester ne serait nullement fâché qu’on lui en servît une. Je n’ai jamais été blessé de ma vie sans avoir eu le désir de manger du gibier aussitôt que la fièvre était passée. Il doit y avoir aussi des bécassines sur les bords de cette rivière. C’est la saison des bécassines, Griffin.

— Il est encore plus probable, capitaine, que quelques hommes de l’équipage du corsaire ont gagné la terre à l’aide de planches ou de tonneaux vides, et qu’ils sont cachés dans les environs, épiant ce que font nos canots. Trois ou quatre d’entre eux seraient trop pour vous, capitaine, car tous ces drôles sont armés de grands couteaux aussi longs que nos coutelas.

— Votre idée peut être juste, Griffin, et je renonce à mon projet. Allons, Davy, retournons à la frégate, et nous nous mettrons à la recherche de quelque autre de ces vauriens de républicains.

Au bout d’une demi-heure, le gig était hissé à sa place à bord de la Proserpine, et trois heures après elle mit à la voile et prit lentement le large, car le vent d’ouest fut très-léger ce jour-là, et le soleil se coucha à l’instant où la frégate se trouvait par le travers de la petite île de Pianosa. Le vent vint alors du nord, et le cap du bâtiment fut placé à l’est, sa route étant entre cette île et l’île d’Elbe. Pendant toute la nuit la Proserpine avança lentement le long de la côte méridionale de cette dernière île, et quand elle eut pris le vent du sud le matin, elle reparut dans le canal de Piombino, précisément comme elle l’avait fait quand son nom s’est présenté pour la première fois sous les yeux du lecteur. Cuff avait donné ordre, suivant sa coutume, qu’on l’éveillât au point du jour ; car, dans cette guerre active et importante, c’était sa pratique invariable d’être à cette heure sur le pont, afin de voir de ses propres yeux ce que le hasard de la nuit pouvait avoir mis à sa portée.

— Eh bien ! Griffin, dit-il après avoir reçu le salut de l’officier de quart, nous avons en une nuit bien tranquille. Voici la pointe de Piombino, et nous avons encore l’île d’Elbe et ce petit îlot rocailleux à bâbord. Comme un jour ressemble à un autre, et surtout pour nous autres marins !

— Pensez-vous réellement ainsi, capitaine ? Suivant moi, on ne trouverait pas sur les tables de loch de la Proserpine un jour égal à celui d’hier, depuis que nous avons pris l’Epervier et son convoi. Oubliez-vous la destruction du Feu-Follet ?

— Oui, c’est quelque chose ; surtout pour vous, Griffin. Eh bien ! Nelson l’apprendra bientôt, car je lui enverrai ma dépêche dès que nous serons à Livourne, et nous nous y rendrons dès que j’aurai pu avoir une entrevue avec ces bonnes gens de Porto-Ferrajo. Après tout ce qui s’est passé, le moins que nous puissions faire, c’est d’informer votre vitché-govern-a-tory du succès que nous avons obtenu.

— Une voile ! cria l’homme qui était en vigie sur la vergue du hunier de misaine.

Les deux officiers se retournèrent, regardèrent autour d’eux, et le capitaine fit la question d’usage : — De quel côté ?

— Près de nous à bâbord, capitaine, par notre hanche du vent.

— Par notre hanche du vent ! Du diable si cela peut être vrai, Griffin. Le drôle aurait-il pris ce petit îlot pour la coque d’un bâtiment ?

— En ce cas, il faudrait qu’il l’eût prise pour un vingt-ponts, dit Griffin en riant. L’homme qui est là-haut est Ben Brown, et personne n’a de meilleurs yeux que lui à bord.

— Le voyez-vous, capitaine ? demanda Brown en regardant par-dessus son épaule.

— Non certainement, répondit Cuff. Est-ce que vous rêvez ?

— Il faut donc que cette petite île vous empêche de le voir. — C’est un lougre, et il ressemble à celui que nous avons brûlé la nuit dernière, aussi bien qu’un de nos bossoirs ressemble à l’autre.

— Un lougre ! s’écria Cuff. Quoi ! encore un autre de ces vagabonds ! Par Jupiter ! j’examinerai cela moi-même. Il y a dix contre un que je le verrai de la grande hune.

Trois minutes lui suffirent pour monter à la hune en question, ayant passé par le trou du chat, comme le fait tout homme sensé sur une frégate, surtout quand elle est stationnaire faute de vent. C’était un temps ou l’on avançait rapidement dans la marine anglaise ; on y voyait bien peu de lieutenants à barbe grise, et il s’y trouvait même quelques amiraux qui n’avaient pas encore leurs dents de sagesse. Cuff était donc encore jeune et actif, et il ne lui fallut pas de grands efforts pour monter les enfléchures de son bâtiment, comme nous venons de le dire. Une fois dans la hune, il ouvrit de grands yeux et resta une bonne minute immobile, regardant du côté que Ben Brown avait indiqué. Pendant tout ce temps, Griffin, debout sur le gaillard d’arrière, regardait le capitaine avec autant d’attention que celui-ci en mettait à considérer le bâtiment étranger. Cuff daigna enfin jeter un regard en dessous de lui, pour satisfaire la curiosité qu’il supposait que son second lieutenant devait naturellement éprouver. Griffin n’osait questionner son capitaine sur ce qu’il voyait, mais ses traits étaient un répertoire de questions sur ce sujet.

— Un frère corsaire, par Jupiter Ammon ! lui cria Cuff, et même un frère jumeau. Brown a eu raison de le dire, ils se ressemblent comme un bossoir à l’autre, et même encore plus, si je suis en état d’en juger.

— Que voulez-vous que nous fassions, capitaine ? demanda le lieutenant. Pendant tout ce temps nous avançons sous le vent. Je ne sache pas qu’il y ait positivement ici un courant, mais…

— Fort bien, Monsieur, fort bien. — Orientez-vous promptement bâbord amures, et qu’on dispose les canons de bâbord. Nous pouvons avoir à désemparer ce bâtiment avant de le prendre.

Après avoir ainsi parlé, Cuff descendit comme il était monté, c’est à-dire par le trou du chat, et il reparut bientôt sur le pont. La frégate offrit alors une scène d’activité et d’empressement. Tout le monde fut mis à l’ouvrage ; les uns démarrèrent les canons, les autres brassèrent les vergues d’après la nouvelle route.

Le lecteur comprendra beaucoup plus facilement ce qui va suivre, s’il peut jeter les yeux sur une carte de la côte d’Italie. Il y verra que la côte orientale de l’île d’Elbe s’étend à peu près du nord au sud, Piombino étant situé environ au nord-nord-est de son extrémité septentrionale. Près de cette extrémité se trouve la petite ville rocailleuse dont nous avons parlé plus d’une fois, et qui est le lieu dont, quinze ans plus tard, Napoléon fit le poste avancé de son empire insulaire. La Proserpine était du côté de cet îlot, et le lougre inconnu de l’autre. La frégate était assez avant dans le canal pour pouvoir serrer le vent, bâbord amures, en parant l’îlot, tandis que le lougre était assez au vent ou au sud pour ne pas être vu du pont de la frégate à cause des rochers qui se trouvaient entre les deux bâtiments. Comme la distance de l’îlot à l’île d’Elbe n’excédait pas une centaine de brasses, le capitaine Cuff espérait enfermer le lougre entre la terre et lui, étant bien loin de s’imaginer qu’il osât traverser un passage si étroit et si rocailleux. Mais il ne connaissait pas son homme, qui était Raoul Yvard, et qui était venu là de Bastia dans l’espoir d’éviter de rencontrer de nouveau son formidable ennemi. Il avait vu les voiles de la frégate au-dessus des rochers dès qu’il avait fait jour, et comme il ne doutait pas, lui, de l’existence de la Proserpine, il l’avait reconnue sur-le-champ. Le premier ordre qu’il donna fut d’orienter au plus près possible, et son grand désir était de profiter de sa position sous le vent des montagnes de l’île d’Elbe, pour entrer dans le même passage, dans lequel le vent soufflait avec plus de force que partout ailleurs.

Comme la Proserpine était à une bonne lieue de distance dans le canal, le Feu-Follet, qui ne marchait jamais avec plus de vitesse que par un vent léger, avait tout le temps d’arriver à son but. Au lieu d’éviter le passage étroit qui sépare les deux îles, Raoul y entra hardiment : et en tenant ses yeux vigilants attachés sur sa vergue de misaine pour qu’elle lui apprit le danger, il réussit à faire deux bordées dans ce détroit, et en sortit au sud par celle de tribord, doublant l’extrémité de l’îlot, à l’instant même où la frégate se montrait de l’autre côté. La tâche du lougre devenait alors facile, car il n’avait qu’à surveiller son ennemi et à virer à temps vent devant pour mettre l’îlot entre eux, puisque le capitaine anglais n’oserait faire entrer un bâtiment d’un tel tirant d’eau dans un passage si étroit. Raoul ne négligea pas cet avantage, et Cuff avait viré deux fois, s’approchant à chaque fois de plus en plus près de l’îlot, avant d’être convaincu que ses canons ne lui rendraient aucun service tant qu’il n’aurait pu du moins le doubler ; et qu’alors ils lui deviendraient très-probablement inutiles, par un vent si léger, attendu la distance à laquelle il serait de son ennemi.

— Laissons aller ce vagabond, Griffin, dit-il après avoir fait cette importante découverte ; c’est déjà quelque chose d’avoir délivré la mer de l’un d’eux. D’ailleurs, nous ne sommes pas sûrs que ce soit un bâtiment ennemi, car il n’a pas hissé de pavillon, et il paraît sortir de Porto-Ferrajo, qui est un port ami.

— Raoul Yvard en a fait autant, non pas une fois, mais deux, murmura Yelverton, qui, n’ayant été employé dans aucune des tentatives faites contre le Feu-Follet, était du petit nombre de ceux qui doutaient un peu de la destruction de ce bâtiment. Ces deux jumeaux se ressemblent extrêmement, et surtout Pompée, comme disait le nègre Américain de ses deux enfants.

Personne ne fit attention à cette remarque faite à demi-voix, car l’illusion de la destruction du lougre était si forte à bord de la Proserpine, qu’il aurait été aussi inutile de vouloir persuader aux officiers et aux matelots que le Feu-Follet n’avait pas été brûlé, qu’il le serait de faire croire à une grande nation qu’elle n’est pas exempte des faibles et des préjugés dont on avoue l’existence dans des états moins populeux. La Proserpine vira de nouveau, et, hissant son pavillon, elle entra bientôt dans la baie de Porto-Ferrajo, et jeta l’ancre près de l’endroit que le lougre avait occupé en deux occasions différentes. Le gig fut mis à la mer, et le capitaine, accompagné de Griffin, comme interprète, se rendit à terre et alla faire sa visite de cérémonie aux autorités.

Le vent étant extrêmement léger, tout ce que nous venons de rapporter ne put se faire qu’en plusieurs heures ; et lorsque les deux officiers montèrent la rue escarpée qui conduisait chez le vice-gouverneur, le jour était assez avancé pour rendre convenable le moment pris pour cette visite. Cuff, ayant mis son grand uniforme, ses épaulettes et son épée, attira l’attention générale dès qu’on le vit entrer dans un canot, et Vito Viti avait pris l’avance pour aller avertir son ami de la visite qu’il allait recevoir. Andréa Barrofaldi ne fut donc pas pris au dépourvu, et il eut quelques instants pour préparer ses excuses d’avoir été dupe d’un tour aussi impudent que celui qui lui avait été joué par Raoul Yvard. Il fit un accueil poli aux deux officiers, mais avec un air de dignité, et quoique tout ce que disaient les deux principaux interlocuteurs dût être traduit avant qu’ils pussent s’entendre, le cérémonial n’y perdit rien. Cette circonstance jeta d’abord un peu de gêne dans l’entrevue, mais chacun d’eux avait à dire quelque chose dont il désirait avoir l’esprit soulagé, et le naturel l’emporta bientôt sur l’affectation des formes.

— Je dois vous expliquer, sir Cuff, dit le vice-gouverneur, de quelle manière est arrivé ici, dans notre baie, un événement tout récent ; car, sans cette explication, vous pourriez être porté à nous considérer comme ayant négligé nos devoirs, et comme indignes de la confiance que le grand-duc nous accorde. Je fais allusion, comme vous devez le sentir, au fait que le Feu-Follet à deux fois été à l’ancre tranquillement sous les canons de nos batteries, et que son commandant et des hommes de son équipage ont reçu l’hospitalité à terre.

— De pareilles choses doivent arriver dans des temps comme ceux-ci, monsieur vitché-govern-a-tory ; et nous autres marins nous les attribuons aux accidents de la guerre, répondit très-gracieusement le capitaine Cuff, qui, après le succès qu’il venait d’obtenir, était trop magnanime pour juger les autres très-sévèrement. Il pourrait être plus difficile de tromper un capitaine d’un bâtiment de guerre, comme moi, par exemple ; mais j’ose dire, vitché-govern-a-tory, que s’il s’était agi de quelque chose qui eût eu rapport à l’administration de votre petite île, M. Yvard lui-même aurait eu à faire à plus fort que lui.

Le lecteur s’apercevra que le capitaine Cuff prononçait d’une manière assez étrange le mot italien énonçant la dignité d’Andréa Barrofaldi. C’était la suite du désir que nous avons tous dans nos rapports avec des étrangers de leur parler leur langue plutôt que la nôtre. Le digne capitaine n’avait pas une idée plus précise de ce que veut dire vice-gouverneur, que les Américains ne semblent en avoir encore à présent de ce que signifie vice-président ; mais comme il avait remarqué la prononciation italienne du mot vice-governatore, il cherchait à l’imiter de son mieux, quoiqu’un sourire se dessinât sur les lèvres de Griffin quand il le prononçait.

— Vous ne faites que me rendre justice, signor ou sir Cuff, comme je présume que je dois vous appeler ; car, en ce qui concerne nos devoirs ici, sur terre, nous ne sommes pas aussi ignorants qu’en ce qui a rapport à votre honorable profession. Ce Raoul Yvard s’est présenté à moi comme officier anglais, titre que j’estime et que je respecte ; et il avait pris audacieusement le nom d’une famille noble et puissante de votre pays.

— Ah ! le baroné ! s’écria Cuff, qui, dans ses rapports avec les Italiens du sud, ayant appris que ce mot signifiait également — fripon et baron, — aimait à l’employer quand il en trouvait l’occasion. Dites-moi, je vous prie, vitché, quel nom avait-il pris ? Cavendish-Howard-Seymour ? C’est quelqu’un de ces grands noms, Griffin, j’en réponds. Je suis surpris qu’il n’ait pas pris celui de Nelson.

— Non, Signor, il prit le nom de famille d’une autre race illustre, et se présenta devant moi sous le nom de sir Smit, fils de milordo Smit.

— Smit ! Smit ! je ne me souviens pas d’avoir vu un pareil nom sur la liste de la pairie d’Angleterre. Serait-ce Seymour que le vitché veut dire, Griffin ? C’est certainement un grand nom, et plusieurs membres de cette famille ont servi dans la marine. Il est possible que ce baroné ait eu assez d’impudence pour se donner le nom de Seymour.

— Je ne le crois pas, capitaine ; Smit est la manière dont les Français prononcent le nom de Smith ; et je suppose que ce M. Raoul s’est emparé du premier nom anglais qui lui est venu à l’esprit, comme un homme qui tombe par-dessus le bord s’accroche à une corde ou à une planche, et le hasard a voulu que ce nom fût Smith.

— Et qui diable a jamais entendu parler de lord Smith, Griffin ? Nous aurions une jolie espèce d’aristocratie, si l’on y trouvait des noms semblables !

— Le nom ne fait pas une grande différence, capitaine. L’essentiel, ce sont les actions et l’ancienneté de la famille.

— Et se donner un titre par-dessus le marché ! — sir Smit ! — J’ose dire qu’il aurait été prêt à faire serment que Sa Majesté l’a créé chevalier banneret, sous le pavillon royal et sur le pont du bâtiment qu’il commandait, comme cela est arrivé à quelques anciens amiraux. Cependant le vitché a oublié une partie de l’histoire, car ce devait être du moins sir John ou sir Thomas Smit.

— Non, capitaine, car les Français et les Italiens n’entendent rien à la manière dont nous employons les noms de baptême après un titre, de préférence aux noms de famille, comme sir Édouard, lord Harry, lady Betty.

— Au diable les Français ! Je puis croire tout ce que vous me direz d’eux ; mais j’aurais pensé que les Italiens en savaient davantage. — Maintenant il est à propos, Griffin, de faire comprendre au vitché de quel sujet nous venons de parler, car il pourrait trouver peu honnête que nous ayons ainsi causé ensemble ; — et en même temps chatouillez un peu son amour-propre en lui disant un mot de ses livres et de sa science, car notre chirurgien-major m’a dit qu’il avait appris à Livourne que le vitché avait toujours en main un livre ou un autre.

Le lieutenant exécuta cet ordre, et fit allusion à la réputation d’érudition d’Andréa, ce qui, dans les circonstances, ne venait pas mal à propos, et ce dont le vice-gouverneur se trouva très-flatté.

— Mes prétentions en littérature ne s’élèvent pas très haut, Signor, répondit Barrofaldi avec un air d’humilité, et je vous prie d’en assurer sir Cuff ; mais le peu de connaissances que j’ai acquises m’ont suffi pour me faire découvrir certaines impostures de ce corsaire qui ont été sur le point de me faire connaître la vérité dans un moment très-critique. Croiriez-vous qu’il a eu l’audace de me faire accroire, à moi, qu’il a existé un célèbre orateur anglais portant le même nom et ayant autant de mérite que le plus grand des orateurs de Rome et de Pompéi — un sir Cicéron ?

— Le fourbe ! s’écria Cuff quand ce nouveau trait d’impudence lui eut été expliqué par Griffin. Je crois que le drôle était capable de tout. Mais c’en est fait de lui à présent, et de tous ses sir Smit et sir Cicéron. — Griffin, apprenez au vitché quel a été le destin de ce baroné.

Griffin raconta alors au vice-gouverneur la manière dont on supposait que le Feu-Follet, Raoul Yvard et tout son équipage avaient péri dans les flammes, comme un nid de chenilles sur un arbre. Andréa Barrofaldi l’écouta avec un degré d’horreur convenable exprimée sur tous ses traits, mais Vito Viti donna des signes d’incrédulité qu’il ne chercha point à cacher. Griffin n’en continua pas moins sa relation, et il la termina en parlant des recherches infructueuses que le capitaine et lui avaient faites pour trouver quelques débris du bâtiment incendié.

Les deux fonctionnaires écoutèrent tout ce récit avec beaucoup d’attention. Ils se regardèrent ensuite l’un l’autre d’un air de surprise et en faisant des signes expressifs. Enfin Andréa se chargea de commencer l’explication.

— Il y a dans tout ceci quelque erreur fort extraordinaire, signor tenente, car Raoul Yvard vit encore ; nous l’avons vu doubler ce promontoire sur son lougre, ce matin à la pointe du jour.

— Oui, dit Cuff lorsque Griffin lui eut traduit ce peu de mots, le vitché a eu cette idée parce qu’il a vu le lougre que nous avons rencontré nous-mêmes ce matin : et je n’en suis pas surpris, car les deux bâtiments se ressemblaient d’une manière étonnante. Mais nous avons vu de nos propres yeux, Griffin, les flammes consumer le baroné, et il ne peut plus flotter sur l’eau. — Je dis le baroné, parce que, dans mon opinion, le Fiou-Folly est un aussi grand coquin que son commandant et chaque homme de son équipage.

Griffin traduisit ce discours aux deux Italiens ; mais ils ne furent pas convaincus,

— Non, non, signor tenente, dit le vice-gouverneur ; nous sommes certains que le lougre qui a passé ici ce matin était le Feu-Follet, car il a pris pendant la nuit une de nos felouques qui revenait de Livourne ; mais Raoul Yvard lui permit ensuite de continuer sa route, en reconnaissance, dit-il au patron, des bons traitements qu’il avait reçus ici quand il était à l’ancre dans notre port. Il porta même la présomption jusqu’à le charger de me présenter les compliments de sir Smit, et de m’assurer qu’il espérait pouvoir quelque jour m’offrir ses remerciements en personne.

Nos lecteurs peuvent se figurer si cette nouvelle fut agréable au capitaine Cuff. Après avoir fait plusieurs questions et reçu autant de réponses, il fut pourtant forcé d’y croire malgré lui. Il avait dans sa poche le projet de rapport officiel qu’il avait préparé pour annoncer la destruction du Feu-Follet, et il le déchira secrètement en si petits morceaux, qu’un mahométan même n’en aurait pu trouver un fragment assez grand pour y écrire le mot Allah !

— Il est diablement heureux, Griffin, dit-il après une assez longue pause, que ma dépêche ne soit pas partie ce matin pour Livourne ; Nelson aurait furieusement tempêté s’il l’avait reçue. Je n’ai pourtant jamais cru aussi dévotement nos vingt-neuf articles de foi que…

— Je crois qu’il y en a trente-neuf, capitaine, dit modestement Griffin.

— Trente-neuf, si vous voulez ; qu’importe qu’il y en ait dix de plus ou de moins en pareille affaire ? nous avons ordre de croire à tous, quand il y en aurait cent. Mais je n’y ai jamais cru aussi dévotement que je croyais à la destruction de cet infernal corsaire. Ma foi est ébranlée pour toute ma vie.

Griffin lui adressa quelques mots de condoléances, mais il était trop mortifié lui-même pour lui offrir des consolations. Barrofaldi mit fin à cette situation embarrassante en redoublant de politesse envers les deux officiers, et il les invita à déjeuner avec lui. On verra par la suite ce qui résulta de cette visite, et les communications auxquelles elle donna lieu.


CHAPITRE XIII.


« si vous avez jamais vu des jours plus heureux ; si vous avez jamais entendu le son de la cloche funèbre ; si vous vous êtes jamais assis à la table d’un riche, si vous avez jamais essuyé une larme tombant de vos paupières, si vous savez ce que c’est qu’éprouver et inspirer la pitié, laissez-moi émouvoir votre sensibilité. »
Shakspeare.



Il faut maintenant que le temps avance, et que nous transportions le lecteur dans une autre partie de la même mer, mais non à une grande distance. Qu’il s’imagine donc se trouver à l’entrée d’une grande baie, ayant seize à dix-huit milles de diamètre presque dans tous les sens, quoique les rives en soient dentelées par des promontoires et des criques, et dont la profondeur excède peut-être un peu sa plus grande largeur. Il occupera alors précisément l’endroit où nous désirons offrir à ses yeux un des plus beaux panoramas de l’univers. À sa droite est une île rocailleuse et élevée, couverte d’un tuf noir dont la formation magnifique est égayée par des vignobles souriants, et qui rendent intéressantes des ruines qui rappellent des événements remontant aux temps des Césars. Un petit détroit de la Méditerranée sépare cette île d’un promontoire escarpé qui s’élève sur le continent voisin. Vient alors une suite de hauteurs et de vallées pittoresques, parsemées de villages et ornées de paysages, tantôt agréables, tantôt imposants, et d’habitations monacales appelées dans la langue du pays camaldoli, jusqu’à ce que la vue atteigne une petite ville située dans une plaine qui s’élève de cent ou deux cents pieds au-dessus du niveau de la mer sur une base de tuf, et dont les maisons s’étendent jusqu’aux pieds des monts sourcilleux qui en bornent l’étendue du côté de la mer. Cette plaine, avec les habitations et les scènes d’une vie animée qu’elle présente, ressemble à une ruche, et les coteaux qui la terminent sont couverts de chaumières et de tous les signes des travaux champêtres. Quittant cette agréable partie de la côte, et suivant toujours les contours de la baie, nous arrivons à une pointe sur laquelle les montagnes deviennent colossales et élèvent leurs sommets en pic à six ou sept mille pieds vers les nuages ; tandis que leurs flancs tantôt sont hérissés de ravins et de précipices, tantôt prennent un air pittoresque, grâce aux tours, aux hameaux et aux monastères qui les couvrent, et que des villes et des villages sont épars sur leurs bases ou plutôt les entourent. Ici, la chaîne quitte les bords de la baie, suit la côte vers le sud ou s’étend dans l’intérieur du pays, et le rivage s’arrondissant au nord-ouest laisse entrevoir sur l’arrière-plan une large plaine, avant que l’œil arrive à une haute montagne isolée, de forme conique, qui, à proprement parler, commence la dentelure de la côte. L’œil de l’homme n’a jamais vu une réunion plus nombreuse de cités, de maisons, de villages et de vignobles, que celle que présentent les larges flancs de cette montagne solitaire, au delà de laquelle on obtient une vue plus étendue de la riche plaine qui semble cachée par derrière, et qui est terminée par la chaîne gigantesque des monts Apennins, comme par un mur lointain et mystérieux. Revenant vers le rivage, qui commence alors à incliner davantage à l’ouest, nous arrivons à une autre hauteur en tuf, qui à toute la fertilité caractéristique de cette formation particulière, ou une vaste cité, contenant près d’un demi-million d’âmes, est située, en proportion presque égale, sur les limites de la plaine et le long du bord de l’eau, ou sur les flancs de la montagne, les couvrant jusqu’à sa cime. À partir de ce point, la côte septentrionale de la baie est une masse confuse de villages, de villas, de palais, de ruines et de vignobles, jusqu’à ce que nous arrivions à son extrémité, qui est un promontoire peu élevé, comme son voisin du côté opposé. Une petite île vient ensuite, espèce de sentinelle placée par la nature ; après quoi la côte incline au nord, et forme une plus petite baie, riche jusqu’à satiété des restes du passé, et qui se termine à quelques milles plus loin par une pointe, formant une hauteur d’un sable rougeâtre, qui pourrait presque prétendre au nom de montagne. Après cela, nous voyons à l’ouest deux autres îles, dont l’une est plate, fertile et plus peuplée, dit-on, qu’aucune autre partie de l’Europe de même étendue, et l’autre est une glorieuse agglomération de montagnes à pic, de villes populeuses, de fertiles vallées, de châteaux, de maisons de campagne, et de matières volcaniques sorties du sein de volcans éteints depuis des siècles, le tout s’offrant aux yeux dans une confusion qui n’est ni sans grandeur ni sans beauté. Si le lecteur veut ajouter à cette description un rivage sur lequel il se trouve à peine une toise qui n’offre quelque souvenir intéressant des siècles passés, et, depuis les temps les plus reculés dont parle l’histoire jusqu’au moment actuel, — donner de la vie à la vue de la mer par une flotte de petits bâtiments à voiles latines, rendue de temps en temps plus pittoresque par l’apparition d’un grand bâtiment, — parsemer la baie d’une foule innombrable de bateaux pêcheurs, — et regarder une guirlande de fumée s’élever du haut de la montagne en cône qui est à l’entrée de la baie, — il se fera une idée de tout ce qui frappe les yeux de l’étranger qui arrive à Naples par mer.

Le zéphyr soufflait encore, et la flotte de speronares, ou felouques sans pont, qui, dans cette saison, va tous les matins de la côte méridionale de la baie à Naples, passait sous le Vésuve, les uns allant aussi loin que Massa, les autres ayant le cap tourné vers Sorente, ou Vico, ou Persano, et plusieurs marchant vent arrière vers Castellamare ou ses environs. La brise commençait à fraîchir au point que tous les pêcheurs songeaient à retourner à terre, et rompaient leur ligne, qui, en certains endroits, s’étendait presque à une lieue, quoiqu’ils ne fussent pas éloignés les uns des autres à plus de distance qu’il n’en fallait pour qu’ils pussent se parler. L’entrée de la baie était couverte de petits bâtiments marchant de différents côtés, tandis qu’un grand nombre de bâtiments anglais, russes, napolitains et turcs, vaisseaux à deux-ponts, frégates et corvettes, étaient à l’ancre en face de la ville. À bord d’un des plus grands vaisseaux, on voyait flotter le pavillon de contre-amiral, hissé au mât d’artimon, symbole du rang de son commandant. Une corvette seule étant à la voile. Elle avait quitté son mouillage une heure auparavant, et avec bonnettes à tribord, elle traversait diagonalement cette baie magnifique, paraissant se diriger vers le passage entre Capri et la pointe de Campanella pour aller en Sicile. Elle aurait aisément pu doubler l’île ; mais son commandant, homme qui aimait ses aises, voulant, dès le départ, avoir une bonne navigation, avait pensé qu’en serrant la côte il pourrait profiter de la brise de terre pendant la nuit ; et il se fiait au zéphyr qui soufflait alors pour traverser le golfe de Salerne. Une frégate s’était aussi détachée de la flotte sous ses voiles d’étai, dès que le vent d’ouest s’était fait sentir ; mais elle avait mouillé ; se tenait à pic sur son ancre, et semblait attendre quelques préparatifs ou des ordres pour partir, son commandant étant en ce moment à bord du contre-amiral. Cette frégate était la Proserpine, de 36 canons, capitaine Cuff ; bâtiment et officier qui sont déjà de la connaissance du lecteur. Environ une heure auparavant, le capitaine Cuff avait été appelé par un signal à bord du Foudroyant, et il y avait trouvé un homme de petite taille, ayant le teint jaunâtre et les membres grêles, et ayant perdu le bras droit, qui se promenait dans la chambre du conseil, et l’attendait avec impatience.

— Eh bien ! Cuff, dit ce personnage dont les traits n’avaient rien de prévenant, en secouant le moignon du bras qu’il avait perdu, je vois que vous avez quitté le troupeau. Êtes-vous tous prêts à mettre à la voile ?

— Nous avons près du rivage, Milord, un canot qui attend les dépêches. Dès que nous les aurons reçues, nous lèverons notre ancre qui est seulement pic.

— Fort bien. J’ai envoyé le Ringdove au sud avec les mêmes instructions, et je vois qu’il est déjà en route, et à une demi-lieue du mouillage. Ce M. Griffin paraît un jeune homme de mérite. Je suis content du rapport qu’il a fait sur la manière dont il a conduit son brûlot, quoique ce coquin de Français ait réussi à lui échapper. Après tout ce Rowl I… I… Comment prononcez-vous le nom de ce drôle, Cuff ? je ne puis jamais venir à bout de ce jargon.

— Pour vous dire la vérité, sir Horatio ; pardon, Milord, je veux dire, il y a en moi un je ne sais quoi si essentiellement anglais, que je n’aurais jamais pu apprendre le français, même si j’étais né à Paris et que j’y eusse été élevé. Il y a trop de saxon dans mon gosier pour que je puisse avaler des mots qui, la moitié du temps, ne signifient rien.

— Je ne vous en aime que mieux, Cuff, répondit l’amiral en souriant, sourire qui donna presque un air de beauté à des traits qui étaient plutôt laids quand ils étaient impassibles ; singularité qui n’est pas très-rare quand une forte volonté donne de l’expression à la physionomie, et qu’au fond le cœur est réellement bon.

— Un Anglais n’a que faire de rien de ce qui est français. — Ce jeune M. Griffin paraît avoir de l’ardeur, et je regarde toujours comme un bon signe qu’un jeune homme demande à être chargé d’une mission aussi dangereuse que celle de conduire un brûlot. — Il m’a dit qu’il n’est que votre second lieutenant. Où était le premier pendant ce temps ?

— Il avait été blessé à la jambe le matin, dans l’affaire des canots, Milord, et par conséquent je ne pouvais le charger de cette entreprise. Il se nomme Winchester, et je crois que vous devez vous le rappeler, car il était troisième lieutenant du capitaine Miller dans le combat du cap Saint-Vincent. Miller en avait une fort bonne opinion, et quand je passai du commandement de l’Arrow à celui de la Proserpine, il me le donna pour second lieutenant. La mort de mon premier, le pauvre Druy, le fit naturellement nommer à sa place.

— Oui, oui, j’en ai quelque souvenir, Cuff. Ce fut une journée brillante, et rien de ce qui s’y passa ne peut s’effacer de mon esprit. — Et vous me dites que M. Griffin accrocha avec un grappin le câble du lougre ?

— Oui, Milord, il n’y a pas le moindre doute. J’ai vu de mes propres yeux, à l’aide d’une longue vue de nuit, les deux bâtiments accrochés l’un à l’autre, et paraissant également en feu. — Je l’ai vu aussi clairement que j’ai vu des flammes sortir du cratère du Vésuve par une nuit obscure.

— Et cependant ce Fiou-Folly a échappé à ce péril. — Le pauvre Griffin a couru un grand risque sans beaucoup de profit.

— Oui, sans doute, Milord.

Nelson, qui se promenait dans la chambre tandis que Cuff restait debout, le respect l’ayant empêché de s’asseoir, quoique l’amiral l’y eût invité par un geste, s’arrêta tout à coup, et le regarda fixement en face. L’expression de sa physionomie était alors douce et sérieuse, et le moment de silence qui précéda ses paroles leur donna plus de poids et de solennité.

— Un jour viendra, Cuff, où ce jeune homme s’applaudira d’avoir échoué dans sa tentative contre ces vauriens, tout Français qu’ils sont. Oui, il s’en réjouira du fond du cœur.

— Milord !

— Je sens que ce discours peut vous paraître étrange, Cuff ; mais personne n’en dort mieux pour avoir brûlé ou fait sauter en l’air une centaine de ses semblables, comme autant de veuves sur la côte de Malabar dans un suttee[15]. Mais nous n’en devons pas moins des éloges à ceux qui ont fait ce qui était certainement leur devoir.

— Faut-il en conclure, Milord, que la Proserpine ne doit pas détruire le Fiou-Folly à tous risques, si elle a le bonheur de le rencontrer encore ?

— Non certainement, Monsieur, non. Nous avons ordre de brûler, couler à fond et détruire. Telle est la politique de l’Angleterre dans cette guerre à mort, et nous devons nous y conformer. Vous savez aussi bien que moi pourquoi nous nous battons, et ce n’est point une guerre qu’on puisse faire avec politesse ; cependant on n’aime point à voir une cause glorieuse et sacrée ternie par la barbarie. Le sort des hommes qui périssent dans un combat loyal et à armes égales mérite d’être envié plutôt que d’être plaint, puisqu’ils ne font que payer leur dette à la nature un peu plus tôt qu’ils ne l’auraient fait sans cela ; mais il y a quelque chose de révoltant à brûler nos semblables comme on brûlerait des haillons après une peste. Mais il faut, à tout prix, arrêter les déprédations de ce lougre. Il ne faut pas que le commerce anglais soit inquiété et que le pouvoir de l’Angleterre soit bravé d’une manière aussi audacieuse, avec impunité. Il faut faire tous les sacrifices nécessaires, Cuff, pour arrêter dans leur carrière ces tigres français.

— Je sais cela, Milord, et je n’aime pas un républicain plus que vous ne l’aimez, vous ou Sa Majesté, qui, je suppose, n’a pas plus de goût pour cet animal que la chair et le sang ne peuvent en donner.

— Je connais vos sentiments, Cuff ; je n’en doute nullement, et je ne vous en estime que plus. — Dans des temps comme ceux-ci, haïr les Français doit faire partie de la religion des Anglais. Après la paix de 1783, je traversai la Manche dans le dessein d’apprendre leur langue ; mais il y avait si peu de sympathie entre leur jargon et moi, que je ne fus jamais en état d’en écrire une ligne, ni même de demander intelligiblement les choses nécessaires à la vie.

— Si vous avez jamais pu demander la moindre chose, vous avez surpassé tous mes efforts, car je n’ai jamais pu distinguer la poupe de la proue dans leur baragoin.

— C’est un jargon infernal, Cuff, et leurs académies, leur fausse philosophie et leur manque de religion en ont fait une telle masse de confusion, qu’ils finiront bientôt par n’y rien comprendre eux-mêmes. Quelle sorte de noms ils donnent à leurs bâtiments depuis qu’il ont décapité leur roi et renoncé à leur Dieu ? Qui aurait jamais songé, par exemple, à baptiser un lougre sous le nom de Fiou-Folly ? — Je crois que j’en prononce le nom correctement.

— Parfaitement C’est ainsi que le prononce Griffin ; seulement il donne à la dernière syllabe un son un peu plus ouvert, et il prononce folly comme si c’était follay. Mais c’est la même chose, folly est toujours folly, qu’on le prononce comme on le voudra ; mais Griffin parle si souvent français et italien, que son anglais s’en ressent un peu. Son père était consul, et il a arrimé dans le cerveau de son fils une demi-douzaine de langues étrangères.

Pendant qu’il parlait ainsi, Nelson continuait à se promener en souriant, moitié avec amertume, moitié avec une sorte d’ironie qui le portait à être content de lui-même.

— Vous rappelez-vous, Cuff, dit-il après avoir fait un tour ou deux en silence, le nom du vaisseau avec lequel nous eûmes une vive escarmouche à la hauteur de Toulon, sur le vieil Agamemnon, ce vaisseau de 84 que nous démâtâmes, et que la frégate prit à la remorque, après l’avoir poivré de manière à donner quelque goût à leur soupe française ? — Savez-vous quel était son nom en bon et honnête anglais ?

— Non Milord ; je me souviens seulement que les Français l’appelaient Za-ira. Et j’ai toujours supposé que c’était le nom d’un Grec ou d’un Romain, ou de quelqu’un de leurs nouveaux saints républicains.

— Eux ! du diable ! ils ne font pas de nouveaux saints puisqu’ils ont cassé les anciens. Il y a du moins quelque chose de respectable dans les noms des bâtiments d’une escadre espagnole, et l’on sent que c’est à des gentlemen qu’on apprend à vivre quand on a affaire à eux. Non, Cuff, le vaisseau dont je parle se nommait en français le That will do[16]. Je m’imagine qu’ils ont pensé plus d’une fois à leur nom, tandis qu’ils avaient sur leur hanche le vieux Grec, brisant les fenêtres de leurs chambres. Et nous, si nous l’avions pris et qu’on l’eût équipé pour le service de l’Angleterre, le beau nom, n’est-ce pas, à lui donner, le Thal will do, de 84, capitaine Cuff !

— J’aurais certainement présenté une pétition aux lords commissaires de l’amirauté pour qu’on en changeât le nom.

— Et vous auriez bien fait. Autant vaudrait faire voile sur un bâtiment de guerre nommé l’Enough[17]. Et le trois-ponts qui l’aida à se tirer d’embarras c’était le Sans-Culottes, comme les Français l’appelaient. Savez-vous ce que signifie ces mots en anglais ?

— Non, Milord. S’il faut avouer la vérité, je ne suis pas un savant, et je suis tout à fait sans ambition à cet égard. Je suppose que sans est le mot français qui signifie saint ; mais qui était culottes, c’est ce dont je n’ai pas la moindre idée.

Nelson sourit, et la tournure que prenait la conversation parut lui donner une satisfaction secrète. Si l’on eût su la vérité, on aurait vu que quelque chose lui pesait sur l’esprit, et que, par une forte impulsion, ses sentiments le disposaient à passer d’un extrême à l’autre, comme cela arrive souvent aux hommes qui se laissent dominer ainsi, surtout quand leurs dispositions sont généralement bonnes.

— Vous vous trompez pour cette fois, mon cher Cuff ; sans culottes signifie en anglais without breeches. Appeler un vaisseau à trois ponts le Without-Breeches ! Je ne vois pas comment un capitaine respectable peut mentionner un pareil nom dans ses dépêches sans un sentiment de honte qui doit faire chavirer toute sa philosophie. La ligne était formée par le vaisseau le That will do, marchant en tête, et ayant pour matelot d’arrière le Whithout-Breeches ! — Qu’en dites-vous, capitaine Cuff ? Du diable si je voudrais servir dans une marine dont les vaisseaux porteraient de pareils noms. C’est mille fois pire que tous ces saints dont les Espagnols chamarrent leurs vaisseaux, comme une longue ligne de canots remorquant un bâtiment à son mouillage.

La conversation fut interrompue en ce moment par un midshipman, qui vint annoncer qu’un homme et une femme venant de terre désiraient lui parler pour une affaire pressante.

— Faites-les entrer, Monsieur, répondit Nelson. — Je mène ici une vie dure, Cuff ; car il n’y a pas à Naples une blanchisseuse ou un marchand qui ne me traite exactement comme si j’étais un podestat, chargé de prononcer sur toutes les querelles pour du linge perdu ou des objets vendus à crédit. Il faudra que Sa Majesté nomme un lord premier juge sur chaque escadre pour rendre la justice en tout ce qui concerne les midshipmen, ou pas un officier ne voudra bientôt hisser un pavillon à son service.

— Sûrement, Milord, les capitaines peuvent décharger vos épaules de ce fardeau.

— Il y en a qui le peuvent et qui le font ; mais il y en a aussi qui ne le peuvent plus, et d’autres qui ne veulent pas le faire. Mais je suppose que voici les plaignants ; vous entendrez la plainte, Cuff, et vous agirez comme second juge.

La porte s’ouvrit en ce moment, et les deux personnes qu’on attendait entrèrent dans la chambre. C’étaient un homme de cinquante ans au moins, et une fille d’environ dix-neuf. L’extérieur du premier n’avait rien de remarquable, et il avait l’air soucieux et les yeux baissés ; mais la jeune fille avait toute l’expression, la grâce et la beauté qui caractérisaient la physionomie et la tournure de Ghita Caraccioli, car c’étaient elle et Carlo Giuntotardi, son oncle, qui venaient d’entrer. Nelson fut frappé de l’air aimable et modeste de Ghita, et quoiqu’il continuât à rester debout, ainsi que le capitaine Cuff, il l’invita poliment à s’asseoir. Quelques efforts qu’il fit pour se faire comprendre le convainquirent bientôt qu’il lui fallait un interprète, puisque ni l’oncle ni la nièce ne parlaient anglais, et il savait trop peu d’italien pour pouvoir entretenir une conversation suivie. Il hésita un instant, et s’approcha de la porte de la chambre de l’arrière, dans laquelle Cuff avait entendu de temps en temps des voix, dont l’une était évidemment celle d’une femme. Il s’appuya contre la cloison, eut l’air de réfléchir encore, et fit enfin connaître ses désirs ainsi qu’il suit :

— Il faut que je vous demande un service que je ne songerais pas à vous demander dans un cas ordinaire, dit-il avec un accent de douceur qui prouvait qu’il s’adressait à une personne qui exerçait sur lui une influence habituelle. J’ai besoin d’un interprète entre moi et une femme qui est la seconde en beauté parmi toutes celles qui sont actuellement dans le royaume de Naples, et personne ne convient mieux à cet emploi que celle qui est la première.

— De tout mon cœur, mon cher Nelson, répondit de l’intérieur une voix de femme belle et sonore. Sir William est tout occupé de ses antiquités, et je commençais réellement à m’ennuyer faute d’occupation. Je suppose que vous avez à redresser, en votre qualité de lord grand chancelier de l’escadre, les griefs de quelque dame à qui l’on a fait injure ?

— Je ne sais pas encore quelle est la nature de sa plainte ; mais ce sera probablement quelque chose de semblable à ce que vous supposez. Dans tous les cas, elle ne peut trouver une meilleure intercession que celle d’une femme qui est si supérieure aux faiblesses et à la fragilité de son sexe.

La dame qui entra alors dans la chambre du conseil n’offrait pas dans son extérieur ce qui aurait justifié le dernier éloge que l’amiral anglais venait d’en faire. Quoique d’une beauté remarquable, il y avait dans l’expression de sa physionomie quelque chose qui sentait l’art et l’apprêt, et qui ne devenait que plus frappant par le contraste qu’offrait l’air pur et ingénu qui brillait dans tous les traits de Ghita. L’une aurait pu passer pour une image parfaite de Circé ; l’autre aurait fourni un excellent modèle pour une vestale, si une de ces anciennes prêtresse avait pu offrir dans ses traits l’impression morale des vérités sublimes qui sont annoncées par les véritables oracles de Dieu. La belle dame était une femme dont les charmes avaient atteint leur midi, et appelaient à leur aide toutes les ressources de la toilette et d’un goût qui, s’il n’était pas épuré, était du moins piquant et recherché ; la jeune fille, au contraire, n’avait que le simple corset napolitain de couleur sombre, et sa tête n’avait d’autre ornement que les tresses de ses beaux cheveux : costume qui faisait pourtant valoir sa taille sans défaut et sa physionomie séduisante, mieux que n’aurait pu le faire le talent des couturières les plus renommées.

La dame montra un peu de surprise et peut-être une ombre d’inquiétude au premier regard qu’elle jeta sur Ghita ; mais, trop bonne actrice pour se déconcerter facilement, elle sourit et reprit de suite toute son assurance.

— Est-ce là, Nelson, la personne en question ? demanda-t-elle avec l’expression de cette sensibilité naturelle à son sexe. Et ce pauvre vieillard, c’est sans doute un père dont le cœur est brisé ?

— Souvenez-vous que je ne connais pas encore le motif de leur arrivée, et par conséquent je ne puis rien vous garantir.

— Capitaine Cuff, dit la dame, j’espère que je vous vois bien portant. Sir William se joint à l’amiral pour vous prier de prendre votre part aujourd’hui d’un dîner de famille.

— Et que dit la maîtresse, non de la maison, mais du vaisseau ? demanda Nelson, dont les yeux n’avaient pas cessé un instant d’être fixés sur la sirène depuis qu’elle était entrée.

— Elle dit — sans accepter le titre que vous lui donnez, quelque honorable qu’il soit, — qu’elle se réunit aux autres pour inviter le capitaine Cuff à nous accorder le plaisir de sa compagnie. — Nelson m’a appris, capitaine, que vous êtes un de ses vieux Agamemnons, comme il vous appelle tous, jeunes et vieux, grands et petits, vous autres qui avez servi avec lui à bord de ce bâtiment, et j’aime jusqu’au son de ce nom. Quel glorieux titre pour un vaisseau ! — Agamemnon ! — un Grec, commandé par un cœur véritablement anglais !

— Oui, ce nom vaut un peu mieux que celui de That will do et que l’autre, hein, Cuff ? dit Nelson, souriant en regardant le capitaine. — Mais, pendant tout ce temps, nous ne savons pas encore ce que désirent de nous cet Italien, dont l’air est si honnête, et sa compagne, dont la figure est si ingénue.

— Dans cette affaire, Messieurs, dit la dame, je ne dois être regardée que comme un écho qui répète les mots qu’il a entendus, mais un écho irlandais qui répète dans une langue ce qu’il a entendu dans une autre. Faites vos questions, Milord, je les traduirai fidèlement ; et je vous rendrai les réponses avec la même exactitude. J’espère seulement que le capitaine Cuff sortira de cette affaire aussi innocent qu’il en a l’air en ce moment.

L’amiral sourit, mais cette plaisanterie ne troubla pas la tranquillité de celui qui en était l’objet ; car, cinq minutes auparavant, il ignorait l’existence des deux étrangers qui étaient en sa présence. La hardiesse des allusions de la dame se ressentait des libertés qu’on se permet à bord d’un bâtiment, et des habitudes de la partie du monde où cette scène se passait.

— Nous nous informerons d’abord du nom de ce digne homme, si vous voulez bien le lui demander, dit Nelson à sa belle amie.

— Carlo Giuntotardi, noble dame, autrefois pauvre savant à Naples, et maintenant gardien des tours du prince sur les hauteurs d’Argentaro, répondit avec respect l’oncle de Ghita, qui, de même que sa nièce, avait refusé de s’asseoir, de sorte que tout le monde était debout.

— C’est un fort bon nom, Signor, et vous n’avez pas à en rougir. — Et le vôtre, Signora ?

— Ghita Caraccioli, Votre Excellence, fille de la sœur de cet honnête gardien des tours du prince.

Si une bombe avait éclaté sur le pont du Foudroyant, Nelson n’aurait certainement pas si vivement tressailli ; et les beaux traits de la dame prirent un air de ressentiment profond, qui n’était pas sans mélange de crainte. Cuff lui-même reconnut le nom Caraccioli, et il fit un pas en avant, ses traits brunis annonçant la curiosité et l’intérêt. Toutes les émotions se calmèrent bientôt. La dame fut la première à reprendre son empire sur elle-même ; mais Nelson fit cinq ou six fois le tour de la chambre, agitant le moignon de son bras droit, avant même de lever les yeux.

— J’allais demander si nous ne verrons jamais la fin de ces importunités, dit la dame en anglais, mais il doit y avoir ici quelque méprise. La maison de Caraccioli est une des plus illustres de toute l’Italie, et il peut à peine exister quelqu’un de cette classe qui prenne intérêt à celui auquel nous pensons. Je ferai donc quelques questions sur cette affaire. — Signorina, ajouta-t-elle en italien, et d’un ton sévère, comme si elle eût douté de ce qu’elle venait d’entendre, Caraccioli est un nom noble, et il n’est pas souvent porté par la fille du gardien des tours d’aucun prince.

Ghita trembla et parut interdite ; mais elle était soutenue par un principe trop élevé, et était trop innocente elle-même, pour être longtemps intimidée en présence du crime, et quoique la teinte vermeille de ses joues, semblable à celle qui, dans la soirée, pare si souvent le ciel de son pays, les eût abandonnées, elle leva les yeux sur le visage contracté de la dame, et lui répondit :

— Je sais ce que veut dire votre Excellence, et j’en sens la justice ; mais il est cruel pour une fille de ne pas porter le nom de son père. Le mien se nommait Caraccioli, et il m’a laissé son nom pour tout héritage. Quels peuvent avoir été ses droits à le porter, c’est à mon oncle à le dire.

— Parlez donc, signor Giuntotardi, donnez-nous d’abord l’historique de ce nom, et dites-nous ensuite ce qui vous amène ici.

— Noble dame, ma sœur, femme aussi pieuse et aussi vertueuse qu’on en vit jamais en Italie, et qui est maintenant une bienheureuse dans le ciel, épousa don Francesco Caraccioli, fils du don Francesco de cette illustre famille qui vient d’être condamne à mort pour avoir conduit la flotte contre le roi ; et Ghita que voici est le seul fruit de ce mariage. Il est vrai que l’église n’avait pas sanctionné la liaison qui donna le jour au père de ma nièce ; mais le noble amiral n’hésita pas un instant à le reconnaître pour son fils ; il lui donna son nom, et il le protégea jusqu’à l’instant où l’amour le porta à épouser la sœur d’un pauvre savant. Alors le fils encourut la disgrâce de son père. Mais la mort mit bientôt le mari et la femme à l’abri de son déplaisir. Telle est notre histoire, illustre signora : elle est bien simple, et voilà pourquoi ma pauvre nièce porte un aussi grand nom que celui de Caraccioli.

— Vous prétendez nous dire, signer Giuntotardi, que votre nièce est une petite-fille de don Francesco Caraccioli, par un fils naturel de cet infortuné amiral ?

— Tel est le fait, Signora ; et sa mère ayant été mariée en face de l’église, je ne pouvais moins faire que de laisser à sa fille le nom qu’il avait été permis à son père de porter avant elle.

— De pareilles choses ne sont pas rares et n’exigent pas d’apologie. — Encore une question avant que j’explique à l’amiral anglais ce que vous venez de me dire. — Le prince Caraccioli connaît-il l’existence de sa petite-fille ?

— J’en doute fort, Signora. Son père et sa mère moururent si peu de temps après sa naissance, — j’aimais tant cette pauvre orpheline — il y avait si peu d’espoir qu’un homme si illustre voulût reconnaître une alliance contractée par son fils avec une famille aussi humble que la nôtre, que je n’ai jamais été plus loin pour faire reconnaître ma nièce, que de lui laisser porter le nom de son père.

Ces paroles parurent soulager la dame, et elle expliqua brièvement à Nelson tout ce qui venait d’être dit.

— Il peut se faire, dit-elle, qu’ils soient ici pour le même objet dont nous avons déjà tant entendu parler, et si inutilement. Je ne le crois pourtant pas, car quel intérêt peuvent-ils prendre à un homme qui leur est entièrement inconnu ? Néanmoins quelque folle idée ayant rapport à cette affaire peut les avoir amenés ici. — Que désirez-vous, Ghita ? — Voici don Horatio Nelsoni, l’illustre amiral anglais dont vous avez tant entendu parler.

— Je le sais, Votre Excellence. — Mon bon oncle vous a dit qui nous sommes, et vous pouvez facilement deviner le motif qui nous fait venir ici. Nous ne sommes arrivés que ce matin de Santa-Agata de l’autre côté de la baie, et nous avons appris d’un de nos parents dans cette ville que don Francesco venait d’être arrêté à l’instant. Depuis ce temps, on nous avait qu’il avait été condamné à mort pour crime de trahison contre le roi, par des officiers qui se sont assemblés sur ce vaisseau même, et quelques personnes, Signora, vont jusqu’à dire qu’il doit être exécuté avant que le soleil se couche.

— Quand cela serait, quel intérêt pouvez-vous y prendre ? vous ne le connaissez pas.

— Il est le père de mon père, Votre Excellence ; et quoique je ne l’aie jamais vu, je sais que le même sang coule dans nos veines, et par conséquent les mêmes sentiments d’affection doivent exister dans nos cœurs.

— Tout cela est fort bien, Ghita, du moins en apparence ; mais vous ne pouvez avoir beaucoup d’affection pour un homme que vous n’avez jamais vu, et qui ne vous connaît même pas comme sa petite-fille. Vous êtes bien jeune, et d’un sexe auquel la circonspection est nécessaire. Les hommes mêmes agissent quelquefois peu sagement en se mêlant de politique dans ce temps de troubles.

— Signora, c’est la nature, le devoir et la piété filiale qui m’ont amenée ici, et non la politique.

— Qu’avez-vous donc à nous dire ? s’écria la dame avec impatience ; songez que vous êtes devant un homme dont tous les moments sont précieux, et de grande importance pour des nations entières.

— Je le crois, Excellence, et je tâcherai de m’exprimer en peu de mots. Je viens demander à cet illustre étranger le vie de mon aïeul. On m’a assuré que le roi ne lui refuserait rien, et qu’il n’a qu’à la demander à don Ferdinando pour l’obtenir.

Bien des gens auraient pu préférer, au premier coup d’œil, les charmes de la dame arrivés à toute leur maturité à la beauté virginale de la jeune fille ; mais quiconque les aurait vues toutes deux en ce moment n’aurait pu conserver cette opinion. Tandis que le visage de Ghita brillait du saint espoir et de la pieuse ardeur qui l’animaient, une sombre expression se fixait sur la physionomie de la beauté anglaise, et la privait d’un de ses plus grands attraits, en faisant disparaître l’air de douceur et de bonté naturel à son sexe. S’il n’y avait pas eu de témoins de ce qui se passait, il est probable que Ghita aurait été durement congédiée ; mais la politique était un des principaux éléments du caractère de cette femme, et elle sut dissimuler pour arriver à son but.

— L’amiral n’est, pas napolitain, répondit-elle ; il est anglais, et il n’a pas le droit d’arrêter le cours de la justice de votre roi. Il croirait même agir contre les convenances en intervenant dans l’exécution des lois de votre pays.

— Il n’est jamais contre les convenances, Signora, d’intervenir pour sauver la vie d’un de ses semblables. Bien plus, c’est un acte méritoire aux yeux de Dieu.

— Qu’en pouvez-vous savoir ? La pensée que vous avez dans vos veines le sang des Caraccioli vous a fait oublier votre sexe et votre condition, et vous a mis dans la tête des idées romanesques de devoir.

— Vous vous trompez, Signora. Depuis dix-huit ans, je sais que le malheureux amiral Caraccioli est mon aïeul ; mais, comme il n’a jamais témoigné le désir de me voir, je n’ai jamais éprouvé celui de me présenter à ses yeux. Avant ce matin, l’idée que le sang des Caraccioli coule dans mes veines ne s’était jamais présentée à mon esprit, à moins que ce ne fût pour déplorer la faute de ma grand-mère, et elle ne s’y présente en ce moment que pour me faire déplorer aussi le cruel destin de celui qui a été le complice de cette faute.

— Tu es bien hardie, jeune fille, de parler ainsi de tes nobles et illustres parents !

La dame prononça ces mots d’un air encore plus sombre et les sourcils froncés. Peut-être y avait-il dans sa vie passée des incidents qui rendaient le langage d’une morale sévère offensant pour ses oreilles et pénible à son souvenir.

— Ce n’est pas moi, Excellence, c’est Dieu qui parle ainsi. Les fautes de mon aïeul sont une raison de plus pour que cet illustre amiral emploie son influence pour lui éviter une mort si précipitée. La mort est terrible pour tout le monde, excepté pour ceux qui ont une pleine confiance en la médiation du fils de Dieu ; mais elle le devient doublement quand elle arrive tout à coup et sans être attendue. Il est vrai que don Francesco n’est plus jeune ; mais n’avez-vous pas remarqué, Signora, que ce sont les gens âgés dont la conscience s’endurcit, et qui vivent comme s’ils ne devaient jamais mourir ? — Je parle de ceux qui ont laissé leur jeunesse s’écouler comme si les plaisirs de la vie ne devaient jamais avoir de fin.

— Vous êtes trop jeune pour vous ériger en réformatrice du monde, Signorina ; et vous oubliez que vous êtes sur le vaisseau d’un des plus grands amiraux du monde, dont tout le temps est occupé. Vous pouvez vous retirer ; je lui expliquerai tout ce que vous venez de me dire.

— J’ai une autre demande à faire, Excellence, — la permission de voir don Francesco, afin que je puisse du moins recevoir sa bénédiction.

— Il n’est pas sur ce vaisseau ; vous le trouverez à bord de la frégate la Minerve, et sans doute on vous permettra de le voir. — Attendez ! quelques lignes vous aideront à obtenir votre demande. — Prenez ceci. — Addito, Signorina..

— Et puis-je emporter avec moi quelque espoir, Excellence ? Songez combien la vie paraît douce à ceux qui ont vécu si longtemps dans les honneurs et l’opulence. Le moindre rayon d’espoir offert par une petite-fille à son aïeul serait comme un message du ciel.

— Je ne puis vous en donner aucun. L’affaire est entre les mains des autorités napolitaines, et nous autres Anglais, nous ne pouvons nous en mêler. — Retirez-vous tous deux ; l’illustre amiral a à s’occuper d’affaires importantes qui ne peuvent se différer plus longtemps.

Ghita se retira avec son oncle tristement et à pas lents. Ils rencontrèrent à la porte de la chambre le lieutenant anglais qui était chargé de la garde du malheureux condamné, et qui venait présenter la dernière prière de don Francesco, qui était de terminer ses jours par la mort d’un soldat, et non par le supplice d’un brigand. Ce serait nous écarter de notre sujet que de rapporter la conversation qui eut lieu à cette occasion ; mais tous ceux qui connaissent l’histoire savent que cette grâce lui fut refusée.


CHAPITRE XIV.


« Comme tant d’autres tyrans, la mort se plaît à frapper les coups qui proclament le plus haut l’orgueil de son pouvoir et de sa volonté arbitraire. »
Young.



Il est probable que Nelson ne sut jamais bien précisément ce qui s’était passé entre Ghita et la dame dont il a été parlé dans le chapitre précédent. Au surplus, de même que toutes les autres démarches qui furent faites auprès de l’amiral anglais relativement à cette triste affaire, celle de Ghita n’eut aucun résultat. On ne voulut pas même commuer le genre de mort prononcé contre Caraccioli, et l’on mit dans toute cette affaire une hâte indécente, comme dans le jugement célèbre et la mort des l’infortuné duc d’Enghien. Cuff resta à dîner avec l’amiral, tandis que Carlo Ciuntotardi et sa nièce rentrèrent dans leur bateau et traversèrent la rade couverte d’une foule de grands et de petits bâtiments, pour se rendre sur la frégate napolitaine, à bord de laquelle le malheureux Caraccioli était alors prisonnier.

Une demande adressée à un officier sur le passe-avant fut tout ce qui leur fut nécessaire pour être admis à bord de la frégate. Dès que le signor Giuntotardi fut sur le gaillard d’arrière, il fit connaître à l’officier de quart le motif de son arrivée, et celui-ci envoya savoir si le prisonnier voulait recevoir deux individus qui demandaient à le voir, Le nom de l’oncle fut le seul qui fut donné.

Francesco Caraccioli, ou, comme on l’appelait plus communément, le prince Caraccioli, était un homme approchant de sa soixante-dixième année, appartenant à l’une des plus illustres maisons de la basse Italie, et ayant toujours occupé des postes importants et élevés. Il est inutile de parler ici du crime dont il fut accusé, de l’excuse qu’il put avoir, de l’irrégularité des poursuites faites contre lui, et de la hâte indécente avec laquelle il fut jugé, condamné et exécuté. Tous ces détails se trouvent dans l’histoire, et sont maintenant universellement connus. Il avait été arrêté dans la matinée et conduit à bord du Foudroyant ; un conseil de guerre, composé de ses concitoyens, l’avait presque au même instant condamné à mort ; l’heure de l’exécution approchait, et il avait déjà été conduit à bord du bâtiment où elle devait avoir lieu.

L’officier portant le message de Giuntotardi trouva cet infortuné avec son confesseur, qui venait de lui donner l’absolution. Caraccioli entendit avec un air d’indifférence la demande qui lui était faite, mais il l’accorda, en pensant que c’était quelque ancien serviteur de sa famille qui venait lui demander une dernière faveur, ou réclamer un acte de justice.

— Restez ici, mon père, je vous en prie, dit le prisonnier à son confesseur, qui se disposait à se retirer ; c’est quelque contadino ou quelque marchand, dont les droits ont sans doute été oubliés. Je suis charmé qu’il soit venu, car je ne voudrais pas mourir avec une injustice à me reprocher.

Comme il finissait ces paroles, la porte de la chambre s’ouvrit, et Ghita entra avec son oncle. Une minute se passa en silence, le prisonnier cherchant inutilement à se rappeler les traits de ceux qui se trouvaient devant lui, et Ghita tremblant de chagrin et de crainte. Enfin, elle s’avança vers le condamné, et lui dit en s’agenouillant à ses pieds :

— Grand-papa, donnez votre bénédiction à la fille de votre fils unique.

— Grand-papa ! — Mon fils ! — Sa fille ! répéta don Francesco. Oui, j’ai eu un fils, je l’avoue à ma honte et avec contrition. Mais il est mort depuis longtemps, et je n’ai jamais su qu’il eût laissé une fille.

— Cette fille est sous vos yeux, Signor, dit Giuntotardi ; et sa mère était ma sœur. Vous nous regardiez comme d’une naissance trop humble pour être admis dans une famille aussi illustre que la vôtre, et nous ne voulions pas nous présenter devant vous sans savoir si notre vue vous serait agréable.

— Et comment venez-vous en ce moment, brave homme, réclamer des liens d’affinité avec un criminel condamné à mort ?

— Non, non, s’écria une voix douce se faisant entendre à ses pieds ; la fille de votre fils ne désire que la bénédiction du père de son père, et elle témoignera sa reconnaissance de cette grâce par ses prières ferventes pour le salut de votre âme.

— Je ne mérite pas cela, mon père, dit l’amiral napolitain à son confesseur ; voyez cette tendre plante qui a vécu jusqu’ici négligée à l’ombre, et qui lève sa tête timide pour m’offrir ses parfums à l’instant de ma mort. Non, je ne le méritais pas.

— Mon fils, si le ciel n’accordait sa merci qu’à ceux qui la méritent, le sort de l’homme serait véritablement sans espoir. Mais il ne faut passe faire d’illusions dans un pareil moment. Vous n’avez jamais été marié, don Francesco ? Avez-vous eu un fils ?

— C’est un péché que j’ai déposé au tribunal de la pénitence, comme beaucoup d’autres, bon père ; et j’espère que Dieu me l’a pardonné en faveur de mon repentir. Oui, j’ai eu un fils, je l’ai reconnu comme tel ; je lui ai donné le droit de porter mon nom, et quoiqu’il n’ait jamais habité mon palais, j’ai eu pour lui tous les soins d’un père jusqu’au moment où un mariage inconsidéré m’a forcé de lui interdire ma présence. J’avais toujours eu dessein de lui pardonner et de lui assurer des moyens convenables d’existence ; mais la mort l’a frappé trop tôt, ainsi que sa femme, pour m’en laisser le temps ; cependant jamais je n’avais appris avant ce moment qu’une fille était née de cette union. — Regardez-la, mon père, ses traits ne semblent-ils pas le miroir de la vérité ?

— Pourquoi vous tromperions-nous, et surtout dans un moment comme celui-ci ? s’écria Ghita encore à genoux, levant les bras en l’air comme si elle eût voulu l’embrasser. Nous ne vous demandons ni honneurs ni richesses ; mon seul désir est de recevoir votre bénédiction, et de vous informer qu’il reste sur la terre une fille de votre sang qui priera Dieu pour votre âme.

— Saint prêtre, il ne peut y avoir ici aucune illusion ; cette chère enfant ressemble étonnamment à son aïeule, et mon cœur m’assure qu’elle dit la vérité. Je ne sais si je dois regarder cette découverte comme un bonheur ou un malheur, dans un pareil moment et quand la mort m’attend.

— Votre bénédiction, grand-papa ! bénissez-moi une fois, et que je puisse entendre le son d’une bénédiction paternelle !

— Que Dieu te bénisse, ma fille ! qu’il te bénisse comme je le fais ! dit le vieillard se penchant pour la relever, la serrant dans ses bras et l’embrassant tendrement. Oui, tu es bien ma fille, mon cœur ne peut me tromper.

— Oui, Votre Excellence, dit Carlo, elle est fille de votre fils don Francesco, et de ma sœur Ghita Giuntotardi, et née en légitime mariage. Je ne voudrais tromper personne, et moins que tout autre un homme qui va mourir.

— Je n’ai pas de domaines à lui léguer, point d’honneurs à un transmettre, pas même un nom à lui laisser qu’elle puisse être fière de porter ! Il vaudrait mieux en ce moment être fils d’un lazzarone que de Francesco Caraccioli.

— N’y pensez pas, grand-papa ; ne vous en inquiétez pas. Je ne suis venue que pour vous demander la bénédiction que vous m’avez donnée, et pour vous offrir les prières de vrais chrétiens, quoique d’un rang si humble. Nous ne demandons, ne désirons et ne cherchons rien de plus. Nous sommes habitués à notre pauvreté, et elle ne nous effraie pas. La richesse nous embarrasserait, et nous sommes loin de la désirer.

— Je me souviens, mon père, que la principale cause du mécontentement que m’a causé le mariage de mon fils, a été le soupçon que la famille à laquelle il s’alliait avait cherché cette union dans des vues intéressées. Et cependant ces bonnes gens m’ont laissé vivre dans la prospérité, sans chercher à s’adresser à moi, et ils n’ont pensé à un rapprochement que lorsque je suis plongé dans le malheur et l’affliction. Je n’ai pas été accoutumé à trouver des désirs et des cœurs semblables.

— Vous ne nous connaissiez pas, dit Ghita d’un ton de simplicité, le visage appuyé sur le sein du vieillard. Nous avons longtemps prié pour vous, nous vous avons respecté, et nous avons pensé à vous comme à un père qui s’était détourné de nous avec colère ; mais nous n’avons jamais désiré votre or ni vos honneurs.

— Mon or et mes honneurs ! répéta l’amiral, plaçant doucement sa petite-fille sur un fauteuil ; ce sont des choses au passé pour moi. Mes biens sont confisqués, mon nom est déshonoré, et dans une heure d’ici j’aurai subi une mort ignominieuse. Aucune vue d’intérêt ne peut les avoir amenés près de moi dans un moment comme celui-ci, mon père.

— C’est la bonté de Dieu qui vous les a envoyés, mon fils. En vous accordant les consolations de l’amour filial, en ouvrant votre cœur à l’amour paternel, il vous fait connaître quels sont les fruits de sa merci pour le pécheur repentant. Remerciez-le de ses bontés du fond de votre âme ; c’est le moyen d’attirer sa bénédiction sur votre dernier moment.

— J’espère, saint prêtre, que… Mais qu’est-ce que ceci ?

Don Francesco prit un papier que lui apportait un domestique, et en lut le contenu avec empressement. Le monde et les idées mondaines étaient trop enracinées dans son cœur pour pouvoir en être extirpées tout à coup, et son arrestation, sa mise en jugement et sa condamnation s’étaient suivies de si près, qu’il n’était pas surprenant que le bon prêtre eût trouvé en lui un esprit divisé entre les choses du ciel et celles d’ici-bas, même en un pareil moment. Après avoir fait cette lecture, il pâlit, et il passa une main sur son front et sur ses yeux, comme pour cacher une faiblesse qu’il se reprochait.

— On m’a refusé ma dernière requête, mon père, et il faut que je meure comme un vil brigand !

— Le fils de Dieu est mort sur la croix, suspendu entre deux larrons.

— Je crois que l’opinion générale sur la différence des genres de mort est moins juste que nous ne sommes habitués à le croire ; cependant il est cruel pour un homme qui a rempli des postes si élevés — un prince — un Caraccioli — de mourir comme un lazzarone.

— Grand-papa !

— Avez-vous parlé, mon enfant ? Je ne suis pas surpris que cette indignité vous saisisse d’horreur.

— Ce n’est pas cela, répondit Ghita, triomphant de son irrésolution, les joues enflammées, les yeux levés vers le ciel, et le visage rendu radieux par de saintes pensées, oh ! ce n’est pas cela. Si ma vie pouvait sauver la vôtre, je la sacrifierais bien volontiers. Mais, dans ce moment terrible, ne prenez pas l’ombre pour la substance. Qu’importe le genre de mort, quand elle ouvre les portes du ciel ? Vous ne craignez pas les souffrances, j’en suis sûre ; moi-même, toute jeune et toute faible que je suis, je sens que je suis en état de les mépriser ; mais quel autre honneur peut-il y avoir à l’heure de la mort, que d’être jugé digne de la bonté et de la merci de Dieu ? Caraccioli ou lazzarone, prince ou mendiant, cela ne fera plus une différence pour vous dans deux heures d’ici. Souffrez donc que je vous prie avec respect d’abaisser vos pensées au niveau qui convient à tous les pécheurs.

— Et vous dites que vous êtes ma petite-fille, Ghita ? — la fille de mon fils Francesco ?

— Oui, Signor, je le suis — comme le disent tous ceux qui me connaissent — comme mon cœur me le dit — comme je le crois fermement.

— Et vous regardez l’opinion dont je parlais comme indigne d’un pareil moment, — comme inconvenante, si vous l’aimez mieux ? Et vous considérez le genre de mort comme devant être indifférent même à un soldat ?

— Oui, mis en comparaison avec ses espérances du ciel, et s’il songe à ses propres démérites et aux mérites de son Sauveur.

— Et à l’instant où vous entrez sur la scène de la vie, où le monde s’ouvre devant vous, où vous ignorez encore ce que l’avenir peut vous réserver, êtes-vous donc disposé à m’accompagner au pied de l’échafaud, — à vous faire connaître, sans en rougir, à la foule qui m’insultera, comme étant issue de mon sang ?

— Oui, grand-papa, répondit Ghita avec fermeté, je suis venue dans cette intention, mais n’exigez pas que mes yeux soient témoins de vos souffrances. Tout ce que je pourrai faire pour adoucir votre ignominie, si c’en est une, en la partageant, je le ferai ; mais je ne me sens pas en été de supporter le spectacle de vous voir souffrir.

— Et vous ferez cela pour un homme que vous n’avez jamais vu avant ce moment, — un homme que vous n’avez pu apprendre à considérer comme ayant été juste envers vous ?

— Si je ne vous ai jamais vu avant ce moment, j’ai appris à vous aimer et à prier pour vous depuis mon enfance, et c’est mon bon oncle qui m’a donné cette leçon. Mon père nous a été enlevé, et ce qu’il aurait fait pour vous aujourd’hui, je tâcherai de le faire à sa place. Le monde n’est rien pour moi, et ce sera une consolation pour vous de penser que vous avez près de vous quelqu’un dont le cœur saigne pour vous, et dont l’âme est en prières pour le salut éternel de la vôtre.

— Et voilà, mon père ; voilà l’être que je n’ai connu qu’une heure avant de mourir ! Dieu me punit assez de ne pas avoir rempli mes devoirs envers elle, en m’apprenant tout ce qu’elle vaut quand il est trop tard pour que j’en profite. — Non, Ghita, non, ma chère fille, je ne te demande pas un tel sacrifice. Prends cette croix ; elle a appartenu à ma mère, elle l’a portée sur son sein, et je l’ai longtemps portée sur le mien après elle ; garde-la comme un souvenir de ton malheureux aïeul, et prie Dieu pour lui. Mais quitte ce terrible bâtiment ! la scène qui va s’y passer n’est faite ni pour ton sexe ni pour ton âge. — Que Dieu te protège, ma chère enfant ! Plût au ciel que je t’eusse connue plus tôt, car cette courte entrevue a soulagé mon cœur. Tu ne trouvés en moi ici qu’un pauvre criminel condamné, hors d’état de pourvoir à tes besoins futurs. Je puis pourtant encore faire du moins quelque chose pour toi. Tu vois ce sac ; prends-le. Il est plein d’or, un parent me l’a envoyé croyant qu’il pourrait m’être utile pour détourner le destin qui m’attend ; mais rien ne peut me sauver ; et, avec tes habitudes simples et modestes, cet or suffira pour te mettre toute ta vie dans l’aisance.

Ghita, les yeux humides, repoussa le sac d’or ; mais elle pressa la croix sur son cœur, et la porta avec respect à ses lèvres.

— Non, grand-papa, répondit-elle, je ne le désire pas. Cette croix me suffit, et je la conserverai jusqu’à mon dernier soupir. Je vais quitter ce bâtiment ; mais je n’irai pas bien loin. Je vois plusieurs bateaux autour de cette frégate ; nous y trouverons sans doute celui qui nous a amenés. Je ne cesserai pas de prier Dieu pour vous tant que vous vivrez, et j’en ferai autant tous les jours après votre mort. — Il ne faut pas d’or pour acheter les prières d’une fille.

Don Francesco regarda la jeune enthousiaste avec un air de profonde tendresse, la serra encore une fois dans ses bras, et lui donna de nouveau sa bénédiction. En ce moment, on piqua un coup à bord du Foudroyant, et l’on en fit autant sur les autres bâtiments anglais et napolitains. Caraccioli, marin lui-même, savait que ce signal annonçait quatre heures et demie ; et il n’ignorait pas que cinq heures étaient l’instant fixé pour son exécution. Il jugea donc nécessaire de congédier la petite-fille qu’il venait de voir pour la première fois, afin de pouvoir passer encore quelques minutes seul avec son confesseur. Leur séparation fut touchante et solennelle, et lorsque Ghita fut sortie de la chambre, son aïeul éprouva la même angoisse que s’il eût dit adieu pour toujours à un être qu’il eût longtemps aimé, et dont les vertus auraient fait ses délices depuis sa naissance.

La scène qu’offrait le pont de la Minerve était triste et lugubre. Quoique le prisonnier eût été condamné par un conseil de guerre composé d’officiers napolitains, le jugement avait été rendu sous le pavillon anglais, et l’intérêt public s’attachait au condamné. Il n’y avait aucune nécessité pour la hâte extraordinaire avec laquelle toute cette affaire avait été conduite ; car il n’existait aucun danger immédiat, et l’exemple aurait fait plus d’impression, si la condamnation avait paru le résultat d’une délibération calme, au lieu d’avoir l’air du désir impatient d’une vengeance personnelle. Personne à bord ne pouvait seulement soupçonner que Ghita était parente du condamné ; mais tout le monde savait qu’elle venait d’avoir une entrevue avec lui ; tous ses traits annonçaient le vif intérêt qu’elle prenait à son sort, et tous les officiers, touchés de son émotion manifeste, cherchèrent à prévenir tous ses désirs. Une immense quantité de canots et de bateaux, de toute espèce, étaient rassemblés autour de la frégate et dans les environs ; car, quelque hâte qu’on eût mise à instruire ce procès, la nouvelle que l’amiral don Francesco Caraccioli allait être pendu, comme coupable de haute trahison, s’était répandue avec la rapidité de l’éclair, et il restait à peine un bateau près du rivage qui n’eût été loué, tant était général le désir de voir ce qui allait se passer. Soit par suite de la confusion qui régnait, soit qu’il se fût laissé gagner par de l’argent, le batelier qui avait amené Carlo Giuntotardi et sa nièce ne put se retrouver, et ils semblaient n’avoir aucun moyen de quitter le bâtiment.

— Il y a ici, près de notre passe-avant, dit l’officier de quart, qui, touché de compassion pour une jeune fille si intéressante, s’était inutilement évertué pour trouver cet homme, un petit bateau conduit par un seul batelier ; pour quelques grani il vous conduirait sûrement à terre.

Ce batelier semblait appartenir à la classe des lazzaroni, car il portait une chemise blanche de coton, un bonnet phrygien, et des pantalons de coton qui, ne descendaient qu’au-dessous des genoux. Ses jambes et ses bras étaient nus, et offraient aux yeux des nerfs, des muscles et des proportions qui auraient pu servir de modèle à un statuaire. Ses pieds seuls formaient exception au costume ordinaire, car ils étaient placés dans des chaussures de toile, ornées à peu près de la même manière que les moccasins des Indiens de l’Amérique. Il semblait surveiller avec attention le passe-avant de la frégate, comme dans l’espoir d’y trouver une pratique, et Giuntotardi, ayant rencontré ses yeux, lui montra une pièce d’argent. Au même instant, le bateau fut au pied de l’échelle de commandement ; Ghita y descendit, et dès que son oncle et elle furent assis, le petit esquif s’éloigna du bâtiment, quoique deux ou trois personnes qui, comme eux, ne pouvaient retrouver leurs bateaux, criassent au batelier de les attendre.

— Il vaut mieux que nous restions seuls, quand nous devrions payer quelque chose de plus, dit Carlo à sa nièce. — L’ami conduisez-nous à quelque distance de cette frégate, là-bas, où il y a moins de canots, et vous serez bien payé. — Nous prenons intérêt à cette scène solennelle et nous désirons ne pas être observés.

— Je sais cela, signor Carlo, répondit le batelier, et je veillerai à ce que personne ne puisse vous importuner.

Ghita poussa un cri de surprise, que la prudence étouffa, en levant les yeux sur le batelier ; car elle s’aperçut, pour la première fois, que le prétendu lazzarone n’était autre que Raoul Yvard. Comme Giuntotardi avait presque toujours l’esprit trop occupé pour être bon observateur, il ne reconnut pas le jeune corsaire sous son déguisement, et celui-ci, faisant signe à Ghita d’user de discrétion, continua à ramer.

— Soyez tranquille, Ghita, lui dit son oncle, le moment n’est pas arrivé, et nous avons encore vingt minutes pour faire des prières.

Ghita était pourtant bien loin d’être tranquille. Elle voyait tout le danger que son amant courait, et elle sentait que c’était pour elle qu’il s’y était exposé. Sa présence troublait même les sentiments solennels que lui inspirait la scène qui allait se passer, et elle aurait voulu, pour plus d’une raison, qu’il ne fût pas auprès d’elle en ce moment. Il y était pourtant, et au milieu de ses ennemis ; et il aurait été contre nature qu’une jeune fille de son âge, et avec la tendresse qu’elle avait pour lui, n’eût pas éprouvé une tendre gratitude pour celui qui avait, en quelque sorte, mis sa tête dans la gueule du lion pour lui rendre service. Ghita n’avait pas fait un mystère à Raoul de sa parenté avec la famille Caraccioli, et il comprenait fort bien pourquoi elle était là, et quel motif l’y avait conduite. Quant à elle, elle jetait des regards timides de tous côtés, craignant que le lougre n’eût aussi été amené parmi la foule de bâtiments qui couvraient le mouillage. Mais Raoul était trop fin pour avoir commis une pareille faute, et elle n’aperçut rien qui ressemblât au Feu-Follet.

Le lecteur doit avoir compris qu’un grand nombre de bâtiments de guerre, anglais, russes, turcs et napolitains, étaient alors à l’ancre dans la baie. Comme les Français occupaient encore le château Saint-Elme, citadelle qui couronne les hauteurs, qui, à leur tour, couronnent la ville, ces bâtiments n’étaient pas à l’ancre tout à fait aussi près du môle que de coutume, de peur qu’un boulet lancé par les batteries des ennemis ne pût les atteindre, mais ils en étaient assez près pour permettre à tous les oisifs et à tous les curieux de Naples qui en avaient le courage et les moyens, de venir assister à la triste scène qui allait se passer. À mesure que l’heure en approchait, de nouveaux bateaux arrivaient ; et la Minerve fut enfin entourée d’une foule de spectateurs dont un grand nombre appartenaient même aux plus hautes classes de la société.

La distance entre la frégate napolitaine et le vaisseau du contre-amiral anglais n’était pas considérable ; et tout ce qui se passait à bord de la Minerve, et qui n’était pas positivement caché par les murailles de ce bâtiment, pouvait se voir aisément du pont du Foudroyant. Ce vaisseau était un peu en dehors du cercle de bateaux, et c’était de ce côté que Raoul avait ramé pour éviter la confusion, et il se reposai sur ses avirons quand il fut à un tiers d’encâblure de la poupe de l’amiral anglais. C’était là qu’il avait résolu d’attendre le fatal signal et ce qui en serait la suite. Ghita et son oncle passèrent tout ce temps en prières. Il est presque inutile de dire que Raoul ne s’y joignit pas, mais nous ne rendrions pas justice à ses sentiments et à son amour pour Ghita, si nous ne disions que son cœur sympathisait avec les leurs.

Un silence solennel, causé par l’attente, régnait à bord de tous les bâtiments voisins de la Minerve. Le temps était chaud, la mer calme, et le zéphyr même cessait de troubler par ses murmures cette scène mélancolique. À bord de la frégate, on ne voyait aucun signe de vie, à peine même en voyait-on de mort ; on pouvait cependant remarquer un cartahu passé dans une poulie au bout de la vergue de misaine, dont une des extrémités venait directement sur le pont, et dont l’autre était allongée le long de la vergue jusqu’à la perpendiculaire du pont, où elle passait dans une poulie. Une plate-forme avait été établie sur deux canons, en dessous de la vergue, arrangement bien simple, mais expressif, et qui, ayant lieu entre les murailles de la frégate, n’était visible qu’à ceux qui se trouvaient à bord de la Minerve. Raoul connaissait ce genre de préparatifs, et son œil exercé reconnut aisément la corde qui devait dans quelques minutes priver Ghita de son aïeul, quoique son oncle et elle ne pussent la distinguer de la multitude de cordages dont elle était entourée.

Dix minutes pouvaient s’être passées dans ce silence solennel, et pendant ce temps le nombre des bateaux continua à augmenter, et il fut permis aux équipages des différents bâtiments de se placer de manière à pouvoir être spectateurs d’une scène qu’on espérait devoir servir de leçon. Il est dans les principes d’une bonne discipline, à bord d’un bâtiment de guerre, de ne pas permettre aux hommes de l’équipage de se laisser voir de l’extérieur, excepté dans les occasions ou le devoir exige qu’ils se montrent tous. Cette règle rigide fut pourtant alors momentanément oubliée, et les vaisseaux à l’ancre autour de la Minerve laissèrent voir leurs milliers d’hommes, comme des abeilles autour de leur ruche pour essaimer. Ce fut au milieu de cette attente générale qu’on entendit le sifflet du maître d’équipage du Foudroyant, et aussitôt quatre mousses se placèrent le long de l’échelle de commandement, marque d’honneur qu’on ne rend jamais à personne d’un rang inférieur à celui de capitaine. Le bateau de Raoul n’était pas à plus de vingt-cinq brasses du passe-avant du vaisseau-amiral, et il tourna la tête par curiosité, pour voir qui allait descendre dans un gig qui était au bas de l’échelle. Un étranger portant deux épaulettes descendit le premier, vinrent ensuite deux hommes en habit bourgeois, et ils furent suivis par un lieutenant de vaisseau. Dès qu’ils furent assis, les avirons frappèrent l’eau, et le gig tournant sous la poupe du Foudroyant, se dirigea vers son propre bâtiment, la Proserpine. Quatre ou cinq efforts de douze bras vigoureux suffirent pour conduire cette longue et étroite embarcation à l’endroit qu’elle désirait occuper. Alors les canotiers cessèrent de ramer, et le gig perdit son aire, à environ dix pieds du petit esquif conduit par Raoul Yvard, qui, à sa grande surprise, reconnut dans les deux hommes en habit bourgeois Andréa Barrofaldi et Vito Viti, qui s’étaient décidés à accompagner Cuff et Griffin, — qui étaient avec eux sur le gig, dans une courte croisière dont le but exprès était de capturer le Feu-Follet et son commandant.

Tout autre aurait été alarmé de se trouver si près de ses ennemis, mais Raoul ne fit qu’en rire au lieu de s’en inquiéter. Il avait confiance en son déguisement, et il était trop familier avec des incidents de cette espèce pour ne pas conserver son calme et son sang-froid. Il ne connaissait pas les deux officiers anglais, mais sachant que la Proserpine était dans la baie, il devina qui ils étaient, et quelles circonstances avaient réuni des compagnons si mal assortis. Il n’avait pris aucune précaution pour déguiser ses traits, et le bonnet rouge phrygien qu’il portait comme des milliers d’autres dans cette baie, les laissait entièrement à découvert. Il en était tout autrement de Ghita. Elle, et même son oncle, étaient beaucoup mieux connus des habitants de l’île d’Elbe que le capitaine ; mais ils s’étaient tous deux voilés la tête pour prier.

— Cette affaire ne me plaît pas, Griffin, dit le capitaine quand son gig fut tout à fait stationnaire, et je voudrais de tout mon cœur que nous ne nous en fussions pas mêlés. J’ai connu ce vieux Caraccioli, c’était une bonne pâte d’homme ; et quant à la trahison qu’on lui reproche, il est difficile, dans des temps comme ceux-ci, et surtout dans une pareille nation, de dire qui est traître et qui ne l’est pas. — Ah ! je crois, sur ma foi, que voilà le vieillard et la jolie fille qui ont été voir Nelson il y a une demi-heure, précisément pour cette affaire.

— Que pourraient-ils avoir de commun avec le prince Caraccioli et sa trahison ? Le vieux reître à l’air d’un mangeur de livres, mais ce n’est pas un prêtre ; et quant à la jeune fille, elle est certainement bien bâtie, mais je doute que sa figure y réponde, elle prend trop de peine pour la cacher.

Raoul jura entre ses dents, mais il réussit à supprimer tout signe extérieur d’émotion. Cependant Cuff prit la défense des attraits de Ghita. La présence de ses canotiers était la seule chose qui aurait pu lui imposer une discrétion extraordinaire, mais il les connaissait de longue main, et il s’était habitué à avoir moins de réserve devant eux qu’en présence du reste de son équipage.

— Si c’est réellement celle que je viens de voir dans la chambre de Nelson, dit-il, elle n’a pas besoin de se cacher sous un voile, car on ne voit pas souvent une fille si jolie et ayant l’air si modeste. Je ne saurais dire exactement ce qu’elle venait demander, car elle parlait en italien, et milady, qui servait d’interprète, a gardé pour elle seule les trois quarts et demi de sa conversation avec elle. — Mais ce vieux garçon, le juge de paix de Porto-Ferrajo, la regarde comme s’il voulait la manger des yeux. Demandez-lui donc en italien quelle pie il a trouvée au nid.

— Signor podestat, dit Griffin, vous semblez avoir trouvé quelque chose à regarder ailleurs que sur la Minerve. Serait-ce quelque Vénus ?

Cospetto ! dit Vito Viti en donnant un coup de coude à son voisin le vice-gouverneur et en lui désignant du coin de l’œil le bateau de Raoul, mes yeux me trompent fort si ce n’est pas là la petite Ghita qui est arrivée dans notre île comme une comète, et qui en est partie comme… comme… à quoi comparerai-je sa disparition subite et extraordinaire, signor Andréa ?

— À celle du Feu-Follet ou du Ving-y-Ving, répondit Griffin, car depuis que les deux fonctionnaires étaient devenus ses compagnons de croisière, il ne leur épargnait aucune des plaisanteries qui se présentent naturellement à l’esprit d’un marin ; — il a fait aussi une disparition subite et extraordinaire, et peut-être la jeune fille et le lougre sont-ils partis ensemble.

Vito Viti avait déjà découvert qu’il n’était pas, à bord de la Proserpine, un personnage aussi important qu’à Porto-Ferrajo ; il commençait pourtant à bégayer une réponse, quand une colonne de fumée s’éleva à l’avant de la Minerve, un pavillon jaune fut hissé, et la détonation d’un coup de canon se fit entendre.

Nous avons déjà dit qu’il se trouvait alors dans la baie de Naples des bâtiments de guerre de quatre nations. Nelson y était arrivé peu de temps auparavant avec dix-sept vaisseaux de ligne, et il y avait trouvé plusieurs de ses compatriotes. Cette force avait été réunie pour repousser une attaque qu’on supposait que les Français avaient dessein de faire contre l’île de Minorque, et on la maintenait en cet endroit, attendu l’incertitude où l’on était encore de leurs mouvements futurs. Une flotte russe y était venue de la mer Noire pour agir aussi contre les Français, amenant avec elle une escadre du grand-seigneur ; présentant ainsi aux yeux du monde le singulier spectacle des sectateurs de Luther, des ouailles de l’église grecque et des partisans de Mahomet : réunis « pour la défense de nos droits, de nos foyers et de nos autels. » Il faut ajouter à tous ces navires une petite escadre de bâtiments napolitains, le tout composant une force marine mélangée, sous quatre pavillons différents, qui allait être témoin de la scène lugubre qu’il nous reste à décrire.

Le signal donné par le pavillon jaune et par le coup de canon interrompit l’exécution de tous les devoirs ordinaires sur tous les bâtiments. Les maîtres d’équipage et leurs aides mirent leurs sifflets à l’écart ; les officiers cessèrent de donner des ordres, et les midshipmen, leurs échos, n’eurent plus rien à répéter. Les marins se rassemblèrent sur les flancs de leurs bâtiments respectifs, où l’on voyait partout des yeux que l’attente faisait briller. Les boute-hors ressemblaient à des essaims d’abeilles suspendus à des branches d’arbres ; et les bittes de bossoir, les lisses de couronnement, les passe-avants ; les trelingages, les porte-haubans, etc., etc., étaient garnis d’hommes dont les boutons brillants, les chapeaux vernissés, les épaulettes et l’uniforme bleu foncé, annonçaient qu’ils faisaient partie des classes privilégiées d’un bâtiment. Malgré toute cette curiosité, pas une seule physionomie ne portait l’empreinte de ce sentiment qui se manifeste ordinairement parmi ceux qui assistent à l’infliction d’un châtiment mérité. Les traits de tous ces guerriers marins, Anglais et Turcs, Russes et Mahométans, avaient une sombre expression qui semblait indiquer que tout leur intérêt était pour le condamné ; et non pour l’administration de la justice. Cependant nul murmure ne s’élevait, nul signe de résistance ne paraissait, nul air de remontrance ne se faisait remarquer. Le manteau invisible de l’autorité couvrait tout ; et ces masses d’hommes mécontents se soumettaient ; comme on se soumet à ce qu’on regarde comme un arrêt du destin. L’habitude passive et invétérée de la discipline imposait silence à toute plainte ; mais il existait une conviction générale qu’on allait être témoin d’un acte contraire à la justice et à l’humanité, et que, dans tous les cas, il aurait fallu plus d’égards pour les formes et moins de précipitation dans le jugement, pour qu’on pût approuver la condamnation. Les Turcs seuls joignaient à la soumission un air d’apathie. Ces croyants à la prédestination regardaient avec froideur ce qui se passait, quoiqu’il courût même parmi eux un bruit secret qu’une maligne influence planait sur ce pays, et qu’un esprit noble et fier s’était laissé maîtriser par la passion qui prive si souvent les héros de leur empire sur eux-mêmes et de leur indépendance.

Ghita cessa de prier quand le coup de canon se fit entendre, et elle osa même lever ses yeux pleins de larmes vers la frégate. Tous les regards se dirigèrent du même côté, et l’on vit remuer la corde attachée au bout de la vergue de misaine. Plusieurs têtes s’élevèrent peu à peu au-dessus des bastingages, et, en ce moment, on vit sur la plate-forme le condamné et le prêtre qui l’accompagnait. L’infortuné Caraccioli, comme nous l’avons déjà dit, était dans sa soixante-dixième année, et les cheveux blancs qui couvraient sa tête nue attestaient le cours régulier de la nature pendant ce temps. Il était sans habit, et ses bras étaient liés derrière son dos au-dessus du coude, ce qui lui laissait en partie l’usage des mains et même des avant-bras ; il avait le cou nu, et la corde qui y était déjà attachée pour prévenir les accidents, avertissait à chaque instant le malheureux condamné de la fonction révoltante à laquelle elle était destinée.

Un murmure sourd s’éleva sur tous les bateaux à ce spectacle, et un grand nombre de têtes se penchèrent pour prier. Ce signe de compassion fut une consolation momentanée pour l’infortuné dont la fin était si proche ; et il regarda autour de lui, éprouvant un léger retour de ces sentiments terrestres qu’il s’était efforcé d’extirper de son cœur depuis qu’il avait fait ses adieux à Ghita et qu’il avait appris que sa dernière demande, celle d’une commutation dans le genre de mort, avait été rejetée. C’était un moment terrible pour un homme comme don Francesco Caraccioli, qui avait passé une longue vie au milieu de la scène qui l’entourait, — illustre par sa naissance, — comblé des dons de la fortune, — honoré pour ses services, — accoutumé à la déférence et au respect. Jamais le glorieux panorama de cette baie ne lui avait paru si beau qu’au moment où une mort violente et ignominieuse allait le faire disparaître à ses yeux. Des montagnes empourprées, — du vide azuré qui couvrait sa tête, — des eaux bleues sur lesquelles il semblait déjà être suspendu, — d’une côte ornée de villages, de villas et de vignobles, — ses yeux passèrent sur les bâtiments et les bateaux qui remplissaient la baie, et qui étaient eux-mêmes remplis de masses d’êtres vivants. Il jeta un regard de reproche mélancolique sur le pavillon qui flottait au haut du mât d’artimon du Foudroyant, et laissa tomber ensuite un coup d’œil sur les têtes qui étaient en dessous, et qui semblaient un tapis de figures humaines étendu sur la mer. Son regard était ferme, quoique tout fût en tumulte dans son cœur. Il reconnut Ghita à son costume et à celui de son oncle, et s’avançant sur le bord de la petite plate-forme il s’efforça d’étendre un bras pour lui donner sa bénédiction, qu’il prononça à haute voix. La pauvre fille tomba sur ses genoux au fond du bateau, se mit en prières la tête baissée, et resta dans cette humble attitude jusqu’à la fin de cette scène douloureuse, sans oser lever les yeux un instant.

— Mon fils, dit le bon prêtre au patient, vous devez en ce moment oublier la terre et tout sentiment terrestre.

— Je le sais, mon père, répondit le vieillard d’une voix tremblante d’émotion, mais non de crainte, car ses sensations étaient trop nobles, trop sublimes même, pour que son cœur pût admettre ce sentiment dégradant ; mais jamais cette belle œuvre de la création ne m’a paru si aimable qu’à l’instant où je la vois pour la dernière fois.

— Élevez votre vue au delà de cette scène, mon fils ; percez les profondeurs d’une éternité sans bornes, et vous y verrez ce dont toutes les facultés et tous les efforts des hommes ne peuvent approcher. Je crains que le temps qui nous reste ne soit bien court. Avez-vous encore quelque chose à me dire suivant la chair ?

— Vous pouvez dire, mon père, qu’à mon dernier moment j’ai prié pour Nelson et pour tous ceux qui ont contribué à me conduire où je suis. Il est facile à l’homme heureux, à celui qui n’a éprouvé aucune tentation, de condamner son semblable ; mais il est plus sage, il est plus sur de mettre sa confiance dans la bonté de Dieu que dans ses propres mérites.

Un rayon de satisfaction brilla dans les yeux du bon prêtre, quand il entendit ces paroles, car c’était un homme véritablement pieux, et que la crainte des suites que pouvait avoir pour lui-même son dévouement au malheureux condamné, n’avait pu empêcher de faire ce qu’il regardait comme son devoir. Il ferma les yeux un instant pour rendre grâce à Dieu dans le secret de son cœur ; se tournant ensuite vers le prince, il lui adressa ces derniers mots d’encouragement :

— Mon fils, si vous quittez cette vie avec une ferme confiance dans les mérites du fils de Dieu, et dans de pareilles dispositions à l’égard de vos semblables, il n’y a personne dans la foule immense qui nous entoure dont le sort mérite plus d’envie que le vôtre. — Adressez une dernière prière au seul être à qui vous deviez maintenant avoir recours.

Caraccioli, aidé par le prêtre, s’agenouilla sur la plate-forme car la corde passée autour de son cou était assez lâche pour lui permettre cet acte d’humilité, et son confesseur se mit en prière à son côté.

— Je voudrais que Nelson n’eût eu rien de commun avec tout ceci, dit le capitaine Cuff ; et, détournant la tête, son regard tomba, sans qu’il y pensât, sur le Foudroyant. Sur le gaillard d’arrière de ce vaisseau était la dame dont il a déjà été parlé dans ce chapitre, spectatrice avide de cette scène de mort. Elle n’avait auprès d’elle qu’une suivante, les hommes de sa compagnie n’ayant pas eu les nerfs assez forts pour rester à son côté. Cuff en détourna les yeux avec dégoût, et à l’instant même un cri général se fit entendre. Il porta ses regards vers la Minerve, et vit les bras vigoureux des matelots napolitains tirer la corde attachée au cou de l’infortuné Caraccioli, qui était encore à genoux, et l’enlever ans bout de la vergue, laissant le bon prêtre seul sur la plate-forme, encore agenouillé et en prière. Il y eut une horrible minute de lutte entre la vie et la mort, après quoi le corps de l’amiral, si récemment la demeure d’une âme immortelle, resta suspendu passivement à l’extrémité de la vergue, aussi insensible que la pièce de bois qui le soutenait[18].


CHAPITRE XV.


« Dors, dors sur la mer, infortuné. Le murmure des eaux t’assoupit à présent ; son bras ne te servira plus d’oreiller, et ta main n’essuiera plus son front. Il n’est pas assez près pour te nuire, ni pour te sauver. La terre est à lui, — la mer doit être ta tombe. »
Dana.



Pendant toute une longue soirée d’été, le corps de don Francesco Caraccioli resta suspendu au bout de la vergue de misaine de la Minerve, spectacle révoltant pour ses concitoyens et pour la plupart des étrangers qui avaient été témoins de sa mort. On le plaça alors dans un canot, ayant des boulets ramés attachés à ses pieds, on le conduisit à une bonne lieue dans la baie, et là on le jeta dans la mer. La manière dont il reparut à la surface, une quinzaine de jours après, comme pour braver ceux qui l’avaient fait périr, peut se lire dans l’histoire ; et c’est une légende que racontent encore aujourd’hui à Naples les esprits ignorants et crédules, ou amis du merveilleux[19]. Quant à Ghita, elle disparut, personne ne sut comment, Vito Viti et ses compagnons étant trop occupés de la scène qui se passait sous leurs yeux pour remarquer l’attention affectueuse avec laquelle Raoul l’éloigna d’un spectacle si horrible pour elle. Cuff resta seulement quelques minutes de plus, et se fit ensuite reconduire sur son gig à bord de la Proserpine. Une demi-heure après l’exécution, on vit cette frégate lever l’ancre, et se mettre en route pour sortir de la baie, sous toutes voiles, et avec un vent favorable. La laissant pour le moment, nous retournerons sur l’esquif de Raoul.

Ni Ghita Caraccioli, — car nous devons continuer à donner ce nom à notre héroïne, quoiqu’il soit beaucoup trop illustre pour être porté par une jeune fille de si humble condition, — ni Ghita Caraccioli, disons-nous, ni Carlo Giuntotardi, n’avaient eu d’autre dessein en se présentant devant le malheureux amiral, que de s’acquitter de ce qu’ils regardaient comme un devoir. Dès que le destin de Caraccioli fut décidé, ils étaient disposés à rentrer dans leur ancienne obscurité ; non qu’ils eussent honte d’avouer leur affinité avec le défunt, mais parce qu’ils n’avaient pas un seul grain de cette ambition mondaine qui rend le rang et la fortune nécessaires au bonheur.

En sortant de la foule des bateaux, Raoul se dirigea vers les rochers qui bordent la côte de la baie, près des jardins de Portici : c’était un point assez éloigné du mouillage ordinaire pour être à l’abri des observations, et cependant assez voisin pour qu’on pût y arriver en moins d’une heure. À mesure que le léger esquif avançait, Ghita reprenait peu à peu son air calme. Elle s’essuya les yeux, et regarda autour d’elle comme si elle eût voulu savoir où on la conduisait.

— Je ne vous demanderai pas, Raoul, dit-elle, pourquoi vous êtes ici dans un pareil moment, mais je puis vous demander où vous nous conduisez. Notre demeure actuelle est à Santa-Agata, sur les hauteurs au-dessus de Sorrento, de l’autre côté de la baie. Nous y allons tous les ans passer un mois chez la sœur de ma mère, qui a droit à beaucoup d’affection de notre part.

— Si je n’avais su tout cela, Ghita, je ne serais pas ici, je n’aurais pas pu y être. — J’ai été ce matin chez votre tante, — je vous ai suivie de là à Naples, — j’y ai appris le jugement et la condamnation de votre aïeul, — je vous ai vue monter à bord du vaisseau amiral anglais, et après avoir réussi à congédier le batelier qui vous avait amenée, je vous ai attendue où vous m’avez trouvé. Tout cela est arrivé aussi naturellement que le sentiment qui m’a porté à me hasarder encore une fois dans la gueule du lion.

— La cruche qui va trop souvent à l’eau finit par se briser, Raoul, dit Ghita d’un ton qui sentait le reproche, mais sans pouvoir déguiser l’accent de tendresse qui s’y mêlait.

— Vous savez tout, Ghita. Après des mois de persévérance, après un amour tel que peu d’hommes en ont jamais ressenti, vous avez froidement et positivement refusé de m’épouser ; vous avez même tout exprès quitté le mont Argentaro, pour vous délivrer de mes importunités, car je pouvais y aller avec mon lougre à chaque instant ; enfin vous êtes venue dans cette baie, remplie d’Anglais et d’autres ennemis de la France, dans la persuasion que je n’oserais vous y suivre. Eh bien, vous voyez comme vous y avez réussi. Nelson, avec ses bâtiments à deux ponts, ses victoires et son expérience, n’est pas en état d’empêcher Raoul Yvard d’aller rejoindre celle qu’il aime.

Le jeune marin avait cessé de ramer, pour exprimer ainsi ses sentiments, et la présence du pieux et savant Giuntotardi n’imposait aucune contrainte aux deux jeunes interlocuteurs, car ils savaient qu’il était toujours trop plongé dans ses idées abstraites pour donner la moindre attention à un objet aussi futile que la conversation de deux jeunes amants. Ghita ne fut surprise ni des reproches ni de la persévérance de Raoul, car sa conscience l’assurait qu’il n’avait dit que la vérité en lui attribuant les motifs qu’elle avait réellement eus pour s’engager son oncle à un changement temporaire de demeure ; et tandis qu’un sentiment de devoir l’avait portée à s’éloigner momentanément des tours d’Argentaro, elle n’avait pas été assez politique pour songer qu’elle devait chercher une autre retraite que la maison de la parente où elle allait passer un mois tous les ans, et que Raoul connaissait, d’après ses relations ingénues, presque aussi bien qu’elle-même.

— Je ne puis dire que ce que je vous ai déjà dit, répondit-elle d’un air pensif quand Raoul se fut remis à ramer. Il vaut mieux, sous tous les rapports, que nous nous séparions. Je ne puis changer de pays, et vous ne pouvez abandonner votre glorieuse république, dont vous êtes si fier. — Je suis Italienne, et vous êtes Français ; et par-dessus tout j’adore Dieu, et vous, vous êtes imbu des nouvelles opinions de votre nation. Ce sont des causes de séparation bien suffisantes, quoique nous puissions avoir l’un de l’autre une opinion favorable.

— Ne me parlez donc plus du cœur d’une jeune Italienne, et de sa disposition à suivre au bout du monde l’homme dont elle a fait choix ! s’écria Raoul avec amertume. Je puis trouver en Languedoc mille filles qui feraient tous les ans le tour du monde plutôt que d’être séparées un seul jour des marins qu’elles ont pris pour maris.

— Eh bien, cherchez une femme parmi les filles du Languedoc, répliqua Ghita avec un sourire si mélancolique qu’il donnait un démenti à ses paroles. Il vaut mieux prendre une femme qui soit de votre nation et qui professe les mêmes opinions que vous, que de risquer votre bonheur avec une étrangère qui pourrait ne pas répondre à tout ce que vous espérez d’elle, quand vous viendrez à la mieux connaître.

— Nous n’en parlerons pas davantage à présent, chère Ghita ; mon premier soin doit être de vous reconduire chez votre tante, — à moins que vous ne vouliez monter sur le Feu-Follet, et retourner aux tours.

Le Feu-Follet ! — J’espère qu’il n’est pas ici, au milieu de tant d’escadres ennemies ? — Songez, Raoul, que votre équipage finira par se plaindre, si vous l’exposez souvent à de pareils risques uniquement pour satisfaire vos désirs.

— Peste ! je le maintiens en bonne humeur en lui faisant faire de bonnes prises. — Nous avons en du succès, et ce qui rend Nelson populaire et un grand homme dans son pays, rend Raoul Yvard populaire et en fait un grand homme, en miniature, aux yeux de son équipage. Les hommes qui le composent ressemblent à leur capitaine : ils aiment les aventures et le succès.

— Je n’ai pas vu le lougre. J’ai examiné plus de cent bâtiments ; et je n’ai pas aperçu le vôtre.

— La baie de Naples est grande, Ghita, répondit Raoul en souriant, et le Feu-Follet n’occupe que peu de place. — Voyez ces vaisseaux de digne, ce sont des coquilles de noix sur ce vaste golfe, auprès de ces nobles montagnes. Vous ne pouvez attendre de mon petit lougre qu’il y fasse grande figure. Nous sommes petits, Ghita mia, si nous ne sommes pas tout à fait insignifiants.

— Cependant, quand il y a des yeux si vigilants et en si grand nombre, Raoul, il y a toujours du danger. D’ailleurs un lougre est un genre de bâtiment peu ordinaire, comme vous me l’avez avoué vous-même.

— Non pas ici, au milieu de tous ces navires de l’Orient. — J’ai toujours trouvé que lorsqu’on ne veut pas être remarqué, il faut se mettre dans la foule. Celui qui vit dans un village est exposé à la clarté du grand jour. — Mais nous parlerons de tout cela une autre fois, Ghita ; voici un pêcheur qui se prépare à nous recevoir.

L’esquif était alors près du rivage, dans un endroit où une petite yole, contenant un pêcheur solitaire, était à l’ancre. Cet homme les examina avec attention, et ayant reconnu Raoul il retira ses lignes de l’eau et se prépara à lever son grappin. Au bout de quelques minutes les deux esquifs étaient bord à bord ; et alors, mais non sans difficulté attendu qu’il s’était déguisé avec grand soin, Ghita reconnut Ithuel Bolt. Quelques mots suffirent pour mettre l’Américain au fait de tout ce qu’il était nécessaire qu’il sût, et les préparatifs du départ se firent sur-le-champ. Raoul amarra au rivage le petit esquif qu’il y avait trouvé, et dont il s’était momentanément emparé, sans permission, espérant que celui à qui il appartenait l’y retrouverait un jour ou l’autre, et il passa avec ses compagnons sur la petite yole, qui était une des embarcations de son lougre. C’était un léger canot, admirablement construit, et propre à naviguer sur mer sans autre aide que deux bons avirons, dont Raoul prit l’un, et dont Ithuel tenait déjà l’autre. Cinq minutes après, ils s’éloignaient de la terre, traversant la baie en ligne droite, et se dirigeant vers le promontoire du Sud, avec l’adresse et l’activité de rameurs expérimentés.

Il y a peu d’endroits sur la mer où un canot et même un bâtiment seul attirent si peu l’attention que dans la baie de Naples. Cela est vrai dans tous les temps et dans toutes les saisons ; l’échelle magnifique sur laquelle la nature a dessiné ce panorama splendide rendant tous les objets ordinaires comparativement insignifiants, tandis qu’un mouvement constant, résultat de l’activité d’un million d’âmes qui en habitent les côtes populeuses, le couvre de bateaux qui le parcourent dans tous les sens, presque comme les rues d’une grande ville sont remplies de piétons. En approchant du môle, ou du mouillage ordinaire, ils eurent naturellement à traverser une foule flottante ; mais une fois qu’ils en furent dehors, ils trouvèrent facile d’éviter toute collision désagréable sans avoir l’air de le chercher, et la marche d’un canot, dans quelque direction que ce fût, était un événement trop commun pour exciter la moindre méfiance. On ne penserait pas plus à questionner un esquif rencontré même au centre de cette vaste baie, qu’à demander à un étranger pourquoi il se trouve sur la place du marché de la ville. Raoul et Ithuel savaient parfaitement tout cela ; et une fois en route sur leur yole, ils éprouvèrent un sentiment de sécurité qu’ils n’avaient pas toujours connu pendant les quatre à cinq heures précédentes.

Le soleil était déjà très-bas, quoique Raoul vît qu’il était encore possible de distinguer un point noir suspendu à la vergue de misaine de la Minerve, ce qu’il se garda bien de faire remarquer à Ghita et même à ses compagnons. La Proserpine était en marche depuis quelque temps, sous toutes voiles, mais avec un vent assez léger pour permettre au petit esquif de prendre l’avance sur elle, quoique le cap de l’une et de l’autre fussent placés dans la même direction : ils firent ainsi plusieurs milles, et enfin l’obscurité arriva. La lune, qui se leva alors rendit, il est vrai, les rives moins distinctes, mais sans rendre la baie plus mystérieuse que pendant les heures de grand jour. Ce golfe, à la vérité, forme à cet égard une exception à la règle générale, par l’étendue de ses côtes, la hauteur de ses montagnes, la beauté de son eau, qui à la teinte foncée de l’Océan hors des sondes, et la douceur de l’atmosphère ; avantages qui lui prêtent, pendant le jour, les charmes que d’autres scènes empruntent aux illusions de la nuit et à l’éclat plus doux des astres secondaires. Raoul, assis sur l’arrière, ne faisait pas de grands efforts pour ramer, et Ithuel était obligé de suivre le mouvement de son compagnon. Yvard trouvait si agréable d’avoir Ghita près de lui sur son propre élément, qu’il n’était jamais pressé de terminer un voyage quand il jouissait de sa compagnie. On croira aisément que la conversation n’était pas gaie ; mais le ton mélancolique de la voix de Ghita, quand elle hasardait une remarque ou répondait à une question, plaisait à ses oreilles cent fois plus que les sons de la musique qu’on entendait alors à bord de tous les vaisseaux.

À mesure que la soirée avançait, la brise de terre prenait de la force, et la frégate, à son tour, gagna quelque distance sur le canot. Quand celui-ci fut aux deux tiers de la largeur de la baie, la Proserpine rencontra le courant d’air qui vient à travers de la campagne entre le Vésuve et les montagnes qui s’élèvent derrière Castellamare, et marcha rapidement en avant. Ses voiles, comme le disent les marins, étaient endormies, c’est-à-dire, étaient pleines, mais sans mouvement, la brise étant assez forte pour les empêcher de battre les mâts, et sa vitesse était de cinq à six milles par heure. Cette circonstance lui fit bientôt franchir la distance qui la séparait du canot. Raoul dit à Ghita de mettre la barre tout d’un côté, afin de s’écarter de la route du grand bâtiment qui s’approchait. Il sentit que la frégate avait quelque dessein en venant si près du petit esquif, car elle fit une embardée vers lui, de manière à effrayer la timide timonière, dont la main laissa échapper la barre.

— Ne craignez rien ! s’écria Griffin en italien, nous voulons seulement vous offrir de vous prendre à la remorque. Attention, et attrapez la ligne. — Jetez la ligne !

On jeta une ligne de la frégate sur le canot, et comme elle tomba sur la tête d’Ithuel, il ne put faire moins que de la saisir. Malgré toute sa détestation des Anglais, et surtout de ce bâtiment, Ithuel avait le penchant de ses compatriotes à se fatiguer le moins possible, et il crut jouer un excellent tour en faisant aider un corsaire français par une frégate anglaise. Il accepta donc l’offre du lieutenant, et se servant de la ligne avec dextérité, le canot fut bientôt à la remorque par la hanche de la Proserpine, Raoul ayant pris la barre, et gouvernant sa yole de manière à ne pas accoster la frégate. Ce changement fut si soudain et si inattendu, que Ghita ne put s’empêcher d’exprimer à demi-voix sa crainte qu’il ne fît découvrir quels étaient ses deux compagnons.

— Ne craignez rien, chère Ghita, répondit Raoul ; ils ne peuvent soupçonner qui nous sommes, et, en étant ici, nous pouvons apprendre quelque chose d’utile. Dans tous les cas, le Feu-Follet n’a rien à craindre d’eux en ce moment.

— Êtes-vous des bateliers de l’île de Capri ? demanda Griffin, qui était sur la lisse de couronnement de la frégate avec Cuff et les deux Italiens ; le capitaine dictant en anglais à son lieutenant les questions que celui-ci faisait en italien.

— Signor, répondit Raoul, prenant le patois du pays aussi bien qu’il le pouvait, et déguisant sa voix mâle et sonore sous un ton aigre et perçant. Nous sommes des bateliers de Capri qui avons apporté du vin à Naples, mais nous sommes en retard parce que nous avons voulu voir ce qui se passait à bord de la Minerve. — Cospetto ! ces signori ne s’inquiètent pas plus de la vie d’un prince que nous ne nous inquiétons dans notre île de celle d’une caille, pendant la saison. — Pardon, chère Ghita, ajouta-t-il tout bas, mais il faut leur jeter de la poudre aux yeux.

— Quelque bâtiment étranger a-t-il passé en vue de votre île depuis vingt-quatre heures ?

— La baie en est pleine, Signor ; les Turcs même viennent nous voir depuis leur dernière brouille avec les Français.

— Oui, mais les Turcs sont maintenant vos alliés comme nous le sommes, nous autres Anglais. — Avez-vous des bâtiments de quelque autre nation ?

— On dit qu’il s’y trouve aussi des bâtiments venant de bien loin du côté du nord, des Russes, je crois qu’on les appelle.

— Ce sont aussi des alliés, et je veux parler de bâtiments ennemis. N’a-t-on pas vu un lougre à la hauteur de votre île depuis un jour ou deux, — un lougre français ?

Si, si. — Je comprends à présent ce que vous voulez dire, Signor. — Si, si ; il y a eu un bâtiment comme celui dont vous parlez, qui a passé près de notre île ; j’en suis sûr, car je l’ai vu de mes propres yeux. C’était hier soir vers la vingt-troisième heure ; et à l’air méchant de son équipage, nous disions tous qu’il devait être français.

— Raoul ! dit Ghita comme pour lui reprocher son imprudence.

— C’est le vrai moyen de leur en faire accroire, dit Raoul à voix basse, ils ont certainement appris de nos nouvelles, et en ayant l’air de leur dire franchement un peu de vérité, je trouverai l’occasion de leur débiter plus de mensonges.

— Ah, Raoul ! c’est une triste vie que celle qui rend le mensonge nécessaire.

— C’est l’art de la guerre, chère Ghita, sans cela ces coquins d’Anglais nous dameraient, le pion. — Si, si, Signori ; c’est ce que nous avons dit tous en voyant son gréement et son équipage.

— Voulez-vous nous accoster et monter à bord, l’ami ? dit Griffin ; nous avons ici un ducat qui a besoin d’un maître, et j’ai dans l’idée qu’il conviendra à votre poche aussi bien qu’à celle d’un autre. Nous vous halerons jusque par le travers du passe-avant.

— Gardez-vous bien d’être si téméraire, Raoul ! s’écria Ghita à voix basse ; le vice-gouverneur et le podestat vous reconnaîtraient, et tout serait perdu.

— Ne craignez rien, Ghita, une bonne cause et un esprit qui ne manque pas de ressources me tireront d’affaires, au lieu que la moindre hésitation pourrait me perdre. Ces Anglais commencent par demander, et prennent ensuite sans permission, si vous répondez non. — Corpo di Bacco ! qui a jamais vu un lazzarone refuser un ducat ?

Raoul dit quelques mots tout bas à Ithuel, et le canot étant alors assez halé de l’avant, et embardé sur la frégate, il saisit une tire-veille, et monta avec l’agilité d’un chat par les taquets de l’échelle du bord. Il est certain que personne à bord de la frégate ne se doutait quel était l’individu qui marchait en ce moment avec tant de confiance sur son gaillard d’arrière. Le jeune marin lui-même trouvait dans cette aventure quelque chose d’excitant qui ne lui déplaisait pas, et il était d’autant moins inquiet des suites que pouvait avoir sa témérité, qu’il n’y avait sur le pont aucune autre lumière que celle de la lune ; que les voiles en interceptaient en partie la clarté, et qu’il savait par expérience qu’aucun des deux Italiens n’était assez sorcier pour découvrir une imposture.

La bordée de premier quart venait de monter ; et Winchester, guéri de sa blessure, tenait en main le porte-voix, tandis que Griffin n’avait plus d’autre chose à faire que de servir d’interprète. Deux ou trois midshipmen se promenaient indolemment sur le gaillard d’arrière ; çà et là un marin était en vigie près des drisses ou sur un bossoir ; vingt à trente vieux loups de mer se promenaient sur le passe-avant ou sur le gaillard d’avant, les bras derrière le dos, ou les mains passées dans leur jaquette : et un vieux aide-timonier, dont les yeux actifs étaient toujours aux aguets, était à côté de l’homme qui était à la roue, et faisait gouverner le bâtiment. Les autres hommes de quart s’étaient étendus entre les canons ou sur les dromes, paraissant prêts à agir, mais, de fait, sommeillant. Cuff, Griffin et les deux Italiens quittèrent le couronnement, et s’approchèrent du gaillard d’arrière pour y attendre l’arrivée du prétendu lazzarone, ou batelier de Capri, comme on le supposait. Par un nouvel arrangement, Vito Viti fut alors chargé de faire les questions, que Griffin traduisait au capitaine à mesure qu’elles étaient faites, ainsi que les réponses.

— Approchez, l’ami, dit le podestat avec un air de protection, mais d’un ton un peu hautain. Le noble et généreux capitaine anglais sir Kuff m’a chargé de vous remettre ce ducat, pour vous prouver qu’il ne vous demande rien qu’il ne soit disposé à payer. Un ducat, c’est beaucoup d’argent, comme vous le savez ; et une bonne paie mérite de bons services.

— Votre Excellence le dit avec vérité : un ducat mérite de bons services.

Bene. Maintenant dites à ces signori tout ce que vous savez de ce lougre dont vous venez de parler ; ou vous l’avez vu, quand vous l’avez vu, et ce qu’il faisait. — Mettez de l’ordre dans vos idées, et ne répondez qu’à une chose à la fois.

— Signor, si ; je mettrai tout en bon ordre, et je ne vous dirai qu’une chose à la fois. Je crois que je dois commencer par vous dire où je l’ai vu, ensuite quand je l’ai vu, et enfin ce qu’il faisait alors. Je crois que c’est ce que vous m’avez demandé, Excellence ?

— C’est cela même. Répondez dans cet ordre, et vous vous ferez bien comprendre. — Mais, dites-moi d’abord, tous les naturels de Capri parlent-ils la même sorte d’italien que vous ?

— Signor, si. — Cependant, ma mère étant française, on dit que j’ai un peu de son accent, Nous tenons tous quelque chose de nos mères, Excellence, et c’est dommage que nous n’en tenions pas davantage.

— Cela est vrai. Mais à présent, l’ami, parlons du lougre ; songez que d’honorables signori entendront ce que vous allez me dire ; ainsi donc, ayez soin, pour votre honneur, d’aller droit au fait ; et pour l’amour de Dieu, ne nous dites que la vérité.

— Fort bien, Signor, je dois donc dire d’abord ou j’ai vu le lougre. Mais Votre Excellence désire-t-elle savoir où était le lougre quand je l’ai vu, ou bien où j’étais moi-même en ce moment ?

— Où le lougre était, drôle. Crois-tu que sir Kuff s’inquiète de savoir ou tu as passé la journée ?

— Eh bien, Excellence, le lougre était près de Capri, du côté qui fait face à la Méditerranée, et qui, comme vous le savez, est le côté opposé à la baie ; et presque par le travers de la maison de Giacomo Alberti. — Votre Excellence connaît-elle cette maison ?

— Pas le moins du monde ; mais continuez votre histoire comme si je la connaissais. Ce sont ces détails qui donnent de la valeur à un récit. — À quelle distance était-il de la terre ? Mentionnez ce fait, si vous vous le rappelez.

— Si l’on pouvait mesurer la distance, je crois qu’on trouverait que c’était à peu près… — je dis à peu près, Signor, non tout à fait, mais je veux dire environ la même distance qu’il y a du plus gros figuier du jardin de Giacomo au vignoble de Giovanni, le cousin de sa femme. — Si, je crois que c’est presque la même distance.

— Mais quelle peut être cette distance ? — Soyez exact, car bien des choses peuvent en dépendre.

— Signor, je crois qu’elle est un peu plus longue que celle qu’il y a de l’église au haut de l’escalier par où l’on va à Ana Capri.

Cospetto ! — Tu gagneras ton ducat aisément de cette manière. Ne peux-tu calculer la distance en milles ? Le lougre était-il à un, à deux, à six, ou à vingt milles de ton île quand tu l’as vu ?

— Excellence, nous n’en sommes pas encore au quand ; vous m’aviez dit de commencer par le où. — Au surplus, je désire faire tout ce qui vous plaira, Signor.

— Voisin Viti, dit le vice-gouverneur, il peut-être à propos de vous rappeler qu’il ne faut pas agir ici comme si vous interrogiez un voleur et que vous vouliez prendre acte de ses aveux. Je pense que nous ferions mieux de laisser cet honnête batelier nous raconter son histoire à sa manière.

— Oui, oui, dit Cuff en anglais à Griffin ; à présent que le vitché prend l’affaire en main, j’espère que nous aurons la monnaie de notre ducat.

— Signor, dit Raoul au vice-gouverneur, ce sera tout comme il vous plaira. Le lougre dont vous parlez était hier au soir à la hauteur de notre île, gouvernant vers Ischia, où il doit être arrivé pendant la nuit, car il y a eu un bon vent de terre depuis la vingt-troisième heure du jour, jusqu’à la cinquième de la matinée suivante.

— Cela s’accorde, quant au lieu et au temps, avec ce que nous avons appris, dit Griffin ; mais il n’en est pas de même de la route que faisait le corsaire. On nous a fait rapport qu’il cherchait à doubler le cap méridional de l’île pour entrer dans le golfe de Salerne.

Un tressaillement presque imperceptible échappa à Raoul, et il se félicita d’être monté à bord de la Proserpine ; car ce qu’il venait d’entendre lui apprenait que ses ennemis n’avaient que de trop bons renseignements sur ses récents mouvements. Il se flatta pourtant de pouvoir changer leurs intentions et de les mettre sur une fausse piste :

— Je voudrais bien savoir, dit-il, qui peut prendre le sud-est pour le nord-ouest. Pas un de nos pilotes ou de nos bateliers ne ferait une pareille bévue. — Vous êtes officier, Signor, et vous vous entendez à de pareilles choses ; or je vous demande si Ischia n’est pas au nord-ouest de Capri.

— Il n’y a nul doute, et il est également vrai que le golfe de Salerne est au sud-est de ces deux îles.

— Voyez-vous ? s’écria Raoul avec un air de vulgaire triomphe très-bien joué ; j’étais sûr, Votre Excellence, que lorsque vous y réfléchiriez, vous verriez que c’est une folie de dire qu’un bâtiment qui va de Capri à Ischia peut gouverner autrement qu’au nord-ouest.

— Mais ce n’est point là la question, amico. Nous connaissons tous le gisement de ces deux îles, qui est le même que celui de toute cette côte ; mais la question est de savoir de quel côté le lougre gouvernait.

— Je croyais vous avoir dit, Excellence, qu’il portait le cap vers Ischia, dit Raoul avec un air d’innocence et de vérité.

— En ce cas, le compte que vous rendez se trouve en contradiction complète avec celui qui a été envoyé à l’amiral par le bon évêque de votre île. Puissé-je ne jamais manger une autre de ses cailles, si je le crois capable d’avoir voulu nous tromper, et il n’est pas facile de supposer qu’un homme comme lui ne soit pas en état de distinguer le nord du sud.

Raoul murmura intérieurement une malédiction contre tous les prêtres, jurant que français, italiens et autres, ils étaient tous ligués contre la France. Mais le rôle qu’il jouait ne lui permettait pas de s’exprimer ainsi, et il affecta d’écouter le fait qui venait d’être énoncé, avec tout le respect qu’un homme de sa classe a naturellement pour son père spirituel.

— Le nord du sud, Excellence ! répéta-t-il, monsignore en sait trop pour cela. — Mais je suppose que les nobles signori ne connaissent pas la fâcheuse infirmité de notre très-révérend père en Dieu ?

— Non. — Je ne crois pas qu’aucun de nous ait jamais eu l’honneur de le voir. Mais sûrement votre évêque est un homme ami de la vérité ?

— Ami de la vérité, Excellence ! oui, sans doute, et à un tel point, que s’il me disait que quelque chose que j’ai vu n’existe pas et ne peut exister, je me regarderais comme devant le croire de préférence à mes propres yeux. Les yeux sont pourtant quelque chose, Signor, et comme notre très-révérend évêque n’en a plus, ou du moins n’en a que de si mauvais, que c’est comme s’il n’en avait pas, il peut ne pas toujours voir ce qu’il croit voir, et se tromper en regardant un bâtiment qui est à un demi-mille de la côte. Quand monsignore nous dit que ceci ou cela se trouve dans l’Évangile, nous le croyons tous, parce que nous savons qu’il fut un temps où il pouvait le lire ; mais nous ne penserions jamais à lui demander de quel côté gouverne un bâtiment quand nous avons l’usage de nos sens.

— Est-il possible que le drôle nous dise la vérité, Griffin ? demanda Cuff, ébranlé par le stratagème de Raoul et par son air de simplicité. Si cela est, nous suivrons une fausse piste en doublant Campanella et en entrant dans le golfe de Salerne. Les Français sont encore maîtres de Gaëte, et il est probable que maître Yvard veut se conserver un port ami sous le vent.

— Vous oubliez, capitaine, que l’amiral a déjà chargé un bâtiment léger de croiser de ce côté ; et le Feu-Follet oserait à peine se montrer près d’un de nos croiseurs réguliers.

— Umph ! je n’en sais trop rien, monsieur Griffin ; j’en doute même un peu. La Proserpine est un croiseur régulier, dans un sens du moins ; et le Fiou-Folly a osé se montrer près d’elle. — Le Jack à la lanterne[20] Du diable si je ne crois pas à présent qu’il a été bien nommé. J’aimerais mieux donner la chasse à un Jack à la lanterne dans la Sicile, que d’avoir à chasser ici un pareil bâtiment. D’abord il est ici, puis il est là, et ensuite il n’est plus nulle part. Quant à la corvette, je crois qu’elle est allée vers le sud, pour jeter un coup d’œil dans toutes les baies qui se trouvent le long des côtes de la Calabre. J’avais dit à Nelson qu’il me fallait deux bâtiments ; car, aussi sûr que ce Roule — Raw owl… comment diable nommez-vous ce pirate, Griffin ?

— Raoul, capitaine ; Raoul Yvard. C’est un nom tout à fait français. Raoul signifie Rodolph.

— Eh bien ! je dis à Nelson que si ce drôle se met à tourner sans cesse autour d’une île, autant vaudrait jouer aux quatre coins toute la journée que d’essayer de lui faire prendre le large pour lui donner la chasse. Il manœuvre son lougre comme un conducteur de diligence fait tourner sa voiture dans la cour d’une auberge.

— Je suis surpris que Sa Seigneurie n’y ait pas fait attention, et ne nous ait pas donné une corvette ou deux pour nous aider.

— Oui, comptez là-dessus de la part de Nelson ! il pourrait envoyer un bâtiment anglais à la poursuite de deux français ; mais du diable s’il songe jamais à faire donner la chasse à un bâtiment français par deux anglais.

— Mais il ne s’agit pas d’un combat, capitaine ; ce n’est qu’une chasse, et un français courra toujours plus vite que deux anglais.

Raoul proféra de dépit, entre ses dents, un gros jurement qui ne fut entendu que du vice-gouverneur, qui, de tous les interlocuteurs, était celui qui se trouvait le plus près du jeune corsaire.

— Cela est vrai, répondit Cuff, mais ce que je dis ne l’est pas moins. On nous a fait partir seuls, et si ce Fiou-Folly se jette entre Ischia et Procida, il serait plus facile de faire sortir un renard de son terrier que de l’en chasser sans aide. — Quant à une attaque par des canots, je pense que vous en avez tous eu assez.

— Je crois réellement, capitaine, que notre équipage est un peu découragé, répondit Griffin avec la franchise et la simplicité d’un homme vraiment brave. Il faut lui donner le temps d’oublier la dernière escarmouche, avant d’en exiger un nouveau service du même genre.

— Bon ! murmura Raoul ne faisant pas attention qu’on pouvait l’entendre.

— Et pourtant, Griffin, il faut que nous le prenions, quand nous devrions user nos souliers à cette chasse.

Pendant tout ce temps, Andréa Barrofaldi et Vito Viti ne comprenaient pas un mot de l’entretien des deux officiers anglais ; mais Raoul les écoutait avec soin et entendait parfaitement tout ce qu’ils disaient. Jusqu’à ce moment, le vice-gouverneur avait été assez indifférent et inattentif à tout ce qui se passait ; mais les deux exclamations de Raoul avaient éveillé dans son esprit quelques soupçons vagues, qui, sans avoir encore d’objet déterminé, menaçaient pourtant d’avoir des suites sérieuses pour le jeune marin. Profondément mortifiés de la manière dont ils s’étaient laissé prendre pour dupes par ce célèbre corsaire, le vice-gouverneur et le podestat n’étaient alors à bord de la Proserpine que parce qu’ils avaient désiré quitter momentanément leur île pour se soustraire au ridicule qu’ils sentaient qu’ils avaient mérité, attendre que tous les sarcasmes fussent usés, et chercher à recouvrer leur réputation de sagacité, en trouvant peut-être les moyens de coopérer à la prise du corsaire. Cuff, dans un moment de confiance, leur avait offert deux cadres dans sa chambre et place à sa table, et cette offre avait été acceptée : Andréa n’avait pas été vingt-quatre heures à bord, sans être convaincu qu’il ne pouvait y être utile à rien, et cette idée avait ajouté aux autres désagréments de sa situation. Comme tous les hommes joignant de bonnes intentions à un esprit simple, il désirait vivement se rendre bon à quelque chose, et il réfléchissait jour et nuit à ce qu’il pouvait faire pour cela, ou discutait cette question avec son ami Vito Viti quand ils étaient en tête-à-tête. Le podestat lui conseillait de mettre sa confiance dans le ciel, et ajoutait qu’il pouvait se passer dans le cours de la croisière des choses qui la rendraient mémorable. Quant à lui, il avait l’habitude, dans toutes les circonstances embarrassantes, de dire un Ave ou deux, et ensuite de s’en rapporter à Dieu.

— Vous n’avez jamais vu un miracle, vice-gouverneur, disait Vito Viti, un jour qu’ils discutaient ensemble ce sujet, sans qu’un autre miracle marchât sur ses talons ; le premier n’étant qu’un préparatif pour le second, et celui-ci étant toujours le plus remarquable des deux. Lorsque Anina Gotti tomba du haut des rochers, ce fut un miracle qu’elle ne se rompît pas le cou ; mais quand elle roula ensuite dans la mer sans s’y noyer, c’en fut un bien plus grand.

— Il vaut mieux laisser la sainte église s’occuper de pareilles choses, voisin Vito, répondit Barrofaldi ; mais quant à l’affaire qui nous occupe, je ne puis y découvrir aucun miracle.

— Comment ! n’en est-ce donc pas un, signor vice-gouverneur, que deux hommes comme vous et moi nous nous soyons laissé tromper, comme cela nous est indubitablement arrivé, par ce coquin de corsaire français ? Je regarde cela comme un si grand miracle, qu’il aurait dû en suivre un autre, au lieu d’en être le précurseur.

Andréa lui fit une réponse telle que la lui suggérèrent ses connaissances supérieures, et leur conversation tourna, comme de coutume, sur ce qu’ils avaient à faire pour effacer la tache imprimée individuellement ou solidairement sur leur sagacité.

Ce fut probablement par suite de cette espèce de fièvre d’esprit qu’Andréa Barrofaldi, ordinairement si simple et si confiant, devint soupçonneux et clairvoyant. La vue de Ghita et de Carlo Giuntotardi sur un bateau lors de l’exécution du malheureux Caraccioli lui avait paru un incident assez étrange, et quand le canot de Raoul eut été pris à la remorque par la frégate, il crut sur-le-champ y reconnaître ses deux anciennes connaissances, quoique l’éloignement et l’obscurité l’empêchassent de bien distinguer leurs traits. Jamais, jusqu’à ce jour, l’idée de Ghita et de son oncle ne s’était rattachée dans son esprit à celle de Raoul Yvard ; mais il était incontestable que la manière mystérieuse dont ils étaient disparus tous trois le même jour de Porto-Ferrajo était une coïncidence extraordinaire qui avait excité quelques remarques dans cette ville, et il n’était pas étonnant que, dans la situation présente, il entrevît une lueur vague et confuse de la vérité. Cependant, sans les exclamations indiscrètes de Raoul, il est probable que ces idées indistinctes n’auraient eu aucun résultat, et nous devons attribuer tout ce qui suivit à l’imprudence du jeune corsaire, plutôt qu’aux profonds raisonnements du vice-gouverneur de l’île d’Elbe.

À l’instant où Cuff venait de déclarer sa détermination de prendre le Feu-Follet, Andréa s’approcha de l’endroit où le capitaine s’entretenait avec Griffin, et dit quelques mots à l’oreille du lieutenant.

— Diable ! s’écria Griffin, si ce que le vice-gouverneur me dit se trouve vrai, capitaine, notre besogne est à moitié faite.

— Le vitché ne mettra jamais le feu à la baie de Naples, dit le capitaine ; mais il est bon diable au fond. Eh bien ! que vous a-t-il dit ?

Griffin le prit à part, et, après un instant d’entretien, des ordres furent donnés à l’officier de quart, et ils descendirent tous deux sous le pont avec une sorte de précipitation.


CHAPITRE XVI.


— De quel pays êtes-vous, s’il vous plaît ?
— De Mantoue.
— De Mantoue, monsieur ? Morbleu, à Dieu ne plaise ! Et vous venez à Padoue, sans craindre pour votre vie ?
Shakspeare.



Pendant les cinq minutes que le capitaine employa dans sa chambre à concerter quelques mesures avec Griffin, Raoul affecta de considérer avec une sorte d’étonnement vulgaire les canons, les agrès et les ornements du gaillard d’arrière ; mais rien de ce qui se passait autour de lui n’échappait à sa vigilance et à son attention. La disparition subite du capitaine et du lieutenant lui causa quelque inquiétude, et il commença à regretter sa témérité, tout en se flattant encore que son déguisement le rendait méconnaissable. Comme bien des gens qui s’imaginent bien parler une langue étrangère, il ignorait combien il lui arrivait souvent de se trahir lui-même sans s’en douter, un Anglais, cœleris paribus, prononçant ordinairement l’italien mieux qu’un Français, parce qu’il y a plus d’affinité entre sa langue naturelle et celle de l’Italie, en ce qui concerne les sons et l’emphase. Telle était la situation d’esprit de notre héros, quand on vint l’avertir que le capitaine désirait le voir dans sa chambre. Raoul, en descendant pour se conformer à ce qui avait bien l’air d’un ordre, remarqua que les deux fonctionnaires de l’île d’Elbe le suivaient.

Une lampe était allumée dans la chambre, et dès que Raoul en eut passé la porte, il se trouva exposé à une forte clarté. Cuff et Griffin étaient debout devant une table, et le vice-gouverneur et le podestat se placèrent à leurs côtés, arrangement qui semblait annoncer une sorte d’interrogatoire judiciaire. Dans le premier moment, Raoul aurait préféré se trouver devant un comité de la sainte inquisition plutôt que devant le tribunal auquel il voyait tout à coup qu’il allait avoir à répondre.

— Il faut que vous ayez du sang-froid, dit Griffin à Raoul, tandis que celui-ci s’avançait à pas lents vers la table, conservant à l’extérieur un air de fermeté, mais maudissant au fond du cœur l’épreuve dangereuse à laquelle il allait être soumis. Faites-moi le plaisir de passer ce mouchoir de soie autour de votre cou.

À cette époque, un mouchoir de soie noire était une marque certaine à laquelle on reconnaissait un militaire ou un marin, le col étant passé de mode et n’étant plus porté que par quelques vieillards, et la cravate noire n’ayant été adoptée par les autres classes que quelques années plus tard, par suite de la manie militaire qui s’empara de toute la chrétienté vers la fin de la dernière guerre. Un mouchoir noir autour du cou, relevé par la blancheur du linge, même sans uniforme, était un signe assuré que celui qui le portait appartenait de manière ou d’autre à la profession des armes. Raoul le savait, et il sentait qu’il risquait de se démasquer en obéissant ; mais il pensa qu’un refus serait encore plus dangereux.

— Votre Excellence veut plaisanter, répondit-il ; nous autres bateliers de Capri nous ne nous inquiétons guère de la fraîcheur des nuits ; mais, puisque vous le désirez, j’y consens. Et, tout en ajustant le mouchoir autour de son cou, il ajouta : Votre Excellence fait un prince d’un pauvre batelier, et quand je rentrerai chez moi, ma femme me prendra pour quelque grand général.

— Pour que l’illusion soit complète, l’ami, mettez encore cet habit, dit Griffin, lui présentant un de ses habits de petit uniforme, car sa taille était, à peu de chose près, la même que celle de Raoul.

Le véritable état des choses n’avait presque plus rien d’équivoque ; mais, ne voyant de ressource que dans l’obéissance et la fermeté, il passa l’habit, et resta vêtu en officier de marine par le haut et en batelier par le bas.

— Eh bien, vice-gouverneur, reprit Griffin, il fait clair ici, et vous voyez le costume : que dites-vous à présent ?

— Je dis que monsieur m’a fait l’honneur de me rendre quelques visites à Porto-Ferrajo, et que je ne l’ai jamais vu avec plus de plaisir qu’en ce moment. Vous paraissez aimer beaucoup les mascarades, signor Smit, et le carnaval dure pour vous toute l’année. J’espère que votre illustre compatriote, sir Cicéron, trouvera le moyen de convaincre ces braves Anglais que vous avez agi ainsi par pure plaisanterie et sans aucun crime.

— Monsieur, dit Raoul, jetant par terre ses plumes empruntées, il n’est plus temps de feindre davantage ; mais si je suis Raoul Yvard, comme vous le prétendez, du moins je ne suis pas le Feu-Follet.

— Comme de raison, Monsieur, dit Griffin en français : vous savez que vous êtes maintenant prisonnier de Sa Majesté britannique ?

— Sa Majesté britannique n’a pas obtenu ici un succès égal à la victoire qu’elle a remportée à l’embouchure du Nil, répondit Raoul d’un ton ironique ; quoi qu’il en soit, je suis entre ses mains. Ce n’est pas la première fois que j’ai l’honneur d’être prisonnier de guerre à bord d’un de ses bâtiments.

— Vous ne devez pas supposer que vous êtes aujourd’hui dans cette situation, Monsieur : nous vous arrêtons sous une qualité toute différente.

— Ce n’est pas comme ami, du moins, car je proteste que je n’y ai pas le moindre droit. J’en ai pour preuve une courte entrevue que nous avons eue à la hauteur de Porto-Ferrajo, et un incident intéressant près de l’embouchure du Golo.

— Vous pouvez nous épargner vos sarcasmes, Monsieur ; la fortune vous a favorisé alors, nous en convenons ; mais aujourd’hui nous vous arrêtons comme espion.

— Espion ! répéta Raoul en tressaillant, je n’ai jamais eu dessein de jouer un tel rôle en venant à bord de votre frégate. Vous devez me rendre la justice de reconnaître que ce n’est qu’à votre invitation que je suis monté sur votre bord. Ce serait une infamie de prétendre le contraire.

— Nous sommes disposés à subir l’infamie que pourront mériter nos actions, monsieur Yvard. Personne ne songe à vous accuser d’être venu comme espion à bord de la Proserpine ; mais quand le commandant d’un bâtiment ennemi est trouvé rôdant autour de notre escadre à l’ancre dans une baie, sous un déguisement comme le vôtre, il faudrait avoir une conscience bien scrupuleuse pour hésiter à le déclarer coupable d’espionnage, et ayant encouru la peine prononcée contre tout espion.

Tout cela était si vrai, que le malheureux jeune homme sentit alors l’extrême difficulté de sa situation. En venant dans la baie de Naples, il n’avait certainement eu aucun autre dessein que de trouver Ghita ; mais il ne pouvait s’empêcher de s’avouer à lui-même que, si le hasard eût voulu qu’il y obtînt quelque information qui pût lui être utile comme capitaine d’un bâtiment corsaire, il n’aurait pas hésité à en profiter ; il s’était donc exposé à la peine la plus sévère des lois militaires, en cédant à sa passion pour Ghita, et il ne pouvait trouver aucune excuse à alléguer pour en obtenir l’adoucissement.

— Que dit le pauvre diable, Griffin ? demanda Cuff, qui, malgré son esprit d’hostilité déterminée contre tous les Français, regrettait qu’un homme si brave se trouvât dans une situation si désespérée. — Ne le pressez pas trop fort dès le premier instant. Donne-t-il quelque excuse pour son déguisement ?

— Quelle excuse pourrait-il donner, capitaine ? celle ordinaire, sans doute, — le désir de servir sa république une et indivisible. Si nous voulions croire tout ce que nous disent ces drôles, autant vaudrait retourner chez nous et envoyer des députés à la Convention nationale, si toutefois elle daignait leur faire l’honneur de leur y accorder des places.

— Messieurs, dit Raoul en anglais, il n’est plus besoin d’interprète entre nous ; je parle votre langue assez bien pour me faire comprendre.

— Je suis fâché de vous voir dans une telle situation, monsieur Yvard, dit le capitaine Cuff, je désirerais de tout mon cœur que vous fussiez tombé entre nos mains d’une manière plus régulière.

— Auquel cas, capitaine, le Feu-Follet aurait été aussi en votre pouvoir, répondit Raoul avec un sourire ironique. Mais, Messieurs, ces paroles sont inutiles à présent ; je suis votre prisonnier, et je dois courir ma chance. Cependant il n’est pas juste que d’autres que moi souffrent de mon imprudence, et je regarderai comme une faveur si vous permettez aux bonnes gens qui sont dans mon canot, de se rendre à terre sans être inquiétés. Il se fait tard, et nous devons être à présent presque par le travers de l’endroit où ils désirent débarquer, la Marina-Grande de Sorrento.

— Désirez-vous nous donner à entendre qu’aucun de vos compagnons n’est Français ?

— Oui, capitaine, il n’y a pas un seul Français parmi eux, je vous en donne ma parole d’honneur.

— Il serait à propos de nous assurer de ce fait en les interrogeant, capitaine, dit Griffin d’un ton sec.

— J’ai fait prier M. Winchester de les faire monter à bord.

— Il y a dans le canot une jeune femme qui n’est pas habituée à monter à bord de grands bâtiments, s’écria Raoul à la hâte, et j’implore votre indulgence pour elle, capitaine. Faites-y monter les hommes, si vous le jugez nécessaire, mais la signorina n’en est pas en état.

— Nous veillerons à cela, monsieur Yvard, et d’autant plus volontiers que vous paraissez prendre beaucoup d’intérêt à cette jeune dame. Maintenant, mon devoir est de vous placer sous la garde d’une sentinelle ; et pour que cela vous soit le moins désagréable possible, cette chambre sera votre prison, du moins pour cette nuit. — Monsieur Griffin, donnez des ordres en conséquence à l’officier des soldats de marine.

Quelques minutes après, un soldat fut introduit dans la chambre, et Raoul fut mis régulièrement sous sa garde, après quoi les deux officiers retournèrent sur le gaillard d’arrière avec les deux Italiens. Pendant tout ce temps, Ithuel, Ghita et son oncle étaient restés dans le canot, livrés à leurs réflexions qui n’étaient rien moins qu’agréables. Toute l’affaire avait été conduite si tranquillement à bord, qu’il leur était impossible de se faire une idée de ce qui pouvait s’y être passé, quoique l’esprit de Ghita fût rempli de craintes et de fâcheux pressentiments. Comme l’avait dit Raoul, la frégate les avait conduits à la remorque par le travers de l’endroit où ils devaient aborder, et à la distance de moins d’une lieue, et cependant rien n’indiquait qu’elle songeât à ralentir sa marche, et personne ne paraissait sur le passe-avant pour leur parler. Enfin une voix rauque se fit entendre sur le pont, et la Proserpine commença à diminuer de voiles. On serra les cacatois ; on cargua la misaine, les perroquets et la brigantine ; et la frégate n’eut plus dehors que ses trois huniers et son foc. Tout cela ne prit que cinq minutes, et les hommes de quart finissaient cette besogne, quand le capitaine remonta sur le pont. Dès qu’on eut ainsi diminué la voilure, on mit la barre à bâbord, la frégate vint au vent sur le tribord amures ; le grand hunier fut mis sur le mât, et le canot se trouva ainsi sous le vent du bâtiment, le long du bord. Dès que cette manœuvre fut exécutée, un matelot se laissa glisser légèrement de la frégate dans le canot. Après avoir examiné en avant et en arrière, il s’écria : Tout est bien, et il repoussa le canot à une petite distance de la frégate. Les palans d’étai et de bouts de vergues furent de suite descendus dans le canot, et accrochés aussitôt aux boucles par le matelot anglais qui s’y trouvait déjà. Le maître de manœuvre donna un coup de sifflet pour avertir d’abraquer le mou des garants, et, après un autre coup de sifflet prolongé, suivi du commandement : « Hissez rapidement ! » le canot fut aussitôt enlevé, avec tous ceux qui étaient dedans, à la hauteur des bastingages du passe-avant, les palans d’étai ayant été embraqués et ceux de bouts de vergues filés. Le canot fut alors déposé sur le passe-avant, avec autant de précaution que s’il eût été de verre, et aussi aisément que s’il n’eût pas pesé plus qu’un hamac. Ghita poussa un léger cri en se voyant enlevée en l’air, et baissant la tête sur ses genoux elle attendit le résultat en tremblant. Le mouvement tira un instant Carlo Giuntotardi de son apathie ordinaire, mais voilà tout. Quant à Ithuel, il songea un instant à se jeter à la mer, pour gagner la terre à la nage, car il se croyait en état de faire une lieue en nageant ; mais il réfléchit qu’un canot mis à sa poursuite l’atteindrait infailliblement, et, ne pouvant éviter d’être pris, il aima mieux l’être sans se fatiguer.

Il n’est pas facile de décrire les sensations qu’éprouva cet Américain quand il se trouva de nouveau sur le pont de son ancienne prison, avec le danger d’être reconnu et traité comme déserteur. Il peut paraître révoltant de supposer qu’un étranger, contraint par la violence d’entrer au service d’une autre nation, puisse se trouver ensuite exposé à être condamné à mort pour avoir usé du droit que lui donnait la nature de mettre fin à cet esclavage par la fuite, quand l’occasion s’en est présentée à lui. Le dernier siècle a pourtant vu bien des scènes d’injustice semblables ; et en dépit de toute la prétendue philanthropie de celui-ci, et des rêves de paix éternelle qu’il est à la mode d’opposer aujourd’hui à toutes les leçons de l’expérience, le siècle prochain en produira de pareilles. À moins que le bon sens de l’Amérique ne répande dans les corps législatifs de la confédération des idées politiques plus justes, des vues plus étendues de leurs devoirs, et des connaissances plus exactes de la situation des diverses nations de la chrétienté, qu’on n’en a remarqué dans leurs lois et leurs discussions depuis quelques mois. En un mot, l’homme exposé à toutes ces tribulations sentait une conviction intime que ses droits, légaux et moraux, lui seraient de fort peu d’utilité dans l’occasion présente. Mais un homme ne commet jamais un acte répréhensible, même pour la défense de ses droits légitimes, sans que sa conscience lui dise tout bas qu’il ne faut jamais faire le mal pour qu’il en résulte un bien, et cette voix secrète rappelait à Ithuel Bolt que, quelque justes que fussent les griefs dont il se plaignait, il avait porté la guerre dans le pays de l’ennemi.

Dès que le canot eut touché le pont de la Proserpine, le maître d’équipage qui, quoique n’étant pas de quart, n’était pas encore couché, et qui était à bord de cette frégate un personnage aussi important que Vito Viti à Porto-Ferrajo, aida ceux qui s’y trouvaient à en sortir, et les examina tour à tour ; mais Ghita fixa son attention au point de lui faire oublier les deux compagnons qu’elle avait. Dans le fait, ses manières et son air de douceur avaient quelque chose de si séduisant au clair de la lune, qui venait de se lever, qu’elle exerça la même influence sur tous ceux qui la voyaient en ce moment, sans en excepter les officiers.

— Eh bien, monsieur Yvard, dit Cuff, si vous êtes venu dans le camp ennemi, c’est du moins en assez bonne société. — Cette jeune fille paraît Italienne, Winchester, et elle a l’air très-modeste.

— C’est la petite Ghita, s’écria Vito Viti, aussi vrai que j’espère être un jour dans le sein du père Abraham ! — Bellissima Ghita, quel motif vous a amenée ici, et en si mauvaise compagnie ?

Ghita était toute en larmes ; mais ne sachant jusqu’à quel point Raoul pouvait être compromis, elle fit un effort pour reprendre son empire sur elle-même, et réussit à supprimer tout signe extérieur d’émotion qui aurait pu rendre plus dangereuse la situation de son amant. S’étant essuyé les yeux, elle fit une révérence au vice-gouverneur et au podestat, et répondit ensuite à la question qui lui avait été faite.

— Signori, dit-elle, c’est un soulagement pour moi de trouver des compatriotes et d’anciennes connaissances à bord de ce bâtiment étranger, et j’implore votre protection. On ne peut accuser d’être en mauvaise compagnie une orpheline qui est sur mer avec un oncle qui lui a servi de père.

— Ah ! elle a raison, vice-gouverneur ; voici son oncle, Carlo Giuntotardi, homme qui est tellement occupé des saints, même sur terre, qu’il parle rarement à un pécheur. — Mais vous devez savoir, Ghita, qu’un de vos bateliers n’est ni plus ni moins que Raoul Yvard, le corsaire le plus redoutable qui soit jamais sorti des ports de France, et qui est la peste et le fléau de toutes les côtes d’Italie ? Si l’église daignait s’occuper de ce républicain impie, ce serait pour ordonner à tous les fidèles d’unir leurs prières pour demander au ciel la destruction de son bâtiment.

— Raoul Yvard ! répéta Ghita d’un air assez surpris pour causer quelque étonnement au magistrat lui-même ; êtes-vous bien sûr de ce que vous dites, signor podestat ?

— Aussi sûr qu’on peut l’être après avoir entendu l’aveu de la partie intéressée.

— Son aveu, Signor !

Si, bella Ghita, son aveu. — Votre batelier, — votre habitant de Capri. — votre lazzarone, a avoué lui-même qu’il n’est ni plus ni moins que le commandant de ce tison d’enfer le Feu-Follet.

Le Feu-Follet fait-il plus de mal que les autres croiseurs de l’ennemi ? demanda Ghita ; mais, sentant qu’elle devait être indiscrète, elle se tut.

— Je crois, Winchester, dit Cuff, que j’ai vu ce matin cette jeune fille et ce vieillard à bord du Foudroyant, dans la chambre de Nelson, à qui ils venaient parler relativement au malheureux prince qui a été exécuté ce matin.

— Que pouvaient avoir de commun de pareilles gens avec l’infortuné Caraccioli ?

— Je n’en sais rien, mais ce sont eux. La reine de l’escadre — notre lady Amiralesse — a causé longtemps avec la jeune fille, mais c’était en italien, que je ne comprends pas plus que le grec, et vous pouvez être bien sûr que la dame ne m’en a pas dit un seul mot : je doute même qu’elle ait instruit Nelson plus que moi.

— Je voudrais pour bien des choses que Nelson coupât la remorque et laissât aller cet esquif en dérive. Je vous assure, capitaine, que l’on commence à en parler tout haut sur toute l’escadre. S’il s’agissait de tout autre, vous entendriez un beau bruit, mais les bouches se ferment quand il s’agit d’un homme comme Nelson.

— Eh bien, en bien, que chacun soit responsable de ses actions ; vous du moins, Winchester, vous devez être tranquille ; car il m’a demandé ce matin des nouvelles de votre blessure, et il voulait vous envoyer je ne sais quoi, qu’il disait bon pour l’estomac. Mais je lui ai dit que vous étiez guéri, et que vous aviez repris votre service. Avec sa tête, et son œil et son bras, il est devenu lui-même une telle carcasse, qu’il regarde en quelque sorte tout homme blessé comme un parent. — Je ne serais pourtant pas très-fâché que la petite-vérole labourât le visage de cette infernale beauté.

— Ce qui s’est passé aujourd’hui en a fait une mauvaise journée pour l’Angleterre, capitaine, soyez-en bien sûr.

— Eh bien, Winchester, le Nil et le cap Saint-Vincent en ont été de bonnes, et cela fait compensation. Monsieur Griffin, demandez à cette jeune fille si je n’ai pas eu le plaisir de la voir aujourd’hui à bord du Foudroyant.

La question fut faite, et Ghita, d’un ton calme et sans hésiter, répondit affirmativement.

— À présent, priez-la de nous expliquer comment il se fait qu’elle se trouve en la compagnie de Raoul Yvard.

— Signori, répondit Ghita du ton le plus naturel, car elle n’avait rien à cacher sur ce point, — nous demeurons sur le mont Argentaro ; où mon oncle est garde des tours du prince. Vous savez que les Barbaresques sont fort à craindre le long de ces côtes, et l’année dernière, quand la paix avec la France tenait les Anglais éloignés, je ne sais comment cela se fait, Signori, mais on dit que les Barbaresques attaquent toujours de préférence les ennemis de l’Angleterre ; — le canot d’un pirate nous avait faits prisonniers, ou plutôt esclaves, mon oncle et moi, et nous emmenait en Afrique, quand M. Yvard arriva avec son lougre et nous rendit la liberté. Un tel service en fit notre ami, et il est venu plusieurs fois nous voir à nos tours. Aujourd’hui nous l’avons trouvé sur un canot près du vaisseau amiral anglais : le bateau qui nous y avait amenés avait disparu, et, en sa qualité d’ancienne connaissance, il se chargea de nous conduire sur la côte de Sorrento, où nous sommes en visite chez une sœur de ma mère.

Ces mots furent prononcés d’un ton si naturel, qu’ils portaient l’empreinte de la vérité, et quand Griffin les eut traduits, il ajouta qu’il répondrait de l’exactitude de cette déclaration.

— Oui, oui, Griffin, répondit Cuff, vous autres jeunes gaillards, vous êtes toujours prêts à faire des serments à une jolie fille, ou en sa faveur. Quoi qu’il en soit, celle-ci a un air de franchise, et ce qui est plus extraordinaire, attendu la compagnie qu’elle voit, elle paraît modeste et honnête. Assurez-la qu’elle n’a rien à craindre, mais dites-lui que nous ne pouvons nous priver sur-le-champ du plaisir de sa société. Elle occupera jusqu’à demain matin la chambre à bâbord de celle du conseil, et j’ose dire que son oncle et elle pourront s’y trouver plus commodément que dans un de leurs pigeonniers du mont Argentaro.

— C’est une pointe sur les confins des états Romains, et les tours n’y manquent pas, car il y en a au moins une demi-douzaine, qui sont parsemées sur à peu près autant de milles. Et qui sait si nous ne pourrons pas un de ces matins y mettre un éteignoir sur ce Jack à la lanterne, en jetant le grappin sur lui dans ces parages ?

— Ce qui peut à peine manquer, capitaine, puisque son commandant est entre nos mains.

Le canot de Raoul fut laissé sur le pont, et l’on donna les ordres nécessaires pour le placement des prisonniers. Raoul fut envoyé dans la batterie, et Winchester prit des mesures pour l’y loger et pour éloigner de lui toute espèce d’armes et même des rasoirs, et une sentinelle fut chargée de veiller sur lui. Dans une telle situation, il était impossible qu’il s’échappât ; et quant à la crainte qu’il n’attentât lui-même à ses jours, Cuff, lorsqu’on discuta cette question, dit avec beaucoup de sang-froid : — Le pauvre diable ! il sera nécessairement pendu ; et s’il voulait être lui-même son exécuteur, il nous épargnerait le désagrément d’avoir une exécution à bord ; car je suppose que Nelson ordonnera qu’il soit pendu à notre vergue de misaine. Je ne vois pas pourquoi il ne pourrait employer pour ce service une des frégates napolitaines ; elles ne sont bonnes qu’à cela.

— Je crois plutôt, capitaine, qu’il sera pendu à bord de son propre lougre, si nous réussissons à le prendre.

— Par saint George ! vous avez raison, Griffin ; et c’est un motif de plus pour que nous cherchions à découvrir ce Fiou-Folly. — Combien n’aurait-il pas mieux valu que nous les eussions brûlés tous ensemble à l’embouchure du Golo !

Nous avons déjà dit que Raoul Yvard fut envoyé dans la batterie, accompagné d’une sentinelle ; Ghita et son oncle furent conduits dans les deux chambres à bâbord et à tribord de celle du conseil. Elles étaient vides, et l’on eut soin de leur donner des matelas pour qu’ils pussent se coucher. Le capitaine et les deux Italiens se retirèrent alors dans la chambre de l’arrière, et Griffin fut invité à les y accompagner. Là, Cuff se souvint qu’il avait un quatrième prisonnier à interroger, et il ordonna qu’on l’amenât en sa présence. Ithuel, voyant toute l’attention des officiers absorbée par Ghita et son oncle, s’était rapproché peu à peu du canot sur lequel il était venu, y était remonté, et s’était étendu dans le fond comme pour y dormir, mais, dans le fait, pour tâcher de se faire oublier en restant hors de vue ; se réservant, in petto, de sauter par-dessus le bord, après le coucher de la lune, si la frégate se trouvait alors assez près de la côte pour qu’il pût espérer de la gagner à la nage. On le trouva dans cette situation, on le fit lever, et on le conduisit devant le capitaine.

Ithuel n’avait pas voulu consentir à se hasarder dans le voisinage de la Proserpine sans être parfaitement déguisé. Raoul, bien pourvu de tout ce qui était nécessaire pour divers déguisements, y avait procédé en couvrant les cheveux roux, longs et raides de l’Américain, d’une perruque à cheveux noirs frisés, et en teignant de la même couleur ses favoris et ses sourcils ; et pour le reste de la métamorphose, il s’était fié au changement que produirait en lui le costume d’un batelier napolitain. Le plus grand obstacle à surmonter avait été une certaine queue, entourée d’une peau d’anguille préparée, qu’il avait apportées d’Amérique, l’une et l’autre, huit ans auparavant, et qu’il conservait comme des souvenirs de jours plus heureux. Une fois par semaine, il dénouait et peignait cette queue ; mais tout le reste du temps, il la portait en masse compacte de plus de deux pieds de longueur et d’un bon pouce d’épaisseur. Cette queue avait reçu son coup de peigne hebdomadaire une heure avant le moment où Raoul lui proposa de l’accompagner dans la baie de Naples, et c’eût été soumettre à une innovation le seul objet qu’il traitât avec respect, que de séparer ses cheveux de la peau d’anguille avant l’expiration d’une autre semaine. Raoul fut donc obligé de replier cette queue sous la perruque, aussi bien que sa forme, sa longueur et son épaisseur le permettaient.

On laissa Ithuel dans la grande chambre, et l’on alla annoncer son arrivée au capitaine anglais.

— C’est sans doute quelque pauvre diable faisant partie de l’équipage du Fiou-Folly, dit Cuff avec une sorte de compassion, et il ne serait pas raisonnable de le faire pendre pour avoir obéi aux ordres de son commandant. Cela serait un peu dur, Griffin ; ainsi donc nous le regarderons simplement comme un prisonnier français, et nous l’enverrons en Angleterre pour être mis en prison à bord d’un ponton, par la première occasion qui se présentera.

À l’instant où il achevait ces mots, le prisonnier fut amené. Comme de raison, Ithuel comprenait parfaitement tout ce qui se disait en anglais ; mais l’idée qu’il allait être interrogé en français lui causa une sueur froide, et le meilleur moyen qui se présenta à son esprit pour se tirer d’embarras fut de feindre d’être muet.

— Écoutez, mon ami, lui dit Griffin, parlant en assez bon français pour un Anglais ; répondez-moi avec franchise et vérité, et vous vous en trouverez bien. — Vous faites partie de l’équipage du Feu-Follet, n’est-ce pas ?

Ithuel secoua la tête d’un air fortement négatif, et s’efforça de produire un son qui put paraître le résultat des efforts que faisait un muet pour prononcer le mot Napoli.

— Que veut dire ce drôle ? demanda Cuff ; est-il possible qu’il n’entende pas le français ? Essayez de lui parler en italien, Griffin, et vous nous direz ce qu’il répondra.

Griffin répéta en italien ce qu’il venait de dire en français, et ne reçut en réponse que des sons semblables à ceux qu’aurait pu faire entendre un homme dont la bouche aurait été bâillonnée. Les deux officiers anglais et les deux fonctionnaires italiens se regardèrent les uns les autres avec un air de surprise. Mais, malheureusement pour le succès du plan imaginé par Ithuel, il avait apporté avec lui de l’État du Granit un penchant invétéré à faire passer par son nez toutes les modulations de sa voix, et les efforts qu’il faisait pour produire les mêmes sons qu’un muet ne servirent qu’à leur donner un ton nasal plus fortement prononcé que jamais. Or, Andréa avait été frappé de cette particularité dans la voix d’Ithuel lors de l’entrevue qu’il avait eue avec lui dans le cabaret de Benedetta ; et la liaison qui existait entre Raoul et ce personnage se présentant à son esprit, la vérité le frappa sur-le-champ. Enhardi par le premier succès qu’il avait déjà obtenu, le digne vice-gouverneur, sans faire aucune remarque, s’avança d’un pas ferme vers lthuel, et lui arrachant sa perruque, on vit aussitôt la queue couverte d’une peau d’anguille reprendre sa place naturelle sur le dos de l’Américain.

— Ah ! comment donc, vitché, s’écria Cuff en riant, vous faites sortir tous les renards de leurs terriers cette nuit. Je veux être pendu, Griffin, si je ne crois pas avoir déjà vu ce drôle. N’est ce pas l’homme qui tenait la barre de la Voltigeuse, quand nous prîmes ce bâtiments à l’abordage ?

— Non, non, capitaine, non. La taille de ce drôle a au moins un pied de plus. — Et pourtant il me semble aussi que ses traits ne me sont pas inconnus. Voulez-vous me permettre de faire venir un de nos midshipmen ? Il n’y a personne comme eux pour se rappeler une physionomie.

La permission fut accordée, et l’on envoya chercher M. Roller, un des plus anciens midshipmen de la Proserpine, qu’on savait être de quart en ce moment.

— Monsieur Roller, dit Griffin dès que ce jeune homme fut arrivé, regardez bien ce drôle, et dites-moi si vous vous souvenez de l’avoir jamais vu.

— Oui, sans doute, Monsieur. C’est le lazyrony qui était dans le canot que nous avons hissé à bord ce soir.

— Sans contredit ; mais le capitaine et moi, nous croyons l’avoir vu auparavant. Ne pourriez-vous vous rappeler ou et quand.

Roller s’approcha de celui qui était le sujet de ces remarques, et qui restait complètement immobile, et il commença à penser aussi que ses traits ne lui étaient pas étrangers. Il tourna autour de lui pour l’examiner sous tous les aspects ; mais dès qu’il aperçut la longue queue qui lui pendait sur le dos, il lui donna un coup sur l’épaule, et s’écria :

— Vous voilà donc de retour, mon garçon ? Vous êtes le bienvenu. J’espère que vous vous trouverez aussi bien ici que par le passé. — C’est Bolt, capitaine, le gabier de misaine qui déserta de notre frégate la dernière fois que nous étions en Angleterre. Il fut arrêté et mis en prison sur un ponton ; mais nous apprîmes ensuite qu’il s’était échappé avec deux ou trois prisonniers français, en volant un des canots du bâtiment. — Ne vous souvenez-vous pas de tout cela, monsieur Griffin ? Vous devez vous rappeler que le drôle voulait se faire passer pour Américain.

Ithuel vit alors qu’il était complètement découvert, et que ce qu’il pouvait faire de mieux était de se soumettre à son sort. La physionomie de Cuff se rembrunit, car sa profession faisait qu’il regardait tout déserteur avec une sorte d’horreur ; et le déserteur qui avait été contraint par la violence de servir un pays qui n’avait d’autre droit à ses services que celui de la force, lui inspirait un ressentiment additionnel causé par une voix secrète qui lui disait qu’il avait commis une grande injustice en retenant cet homme sur son bord. Un tel sentiment n’avait rien d’extraordinaire ; car la ressource la plus commune de l’homme qui en opprime un autre est de chercher dans la conduite de sa victime des circonstances qui puissent lui faire illusion et le justifier à ses propres yeux.

— Avez-vous entendu ce que M. Roller vient de dire, drôle ? demanda le capitaine. Je vous reconnais à présent : vous êtes Bolt, le gabier de misaine, qui avez déserté à Plymouth.

— Si vous aviez été à ma place, capitaine Cuff, vous auriez aussi déserté, quand même votre bâtiment eût été à Jéricho.

— Taisez-vous, Monsieur ; pas d’impudence. — Monsieur Griffin, envoyez chercher le capitaine d’armes, et faites mettre cet homme aux fers. Demain matin nous nous occuperons de son affaire.

Ces ordres furent exécutés, et Ithuel fut emmené dans la partie du bâtiment qui est ordinairement le siège de l’empire du capitaine d’armes. Cuff congédia alors son second lieutenant et les deux Italiens, et se retira dans sa chambre particulière, pour rendre compte à l’amiral de tout ce qui venait de se passer. Plus d’une heure s’écoula avant qu’il eût rédigé une dépêche dont il fût satisfait ; mais enfin il y réussit. Dans ce rapport, il lui mandait que Raoul Yvard était son prisonnier, et lui expliquait de quelle manière et dans quelles circonstances ce corsaire célèbre était tombé entre ses mains, lui demandant ensuite comment il devait en disposer. Après lui avoir fait part de ce fait important, il hasardait quelques suggestions sur la probabilité que le Feu-Follet était dans ces parages, et sur l’espoir qu’il avait d’en découvrir la situation précise par le moyen d’Ithuel Bolt, dont il lui expliquait aussi l’arrestation, lui faisant sentir en même temps qu’il était à propos de mettre les deux prisonniers en jugement le plus promptement possible, afin de tâcher de tirer d’eux les renseignements nécessaires pour s’emparer du Feu-Follet. Il finissait sa lettre par demander avec instance que l’amiral lui envoyât une autre frégate, qu’il désignait, et sur le capitaine de laquelle il avait le rang d’ancienneté, et une corvette bonne voilière qui était à l’ancre dans la baie, pour l’aider à gagner le vent sur le lougre, attendu qu’il craignait que ce bâtiment n’eût de trop bonnes jambes pour que la Proserpine seule pût l’atteindre, surtout par les vents légers qui régnaient.

Quand cette lettre fut écrite, cachetée, et que l’adresse y eut été mise, le capitaine remonta sur le pont. On venait de piquer deux coups, c’est-à-dire qu’il était neuf heures du soir, et Winchester était presque seul sur le gaillard d’arrière. Les hommes de quart, étendus çà et là, sommeillaient pour la plupart, et tout était aussi tranquille qu’on pouvait l’attendre par une belle nuit éclairée par la lune, avec une légère brise et une eau calme, dans une baie comme celle de Naples. Le sommet du Vésuve était couvert de vapeurs, du milieu desquelles on voyait de temps en temps sortir un jet de flamme ; Capri se montrait dans les ténèbres à quelques milles sous le vent, et plus loin, par le bossoir sous le vent, on apercevait Ischia. Un ordre donné par Cuff mit en un instant tout le monde en mouvement. Les palans d’étais et de bouts de vergues furent accrochés sur le canot major ; le maître de manœuvres donna le coup de sifflet, et le canot fut enlevé au-dessus des bastingages et amené à la mer. Le commandement « embarquez, canotiers majors, » avait été donné, et répété dans la batterie ; les canotiers s’embarquèrent de suite et mâtèrent le canot. Roller parut, couvert d’une capote pour se garantir du froid de la nuit, et Cuff lui donna ses instructions.

— Hissez vos voiles, et dirigez-vous le long de la côte au nord, monsieur Roller, dit le capitaine, qui était sur le passe-avant sous le vent pour lui donner ses derniers ordres. Vous irez ainsi jusqu’aux environs du palais de la reine Jeanne, et alors vous ferez mieux de prendre vos avirons et de longer la terre. Souvenez-vous de nous rejoindre par le premier bâtiment qui prendra le large, et s’il ne s’en trouve pas, revenez dans le canot avec la brise du matin.

Roller fit la réponse d’usage : « Oui, oui, capitaine ; » le canot poussa au large, hissa ses voiles et fit route. Au bout d’une demi-heure, il disparut dans l’obscurité. Cuff se promena une heure sur le gaillard d’arrière avec son premier lieutenant, et, voyant que la nuit serait bonne, il descendit dans sa chambre, après avoir donné ordre que la Proserpine restât en panne jusqu’au lendemain matin.

Roller aborda le Foudroyant à l’instant où l’on piquait huit coups sur tous les bâtiments de l’escadre, c’est-à-dire à minuit. Nelson était encore à écrire dans sa chambre. Dès qu’il eut reçu la dépêche, il fit éveiller son secrétaire et un commis, car son esprit actif ne remettait jamais au lendemain rien de ce qu’il avait à faire. Des ordres furent dictés, écrits, copiés, signés, et avant deux heures du matin ils avaient été envoyés aux bâtiments auxquels ils étaient adressés, afin qu’ils pussent profiter de la brise du matin. Ce ne fut qu’alors que les employés eurent la permission d’aller se reposer.

À deux heures du matin, Roller quitta le vaisseau amiral, ayant soupé de bon appétit dans la chambre même de Nelson, et il se rendit sur la Terpsichore, frégate de trente-six canons de 12, dont le capitaine avait ordre de le recevoir sur son bord. Deux heures après, ce bâtiment, accompagné d’une corvette de dix-huit canons, le Ringdove, quitta son mouillage, toutes ses voiles dehors, et descendit la baie, avec les bonnettes des deux bords, ayant une légère brise de nord-ouest, et se dirigeant vers Capri.


CHAPITRE XVII.


« Venez-en au fait, monsieur le secrétaire : Pourquoi sommes-nous assemblés en conseil ? »
ShakspeareHenry VIII.



Quand ceux qui n’étaient pas de quart montèrent sur le pont de la Proserpine le lendemain matin, le bâtiment était à environ une lieue au vent de Capri. Pendant la nuit, il avait traversé la baie, faisant route au nord, et après avoir viré vent arrière, il était revenu sur l’autre bord dans cette position. Aussitôt après le retour de la lumière, on avait fait monter sur les mâts des vigies munies de longues-vues, pour examiner chaque coin et recoin de la baie, et s’assurer s’ils se trouvait quelque bâtiment qui ressemblât au lougre, le long de ces côtes accores et pittoresques. Mais telle est l’étendue de ce bassin magnifique, — la hauteur des montagnes qui l’entourent, et la limpidité de l’atmosphère, que même les plus grands vaisseaux semblent se rapetisser sur ses eaux ; et il eût été très-possible que le Feu-Follet y fût resté à l’ancre près du rivage toute une semaine sans être aperçu par aucun des bâtiments de l’escadre, à moins que quelqu’un ne l’eût vu du rivage et n’en eût donné avis.

Cuff fut le dernier à paraître sur le pont, car on piquait six coups, c’est-à-dire il était sept heures, quand les officiers qui étaient sur le gaillard d’arrière ôtèrent leur chapeau pour le saluer. Il jeta un coup d’œil autour de lui, et se tourna vers Griffin qui était alors l’officier de quart.

— Je vois deux bâtiments qui sortent de la baie, monsieur Griffin ; je suppose qu’ils n’ont encore fait aucun signal ?

— Non certainement, capitaine ; sans quoi on vous en aurait prévenu. Nous reconnaissons la frégate pour la Terpsichore, et je vois, à ses nouveaux catacois, que la corvette est le Ringdove. — Le premier bâtiment se vante d’être meilleur voilier qu’aucun de ceux qui sont dans la baie.

— Je gage un mois de ma paye que le Fiou-Folly, allant au plus près, filera dix nœuds, tandis que cette frégate en filera neuf. S’il l’a fait avec nous, il en fera tout au moins autant avec mistress Terpsichore.

— Ah ! la frégate fait un signal, Griffin, mais un sorcier pourrait à peine l’expliquer, les pavillons ne se déployant pas. — Eh bien, timonier, quel est le signal ?

— C’est le numéro de la Terpsichore, capitaine ; et voici l’autre bâtiment qui donne celui du Ringdove.

— Hissez le nôtre, et veillez, car ils auront bientôt autre chose à nous dire.

Au bout de quelques minutes, la Terpsichore fit un signal pour demander à parler à la Proserpine, et Cuff éventa son grand hunier, et serra le vent au plus près. Une heure après, les trois bâtiments étaient à portée de la voix, et les commandants de la frégate et de la corvette, ayant fait mettre leurs gigs à la mer, se rendirent à bord de la Proserpine. Roller les suivit sur son canot, que la Terpsichore avait pris à la remorque.

Le capitaine de la Terpsichore était sir Frédéric Dashwood, jeune baronnet plein de feu et de vivacité, qui préférait la vie active d’un marin à l’indolence et à six mille livres sterling de revenu à terre, et dont l’esprit entreprenant avait été récompensé par un avancement très-prompt, et par le commandement d’une bonne frégate, qu’il avait obtenu à vingt-deux ans. Le Ringdove avait pour commandant un ancien commander, nommé Lyon, âgé de soixante ans, et qui avait acheté son rang actuel à force de longs et pénibles services ; encore le devait-il principalement au hasard d’avoir été premier lieutenant au combat du cap Saint-Vincent. Ils arrivèrent en même temps sur le gaillard d’arrière de la Proserpine, où le capitaine Cuff et ses officiers étaient réunis pour les recevoir.

— Bonjour, Cuff, dit Dashwood en lui présentant le bout des doigts ; dès que le cérémonial de la réception fut terminé, et jetant un regard, moitié d’admiration, moitié de critique, sur tout ce qu’il voyait sur le pont. Pourquoi diable Nelson nous a-t-il envoyés ici par cette belle matinée ? demanda-t-il. — Ah ! depuis quand avez-vous ces ornements de cuivre sur votre cabestan ?

— Ils n’y ont été placés qu’hier, sir Frédéric. Un peu d’argent épargné çà et là en a fait l’affaire.

— Nelson les a-t-il vus ? — je ne le crois pas. — On me dit qu’il est devenu sauvage comme un Arabe en tout ce qui concerne ces colifichets. — Mais à propos, Cuff, quelle misérable scène nous avons eue hier soir !

— Oui, c’est une fâcheuse affaire, et, comme un ancien Agamemnon, je donnerais une année de mon rang pour qu’elle n’eût pas eu lieu.

— Une année de votre rang ! — c’est beaucoup. Une année du mien me rejetterait bien loin. Je serais presque bord à bord avec notre vieil ami Lyon. Je n’étais que lieutenant il n’y a pas encore trois ans, et je ne suis pas en état de perdre même une demi-année de mon rang. Mais vous autres, anciens Agamemnons[21], vous êtes tous aussi épris de votre petit Nel[22] que si c’était une jolie fille. — Cela n’est-il pas vrai, Lyon ?

— Cela se peut fort bien, sir Frédéric ; et si vous aviez été premier lieutenant d’un vaisseau à deux ponts, à la hauteur du cap Saint-Vincent, le 11 février 1797, vous penseriez comme les autres. Nous n’y avions en tout que quinze voiles, — je veux dire quinze vaisseaux de ligne, — avec le vent à…

— Au diable votre combat, Lyon ! je vous l’ai déjà entendu raconter tout au moins dix-sept fois.

— En ce cas, sir Frédéric, répondit Lyon avec un accent écossais fortement prononcé, c’est tout juste une fois par an depuis votre naissance, laissant de côté les années que vous avez passées en jupons.

— Mais nous ne sommes pas venus ici pour entretenir le capitaine Cuff de tous ces détails ; nous y arrivons en vertu des ordres du contre-amiral, — le petit Nel, comme vous l’appelez, sir Frédéric Dashwood.

— Pas du tout. — C’est vous autres, vieux Agamemnons, qui lui avez donné ce nom.

— Vous me pardonnerez, Monsieur, répondit Lyon d’un ton un peu dogmatique ; vous ne m’avez jamais entendu le nommer autrement que milord, depuis qu’il a plu à Sa Majesté de l’élever à la pairie ; jamais autrement que milord ou contre-amiral, le rang dans la marine ayant droit à ses privilèges, même sur le trône. Plus d’un roi a été colonel, et je ne vois pas que le titre d’amiral dût faire honte à un roi. — Ne croyez-vous pas, capitaine Cuff, que depuis que lord Nelson a été créé duc de Bronté, il a droit d’être appelé Votre Grâce ? On donne ce titre à tous les ducs en Écosse, et je ne vois pas pourquoi le contre-amiral ne recevrait pas ce qui lui est dû, aussi bien que le meilleur d’entre eux.

— Fiez-vous à lui pour cela, dit Cuff en riant ; Nel saura veiller à ses intérêts aussi bien qu’à ceux du roi. — Mais, Messieurs, vous n’êtes pas venus ici pour me rendre une visite du matin. N’avez-vous pas quelque rapport à me faire ?

— Pardon, capitaine Cuff, répondit Dashwood, j’oubliais réellement le motif de notre arrivée. J’ai à vous annoncer que nous arrivons ici porteurs d’ordres de l’amiral qui vous sont adressés, et les voici.

— Le lieutenant qui m’a apporté ce paquet à bord m’a dit que nous aurions à juger un espion et à chasser un lougre. — En avez-vous entendu parler, Lyon ?

— Non, sir Frédéric. Ne faisant jamais de questions, j’apprends peu de chose de ce qui se passe dans l’escadre. J’ai reçu ordre de me mettre, moi et mon bâtiment, à la disposition du capitaine Cuff, et c’est ce que je fais en ce moment.

— Eh bien, Messieurs, voici les instructions que je trouve dans ce paquet. Nous devons former un conseil de guerre, composé de Richard Cuff, capitaine de la Proserpine, président ; de sir Frédéric Dashwood, capitaine de la Terpsichore ; de Robert Lyon, commandant le Rindgove, et de MM. Winchester, mon premier lieutenant, et de Spriggs, le vôtre, sir Frédéric, pour instruire et juger les procès de Raoul Yvard, citoyen français, accusé d’espionnage, et d’Ithuel Bolt, matelot, accusé de désertion. Tout est en règle, et voici les ordres qui concernent chacun de vous, Messieurs.

— Par saint André ! je n’en avais pas la moindre idée, s’écria Lyon, qui n’aimait nullement cette partie des devoirs d’un officier. Je croyais qu’il ne s’agissait que d’un assaut de vitesse avec un bâtiment français, et que c’était pour cette raison que milord, le contre-amiral, ou Sa Grâce, quelque titre qu’on doive lui donner, avait jugé à propos de réunir ensemble trois des meilleurs voiliers de toute son escadre.

— Je voudrais que nous n’eussions que ce dernier devoir à remplir, capitaine Lyon ; mais nous avons à nous acquitter de la fonction désagréable de juger un espion et un déserteur. Vous allez retourner à vos bords, Messieurs, et vous nous suivrez jusqu’à un mouillage. J’ai dessein de mouiller sur une seule ancre près de Capri. Nous pourrons y rester pendant le calme, et tenir nos deux conseils. Cette affaire ne nous prendra pas beaucoup de temps, et nous pourrons placer des hommes en vigie sur les hauteurs pour examiner la mer et la côte adjacente. Cependant il faudrait nous hâter, afin de ne pas perdre la brise. Vous ferez attention au signal qui sera fait pour convoquer le conseil.

Les deux capitaines qui venaient d’arriver descendirent dans leurs gigs, et la Proserpine fit servir. Les trois bâtiments gouvernèrent alors vers le lieu de leur destination, et jetèrent l’ancre à la hauteur de la ville, ou plutôt du village qui est dans l’île de Capri, à l’instant où l’on piquait deux coups. Dix minutes après, la Proserpine tira un coup de canon, et l’on fit hisser le pavillon qui annonce la séance d’un conseil de guerre.

Quoique nous ne jugions pas nécessaire d’en faire mention en détail, il est à propos de dire au lecteur que toutes les formalités exigées par la loi pour de pareils jugements avaient été observées. La promptitude dans les mesures faisaient partie du caractère décidé de l’amiral, qui espérait trouver dans le procès même des moyens pour s’emparer du véritable héros de notre histoire, le petit Feu-Follet. Quoiqu’une philanthropie égarée, pour ne pas dire révoltante, renverse tant d’anciennes barrières de la société, et, parmi d’autres hérésies, prêche la doctrine que le but de la punition est la réformation du criminel, une vérité confirmée par l’expérience est que rien ne rend la justice si terrible, et par conséquent si efficace, que la certitude et la célérité des peines qu’elle inflige. Lorsque les formes qu’elle exige ont été observées, la plus prompte exécution de ses jugements est ce qui contribue le plus à la protection de la société. Un grand mérite des lois anglaises, c’est qu’elles offrent rarement au meurtrier et au faussaire des moyens d’échapper au châtiment, et qu’une fois que le coupable a été jugé avec impartialité et condamné, l’expiation de son crime l’attend avec une certitude et une énergie qui laissent dans tous les esprits l’impression que les châtiments sont destinés à produire. Que les Américains aient eu raison d’abroger des lois et des usages qu’ils avaient reçus de leurs ancêtres, c’est une chose aussi sûre qu’il est certain que chaque siècle a des intérêts différents d’un autre, une réunion de circonstances exigeant des principes qui ne sont plus d’accord avec celles qui les ont précédées ; mais on ferait bien aussi de se rappeler que, tandis que les changements sont aussi nécessaires dans l’ordre moral que l’exercice peut l’être dans l’ordre physique, il y a des vérités qui sont éternelles, et des règles de justice et de prudence dont on ne peut s’écarter impunément.

Quand le conseil de guerre s’assembla dans la chambre du conseil de la Proserpine, ce fut avec toutes les formes extérieures nécessaires pour commander le respect. Les officiers étaient en grand uniforme, les serments furent prêtés avec solennité ; la table était arrangée avec goût, et un air de gravité décente régnait sur toutes les physionomies. Cependant on ne perdit pas de temps sans nécessité, et l’officier qui avait été chargé de remplir les fonctions de prévôt reçut ordre d’amener les prisonniers devant le conseil.

Raoul Yvard et Ithuel Bolt arrivèrent au même instant, quoiqu’ils vinssent de différentes parties du bâtiment, et qu’on ne leur eût permis aucune communication ensemble. Dès qu’ils furent à leurs places on leur fut les actes d’accusation, et Raoul ayant déclaré qu’il savait l’anglais, on n’eut pas besoin de nommer un interprète, et les procès furent conduits dans la forme ordinaire. Comme Raoul devait être jugé le premier, et qu’Ithuel pouvait avoir à être appelé comme témoin, on fit retirer celui-ci, les conseils de guerre ne permettant jamais qu’un témoin entende la déposition d’un autre, quoiqu’on ait inventé depuis quelque temps un moyen ingénieux de suppléer aux oreilles en publiant de jour en jour dans les journaux tout ce qui se passe dans les conseils de guerre, quand une affaire ne peut se terminer en une seule séance.

— Maintenant, dit M. Medford, officier chargé de remplir les fonctions de procureur du roi, quand tous les préliminaires furent terminés, maintenant, nous ferons prêter serment au signor André Barrofaldi. — Voici une Bible catholique, Signor, et je vous indiquerai en italien les termes du serment, que vous répéterez après moi. Mais auparavant il faut que je prête serment moi-même comme interprète pour les témoins qui ne parlent pas anglais.

Ces deux serments ayant été prêtés, le procureur du roi fit à Andréa les questions d’usage sur son nom, son âge, sa profession, etc., après quoi il passa à des objets plus importants.

— Signor vice-gouverneur, demanda-t-il, connaissez-vous le prisonnier de vue ?

Si, Signor. J’ai eu l’honneur de le recevoir chez moi dans l’île d’Elbe.

— Sous quel nom et dans quelles circonstances l’avez-vous connu ?

— Il prenait le nom de sir Smit, et se disait capitaine au service du roi d’Angleterre.

— Quel bâtiment prétendait-il commander ?

Le Ving-y-Ving, un lougre ; mais j’ai eu ensuite lieu de croire que c’était le Fiou-Folly, corsaire sous pavillon français. Monsieur m’a honoré de deux visites à Porto-Ferrajo, sous le nom de sir Smit.

— Et vous savez à présent qu’il se nomme Raoul Yvard, et qu’il est capitaine du corsaire français dont vous venez de parler !

— Si je le sais ? — Hum ! — Je sais qu’on m’a dit que sir Smit est Raoul Yvard, et que le Ving-y-Ving est le Fiou-Folly.

— Un on dit ne peut nous suffire, signor Barrofaldi. Ne pouvez-vous vous l’assurer personnellement ?

— Non, Signor.

La séance fut suspendue un instant. On envoya chercher Vito Viti, et on lui fit prêter serment sur la Bible, son attention étant particulièrement dirigée sur la croix figurée sur la reliure.

— Signor Viti, demanda le procureur du roi après les questions préliminaires, avez-vous jamais vu le prisonnier avant ce moment-ci ?

— Oui, Signor, et plus souvent qu’il ne m’est agréable de m’en souvenir. Je ne crois pas que deux graves magistrats aient jamais été plus complètement pris pour dupes que nous ne l’avons été, le vice-gouverneur et moi. Mais les hommes les plus sages deviennent quelquefois comme des enfants à la mamelle, quand un brouillard couvre leur intelligence.

— Dites à la cour dans quelles circonstances cela est arrivé, signor podestat.

— Voici précisément quels sont les faits, Signor. Andréa Barrofaldi est, comme vous le savez, vice-gouverneur de l’île d’Elbe, et moi je suis podestat indigne de Porto-Ferrajo. Comme de raison, il est de notre devoir de veiller à tout ce qui concerne l’ordre public, et plus particulièrement de nous informer des motifs et affaires qui amènent des étrangers dans cette île. Or, il y a trois semaines plus ou moins qu’on vit un lougre, ou une felouque…

— Était-ce un lougre ou une felouque ? demanda le procureur du roi, tenant sa plume levée pour écrire la réponse.

— L’un et l’autre, Signor.

— Il y avait donc deux bâtiments ?

— Non, Signor. Je veux seulement dire que cette felouque était un lougre, Tommaso Tonti a voulu embrouiller mes idées sur ce sujet ; mais ce n’est pas pour rien que j’ai été si longtemps podestat dans un port de mer, et je sais qu’il y a des felouques de toute espèce ; des vaisseaux-felouques, des briks-felouques, des lougres-felouques.

Quand cette réponse eut été traduite, les membres du conseil ne purent retenir un sourire, et Raoul fut sur le point d’éclater de rire.

— Ainsi donc, signor podestat, reprit le procureur du roi, le prisonnier est arrivé à Porto-Ferrajo à bord d’un lougre.

— À ce qu’on m’a dit, Signor ; car je ne l’ai pas vu à bord de ce bâtiment ; mais il m’a dit qu’il commandait un navire nommé le Ving-y-Ving, au service du roi d’Inghilterra, et qu’il s’appelait lui-même il capitano Smit, ou sir Smit.

— Il vous a dit cela ? — Et vous ne savez pas que ce lougre est le fameux corsaire français nommé le Feu-Follet ?

— À présent, je sais qu’on le dit, Signor ; mais, alors, le vice-gouverneur et moi nous pensions qu’il se nommait le Ving-y-Ving.

— Et ne savez-vous pas, — de votre propre science, j’entends, — que le prisonnier qui est sous vos yeux est réellement Raoul Yvard ?

Corpo di Bacco ! — comment pourrais-je le savoir, Signor ? Je ne reçois pas de corsaire dans ma compagnie ; à moins qu’ils n’entrent dans notre port et qu’ils ne s’appellent sir Smit.

Le procureur du roi et les membres du conseil se regardèrent les uns les autres. Aucun d’eux n’avait le moindre doute que le prisonnier ne fût réellement Raoul Yvard ; mais il fallait en avoir une preuve légale avant de pouvoir le condamner. On demanda à Cuff si le prisonnier n’avait pas avoué son identité ; mais ni lui ni personne ne pouvait dire qu’il l’eût fait positivement, quoique une partie de ce qu’il avait dit semblât l’impliquer. En un mot, la justice paraissait menacée de se trouver dans un embarras qui n’est pas très-rare, celui de ne savoir comment prouver un fait dont personne ne doute. Enfin, Cuff se rappela Ithuel et Ghita ; et il écrivit leurs noms sur un morceau de papier qu’il passa au procureur du roi. Celui-ci fit un signe de tête au président, comme pour lui dire qu’il comprenait son idée ; et se tournant ensuite vers le prisonnier, il lui dit qu’il pouvait interroger à son tour le témoin, s’il le jugeait à propos.

Raoul sentait parfaitement dans quelle situation il se trouvait. Quoiqu’il fût très-vrai qu’il n’était pas entré dans la baie de Naples avec le dessein d’y jouer le rôle d’espion, il savait qu’il s’était compromis, et que ses ennemis saisiraient avec empressement cette occasion de le faire périr, s’ils en trouvaient un moyen légal.

Il voyait aussi l’embarras dans lequel ses accusateurs se trouvaient, faute de preuves de son identité, et il résolut de tirer avantage de cette circonstance autant qu’il le pourrait. Jusqu’à ce moment, l’idée de nier son identité ne s’était pas présentée à son esprit ; mais croyant y trouver une porte pour s’échapper, il était naturel qu’il cherchât à en profiter. Se tournant donc vers le podestat, il lui fit ses questions en anglais, pour qu’elles lui fussent traduites de même que celles qui lui avaient déjà été faites.

— Vous dites, signor podestat, que vous m’avez vu à Porto-Ferrajo dans l’île d’Elbe ?

— Oui, Signor ; et j’ai l’honneur d’être une des autorités de cette ville.

— Vous dites que je vous y ai dit que je commandais un bâtiment au service du roi d’Angleterre, une felouque nommée le Ving-and-Ving ?

— Oui, le Ving-y-Ving est le nom que vous avez donné à cette felouque.

— Je croyais, monsieur le podestat, dit Lyon, vous avoir entendu dire que ce bâtiment était un lougre.

— Une felouque-lougre, signor capitano ; rien de plus, rien de moins, sur mon honneur.

— Et tous ces honorables officiers savent parfaitement, dit Raoul d’un ton ironique, qu’une felouque-lougre et un lougre tel qu’est, dit-on, le Feu-Follet, sont deux choses très-différentes. Maintenant, Signor, m’avez-vous jamais entendu dire que je sois Français ?

— Non. Vous n’avez pas été assez fou pour l’avouer à un homme qui déteste le nom de Français. Cospetto ! si tous les sujets du grand-duc détestaient ses ennemis autant que moi, il serait le prince le plus puissant de toute l’Italie.

— Sans doute, Signor. Maintenant, permettez-moi de vous demander si vous m’avez jamais entendu donner à cette felouque un autre nom que le Ving-y-Ving ? L’ai-je jamais nommée le Feu-Follet ?

— Non ; — toujours le Ving-y-Ving, — jamais autrement ; mais…

— Pardon, Signor, mais je vous prie de vous borner à répondre à mes questions. J’ai toujours appelé la felouque le Ving-and-Ving, et je ne me suis jamais donné d’autre nom que celui de capitaine Smit. Tout cela n’est-il pas vrai ?

Si, Signor, — le Ving-y-Ving, et il capitano Smit — sir Smit — issu d’une illustre famille anglaise, si je m’en souviens bien.

Raoul sourit, car c’était sans préméditation qu’il avait dit quelques mots dans ce sens ; il y avait été entraîné par la conversation des deux Italiens, et ils s’étaient fait illusions eux-mêmes. Cependant il ne jugea pas prudent de contredire le podestat, qui n’avait encore allégué contre lui rien qui pût le compromettre.

— Si un jeune homme a assez de vanité pour vouloir se faire passer pour noble, Messieurs, dit-il d’un ton calme, cela peut prouver qu’il a un grain de folie, mais non que ce soit un espion. Vous dites, Signor, que vous ne m’avez jamais entendu dire que je sois Français ; mais ne vous ai-je pas dit que je suis né à Guernesey ?

— Oui ; vous m’avez dit que la famille Smit venait de cette île, comme le vice-gouverneur l’appelle, quoique j’avoue que je n’ai jamais entendu parler d’une île de ce nom. Sans parler de l’île d’Elbe, je sais qu’il y a la Sicile, la Sardaigne, la Corse, Capri, Ischia, l’Irlande, l’Angleterre, Malte, Procida, Pianosa, Gorgona, l’Amérique, et plusieurs autres îles à l’orient ; mais je n’avais jamais entendu nommer celle de Guernesey. Nous autres habitants de l’île d’Elbe, Signori, nous sommes des gens simples et modestes, mais nous connaissons un peu le reste du monde ; et si vous voulez interroger le vice-gouverneur, et l’inviter à vous ouvrir le trésor de ses connaissances, il vous parlera sur ce sujet plus d’une demi-heure. San Antonio ! je doute qu’on trouve son égal dans toute l’Italie, surtout pour connaître les îles.

— Fort bien ! fort bien ! Maintenant, signor podestat, dites à ces messieurs si vous pouvez affirmer, sous la foi du serment que vous avez prêté, qu’il est à votre connaissance personnelle que j’aie quelque chose de commun avec cette felouque nommée Ving-y-Ving.

— Je ne puis le dire que d’après vos propres paroles. Vous étiez en uniforme de marine, comme les officiers qui sont ici, et vous avez dit que vous commandiez le Ving-y-Ving. En parlant des îles, Signori, j’ai oublié celles de Palmavola et de Ponza, devant lesquelles nous avons passé en venant ici de l’île d’Elbe.

— On ne peut mieux. On ne saurait être trop exact quand on fait une déposition après avoir prêté serment. Ainsi donc, signor podestat, le résultat de tout ce que vous venez de dire, c’est que vous ne savez ni si la felouque dont vous parlez est le Feu-Follet, ni si je suis Français ; encore moins si je suis Raoul Yvard ; mais que vous vous souvenez que je vous ai dit que je suis né à Guernesey, et que mon nom est Jacques Smit.

— Oui, vous m’avez dit que vous vous nommiez Giac Smit, et vous ne m’avez pas dit que vous étiez Raoul Yvard. Mais, Signor, je vous ai vu tirer le canon contre les canots de la frégate ou nous sommes, et vous aviez arboré alors le pavillon français. C’est une preuve que vous en étiez ennemi, si nous entendons quelque chose en pareilles affaires à Porto-Ferrajo.

Raoul sentit que ces mots tiraient à bout pourtant contre lui ; mais il manquait quelque chose pour en faire sortir une preuve complète.

— M’avez-vous vu faire feu ou en donner l’ordre, Signor ? — Vous voulez dire que vous avez vu le Ving-and-Ving combattre les canots de la Proserpine ; mais êtes-vous sûr que je fusse alors, moi, à bord de cette felouque ?

— Non, Signor ; mais vous m’avez dit que vous la commandiez.

— Entendons-nous bien, dit le procureur du roi ; l’intention du prisonnier est-elle de nier qu’il soit Français et ennemi de l’Angleterre ?

— Mon intention, Monsieur, est de nier tout ce qui ne sera pas prouvé.

— Mais votre accent, Monsieur, la manière dont vous parlez anglais, votre extérieur même, tout prouve que vous êtes Français.

— Pardonnez-moi, Monsieur ; il y a aujourd’hui beaucoup de pays où l’on parle français, sans qu’ils fassent partie de la France. On parle français en Belgique et sur toute la frontière au nord de ce royaume ; il en est de même du côté de l’est, en Suisse, en Savoie, à Genève, dans le pays de Vaud ; on parle même cette langue dans des possessions anglaises, comme le Canada, Guernesey, Jersey. Condamnerez-vous un homme parce que son accent annonce qu’il n’est pas né à Londres ?

— Nous vous rendrons justice exacte, prisonnier, dit Cuff, et si nous avons quelques doutes, vous en profiterez. Cependant il est bon de vous informer que nous vous soupçonnons fortement d’être Français et de vous nommer Raoul Yvard. Si vous pouvez prouver le contraire, je vous engage à le faire d’une manière directe et positive.

— Et comment cet honorable conseil de guerre entend-il que je le fasse ? — J’ai été arrêté la nuit dernière sur un canots, et l’on me met en jugement ce matin, sans me donner plus de délai qu’on n’en a accordé à Caraccioli. Laissez-moi le temps de faire venir des témoins, et je vous prouverai qui je suis et ce que je suis.

Il prononça ces mots avec beaucoup de sang-froid, en homme assuré de son innocence, et ils produisirent quelque effet sur ses juges, car un appel aux principes invariables de la justice manque rarement d’être entendu. Cependant les officiers de la Proserpine ne pouvaient avoir aucun doute que le prisonnier ne fût Raoul Yvard, et son lougre le Feu-Follet, et il n’était pas vraisemblable que des hommes se trouvant dans de pareilles circonstances laissassent un ennemi si dangereux leur échapper à l’aide de quelques subterfuges. Cet appel ne servit donc qu’à les rendre plus circonspects à éviter tout ce qui pourrait faire naître le moindre doute sur leur impartialité.

— Avez-vous quelque autre question à faire au témoin, prisonnier ? demanda le président.

— Aucune pour le moment, Monsieur ; vous pouvez continuer, si bon vous semble.

— Qu’on appelle Ithuel Bolt, dit le procureur du roi, lisant ce nom sur une liste qu’il avait sous les yeux.

Raoul tressaillit, car l’idée que l’Américain pourrait être appelé comme témoin contre lui ne s’était pas présentée à son imagination. Cependant Ithuel arriva une minute après, prêta serment, et fut placé en face de la table.

— Vous vous nommez Ithuel Bolt ? lui demanda le procureur du roi.

— À ce qu’on dit ici. Quant à moi, je ne réponds point à une telle question.

— Niez-vous que ce soit votre nom ?

— Je ne nie, je n’affirme rien, et je ne veux avoir rien de commun ni avec ce procès ni avec ce vaisseau.

Raoul respira plus librement ; car, pour dire la vérité, il n’avait pas beaucoup de confiance dans la fermeté et le désintéressement d’Ithuel, et il craignait qu’il n’eût été gagné par une promesse de pardon.

— Souvenez-vous que vous avez prêté serment, et que vous pouvez être puni comme contumace si vous refusez de répondre.

— Je ne suis pas sans avoir quelque idée générale des lois, répondit Ithuel en passant une main sur sa queue, comme pour s’assurer qu’il ne se trompait pas, car nous en savons tous quelque chose en Amérique. J’en ai même gagné quelque connaissance par la pratique, dans ma jeunesse, quoique ce ne fût que devant un juge de paix. Nous avions coutume de dire qu’un témoin ne doit jamais faire une réponse qu’on puisse tourner contre lui.

— C’est donc par crainte de vous accuser vous-même que vous répondez si vaguement ?

— Je refuse de répondre à cette question, dit Ithuel prenant un air de dignité.

— Avez-vous quelque connaissance personnelle du prisonnier ?

— C’est encore à quoi je ne répondrai point.

— Connaissez-vous un homme nommé Raoul Yvard ?

— Qu’importe que je le connaisse ou non ? Je suis né Américain, et j’ai le droit de faire des connaissances en pays étrangers, si j’y trouve mon intérêt ou que cela me soit agréable.

— N’avez-vous jamais servi à bord d’un vaisseau de Sa Majesté ?

— De quelle Majesté ? — À ce que je sache, il n’y a pas d’autre Majesté en Amérique que la Majesté qui est dans le ciel.

— Songez que vos réponses sont prises par écrit, et qu’on peut en faire usage contre vous dans une autre occasion.

— Non pas légalement. On ne peut faire faire à un témoin des réponses qui puissent servir ensuite contre lui.

— On ne peut lui en faire faire, j’en conviens ; mais il peut en faire de son propre mouvement.

— Alors, il est du devoir de la cour de le mettre sur ses gardes. — J’ai vu cela se faire en Amérique plus d’une fois.

— Avez-vous jamais vu un bâtiment nommé le Feu-Follet ?

— Est-il dans la nature qu’un marin se souvienne du nom de tous les bâtiments qu’il a pu voir sur l’Océan ?

— Avez-vous jamais servi sous le pavillon français ?

— Je n’ai pas besoin d’entrer dans le détail de mes affaires privées. Je suis né libre, et par conséquent je puis servir qui bon me semble.

— Il est inutile de faire d’autres questions à ce témoin, dit Cuff. Cet homme est bien connu sur cette frégate, et il sera probablement mis en jugement quand cette première affaire sera terminée.

Il fut donc permis à Ithuel de se retirer, son opiniâtreté étant traitée avec l’indifférence que la force montre quelquefois à l’égard de la faiblesse. Cependant, il n’y avait pas de preuves légales suffisantes pour condamner le prisonnier. Personne ne doutait qu’il ne fût coupable, et il y avait les plus fortes présomptions pour supposer que c’était lui qui avait commandé le lougre qui avait si récemment combattu les canots de la frégate même à bord de laquelle le conseil était assemblé. Mais une supposition ne pouvait suppléer à la preuve que la loi exigeait, et l’exécution récente de Caraccioli avait fait tant parler, que bien peu de juges auraient voulu prononcer une condamnation sans avoir sous les yeux de quoi la justifier. L’affaire devenait donc assez embarrassante, et la cour suspendit encore une fois sa séance afin d’en conférer. Dans la conversation privée qui suivit, Cuff raconta tout ce qui s’était passé, la manière dont l’identité de Raoul avait été constatée, et la grande probabilité — même la certitude morale — qu’il était entré déguisé dans la baie pour espionner ce qui s’y passait. En même temps, il fut obligé de convenir qu’il n’avait pas de preuve positive que le lougre auquel il avait donné la chasse fût français, et encore moins que ce fût le Feu-Follet. Il est vrai qu’il avait hissé le pavillon français, mais il avait aussi hissé le pavillon anglais, et la Proserpine elle-même en avait fait autant. Pendant le combat contre les canots, le lougre avait arboré le pavillon tricolore, ce qui pouvait donner encore lieu à une forte présomption contre ce bâtiment ; mais ce n’était pas une circonstance concluante, car bien des motifs pouvaient justifier cette ruse jusqu’au dernier moment, et la frégate elle-même portait le même pavillon, quand elle avait eu l’air de faire feu contre les batteries de Porto-Ferrajo. On convint que le cas était embarrassant, et quoique personne ne doutât réellement de l’identité de Raoul, ceux qui étaient derrière le rideau craignaient fort d’être obligés d’ajourner le jugement faute de preuve, au lieu de prononcer une sentence sur-le-champ, afin d’y trouver les moyens de se mettre en possession du lougre, comme on l’avait espéré. Lorsque tous ces points eurent été suffisamment discutés, et que Cuff eut amené ses collègues à envisager l’état des choses sous le même point de vue que lui, il leur proposa une mesure qu’il comptait devoir être efficace. Après quelques minutes de discussion sur ce nouveau sujet, on fit rouvrir les portes, et le conseil de guerre reprit sa séance publique.

— Qu’on fasse entrer une jeune fille connue sous le nom de Ghita, dit le procureur du roi en ayant l’air de consulter ses notes.

Raoul tressaillit, et une ombre de profonde inquiétude passa sur son visage ; mais il se rendit bientôt maître de son émotion extérieure et reprit un air impassible. On avait fait sortir Ghita avec son oncle de la chambre qui leur avait été donnée, et on les avait conduits dans une chambre en dessous pour que les délibérations privées du conseil de guerre pussent être parfaitement secrètes, et il fallut attendre quelques minutes avant qu’elle pût arriver. Enfin la porte s’ouvrit, et elle parut devant le conseil. Elle jeta un regard de tendre intérêt sur Raoul ; mais la nouveauté de sa situation, et le caractère imposant d’un serment pour une jeune fille sans expérience, ayant une conscience si timorée, attirèrent bientôt toute son attentions sur la scène qu’elle avait sous les yeux. Le procureur du roi lui expliqua la nature du serment qui lui était demandé, et le lui fit prêter. Si elle eût eu le temps d’y réfléchir, et qu’elle en eût prévu les conséquences, nulle puissance humaine n’aurait pu le lui extorquer ; mais n’y voyant qu’une promesse de dire la vérité, et ayant le mensonge en horreur, elle y consentit sans hésiter, baisa la croix avec respect, et voulut même se mettre à genoux en faisant cette protestation solennelle. Tout cela fut très-pénible pour le prisonnier, qui en prévit les suites sur-le-champ. Mais il avait un respect si profond pour la sincérité ingénue de Ghita, qu’il ne voulut, ni par un geste, ni par un regard, chercher à ébranler cet amour pour la vérité qui faisait la base de son caractère. Elle prêta donc le serment sans qu’il arrivât rien qui pût alarmer son affection pour Raoul, ou lui apprendre quel pourrait être le triste résultat de cette formalité.


CHAPITRE XVIII.


« Hic et ubique ? En ce cas nous changerons de note. Approchez, Messieurs, et placez vos mains sur mon épée. Jurez sur mon épée. »
ShakspeareHamlet.



Votre nom est Ghita, demanda le procureur du roi en examinant ses notes — Ghita quoi ?

— Ghita Caraccioli, Signor, répondit la jeune fille d’une voix si douce qu’elle gagna le cœur de tous ceux qui l’écoutaient.

Cependant ce nom ne fut pas entendu sans occasionner un tressaillement général, et tous ceux qui étaient dans la chambre se regardèrent avec surprise, la plupart des officiers qui n’étaient pas de quart étant présents comme spectateurs.

— Caraccioli ! répéta le procureur du roi avec emphase. C’est un nom distingué en Italie. Est-ce que vous prétendez appartenir à la famille illustre qui le porte ?

— Signor, je ne prétends à rien qui soit illustre, n’étant qu’une pauvre et humble fille qui demeure avec son oncle dans les tours du prince sur le mont Argentaro.

— Pourquoi donc portez-vous le nom distingué de Caraccioli, Signorina ?

— Je ne doute pas, monsieur Medford, dit Cuff en anglais, que la jeune fille n’ignore elle-même comment elle a obtenu ce nom. Ces affaires-là s’arrangent très-lestement en Italie.

— Signor, reprit Ghita avec énergie après avoir attendu respectueusement que le capitaine eût cessé de parler, je porte le nom de mon père, comme c’est l’usage des enfants ; mais c’est un nom qui vient d’être couvert hier d’une cruelle ignominie, car le père de mon père a été donné en spectacle à des milliers de Napolitains pendant que son corps était suspendu à la vergue d’un de vos bâtiments.

— Et vous prétendez être la petite-fille de ce malheureux amiral ?

— C’est ainsi qu’on m’a appris à me regarder ! Fasse le ciel que la paix refusée à son corps soit accordée à son âme ! Ce criminel, comme vous le supposez sans doute, était le père de mon père, quoique peu de personnes en fussent instruites quand il était honoré comme prince et officier de haut grade.

Un silence profond suivit, la singularité de cette circonstance et l’air de vérité qui accompagnait les manières de Ghita se réunissant pour produire une forte sensation.

— L’amiral passait pour ne pas avoir d’enfants, dit Cuff baissant la voix. Sans doute le père de cette jeune fille a dû le jour à quelque liaison illégitime.

— S’il y a eu quelque promesse ou quelques mots prononcés devant témoins, murmura Lyon, suivant les lois écossaises, des enfants et quelques expressions convenables lient un couple aussi étroitement que pourraient le faire en Angleterre l’un ou l’autre de vos archevêques.

— Puisque nous sommes en Italie, il n’est pas probable que cette loi y soit reconnue. — Souvenez-vous, ajouta le procureur du roi, s’adressant à Ghita, que vous avez juré de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. — Connaissez-vous Raoul Yvard, Français qui commande le Feu-Follet ?

Le cœur de Ghita battit avec violence, et l’alarme se joignit à la sensibilité pour couvrir à l’instant son visage de rougeur. Elle n’avait aucune connaissance des cours de justice et elle ignorait l’objet de l’enquête. Vint ensuite le triomphe de l’innocence, rassurée comme elle l’était par la pureté de son âme et la tranquillité de sa conscience, qui lui donnaient la forte conviction qu’elle n’avait à rougir d’aucun sentiment qu’elle pût nourrir dans son sein.

— Signor, dit-elle en baissant les yeux, car les regards de toute l’assemblée se fixèrent sur elle, je connais Raoul Yvard, dont vous parlez : c’est celui qui est assis entre ces deux canons. Il est Français, et il commande de lougre qu’on appelle le Feu-Follet.

— Je savais que ce témoin nous apprendrait tout ! s’écria Cuff, qui ne put s’empêcher de montrer le soulagement qu’il éprouvait après avoir obtenu cette déclaration.

— Vous dites que tout cela est à votre su ? reprit le procureur du roi.

— Messieurs, dit Raoul se levant, voulez-vous me permettre de parler ? Cette scène est cruelle, et plutôt que d’avoir à la supporter, — plutôt que de laisser une cause de chagrin futur à cette chère fille, — ce que je sais qui arriverait, — je vous prie de lui permettre de se retirer, et je vous promets d’avouer tout ce que vous pouvez espérer de prouver par son témoignage.

Il s’ensuivit une courte consultation, après quoi il fut permis à Ghita de se retirer ; mais la physionomie de Raoul lui avait donné l’alarme, quoiqu’elle ne comprît pas ce qui avait été dit en anglais, et elle ne pouvait se décider à quitter la place sans en savoir davantage.

— Ai-je dit quelque chose qui puisse vous nuire, Raoul ? demanda-t-elle avec inquiétude. J’ai fait un serment sur la parole de Dieu et sur sa sainte croix. Si j’avais prévu qu’il pût en résulter quelque mal pour vous, l’autorité de tout le royaume d’Angleterre n’aurait pu m’obliger à le prêter ; et alors j’aurais pu garder le silence.

— N’importe, chère Ghita, il faut que les faits soient connus de manière ou d’autre ; et en temps convenable vous saurez tout ! — Et maintenant, Messieurs continua-t-il quand la porte se fut fermée après le départ de Ghita, il n’y a plus besoin de dissimulation entre nous. Je suis Raoul Yvard, celui pour qui vous me prenez, et que plusieurs de vous doivent connaître. J’ai combattu vos canots, monsieur Cuff, j’ai évité votre brûlot et je vous ai procuré une chasse joyeuse autour de l’île d’Elbe. J’ai trompé le signor Barrofaldi et son ami le podestat, et le tout pour l’amour de la belle et modeste jeune fille qui vient de quitter cette chambre. — Nul autre motif ne m’a conduit à Porto-Ferrajo, ou dans la baie de Naples, — nul autre, sur l’honneur d’un Français !

— Hem ! murmura Lyon. Il faut convenir, sir Frédéric, que ce prisonnier invoque une autorité très-respectable !

En toute autre occasion, l’antipathie et les préventions nationales auraient pu faire sourire l’assemblée à cette saillie ; mais il y avait dans les manières et sur les traits de Raoul tant d’ardeur et de sincérité, que, si l’on n’accordait pas une confiance entière à ses paroles, du moins elles imposaient le respect. Il était impossible de rire aux dépens d’un tel homme, et des préventions longtemps nourries disparurent devant le ton noble et mâle de ses déclarations.

— Il n’y aura plus besoin de témoins, monsieur le procureur du roi, dit Cuff, si le prisonnier se sent disposé à avouer toute la vérité. Cependant, monsieur Yvard, il est juste de vous avertir des suites que peuvent avoir vos aveux. Vous êtes accusé d’un crime capital, c’est-à-dire de vous être rendu à bord d’un bâtiment anglais, ou plutôt au milieu d’une escadre anglaise, déguisé, vous, étranger, ennemi, et en guerre ouverte contre Sa Majesté.

— Je suis Français, Monsieur, et je sers mon pays, répondit Raoul avec dignité.

— Personne ne vous disputera votre droit de servir votre pays ; mais vous devez savoir qu’il est contre les lois de la guerre entre nations civilisées de jouer le rôle d’espion. Vous voilà sur vos gardes, c’est à vous de décider. Si vous avez quelque chose à dire, nous l’écouterons.

— Messieurs, il me reste peu de chose à dire, répondit Raoul. Que je sois votre ennemi, comme de tous ceux qui cherchent la ruine de mon pays, c’est ce que je ne nie pas. — Vous me connaissez et vous savez ce que je suis, — et je n’ai pas d’excuses à vous faire sous aucun de ces deux rapports. Comme de braves Anglais, vous saurez apprécier l’amour d’un Français pour son pays. Quant à mon arrivée à bord de ce bâtiment, vous ne pouvez m’en faire un crime, puisque je n’ai fait que céder à votre invitation. Les droits de l’hospitalité sont aussi sacrés qu’ils sont généralement reconnus.

Les membres de la cour échangèrent entre eux des regards expressifs, et il y eut un silence de plus d’une minute. Alors le procureur du roi reprit ses fonctions, en disant :

— Je désire que vous compreniez l’effet précisément légal de vos aveux, prisonnier, et qu’ils soient faits formellement et avec réflexion ; sans cela, il faut procéder à l’examen d’autres témoins. On dit que vous êtes Raoul Yvard, étranger, ennemi, portant les armes contre le roi d’Angleterre.

— Monsieur, je l’ai déjà avoué ; et je ne puis le nier honorablement.

— Vous êtes accusé d’être venu déguisé à bord du bâtiment de Sa Majesté la Proserpine, et de vous être donné pour un batelier de Capri, tandis que vous êtes Raoul Yvard, ennemi, étranger, portant les armes contre le roi.

— Tout cela est vrai ; mais je fus invité à venir à bord de ce bâtiment, comme je viens de le dire.

— Vous êtes encore accusé d’avoir passé au milieu des bâtiments de Sa Majesté, maintenant à l’ancre dans la baie de Naples ; lesquels bâtiments sont sous les ordres du contre-amiral lord Nelson, duc de Bronté en Sicile, étant déguisé de la même manière, quoique étranger et ennemi, avec l’intention de faire vos observations comme espion, et sans doute de profiter des renseignements ainsi obtenus pour nuire aux sujets de Sa Majesté, et pour votre propre avantage et celui du pays que vous servez.

— Monsieur, cela n’est pas exact, je l’atteste sur l’honneur. Je suis entré dans la baie pour chercher Ghita Caraccioli à qui j’ai donné mon cœur, et que je voudrais décider à m’épouser. C’est le seul motif qui m’a amené dans la baie, et je portais ce costume, parce que sans cela j’aurais pu être reconnu et arrêté.

— Ce fait est important, si vous pouvez le prouver ; car quoiqu’il ne suffise peut-être pas pour vous acquitter dans les formes, il pourrait faire impression sur l’esprit du commandant en chef, lorsqu’il devra prononcer sur le jugement de cette cour.

Raoul hésita. Il ne douta point que Ghita, dont le témoignage venait à l’instant de l’accabler à son insu, ne déclarât qu’elle croyait qu’il n’avait eu que ce seul motif ; et qu’elle le ferait même de manière à donner du poids à ses paroles, et avec des circonstances qui confirmeraient ce qu’il avait dit lui-même ; d’autant plus qu’elle pourrait déclarer qu’il avait auparavant agi de même dans l’île d’Elbe, et qu’il avait même l’habitude de lui faire de courtes visites au mont Argentaro. Cependant il répugnait à Raoul que Ghita reparût encore devant le conseil de guerre. La délicatesse de son affection ne pouvait souffrir que celle qui en était l’objet fût exposée aux regards et aux observations des membres qui le composaient. Il connaissait aussi le pouvoir qu’il avait sur le cœur de Ghita, et il avait trop de sensibilité pour ne pas entrer dans toutes les considérations qui pouvaient avoir de l’influence sur un homme en pareil cas ; considérations qui rendaient insupportable l’idée d’avouer publiquement des sentiments qu’il désirait être aussi sacrés pour les autres que pour lui-même.

— Pouvez-vous prouver ce que vous venez de dire, Raoul Yvard ? demanda le procureur du roi.

— Monsieur, je crains que cela ne soit pas en mon pouvoir. — Il y a quelqu’un… mais… je crains réellement que cela ne me soit pas possible, à moins qu’il ne me soit permis d’interroger mon compagnon, celui qui a déjà paru devant vous.

— Vous voulez dire Ithuel Bolt, sans doute. Il n’a pas encore paru régulièrement devant nous, mais vous pouvez le faire comparaître, lui ou tout autre témoin ; le conseil se réservant le droit de prononcer ensuite sur la valeur de son témoignage.

— En ce cas, Monsieur, je désirerais qu’Ithuel fût appelé.

Les ordres nécessaires furent bientôt donnés, et Ithuel parut devant les juges. Le serment lui fut demandé, et Ithuel le prêta en homme qui n’était pas novice en ce genre.

— Votre nom est Ithuel Bolt ? dit le procureur du roi.

— C’est ainsi qu’on m’appelle à bord de ce bâtiment ; mais si je dois être témoin, qu’il me soit permis de parler librement : je ne veux pas qu’on me mette des paroles dans la bouche, ni que mes idées soient rivées avec du fer.

En parlant ainsi, Ithuel leva les bras et montra les menottes que le capitaine d’armes avait refusé de lui ôter, ce dont les officiers composant la cour ne s’étaient point aperçus. Un regard de reproche de la part de Cuff et un mot prononcé à demi-voix par Yelverton, levèrent la difficulté. Les fers d’Ithuel furent détachés.

— Maintenant je puis répondre plus consciencieusement, dit le témoin avec un rire sardonique ; lorsque le fer entre dans la chair d’un homme, cela le dispose à dire tout ce qu’il croit le plus agréable à ses maîtres. Parlez, Squire, si vous avez quelque chose à me dire.

— Il paraît que vous êtes Anglais.

— Vraiment ? alors je parais ce que je ne suis pas. Je suis né dans l’état de Granit, dans le nord de l’Amérique. Mes pères s’y sont transportés il y a bien longtemps, par attachement pour leurs opinions religieuses. C’est un pays qui attache un prix incroyable à ses privilèges.

— Connaissez-vous le prisonnier, Ithuel Bolt, — l’homme qui s’appelle Raoul Yvard ?

Ithuel ne savait trop que répondre à cette question. Malgré les hautes considérations qui avaient amené ses pères dans le désert, et ses propres idées sur les avantages religieux de ce pays, un serment était devenu pour lui une sorte d’obligation qui changeait de nature suivant les circonstances, depuis le jour où il avait fait connaissance, pour la première fois, avec une douane. Un homme qui avait attesté sous le serment l’authenticité de tant de pièces fausses, ne devait pas y regarder de trop près pour servir un ami dans l’embarras ; cependant, en niant qu’il le connût, il pouvait se compromettre et se mettre ainsi hors d’état de servir Raoul sur quelque point plus important. Il faut dire qu’il y avait entre lui et le jeune Français une différence morale très-considérable ; car, tandis que celui qui se vantait de ses ancêtres religieux, et de la pieuse éducation qu’il avait reçue, avait une conscience singulièrement relâchée, Raoul, presque athée d’opinion, n’aurait pas voulu faire le moindre mensonge, quand l’honneur exigeait qu’il dît la vérité. En fait de ruses de guerre, peu d’hommes pouvaient être plus subtils que Raoul Yvard ; mais une fois le masque levé, ou lorsqu’il reprenait la dignité naturelle à son caractère, la vue de la mort même n’aurait pu extorquer de lui une parole équivoque. D’un autre côté, Ithuel avait de l’affection pour le mensonge, surtout quand ce mensonge pouvait lui être utile et nuire à un ennemi, et il trouvait le moyen de concilier tout cela avec ses principes religieux, ce qui est assez ordinaire au fanatisme quand il commence à s’user. Dans les circonstances actuelles, il était prêt à dire tout ce qu’il croirait le plus conforme aux désirs de son compagnon, et heureusement il interpréta l’expression de la physionomie de Raoul comme celui-ci l’aurait désiré.

— Je connais bien le prisonnier, comme vous l’appelez, Squire, répondit Ithuel après la pause qui lui fut nécessaire pour arriver à la conclusion, et je le connais fort bien ; et il est passé maître quand il lui arrive d’être dans un courant de votre commerce anglais. S’il y avait eu un Raoul à bord de chaque bâtiment français là-bas sur le Nil, en Égypte, je calcule que Nelson aurait vu que sa lettre avait besoin de quelque post-scriptum.

— Restreignez vos réponses, témoin, à l’affaire en question, dit Cuff avec dignité.

Ithuel avait contracté l’habitude de trop de crainte pour le capitaine de son bâtiment pour hasarder une réponse ; mais si ses regards avaient pu infliger une blessure, cet important fonctionnaire ne se serait pas retiré intact : cependant, comme il garda le silence, l’interrogatoire continua.

— Vous le connaissez pour être Raoul Yvard, le commandant du lougre, corsaire français, le Feu-Follet ? reprit le procureur du roi, croyant prudent de fortifier l’aveu que le prisonnier avait fait de son identité, par quelques preuves indirectes

— Eh bien ! j’imagine en quelque sorte, répondit Ithuel, c’est-à-dire je conclus en quelque manière ;… et saisissant une expression d’assentiment dans les yeux de Raoul, il s’interrompit en s’écriant : Oh ! oui, c’est cela, il n’y a pas l’ombre d’un doute. Il est le capitaine du lougre, et trouvez-m’en beaucoup comme lui.

— Vous étiez avec lui, déguisé, lorsqu’il est venu hier dans la baie de Naples ?

— Moi, déguisé, Squire ! Qu’est-ce que j’ai à déguiser ? Je suis Américain, j’exerce plusieurs professions, et je les pratique toutes suivant les circonstances ; étant neutre, je n’ai pas besoin de déguisement pour aller partout. Je ne suis jamais déguisé, à moins que ce ne soit quand j’ai bu un coup de trop ; et vous savez que c’est ce qui arrive par-ci, par-là, à tous les marins.

— Vous n’êtes obligé de rien dire qui puisse vous être préjudiciable. — Savez-vous pourquoi Raoul Yvard est venu hier dans la baie de Naples ?

— À vous dire l’exacte vérité, Squire, je ne le sais pas, répondit Ithuel simplement ; car, dans le fait, la nature de la liaison entre le jeune Français et Ghita était un profond mystère dans ce qu’elle avait de plus sacré pour un homme obtus, comme l’était ce marin en toute affaire de pur sentiment. — Le capitaine Raoul aime beaucoup à rôder autour de cette côte, et quel but il avait en particulier dans cette dernière excursion, c’est ce que je ne puis vous dire. Ses affaires sur la côte sont quelquefois inexplicables, il faut l’avouer. — Témoin l’île d’Elbe, Messieurs.

Ithuel s’était permis de rire sous cape en faisant cette allusion ; car il avait une espèce de gaieté à lui, et il s’y livrait de temps en temps, à la manière des membres de la classe dont il faisait partie.

— Ne vous embarrassez point de ce qui est arrivé à l’île d’Elbe. Prisonnier, désirez-vous interroger le témoin ?

— Ithuel, demanda Raoul, ne savez-vous pas que j’aime Ghita Caraccioli ?

— Moi, capitaine ! Je sais que vous le croyez et que vous le dites ; mais je regarde toutes ces affaires comme incertaines et inexplicables.

— N’ai-je pas souvent abordé sur une côte ennemie pour la voir et être près d’elle ?

Ithuel, qui avait d’abord été un peu embarrassé pour savoir ce que tout cela voulait dire, comprit alors ce qu’il avait à faire ; dès ce moment, aucun témoin n’aurait su jouer son rôle mieux qu’il ne le fit.

— Il n’y a rien de plus vrai, répondit-il, et cela au moins cent fois et toujours contre mon avis.

— Mon objet, en venant hier dans la baie, ne fut-il pas uniquement de voir Ghita, et Ghita seulement ?

— C’est cela même. Cela est aussi sûr, Messieurs, qu’il est vrai qu’on peut voir d’ici le Vésuve fumant comme un four à briques. C’était la seule affaire que le capitaine Roule eût ici.

— Tout à l’heure, il me paraissait que vous disiez, témoin, que vous ne saviez pas quel motif avait le prisonnier en venant dans la baie de Naples ? — Vous avez même appelé sa conduite inexplicable.

— C’est parfaitement vrai, Monsieur, et c’est ainsi que je pense, moi. Je savais fort bien que l’amour était au fond ; mais je n’appelle pas l’amour un motif, ou tout au moins, suivant moi, ce motif est inexplicable. Voilà l’explication. Oui, je savais que c’était l’amour pour miss Gyty, mais l’amour n’est pas un motif légal.

— Répondez aux faits ; la cour jugera les motifs. Comment savez-vous que l’amour pour la jeune personne dont vous parlez ait été le seul motif de Raoul Yvard pour venir dans la baie ?

— On découvre ces choses à force de vivre avec un homme. Le capitaine Roule est allé d’abord chercher la jeune fille là-bas sur la montagne où demeure sa tante, et je l’ai accompagné pour parler anglais au besoin ; et ne trouvant pas Gyty chez elle, nous prîmes un bateau et nous la suivîmes jusqu’à Naples. Ainsi, vous voyez, Monsieur, que j’ai eu le moyen de tout savoir.

Tout ceci était strictement vrai. Ithuel avait fait ce récit d’un ton naturel et de manière à obtenir croyance.

— Vous dites, témoin, que vous avez accompagné Raoul Yvard dans une visite à la tante de la jeune fille qu’on appelle Ghita Caraccioli, dit Cuff d’un ton indifférent, qui avait pour but de tendre un piége à Ithuel, et d’en tirer une réponse imprudente. — D’où veniez-vous lorsque vous êtes parti pour ce voyage ?

— C’est selon qu’on veut parler de l’endroit où l’on a mis en mer, ou de celui où l’on a fait une relâche. Je pourrais dire que je suis parti d’Amérique, contrée du monde que j’ai quittée il y a quelques années, ou bien de Nantes, port où nous nous sommes équipés pour mettre à la voile. — Le capitaine Roule répondrait probablement : De Nantes.

— De quelle manière êtes-vous venus de Nantes ? continua Cuff sans montrer ni ressentiment d’une réponse qu’on aurait pu regarder comme impertinente, ni surprise, comme s’il ne la comprenait pas. — Vous n’avez pas fait ce voyage à cheval, je suppose ?

— Oh ! je crois vous comprendre maintenant, capitaine Cuff. — Eh bien, s’il faut dire la vérité, nous sommes venus à bord du lougre, le Fiou-Folly.

— C’est ce que j’imaginais. Et lorsque vous êtes allé voir cette tante, ou avez-vous laissé le lougre ?

— Nous ne l’avons laissé nulle part, Monsieur : comme il était sous voiles, nos pieds ne furent pas plutôt dans le canot et l’amarre larguée, qu’il nous quitta comme si nous eussions été un arbre planté en pleine terre.

— Où cela est-il arrivé ?

— Sur mer, comme de raison, capitaine Cuff ; une telle chose ne pouvait guère arriver à terre.

— Tout cela se comprend. Mais vous dites que le prisonnier avait quitté son bâtiment pour aller voir une tante de la jeune fille ; et que de là il alla dans la baie dans la seule intention de trouver la jeune fille elle-même ? Ce fait est important ; il concerne les motifs du prisonnier et peut décider de son sort. Il faut que la cour agisse en pleine connaissance de cause. Pour commencer, dites-nous où Raoul Yvard a laissé son lougre en allant là-bas sur ce promontoire ?

— Je ne crois pas, capitaine Cuff, que vous sachiez l’histoire bien exactement. Le capitaine Roule après tout n’alla pas sur la montagne, tant pour voir la tante que pour voir la nièce chez la tante : si l’on veut bien finir une histoire, il faut la bien commencer.

— J’ai laissé le Feu-Follet, monsieur le capitaine, dit Raoul avec calme, à moins de deux encâblures de distance de la place même où est votre bâtiment en ce moment ; mais ce fut à une heure de la nuit où les bonnes gens de Capri dorment, et ils ne savaient pas que nous étions si près d’eux. Nous voyez que le lougre n’y est plus.

— Affirmez-vous la vérité de cette histoire sous la foi du serment solennel que vous avez prêté ? demanda Cuff à Ithuel, ne pensant guère combien il en coûterait peu au témoin pour affirmer ainsi tout ce qu’il voudrait.

— Il ne s’y trouve pas un mot qui ne soit vrai, Messieurs, répondit Ithuel. Ce n’était pas, suivant moi, à plus d’une encâblure de distance de cette place.

— Et où est le lougre à présent ? demanda Cuff, laissant voir le but de toutes ses questions par son désir d’en apprendre davantage. Mais ce n’était pas à Ithuel qu’on pouvait ainsi arracher une réponse imprudente ou inconsidérée. Affectant en quelque sorte la timidité d’une jeune fille, il répondit en souriant :

— En vérité, capitaine Cuff, je ne puis penser à répondre à une telle question avec la solennité d’un serment, comme vous l’appelez. Personne ne peut savoir à présent où est le Fiou-Follet que ceux qui s’y trouvent.

Cuff fut un peu déconcerté de cette réponse, tandis que Lyon souriait avec ironie ; et ce dernier se chargea ensuite d’interroger Ithuel lui-même, ayant de son jugement et de sa pénétration une opinion qui devait le mettre en état de tenir tête à un homme aussi fécond en subterfuges que l’Américain.

— Nous n’attendons pas, dit-il, que vous nous disiez précisément ; et comme étant à votre connaissance personnelle, quelle est en ce moment sa position en latitude et longitude, ni le point du compas où nous reste le lougre appelé par les uns le Fiou-Folly, et par les autres le Fiou-Follay ; car, comme vous l’avez fort bien dit, cela ne peut être su que par ceux qui sont actuellement sur son bord ; mais peut-être vous rappellerez-vous l’endroit où il fut convenu entre vous et votre équipage que vous trouveriez le lougre à votre retour de cette expédition hasardeuse.

— Je fais une objection à cette question, en ce qu’elle est contraire à la loi, dit Ithuel avec une énergie et une promptitude qui firent que le procureur du roi tressaillit, et que les membres de la cour se regardèrent les uns les autres avec surprise.

— Si vous refusez d’y répondre, parce qu’une réponse faite avec vérité pourrait vous inculper vous-même, la raison et la justice vous en donnent le droit ; mais vous ferez bien de songer aux suites que ce refus peut avoir pour vous-même quand on instruira votre procès.

— Je fonde mon objection sur des principes généraux, répondit Ithuel. Quoi que le capitaine Roule puisse avoir dit à ce sujet, en supposant qu’il ait dit quelque chose, uniquement pour appuyer mon argument, — en supposant, dis-je, qu’il ait dit quelque chose à ce sujet, ce ne peut être un témoignage, car une preuve par ouï-dire est contre la loi dans tous les pays du monde entier.

Les membres de la cour jetèrent un coup d’œil sur le procureur du roi, qui le leur rendit avec une gravité imperturbable ; et, sur la demande de sir Frédéric, le conseil interrompit sa séance encore une fois, pour discuter cette question en séance secrète.

— Qu’en pensez-vous, monsieur le procureur du roi ? demanda Cuff, dès qu’on eut fait sortir de la chambre l’accusé, les témoins et l’auditoire. Il est de la plus grande importance de découvrir où est ce lougre. Croyez-vous que cette question soit contraire aux lois ?

— Je crois que son importance la rend pertinente, capitaine, et je ne vois pas qu’on puisse prétendre qu’elle soit illégale par la circonstance que le fait n’arrive au conseil que par voie orale.

— Croyez-vous cela ? dit sir Frédéric, ayant l’air plus réfléchi que de coutume. L’observation des formes légales est ce qu’on admire le plus dans les lois anglaises ; et c’est un devoir auquel je n’aimerais nullement à manquer. Ce qu’on a dit doit avoir été entendu pour pouvoir être répété ; et cela me paraît ressembler beaucoup à un ouï-dire ; je pense qu’il est universellement reconnu qu’une pareille preuve doit être rejetée.

— Quelle est votre opinion, capitaine Lyon ? demanda le président.

— L’affaire offre un nœud compliqué, répondit l’Écossais en ricanant ; mais on peut le dénouer. Ce n’est pas le nœud gordien, et nous n’aurons besoin ni d’Alexandre ni de son épée pour le couper, si nous y employons seulement le sens commun. — De quoi s’agit-il ? de connaître le rendez-vous qui a été convenu entre ce Rawl lward et son équipage. Or cet arrangement a pu être fait de vive voix ou par écrit. Si c’est de vive voix, la déposition de l’homme qui a entendu les paroles prononcées ne sera pas plus ouï-dire que celle d’un homme qui dépose de ce qu’il a vu de ses propres yeux ne serait la vue.

— Parfaitement juste, monsieur le président, s’écria le procureur du roi, très-content de trouver un fil pour sortir d’embarras. Si l’arrangement avait été fait par écrit, cet écrit devrait être produit, comme la meilleure preuve possible ; mais, comme il a eu lieu de vive voix, une déclaration sous serment que ces mots ont été prononcés, doit être admise.

Çuff se trouva soulagé d’un grand poids par cette opinion ; et comme sir Frédéric ne paraissait pas disposé à insister sur son dissentiment, l’affaire aurait été décidée sur-le-champ, sans un amour d’argumentation, qui faisait partie du caractère national et moral du capitaine écossais.

— Je suis d’accord avec le procureur du roi, dit Lyon, quant à sa distinction sur l’admissibilité de la déposition du témoin, attendu que ce n’est pas ce qu’on appelle en termes techniques une déclaration sur ouï-dire ; mais il se présente à mon esprit une difficulté relativement à la pertinence de la question faite au témoin. Un témoin prête serment de parler de l’affaire dont une cour est saisie, mais il ne le prête pas de discuter toutes les choses qui existent dans les cieux et sur la terre. Or, pour décider si Rawl lward est réellement un espion, est-il pertinent de demander s’il a fait certains arrangements avec telles ou telles personnes pour se retrouver en tel ou tel lieu ? — Autant que je comprends la loi, elle divise toutes les questions en deux grandes classes, — les pertinentes et les non pertinentes. — Les premières sont légales ; les secondes ne le sont point.

— Ce serait, de la part d’un drôle comme Bolt, dit sir Frédéric avec dédain, un trait inouï d’audace, d’appeler non pertinente une question que nous lui ferions.

— Ce n’est pas là le point dont il s’agit, sir Frédéric, répliqua Lyon. Nous parlons d’un point légal, et vous pensez à un point de rang et d’étiquette. — Ensuite les questions, soit pertinentes, soit non pertinentes, se divisent en deux classes, dont l’une contient les questions en quelque sorte légales et logiques, et l’autre, celles qui sont, comme on pourrait dire, de convention et de civilité. — Il y a une distinction délicate et latente entre les deux classes.

— Je crois que la cour pense que la question peut être faite au témoin, dit Cuff que les subtilités de l’Écossais impatientaient. Il se tourna en même temps vers sir Frédéric, comme pour lui demander son assentiment, et, l’ayant reçu, il ajouta : Nous ferons donc rouvrir les portes et nous continuerons l’interrogatoire.

— Témoin, dit le procureur du roi dès que chacun eut repris sa place, la cour a décidé que vous devez répondre à la question. Afin que vous la compreniez bien, je vais vous la répéter : En quel endroit a-t-il été convenu entre Raoul Yvard et son équipage qu’ils se retrouveraient ?

— Je ne crois pas que l’équipage du lougre eût quelque chose à dire à ce sujet, répondit Ithuel avec le plus grand sang-froid, et, si quelqu’un en a parlé, je n’en sais rien.

Les membres du conseil furent embarrassés ; mais, ne voulant pas se contenter d’une réponse évasive, ils se regardèrent les uns les autres d’un air de détermination, et l’interrogatoire continua.

— Si l’équipage n’a rien dit, les officiers doivent avoir parlé. Où a-t-il été convenu entre leur commandant et eux qu’il retrouverait le lougre à son retour de la baie ?

— Ma foi, Messieurs, répondit Ithuel en tournant sa chique dans sa bouche, je calcule que vous ne connaissez guère le capitaine Raoul. Après tout, il n’est point habitué à entrer en arrangement avec personne. Ce qu’il veut qu’on fasse, il l’ordonne ; et ce qu’il ordonne, il faut qu’on le fasse.

— Eh bien, quels ordres a-t-il donnés relativement à l’endroit où le lougre devait l’attendre ?

— Je suis fâché d’être importun, Messieurs, répliqua Ithuel fort tranquillement ; mais ce qui est loi est loi dans tout l’univers, et je calcule que cette question va à l’encontre. On pense en Amérique que, lorsqu’une chose peut être prouvée par les paroles dites par quelqu’un, c’est à celui qui les a prononcées qu’on doit faire la question, et non à un tiers qu’on suppose avoir dû les entendre.

— Non pas quand il s’agit d’un prisonnier qui est en jugement, répondit le procureur du roi, surpris d’entendre un pareil homme faire une telle distinction, quoique votre remarque soit juste en ce qui concerne les témoins en général. Il faut que vous répondiez.

— Cela est inutile, dit Raoul : j’ai laissé mon bâtiment ici, comme je vous l’ai déjà dit, et si j’avais fait un certain signal la nuit dernière sur les hauteurs de Santa-Agata, le Feu-Follet serait venu m’attendre près des rochers des Sirènes. Mais comme le signal n’a pas été fait, et que l’heure en est bien passée, il est plus que probable que mon premier lieutenant est allé à un autre rendez-vous que je lui ai donné, que le témoin ne connaît pas, et que bien certainement je ne vous ferai jamais connaître.

Raoul montrait tant de fermeté et un air de dignité si tranquille, que tout ce qu’il disait faisait impression. Sa réponse avait rendu inutile d’insister pour en obtenir une d’Ithuel. Le procureur du roi fit encore quelques questions ; mais elle ne prirent que peu d’instants. Le prisonnier avait avoué son identité, les circonstances qui avaient accompagné son arrestation étaient prouvées ; il ne restait plus qu’à entendre sa défense.

Quand Raoul se leva pour parler, l’émotion lui ôta presque l’usage de la voix ; mais il surmonta bientôt cette faiblesse, et il s’exprima d’un ton aussi ferme que calme, son accent étranger prêtant de l’énergie et de l’intérêt à plusieurs de ses expressions.

— Messieurs, dit-il, je ne chercherai à cacher ni mon nom, ni mon caractère, ni ma profession. Je suis Français et l’ennemi de votre pays. Je suis aussi l’ennemi du roi de Naples, sur les domaines duquel vous m’avez trouvé. J’ai détruit ses bâtiments et les vôtres. Mettez-moi encore à bord de mon lougre et j’agirais de même. Tout ce qui est ennemi de la France est ennemi de Raoul Yvard. Des marins honorables tels que vous, Messieurs, peuvent le comprendre. Je suis jeune ; mon cœur n’est pas de pierre, et quelque mauvaise idée que vous puissiez en avoir, il peut aimer la beauté, la modestie et la vertu dans l’autre sexe. Telle a été ma destinée : — j’aime Ghita Caraocioli, et depuis un an je cherche à l’épouser. Elle ne m’a pas autorisé à dire qu’elle y ait consenti, il faut que je l’avoue ; mais elle n’en est pas moins adorable à mes yeux. Nos opinions sur la religion ne s’accordent pas, et je crains qu’elle n’ait quitté le mont Argentaro parce que, ayant refusé ma main, elle croyait préférable que nous ne nous vissions plus. C’est ainsi que sont les jeunes filles, vous devez le savoir, Messieurs. Mais il n’est pas ordinaire que nous, qui avons moins de délicatesse, nous nous soumettions si facilement à de tels sacrifices. J’ai appris où Ghita était allée et je l’ai suivie. Sa beauté était un aimant qui attirait mon cœur, comme le pôle du nord attire nos aiguilles. Il était nécessaire d’entrer dans la baie de Naples, au milieu des bâtiments ennemis, pour chercher celle que j’aimais ; et c’est autre chose que de s’engager dans le misérable métier d’espionnage. Qui d’entre vous, Messieurs, n’en aurait pas fait autant ? Vous êtes de braves Anglais, et je sais que vous n’auriez pas hésité. Je vois parmi vous deux jeunes gens comme moi, ils doivent sentir le pouvoir de la beauté ; et même ce capitaine, qui n’est plus dans la fleur de l’âge, a dû avoir ses instants de passions comme tous les êtres qui sont nés d’une femme. Messieurs, je n’ai plus rien à dire, vous savez le reste. Si vous me condamnez, que ce soit comme un Français malheureux dont le cœur a eu ses faiblesses, mais non pas comme un vil et perfide espion.

L’Énergie et le naturel du ton de Raoul, en parlant ainsi, ne furent pas sans effet ; et si cela eût dépendu de la volonté de sir Frédéric, le prisonnier aurait été acquitté à l’instant même. Mais Lyon eut des doutes sur l’histoire d’amour, sentiment qu’il ne comprenait guère, et il nourrissait un esprit de contradiction qui le portait en général à s’opposer à la plupart des propositions que faisaient les autres. On renvoya le prisonnier, et l’on ferma les portes, pour que le conseil de guerre pût délibérer dans les formes ordinaires, sur le jugement qu’il allait rendre.

Nous ferions injure à Cuff si nous ne disions pas qu’il eut quelque mouvement de sensibilité en faveur du brave ennemi qui avait si souvent déjoué sa poursuite. S’il en avait été le maître, il aurait rendu à Raoul son lougre, lui aurait accordé une avance convenable, et aurait alors commencé avec plaisir une chasse autour de la Méditerranée, pour vider toutes les questions entre eux. Mais c’était trop pour lui de céder en même temps le lougre et le prisonnier. Ensuite, son serment comme juge lui imposait aussi des obligations ; il se trouva contraint de se rendre aux arguments techniques du procureur du roi, qui n’était pas plus sentimental que Lyon lui-même.

Le résultat de la délibération, qui dura une heure, fut fatal au prisonnier. Les portes s’ouvrirent, le jugement fut rédigé, le prisonnier ramené à sa place, et la sentence prononcée. — Elle portait que Raoul Yvard, ayant été pris déguisé au milieu des escadres alliées, était coupable d’espionnage, et que, par conséquent, il était condamné à être pendu le lendemain à la vergue de tel bâtiment que le commandant en chef désignerait en approuvant la sentence.

Comme Raoul ne s’attendait guère à autre chose, il entendit cette sentence avec fermeté, et salua le conseil de guerre avec politesse et dignité, quand on l’emmena pour lui mettre des fers suivant l’usage en pareil cas.


CHAPITRE XIX.


« Le monde n’est que le titre d’un livre, et ce titre ne contient rien. — Le monde n’est qu’un visage. Si quelqu’un montre son cœur, on lui reproche sa nudité, et on le méprise. »
Young.



Bolt ne fut pas mis en jugement. Il se présentait, quant à lui, plusieurs difficultés sérieuses, et les ordres envoyés au capitaine Cuff lui accordaient un pouvoir discrétionnaire. La peine à prononcer contre lui ne pouvait guère être que celle de mort ; et indépendamment de la perte qu’on ferait d’un homme vigoureux et bon marin, cette affaire impliquait des questions de droit naturel qui pouvaient ne pas être agréables à discuter. Quoique l’exercice de la presse par un capitaine anglais sur des matelots américains à bord de bâtiments de leur propre nation fût une des plus flagrantes injustices, soit en politique, soit dans l’ordre moral, qu’une nation indépendante pût souffrir de la part d’une autre, envisagée comme une pratique qui dura pendant une génération entière, il y avait pourtant quelques circonstances qui, jusqu’à un certain point, en diminuaient l’odieux. Une partie des officiers de la marine dédaignaient d’avoir recours à ce moyen de recruter leurs équipages, et laissaient aux esprits plus grossiers de leur profession une prérogative qui répugnait à leurs sentiments et à leurs habitudes. Nous nous rappelons même d’avoir entendu un jour un marin américain, qui avait vu, en différentes occasions, plusieurs de ses compatriotes soustraits de cette manière à leur pavillon, dire qu’il n’avait jamais trouvé dans l’officier qui exerçait cet acte de piraterie l’air, le port et les manières qui auraient fait reconnaître un gentleman à terre ; et que lorsqu’un officier faisant partie de cette classe abordait un bâtiment américain, il laissait défiler devant lui tout l’équipage sans adresser une seule question à personne.

Quoi qu’il en soit, il est incontestable qu’il existait dans le cœur d’un très-grand nombre d’officiers anglais une forte et généreuse opinion sur l’injustice commise par le gouvernement anglais envers une nation étrangère en abusant du droit de presse pour forcer d’entrer à son service des marins servant sous le pavillon de leur pays. Cuff n’avait peut-être pas tout à fait assez de délicatesse pour porter si loin ses idées sur ce sujet ; mais il était assez humain pour ne pas se soucier de punir un homme pour avoir fait ce qu’il sentait qu’il aurait fait lui-même s’il eût été à sa place, et ce qu’il ne pouvait se dissimuler à lui-même qu’il avait eu le droit de faire. Il était impossible de prendre Ithuel, qui réunissait en lui tant de traits caractéristiques de son pays, pour autre chose que ce qu’il était ; et sa qualité d’Américain était si bien établie à bord de la Proserpine, que ses camarades lui avaient donné le sobriquet d’Yankee. Le fait était donc si bien connu, que Cuff, après en avoir conféré avec Winchester, résolut de ne pas instruire le procès du prétendu déserteur, mais de lui faire reprendre son service à bord du bâtiment, sous le prétexte, — souvent employé en pareille occasion, — de lui laisser le temps de prouver qu’il était né en Amérique, si son allégation à cet égard était vraie. Le pauvre Ithuel ne fut pas le seul Américain qui fut condamné à cette espèce de servitude, car des centaines d’autres, traités de la même manière, passèrent bien des années en voyant briller dans le lointain le même rayon d’espoir, dont ils ne pouvaient jamais approcher. Il fut donc décidé qu’Ithuel ne serait pas mis en jugement, du moins jusqu’à ce que le capitaine Cuff en eût conféré avec l’amiral ; et Nelson, quand il n’était pas sous l’influence de la sirène dont il était devenu l’humble esclave, était un homme porté à l’indulgence, et ayant même des idées chevaleresques de justice. À quelles contradictions l’esprit humain le plus vaste n’est-il pas exposé, quand il perd de vue l’étoile polaire de ses devoirs !

Quand la sentence de Raoul eut été prononcée, et qu’on eut emmené le prisonnier, le conseil de guerre l’ajourna, et l’on dépêcha sur-le-champ un canot à Nelson pour lui porter copie du jugement de condamnation de l’accusé, afin qu’il y donnât son approbation. Les membres du conseil ouvrirent alors une discussion sur l’objet qui était le plus intéressant pour eux, la situation probable du lougre, et les moyens de le capturer. Tous étaient convaincus que le Feu-Follet ne pouvait être bien loin ; mais où était-il ? c’était ce qu’aucun d’eux ne pouvait dire. Des officiers avaient été envoyés sur toutes les hauteurs de Capri, où il se trouve une montagne qui s’élève à plus de mille pieds au-dessus du niveau de la mer, et tous avaient pris une peine inutile. Rien qui ressemblât au lougre ne s’était montré à leurs yeux, ni au large, ni parmi les îles, ni dans les baies. On avait chargé une embarcation de doubler la pointe de Campanella et d’examiner la côte, et une autre de traverser l’entrée de la baie de Naples, et de passer au nord d’Ischia, pour voir si le lougre n’était pas caché derrière les montagnes de cette île ; en un mot, on n’avait négligé aucun moyen de découvrir ce bâtiment. Mais tout fut inutile : les officiers et les canots revinrent les uns après les autres, épuisés de fatigue et sans le moindre succès.

La plus grande partie du jour se passa de cette manière, car il y avait un calme, et aucun des trois bâtiments ne pouvait mettre à la voile. Comptant bien qu’on découvrirait le lougre à une distance qui permettrait de l’attaquer sur-le-champ, Cuff avait déjà été jusqu’à faire préparer sur chaque bord un détachement pour en garnir les canots, ne doutant pas de la réussite d’une nouvelle attaque de ce genre, à présent qu’il pouvait employer contre l’ennemi toutes les forces disponibles de trois bâtiments. Winchester devait commander la nouvelle expédition, droit qu’il avait acquis au prix de son sang dans la première ; et l’on ne renonça à l’espoir d’obtenir ainsi un succès complet qu’après le retour du dernier canot, celui qui avait été chargé de doubler l’île d’Ischia, et qui n’avait pas mieux réussi que les autres.

Cuff était à causer avec les deux autres capitaines sur son gaillard d’arrière quand on lui fit ce dernier rapport. — On m’a assuré, leur dit-il, que ce Raoul Yvard a eu la hardiesse d’entrer dans plusieurs de nos ports sous pavillon anglais ou neutre, et qu’il y est resté sans être l’objet d’aucun soupçon jusqu’à ce qu’il lui convînt d’en sortir. Serait-il possible qu’il se fût avancé dans la baie jusqu’à la hauteur de la ville ? Il se trouve dans les environs du môle une si grande quantité de petits bâtiments, qu’un lougre comme le Feu-Follet, au moyen d’une nouvelle couche de peinture, et de quelques changements dans son gréement, pourrait y être confondu avec eux. Qu’en pensez-vous, Lyon ?

— C’est certainement une loi de nature, capitaine Cuff, que de petits objets soient négligés en face de plus grands ; et ce que vous dites pourrait arriver, quoique je le place parmi les choses improbables, sinon tout à fait impossibles. On serait pourtant plus en sûreté en se jetant au milieu de quelques centaines de bâtiments, qu’en se hasardant seul dans une rade ou dans un havre. Quand vous voudrez vivre solitaire et caché, sir Frédéric, plongez-vous tout d’un coup dans le Strand, ou prenez un logement sur Ludgate-Hill[23] ; mais si vous désirez être remarqué et vous faire donner la chasse, mettez-vous en retraite dans quelque village des montagnes d’Écosse, et essayez de cacher votre nom seulement un mois. Ah ! celui qui a essayé ces deux manières de vivre en connaît la différence.

— Cela peut être vrai, Lyon, répondit le baronnet ; et pourtant j’ai peine à croire qu’un bâtiment français, petit ou grand, osât aller jeter l’ancre sous le nez de Nelson.

— Ce serait à peu près comme l’agneau se couchant à côté du loup, dit Cuff ; et par conséquent cela n’est pas très-vraisemblable. Monsieur Winchester, n’est-ce pas notre canot qui arrive sur notre hanche ?

— Oui, capitaine ; le voila de retour de Naples. Aide-timonier !

— oui, aide-timonier ! s’écria Cuff d’un ton sévère, est-ce ainsi que vous faites attention à vos devoirs, Monsieur ? Voici notre canot sur le point de nous aborder, et vous êtes muet sur un fait si important ?

Ce mot, monsieur, est très-usité à bord d’un bâtiment de guerre. Prononcé par un inférieur, il semble aussi naturel qu’un don venant du ciel aux oreilles du supérieur auquel il s’adresse. D’égal à égal, il a un air de cérémonie et de réserve qui est un signe, tantôt de respect, tantôt de manque de respect. Mais dans la bouche d’un supérieur, ce mot implique toujours un reproche, sinon une menace. En semblable occasion, le mieux que puisse faire la partie la plus faible, c’est de garder le silence ; et l’on n’apprend nulle part cette vérité plus vite que sur un bâtiment. L’aide-timonier ne répondit donc rien, et l’officier qui avait porté à Nelson la sentence du conseil de guerre monta à bord, et remit au capitaine Cuff la réponse de l’amiral.

— Voyons ! dit Cuff ouvrant l’enveloppe de cette dépêche intéressante, dès qu’il fut arrivé dans sa chambre avec ses deux confrères. « Approuvé. Ordonné que la sentence sera mise à exécution à bord de la frégate de Sa Majesté la Proserpine, demain dans la journée, entre le lever et le coucher du soleil. »

Suivaient ensuite la date et la signature bien connue de « Nelson et Bronté. » C’était à quoi Cuff s’attendait, et même ce qu’il désirait, mais il aurait voulu avoir plus de latitude pour le temps de l’exécution ; car il ne faut pas que le lecteur suppose que notre capitaine était cruel et vindicatif, et qu’il désirait réellement infliger une peine à Raoul Yvard pour le punir d’avoir déjoué ses tentatives et d’avoir fait éprouver une défaite à ses canots. Il en était si loin que son seul but était de faire servir la sentence de mort prononcée contre le prisonnier, à obtenir de lui la connaissance des ordres qu’il avait laissés sur son lougre avant de le quitter, et de faire ensuite valoir cet aveu pour obtenir qu’on lui fît grâce de la vie et qu’on le traitât comme prisonnier de guerre. Cuff n’avait pas une grande vénération pour les corsaires, et l’idée qu’il se faisait de leur moralité n’était nullement déraisonnable, quand il supposait qu’un homme qui n’avait d’autre but que son intérêt personnel en faisant la guerre, n’hésiterait pas à racheter sa vie en trahissant un secret. Si Raoul eût appartenu à la marine régulière de la république française, le capitaine du bâtiment de guerre anglais n’aurait peut-être osé compter sur l’aveu qu’il se flattait d’en obtenir ; mais comme il ne commandait qu’un bâtiment corsaire, Cuff croyait fermement qu’il se trouverait trop heureux de se sauver à ce prix. Sir Frédéric et Lyon envisageaient l’affaire sous le même point de vue ; et maintenant qu’ils étaient armés de tout ce qu’il fallait pour faire réussir ce dessein, ils regardaient la prise du Feu-Follet comme presque certaine.

— C’est pourtant une chose affligeante, Cuff, dit sir Frédéric avec son ton d’indolence, de n’avoir d’autre alternative que de trahir ses amis ou d’être pendu. Dans la chambre des communes, nous disons : « Je veux être pendu si je le fais ; » et ici, vous allez dire : « Tu seras pendu si tu ne le fais pas. »

— Bon, bon, Dashwood, répondit Cuff ; le choix de ce Raoul Yvard sera bientôt fait. Personne ne peut s’imaginer qu’il tienne bon. Nous capturerons le lougre et ce sera la fin de l’affaire. — Je donnerais mille livres sterling pour que cet infernal Fiou-Folly fût en ce moment à portée de pistolet de cette frégate. — Je suis piqué au jeu.

— Cinq cents livres seraient un haut prix, répliqua Lyon d’un ton sec. Je ne crois pas que nos parts de prise pour un pareil bâtiment, — en supposant qu’il tombe entre nos mains, — montent à cent livres pour chacun de nous.

— Eh bien, Messieurs, dit sir Frédéric en bâillant, que les dés décident lequel de nous trois en aura la totalité, si nous sommes maîtres du lougre d’ici à vingt-quatre heures, calculant le temps d’après les chronomètres de ce bâtiment. — Vous avez sans doute des dés ici, Cuff ; et ce sera le moyen de passer une demi-heure.

— Pardon, capitaine Dashwood, mais je ne puis permettre ce genre de passe-temps sur mon bord ; cela serait contraire aux règlements de la marine. D’ailleurs ni Lyon, ni moi, nous n’avons autant de centaines de livres que vous à jeter au vent. Quant à moi, j’aime à toucher d’abord mes parts de prise, et j’en dispose ensuite.

— Vous avez raison, capitaine Cuff, dit Lyon, mais ce ne serait pas une grande innovation de jouer la part de sir Frédéric, si cela peut lui être agréable. L’argent est sans doute une agréable acquisition, et il rend la vie douce au saint comme au pécheur ; mais je doute fort que vous trouviez aussi facile que vous vous y attendez, de faire consentir ce monshure Rawl à vous dire son secret concernant ce lougre.

Cette opinion ne fut point partagée par les deux autres capitaines ; et après une courte discussion ils allaient se séparer, quand Griffin se précipita dans la chambre, sans avoir frappé à la porte et sans donner une des marques de respect ordinaire.

— À la manière dont vous arrivez, monsieur Griffin, dit Cuff d’un ton un peu froid, on dirait que vous êtes entraîné par une trombe.

— C’est un bien mauvais vent que celui qui n’est bon pour personne, capitaine, répondit le lieutenant pouvant à peine respirer, tant il s’était hâte de venir annoncer au capitaine ce qu’il avait appris à l’instant. L’homme qui est en vigie sur la hauteur au-dessus de Campanella vient de nous faire un signal pour nous avertir qu’il aperçoit le lougre au sud-est, quelque part dans les environs de la pointe de Piane ; et ce qui vaut encore mieux, c’est que le vent de terre arrive ce soir plus tôt que de coutume.

— Excellente nouvelle ! s’écria Cuff, se frottant les mains de plaisir. Retournez sur le pont, Griffin, et dites à Winchester de désaffourcher, et de faire le signal aux autres bâtiments pour qu’ils en fassent autant. — À présent, Messieurs, la partie est à nous, et il ne s’agit plus que de bien la jouer. — Comme la Proserpine est peut-être le bâtiment le meilleur voilier, — à ces mots, sir Frédéric sourit ironiquement, et Lyon leva les sourcils comme s’il eût vu une merveille, — comme la Proserpine est peut-être le bâtiment le meilleur voilier, elle doit aller le plus loin sous le vent ; ainsi donc, je lèverai l’ancre et je prendrai le large, faisant route au nord-est, comme si je voulais gagner le détroit de Bonifacio, par exemple, jusqu’à la nuit ; alors je serrerai le vent au sud environ une couple d’heures ; et ensuite je ferai une auloffée au sud-est, jusqu’à ce que je sois au sud du golfe de Salerne. Tout cela sera fait avant le jour, si le vent se soutient. Vous pourrez donc, au point du jour, me chercher à la hauteur de Piane, — disons à deux lieues, — et, comme je l’espère, au large du lougre. Vous me suivrez, sir Frédéric, aussitôt que le soleil se couchera, et vous vous tiendrez dans mes eaux autant que possible, ayant pourtant soin de mettre en panne à minuit. Vous vous trouverez ainsi par le travers du golfe, à peu près à mi-chemin entre les deux caps, un peu au sud-ouest de Campanella. Quant à vous, Lyon, vous pouvez rester ici jusqu’à ce que la nuit soit tout à fait tombée ; alors vous passerez entre Capri et le cap, vous descendrez au sud pendant deux heures, et ensuite vous mettrez en panne. Vous serez par là en état de surveiller l’entrée et la sortie du golfe, sous la côte nord.

— Et cet arrangement terminé à votre satisfaction, capitaine Cuff, dit Lyon en prenant une énorme prise de tabac, quelles instructions nous donnez-vous pour les évolutions subséquentes ?

— Chaque bâtiment devra se maintenir dans sa situation jusqu’à ce qu’il fasse grand jour. S’il arrive, comme je l’espère, que nous ayons alors le Fiou-Folly entre la côte et nous, tout ce que nous aurons à faire sera de le serrer de plus en plus près, et de le pousser de plus en plus dans la baie. Naturellement il se réfugiera sur des bas-fonds ; alors nous jetterons l’ancre, et nous le ferons attaquer au nord et au sud par nos canots, sous le couvert de notre artillerie. Si nous le tenons une fois dans la baie, il est à nous, sûr comme le destin.

— C’est un plan bien conçu, capitaine Cuff, dit Lyon, et il est de nature à pouvoir être bien exécuté. Mais s’il arrive qu’au lieu de trouver ce païen entre la côte et nous, nous nous trouvions entre lui et la côte, que devrons-nous faire ?

— Lui donner la chasse au large, et alors chaque bâtiment fera pour le mieux. — Je regrette, Messieurs, de manquer aux lois de l’hospitalité, mais il faut que la Proserpine mette à la voile. Elle a une longue route à faire, et à peine peut-on compter sur les vents une heure de suite dans cette saison.

Cuff paraissant si pressé, ses deux hôtes le quittèrent sans beaucoup de cérémonie. Sir Frédéric, en arrivant sur son bord, commença par avancer son dîner d’une heure, et invita son chirurgien-major et l’officier commandant les soldats de marine, — deux excellents convives, — à le partager avec lui. Après le dîner, il s’amusa à racler du violon, et deux heures après il donna les ordres nécessaires à son premier lieutenant, et ne s’inquiéta plus de la frégate qu’il commandait. Quant au capitaine Lyon, dès qu’il fut de retour à bord de sa corvette, il ordonna qu’on raccommodât pour la huitième ou neuvième fois quelques vieilles voiles, et fit ensuite solitairement un dîner très-frugal.

Les choses se passaient tout autrement à bord de la Proserpine. On vira au cabestan à courir, et quand le capitaine parut sur le pont, une des ancres était déjà caponée ; la seconde ne tarda pas à l’être également ; les mois huniers furent aussitôt largués, bordés et hissés, les autres voiles furent successivement établies, et la frégate, couverte de voiles, ne tarda pas à doubler la pointe d’Ana-Capri. Elle présentait le cap à l’ouest, inclinant un peu au nord, et s’il y avait eu au sud quelque bâtiment pour épier ses mouvements, — et l’on n’en voyait aucun, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, — on aurait pu croire qu’elle gouvernait vers la côte de Sardaigne, probablement dans l’intention de passer entre cette île et celle de Corse, par le canal de Bonifacio. Le vent étant presque à l’est, et la brise étant bonne, la vitesse de la frégate promettait de répondre à l’attente de son commandant.

Lorsque le soleil se coucha et que les ténèbres couvrirent la Méditerranée, les petites voiles furent rentrées, et la Proserpine gouverna au sud, ayant le vent du travers. Un des derniers objets qui furent visibles du pont de la frégate, — indépendamment des montagnes, des îles et du continent, des guirlandes de fumée sortant du Vésuve, de l’azur du vide, et du bleu plus foncé de la mer, — fut un point noir qu’on distinguait à peine dans le lointain, et ce point noir était la Terpsichore, qui se tenait autant que possible dans les eaux de la Proserpine. Sir Frédéric était encore à table avec ses amis ; mais il avait sur le pont un premier lieutenant habile et vigilant, qui était en état de prendre les mesures nécessaires dans quelque situation que pût se trouver la frégate. D’ailleurs il avait reçu les ordres de son capitaine, et il les exécutait avec une exactitude et une attention qui promettaient de ne rien laisser à désirer. D’une autre part, l’équipage du Ringdove fut occupé à rapiécer de vieilles voiles jusqu’à ce que l’heure de quitter le travail fût arrivée. Alors le vaisseau fut désaffourché ; à l’heure dite, l’ancre qui restait fut levée, et la corvette mit à la voile. Quand elle eut passé rentre Capri et Campanella, suivant l’ordre du capitaine Cuff, Lyon fit dire à son premier lieutenant de venir le trouver dans sa chambre.

— Regardez ici, Mac Bean, lui dit-il, montrant une carte étendue sur la table ; le capitaine Cuff doit être juste à présent à la hauteur de Piane, et il se trouvera bien loin sous le vent quand la brise de l’ouest arrivera demain matin. Sir Frédéric l’a suivi à une fameuse distance des côtes, et il ne sera guère mieux loti. Or, ce lougre doit valoir la peine qu’on y songe, si tout ce qu’on en dit est vrai. Dix contre un qu’il s’y trouve de l’or, car ces corsaires l’aiment par-dessus tout ; et en y joignant la valeur du lougre, de son gréement, et de tout ce qui sera trouvé dans les coffres, je ne regarderais pas comme une merveille que cette prise valût huit à dix mille livres sterling. Cela ferait une excellente prise pour l’équipage d’une corvette ; mais ce ne sera qu’une bagatelle s’il faut en faire le partage entre les équipages de trois bâtiments, déduction faite de la part de l’amiral. — À quoi pensez-vous, Airchy ?

— Précisément à ce que vous me disiez, capitaine. Il faudrait diviser en trois la part de chaque lieutenant, comme celle de chaque capitaine.

— C’est cela même, Airchy. Ayez donc soin de bien ouvrir les yeux sur le pont. Il n’est pas nécessaire d’aller tout à fait aussi loin que le capitaine Cuff nous l’a suggéré ; car faites attention que si ce lougre est dans la baie, il cherchera à gagner ce promontoire, et en restant dans les environs il est plus probable que nous le rencontrerons. — Vous saisissez mon idée ?

— Parfaitement, capitaine, et j’aurai soin de m’y conformer. Mais comment entend-on la loi en ce qui concerne l’obscurité ? Moi j’entends qu’un bâtiment n’a droit aux parts de prise qu’autant qu’il est en vue ; mais l’obscurité est-elle un empêchement légal ?

— Très-certainement ; car l’idée est que celui qui peut voir, peut agir. Or, si nous prenons le lougre avant que Cuff et sir Frédéric puissent même savoir où il est, d’après quel principe peuvent-ils nous soutenir et aider à la capture ?

— Et vous désirez que nous ayons les yeux bien ouverts cette nuit, capitaine Lyon ?

— Sans doute. — Si vous tirez un bon parti de vos yeux, nous en tirerons un meilleur du lougre ; car il serait dommage d’avoir à partager entre trois ce que nous pouvons garder pour nous seuls.

Telles étaient les idées qui occupaient l’esprit de nos trois capitaines, tout en s’acquittant de leur devoir : Cuff désirait vivement de capturer le Feu-Follet ; mais c’était principalement pour en avoir l’honneur, quoiqu’il s’y mêlât, peut-être à son insu, quelque désir secret de se venger de la perte que ce bâtiment lui avait fait éprouver ; sir Frédéric laissait à son premier lieutenant le soin de gouverner sa frégate, et ne songeait qu’à tuer le temps ; et Lyon n’envisageait la prise du lougre que sous le rapport de son intérêt personnel.

Une heure ou deux plus tard, à l’instant où il allait se coucher, Cuff envoya prier son premier lieutenant de venir lui parler, s’il n’était pas encore au lit. Winchester était à écrire son journal privé ; et, interrompant cette occupation, il obéit avec cet air de soumission tranquille qu’un premier lieutenant prend toujours avec son capitaine.

— Bonsoir, Winchester, lui dit Cuff d’un ton amical et familier qui prouva sur-le-champ au lieutenant qu’il n’avait pas été mandé pour recevoir une mercuriale ; prenez une chaise et buvez un verre de ce vin de Capri avec un peu d’eau. On en pourrait boire ainsi un gallon sans que le cap changeât de direction ; mais, tel qu’il est, il vaut mieux que rien pour remplir les vides.

— Je vous remercie, capitaine ; on l’aime assez à la table des officiers, et le maître-d’hôtel en a acheté ce matin deux barils, tandis que le conseil de guerre était en séance. — On m’a dit que l’amiral a donné son approbation à la sentence, et que le Français doit être pendu à notre vergue de misaine dans le cours de la journée de demain ?

— C’est ainsi que le tout est écrit sur le papier ; mais s’il veut avouer où est son lougre, il en sera quitte à meilleur marché. Quoi qu’il en soit, de la manière dont vont les choses à présent, nous prendrons ce maudit Fiou-Folly, et nous n’en serons redevables qu’à nous-mêmes.

— Cela ne vaudra que mieux. — Je n’aime pas, à voir un homme trahir ses compagnons.

— Je pense comme vous, Winchester ; cependant il faut à tout prix que nous prenions ce lougre. — Mais je vous ai fait venir pour vous parler de Bolt. — Il faut prendre un parti à l’égard de ce drôle. — C’est un cas de désertion aussi clair qu’il en fut jamais, — et même de désertion à l’ennemi, capitaine. J’aimerais mieux voir pendre dix misérables de son espèce, qu’un homme comme ce Français.

— Il est évident que vous êtes sans rancune, Winchester. Avez-vous déjà oublié Porto-Ferrajo et l’affaire des canots ; ou aimez-vous vos ennemis, comme l’ordonne l’Écriture ?

— Tout s’est passé dans les règles dans l’affaire dont vous parlez, capitaine, et par conséquent on ne doit pas y songer. Je n’ai rien à reprocher à M. Yvard ; et à présent que ma blessure est guérie, je ne l’en estime que plus. Mais il n’en est pas de même de ce Bolt ; — un misérable fuyard qui laisse à d’autres le soin de soutenir la cause de son pays, et qui fait la guerre au commerce anglais à bord d’un corsaire français !

— Oui, c’est là la question, Winchester. — Était-ce bien la cause de son pays qu’il soutenait à bord de cette frégate ?

— Nous l’avons saisi comme Anglais sur le bâtiment à bord duquel il servait, et pour être d’accord avec nous-mêmes nous devons agir en conséquence.

— Et faire pendre un homme innocent, comme ayant commis un acte de trahison qu’il ne pouvait commettre ?

— Quoi ! capitaine, croyez-vous à l’histoire de ce drôle, qu’il est né Yankee ? Si cela est vrai, nous ne pouvons le traiter plus injustement que nous ne l’avons déjà fait. Mais quant à moi, je regarde tous ceux qui usent d’un semblable subterfuge comme des Anglais rebelles, et je les traite comme tels.

— C’est un bon moyen pour tranquilliser sa conscience, Winchester ; mais c’est une affaire trop sérieuse quand il y va de la vie. Si Bolt mérite d’être puni, sa punition doit être la mort ; et c’est une chose dont on doit être, passablement certain avant de pousser l’affaire trop loin. — J’ai quelquefois eu des doutes si trois ou quatre de nos hommes étaient bien véritablement Anglais.

— Pour avoir une certitude complète en pareil cas, capitaine Cuff, il faudrait que chaque bâtiment eût à bord les registres de naissances de toutes les paroisses d’Angleterre. S’ils ne sont pas Anglais, pourquoi n’en donnent-ils pas des preuves satisfaisantes ? Vous devez convenir que cela n’est que raisonnable.

— Je n’en sais trop rien, Winchester ; il y a deux faces à cette question. Supposez que le roi de Naples vous fît saisir ici, à terre, et qu’il vous demandât de prouver que vous n’êtes pas né son sujet ; comment vous y prendriez-vous, n’ayant pas en poche le registre des naissances de votre paroisse ?

— Eh bien, capitaine, si nous avons si grand tort, nous ferions mieux de leur accorder tout d’un coup leur, congé à tous, quoique l’un des hommes dont vous parlez soit le meilleur matelot que nous ayons à bord, — je crois devoir nous en prévenir.

— Il y a une grande différence, Winchester entre donner son congé à un homme et le faire pendre. Nous manquons de bras en ce moment, bien loin d’en avoir une paire de trop. J’ai examiné hier notre rôle d’équipage, et je ne l’avais jamais trouvé si faible. Il nous faudrait dix-huit à vingt bons marins de plus pour mettre cette frégate sur un pied respectable. Ce Bolt n’est certainement pas un marin de la première classe ; mais il est en état de mettre la main à tant de choses, qu’il se rend aussi utile que le maître d’équipage. En un mot, nous ne pouvons nous passer de lui, — ni en lui donnant son congé, ni en le faisant pendre, quand même ce ne serait que justice de prendre ce dernier parti.

— Bien certainement, capitaine, je n’ai nulle envie de commettre une injustice. — Quel est votre bon plaisir à l’égard de cet homme ?

— Mon bon plaisir est de lui faire reprendre son service. S’il est réellement Américain, ce serait une indignité de lui infliger même la peine des verges ; car n’étant pas sujet du roi et ne s’étant pas enrôlé volontairement, il ne peut être traité ni comme déserteur ni comme traître. Nelson m’a laissé un pouvoir discrétionnaire, et j’en userai de la manière la plus sûre pour notre conscience et la plus utile pour nous, en lui faisant reprendre son service. Quand j’en trouverai l’occasion, je m’informerai des détails de son affaire, et s’il peut prouver qu’il n’est pas Anglais, il faudra bien lui accorder son congé. Je suppose que nous reverrons l’Angleterre d’ici à un an ou deux, et alors tout cela pourra s’arranger avec justice et impartialité. — Je crois bien que Bolt se trouvera trop heureux d’accepter ces conditions.

— Peut être, capitaine. Mais notre équipage ? Que penseront nos matelots en voyant les crimes de désertion et de trahison rester impunis ? Les drôles disent sur le gaillard d’avant bien des choses que nous n’entendons pas sur le gaillard d’arrière.

— J’y ai pensé, Winchester. Je suppose que vous savez ce que c’est qu’un témoin du roi[24]. Eh bien, Raoul Yvard vient d’être jugé et condamné comme espion ; Bolt a été appelé comme témoin dans cette affaire ; il ne faudra donc que quelques mots lâchés à propos à ce sujet pour faire prendre le change à tout l’équipage et nous sauverons les apparences en ce qui concerne la discipline.

— Cela peut se faire, capitaine, j’en conviens ; mais le pauvre diable aura une vie dure à mener, si nos matelots s’imaginent qu’il a joué le rôle de témoin du roi. Les hommes de cette classe haïssent un délateur plus qu’un criminel. Il deviendra la bête noire de tout l’équipage.

— C’est ce qui peut arriver ; mais cela vaut encore mieux que d’être pendu. Le drôle devra se croire heureux d’en être quitte à si bon marché, et remercier Dieu de sa merci. D’ailleurs, vous pouvez veiller à ce qu’il ne soit pas persécuté outre mesure. Ainsi donc, Winchester, donnez ordre au capitaine d’armes de lui ôter ses fers, et faites-lui reprendre son service avant de vous coucher.

C’est ainsi que l’affaire d’Ithuel fut arrangée, du moins pour le moment. Cuff était un de ces hommes qui ne sont pas disposés à pousser les choses trop loin, quand ils trouvent trop difficile de faire tout à fait leur devoir. Il n’y avait pas à bord de la Proserpine un seul officier qui doutât véritablement du pays qui avait vu naître Bolt, quoiqu’il n’y en eût pas un qui eût voulu l’avouer ouvertement. Il y avait trop de « granit » dans Ithuel, pour qu’un Anglais pût s’y tromper longtemps, et son langage même, dont il était si fier, aurait prouvé où il était né, à défaut de toute autre preuve. Mais les officiers d’un bâtiment de guerre anglais avaient alors une ténacité qui ne permettait pas à une main vigoureuse de se desserrer quand elle avait saisi ce qui lui convenait. Dans un service comme celui de la Grande-Bretagne, il existait un esprit de corps qui faisait naître une sorte de rivalité entre les bâtiments de guerre ; et les hommes étant l’objet le plus essentiel pour faire valoir les bonnes qualités d’un bâtiment, on ne renonçait à un seul matelot qu’avec une répugnance qu’il faut avoir vue pour y croire. Cuff ne pouvait donc se résoudre à rendre pleine justice à Ithuel, quoiqu’il ne pût se décider à porter l’injustice jusqu’à le faire juger et condamner ; et comme Nelson lui avait laissé un pouvoir discrétionnaire, il en usa comme nous venons de le rapporter.

Si la position de l’Américain eût été mise franchement sous les yeux de Nelson, l’amiral aurait ordonné sans hésiter qu’on lui donnât son congé. Il n’avait rien de commun avec l’esprit de rivalité des bâtiments de son escadre, et il avait des idées et des vues trop élevées pour prendre part à l’injustice de contraindre un étranger à rester au service de l’Angleterre ; car ce n’était que lorsqu’il était sous l’influence pernicieuse de la sirène à laquelle nous avons déjà fait allusion, qu’il cessait d’être juste et magnanime. Il avait certainement des préjugés, préjugés qui quelquefois même passaient les bornes ordinaires. L’Amérique à ses yeux ne valait guère mieux que la France ; mais il n’était pas sans quelque excuse pour la première de ces antipathies nationales ; car, indépendamment de l’aversion naturellement produite par l’établissement de la république cisatlantique, le hasard, dans les Indes occidentales, l’avait mis à portée de reconnaître les fraudes, les ruses et la cupidité d’une classe d’hommes qui ne montrent jamais le caractère national sous ses couleurs les plus brillantes. Cependant il avait trop d’intégrité pour protéger volontairement l’injustice, et l’esprit trop chevaleresque pour s’abaisser au rôle d’oppresseur. Mais Ithuel était tombé entre les mains d’un homme qui, s’il était préservé des faiblesses de l’amiral, était bien loin d’en avoir les grandes qualités, et qui était fortement imbu de l’esprit de rivalité qui régnait entre tous les bâtiments de l’escadre. Winchester obéit aux ordres du capitaine Cuff. Il fit sortir de son hamac le capitaine d’armes, et lui ordonna d’ôter les fers à Ithuel Bolt, et de le lui amener sur le gaillard d’arrière.

— D’après ce qui s’est passé ce matin, dit le premier lieutenant à l’Américain, assez haut pour être entendu de tous ceux qui n’étaient pas à l’autre bout du bâtiment, le capitaine Cuff a donné ordre qu’on vous ôte vos fers, et que vous repreniez votre service comme par le passé. Vous saurez apprécier cette indulgence, Bolt, et je ne doute pas que vous n’en serviez avec plus de zèle que jamais. N’oubliez pas que vous avez été sur le point d’avoir une corde autour du cou. — Demain matin, vous rependrez votre service.

Ithuel était trop adroit pour faire aucune réponse. Il comprit parfaitement pourquoi on lui faisait grâce, et il en conçut l’espoir de pouvoir s’évader une seconde fois. Cependant l’idée de passer pour avoir trahi son ami, et d’avoir été témoin d’état, comme il le disait, ne lui plaisait nullement ; car, aux yeux du vulgaire, c’est un plus grand péché que d’avoir commis mille crimes. Winchester ne put lire ce qui se passait dans son esprit. Après l’avoir congédié, il causa quelques instants avec Yelverton, qui était l’officier de quart, bâilla deux ou trois fois, et descendant enfin dans sa chambre, il se mit sur son cadre, et fut endormi en moins de cinq minutes.


CHAPITRE XX.


« La dernière étincelle d’espoir qui s’offre aux yeux d’un infortuné, brille comme la voile blanche qu’on voit sur la mer, quand l’horizon est moitié couvert de nuages, moitié éclairé par l’astre du jour, et qu’elle est déployée entre les vagues sombres et le firmament. »
L’Île.



Le point du jour, le lendemain, fut un moment de grand intérêt pour les trois bâtiments anglais qui étaient alors à la hauteur du golfe de Salerne. Cuff et Lyon furent appelés suivant les ordres positifs qu’ils en avaient donnés, et sir Frédéric Dashwood lui-même avait permis que l’officier de quart vînt l’éveiller pour lui faire son rapport. Cuff était debout une bonne demi-heure avant le crépuscule. Il monta même sur-le-champ à la grande hune, afin de pouvoir inspecter l’horizon d’aussi bonne heure et à une aussi grande distance que la chose serait possible. Griffin l’y suivit, et tous deux y restèrent, surveillant l’arrivée lente des premiers rayons de la lumière, qui se répandit graduellement sur la totalité d’un panorama aussi enchanteur que puissent en offrir aux yeux les beaux paysages de l’Italie, et l’heure qui en relève encore la beauté.

— Je ne vois rien du côté de la terre, dit Cuff d’un ton de désappointement, quand il fit assez clair pour distinguer passablement la côte. S’il est au large de nous, notre besogne n’est qu’à demi faite.

— Je vois un point noir près de la terre, capitaine, dit Griffin ; là-bas ; en ligne droite avec ces ruines, dont nos jeunes gens qui ont été les voir en canot disent tant de merveilles. Je crois pourtant que ce n’est qu’une felouque ou un speronare. J’aperçois à la voile une corne qui n’appartient pas au gréement d’un lougre.

— Mais qu’avons-nous là au nord-ouest, Griffin ? Cela paraît trop grand pour être le Fiou-Folly.

— Ce doit être la Terpsichore, capitaine. C’est précisément l’endroit où elle doit être, si je comprends bien les ordres donnés à sir Frédéric. Mais voici une voile courant au nord qui pourrait bien être le lougre. Il est en dedans de Campanella, et pas bien loin de la côte nord de la baie.

— Par saint George ! il faut que ce soit le lougre. M. Yvard l’a tenu tout ce temps caché dans les environs d’Amalfi. — Descendons, et faisons établir jusqu’à notre dernière voile.

En deux minutes, Griffin fut sur le pont, faisant brasser les vergues, et se disposant à faire de la voile. Suivant l’usage, la brise était légère et était retournée vers le sud, de sorte que la frégate avait à faire route presque vent arrière. Il fit donc pousser les boute-hors de bonnettes ; les bonnettes furent hissées, et l’on fit route au nord, gouvernant un peu au large du bâtiment poursuivi. En ce moment, la Proserpine avait la pointe de Piane et le petit village d’Abaté presque par le travers. Elle pouvait avoir filé quatre nœuds par heure, et la distance pour traverser l’entrée de la baie de Salerne était d’environ trente milles. Elle mettrait donc huit heures à faire cette traversée si le vent continuait, ce qui n’était pas probable en cette saison. Une semaine plus tard, on aurait pu attendre de forts vents du sud ; mais une semaine était comme un siècle pour l’objet dont il s’agissait.

Une demi-heure d’épreuve convainquit tous ceux qui se trouvaient sur le pont de la Proserpine que le bâtiment qu’elle chassait gouvernait comme elle de manière à s’éloigner de la côte. Sa vitesse paraissait à peu près égale à celle de la Proserpine ; car, en marchant vent arrière, ce bâtiment n’était qu’un bon voilier ordinaire, sa grande supériorité ne commençant que lorsqu’il avait le vent un peu sur l’avant du travers, c’est-à dire largue. On avait supposé que ce bâtiment à l’instant où on l’avait aperçu, était à environ quinze milles de distance, sa voilure ne paraissant que comme un point blanc à l’horizon ; mais on commença enfin à concevoir des doutes sur son gréement, sur son port, et sur la distance à laquelle il se trouvait. Si c’était un grand bâtiment, il devait être plus éloigné, et, dans ce cas, ce ne pouvait être le Feu-Follet.

L’autre frégate suivit l’exemple de la Proserpine, et gouverna vers la côte nord du golfe ; preuve certaine que, du haut de ses mâts, on ne voyait rien qui dût la faire gouverner d’un autre côté. Cependant, au bout de deux heures, chacun fut convaincu à bord de la Proserpine qu’on suivait une fausse piste, et que le bâtiment qu’on voyait sous le vent était le Ringdove ; Lyon, dans son empressement de capturer le lougre avant qu’aucune des frégates pût l’avoir vu, ayant fait avancer sa corvette jusque dans la baie, et offert ainsi un faux appât à Cuff et à sir Frédéric.

— Il ne peut plus y avoir aucun doute, s’écria le capitaine Cuff, baissant sa longue-vue avec un dépit trop marqué pour qu’on pût s’y méprendre, c’est un grand bâtiment, et, comme vous le dites, Winchester, ce ne peut être que le Ringdove. Mais que diable fait-il là ? c’est ce que je ne saurais dire, à moins que Lyon n’ait aperçu quelque chose près du rivage. Comme il est évident qu’il n’y a rien par ici, nous porterons vers ce côté, et nous reconnaîtrons nous-mêmes quel y est l’état des choses.

Ces mots firent presque disparaître tout espoir de succès. Les officiers commencèrent à croire que l’homme en vigie qui avait annoncé qu’il voyait le lougre s’était trompé, et que ce qu’il avait pris pour un lougre était dans le fait une felouque, ou un chebec, bâtiment qui, à une distance de quelques lieues, pouvait ressembler à un lougre. C’était pourtant à bord de la frégate que l’erreur avait été commise. L’officier envoyé sur les hauteurs était le premier aide du master, homme habile et expérimenté, connaissant parfaitement tout ce qui appartenait à sa profession, mais ne sachant guère autre chose. Sans l’habitude qu’il avait de boire, il aurait été lieutenant depuis longtemps, car il avait l’ancienneté sur Winchester ; mais connaissant lui-même son faible, et sorti d’une classe dans laquelle on est habitué à regarder l’avancement comme une faveur du ciel, plutôt que comme un droit, il s’était depuis longtemps résigné à vivre et à mourir dans le grade qu’il occupait, perdant même à peu près tout désir de s’élever plus haut. Par suite de l’expérience qu’il avait acquise dans le cercle de ses devoirs, ses officiers supérieurs avaient du respect pour son opinion quand il n’était pas gris ; et comme il était assez prudent pour ne jamais se griser quand il était de service ou qu’il avait quelque devoir à remplir, son malheureux penchant l’entraînait rarement dans quelque embarras sérieux. Comme dernière espérance, Cuff l’avait envoyé sur les hauteurs de Campanella, avec une conviction intime que si quelque bâtiment était en vue, il ne manquerait pas de l’apercevoir. Toute cette confiance avait enfin fait place au désappointement, et quand, une demi-heure plus tard, on lui annonça que M. Clinch arrivait dans le canot qu’il avait pris pour aller à Campanella, il ne put, se défendre d’un mouvement de colère contre un homme qui était un de ses favoris. Suivant sa coutume quand il avait de l’humeur, il descendit dans sa chambre lorsqu’il vit le canot s’approcher, et donna ordre qu’on lui enyoyât M. Clinch dès qu’il serait à bord. Cinq minutes après, M. Clinch montra son visage couperosé et ses traits basanés, mais beaux et réguliers, à la porte de la chambre du capitaine.

— Eh bien, Monsieur, s’écria Cuff d’une voix aigre et retentissante, à quel diable de chasse nous avez-vous donc envoyés tous dans cette baie ? Le vent du sud nous manque déjà ; dans une demi-heure nous verrons se fondre le goudron sur nos ponts, sans que nous ayons un souffle d’air ; quand la brise reviendra, ce sera de l’ouest, et elle nous portera tous à quatre ou cinq lieues sous le vent.

L’expérience de Clinch lui avait donné une leçon utile à bord d’un bâtiment de guerre, celle de céder à la tempête et de ne pas chercher à la braver. Toutes les fois qu’il essuyait une rafale, comme il l’appelait, il avait l’habitude de donner à sa physionomie à une expression de surprise mêlée d’un air de contrition qui avait quelque chose de comique, et qui semblait dire : Qu’ai-je donc fait ? Si j’ai fait quelque chose de mal, vous voyez comme j’en suis fâché. Telle fut la réponse muette qu’il fit en ce moment à son commandant courroucé, et elle produisit son effet ordinaire, celui de l’adoucir un peu.

— Hé bien, Monsieur, expliquez-moi cette affaire, s’il vous plaît, continua Cuff après un moment d’hésitation.

— Voulez-vous avoir la bonté de me dire, capitaine, ce que vous désirez que je vous explique ? répondit Clinch avec une expression de surprise plus prononcée.

— C’est une question extraordinaire, Monsieur. Je désire que vous m’expliquiez le signal que vous nous avez fait du haut du promontoire où vous étiez en vigie. — N’avez-vous pas fait un signal pour dire que vous aviez vu le Fiou-Folly, ici, du côté du sud ?

— Je suis charmé de voir qu’il n’y a pas eu de méprise, capitaine, répondit Clinch d’un air rassuré et plein de confiance ; je craignais d’abord que mon signal n’eût été mal compris.

— Mal compris ! Comment cela se pouvait-il ? — Vous avez hissé une boule noire pour dire : « le lougre est en vue. » — Je suppose que vous ne nierez pas cela.

— Non certainement, capitaine. — Une boule noire pour dire : le lougre est en vue. — C’est précisément le premier signal que j’ai fait.

— Puis vous avez hissé trois boules noires en même temps, pour dire : « il nous reste au sud de Capri. » — Que dites-vous à cela ?

— Parfaitement exact capitaine. — Trois boules noires en même temps pour dire : « il nous reste au sud de Capri. » — Je n’ai pu mentionner de distance, parce que M. Winchester ne m’avait pas donné de signaux pour cela.

— Et vous avez continué à hisser ces mêmes signaux toutes les demi-heures, tant qu’il a fait jour, même quand la Proserpine eut mis à la voile.

— Oui, capitaine, comme M. Winchester vous dira qu’il me l’avait ordonné. Je devais répéter mes signaux toutes les demi-heures, tant que le lougre serait en vue et qu’il ferait jour.

— Mais vous n’aviez pas reçu ordre, Monsieur, de nous faire courir tous après un chebec ou quelque autre bâtiment des îles de la Grèce, en le prenant pour un beau et léger lougre français.

— Pardon, capitaine, mais je n’ai rien fait de cela. C’est le Feu-Follet que je vous ai signalé ; vous pouvez en être très-sûr.

Cuff le regarda en face une demi-minute, et sentit sa colère se calmer.

— Vous avez trop d’expérience, Clinch, pour ne pas avoir su ce que vous faisiez. Mais si vous avez vu le corsaire, apprenez nous donc où il est.

— C’est plus que je ne saurais dire, capitaine ; mais j’affirme l’avoir vu, et même assez bien pour pouvoir distinguer son mât de tape-cul. Vous savez qu’un boulet lui avait emporté ce mât dans la chasse que nous lui avons donnée à la hauteur de l’île d’Elbe. Il en avait établi un autre qui incline sur l’avant d’une manière peu commune ; je l’avais remarqué lorsque nous le rencontrâmes dans le canal de Piombino, et en le voyant hier au soir je l’ai reconnu. — Mais quand on a vu une fois le Feu-Follet, capitaine, on ne peut s’y méprendre. Je suis parfaitement sur de l’avoir vu, et il était à environ quatre lieues au sud du cap, quand j’ai fait mon premier signal.

— À quatre lieues ! — Je le supposais au moins à huit ou dix, et j’avais fait mes plans en conséquence pour le prendre dans la nasse. — Pourquoi ne nous avez-vous pas fait connaître la distance ?

— Je n’avais pas de signaux pour cela, capitaine.

— Pourquoi ne pas m’avoir envoyé le canot pour m’en instruire ?

— Je n’en avais pas reçu l’ordre, capitaine. M. Winchester m’avait seulement ordonné de signaler le lougre et son gisement, et vous devez convenir que je l’ai fait assez clairement. — D’ailleurs… je…

— Eh bien, d’ailleurs quoi ? s’écria le capitaine voyant que Clinch hésitait.

— D’ailleurs, capitaine, je ne croyais pas que personne à bord de la Proserpine pût s’imaginer qu’on pouvait voir un lougre à la distance de huit ou dix lieues. — Cela fait une longue nappe d’eau, capitaine, et il faudrait un mât d’une belle hauteur pour que la vue portât si loin.

— Mais vous étiez, Clinch, sur une hauteur bien plus élevée qu’aucun mât de quelque vaisseau que ce soit.

— Sans doute, capitaine, mais pas encore assez élevée pour cela. — Mais je suis aussi sûr d’avoir vu le Feu-Follet, que je le suis d’être dans cette chambre.

— Qu’est-il donc devenu ? Vous voyez qu’il n’est pas dans la baie.

— Je suppose, capitaine, qu’il a fait route vers la baie jusqu’à ce qu’il ait été aussi près de la terre qu’il en avait envie, et qu’il a repris le large lorsque la nuit est tombée. Il avait assez de place pour passer entre les deux frégates, dans l’obscurité, sans être aperçu.

Cette conjecture était assez plausible pour satisfaire Cuff, et cependant les choses s’étaient passées différemment. De son poste élevé, Clinch avait vu le Feu-Follet au sud, comme ses signaux l’avaient annoncé, et il l’avait conservé en vue jusqu’à ce que la nuit cachât ses mouvements. Mais au lieu de sortir de la baie, comme il se le figurait, le lougre avait remonté la côte jusqu’à un quart de lieue de Campanella, doublé cette pointe, longe la côte qui en est au nord, dans la baie même de Naples, et pris le large entre Capri et Ischia, passant précisément par le travers du mouillage que les trois bâtiments anglais venaient de quitter.

Quand Raoul quitta son bâtiment, il donna ordre qu’on portât au large sur-le-champ, tenant en vue Capri et Ischia, et de mettre en panne sous la voile de tape-cul. Cette voile étant basse, et le lougre ayant très-peu de voilure haute, c’était un expédient qu’adoptaient souvent les croiseurs ainsi gréés, quand ils voulaient ne pas être vus. M. Pintardi, premier lieutenant de Raoul, s’attendait à voir un signal de son commandant précisément à l’endroit où Clinch se trouvait placé, mais, n’en voyant aucun, il longea la côte, après la nuit tombée, dans l’espoir que Raoul lui ferait connaître sa position en brûlant un feu de conserve. Rien de semblable ne paraissant, il s’éloigna de nouveau de la terre, afin de gagner le large avant le retour du jour et de profiter du vent. Ce fut la hardiesse de cette manœuvre qui sauva le lougre ; Lyon ayant traversé la passe entre Capri et Campanella environ vingt minutes avant que Pintard filât le long des rochers de la côte sous ses voiles de foc et de tape-cul seulement, attendant avec impatience un signal de son capitaine. Les Français virent distinctement la corvette, à l’aide de leurs longues-vues de nuit, mais ils la prirent pour un autre bâtiment allant à Malte ou en Sicile ; et ils ne furent pas aperçus, grâce au peu de voiles qu’ils portaient, au manque de toute voilure haute, et au voisinage des rochers, qui étaient pour eux un arrière-plan obscur. Une fois la nuit tombée, Clinch n’avait plus rien vu des mouvements du lougre, car dès qu’il avait vu la Proserpine prendre le large, le laissant en arrière avec son canot et son équipage, il s’était retiré au village de Santa-Agata pour y chercher un logement pour la nuit. Le lendemain matin, quand il aperçut la frégate au sud, il reprit son canot et alla la rejoindre, comme nous l’avons déjà dit.

— Où avez-vous passé la nuit, Clinch ? reprit Cuff quand ils eurent suffisamment discuté sur la manière dont le lougre s’était échappé ; j’espère que ce n’est pas sur les hauteurs et sous la voûte du ciel.

— Sur les hauteurs et sous cette grande voûte qui nous a si souvent couverts l’un et l’autre, capitaine, mais avec un bon toit de terre à la napolitaine entre notre tête et cette voûte. Quand il fit nuit et que je vis que vous aviez mis à la voile, je conduisis mes hommes dans un petit village nommé Santa-Agata, qui est sur les hauteurs, juste par le travers de ces rochers qu’on appelle les Sirènes, et nous y fûmes bien logés jusqu’au matin.

— Vous êtes heureux d’avoir ramené tout votre équipage, Clinch. Vous savez que nos eaux sont basses, quant aux hommes, en ce moment, et il ne faut pas se fier indifféremment à tous les matelots pour les conduire à terre dans un pays où il y a des murailles de pierre, de bon vin et de jolies filles.

— J’ai toujours soin de prendre avec moi des hommes d’une conduite régulière, capitaine ; et je n’ai pas perdu un seul canotier depuis cinq ans.

— Il faut donc que vous ayez quelque secret, et il serait bon à savoir ; car les amiraux eux-mêmes perdent quelquefois un homme ou deux de l’équipage de leur barge. Je suppose que vous choisissez des hommes mariés, qui tiennent à leurs femmes comme un bâtiment à son ancre. On dit que cet expédient réussit assez souvent.

— Point du tout, capitaine ; je l’ai essayé, et j’ai reconnu que la moitié de ces drôles cherchent à déserter pour se débarrasser de leurs femmes. Celles qu’on prend à Portsmouth et à Plymouth apportent rarement un bon domaine pour dot, et elles envoient leurs maris à la dérive à la fin de la lune de miel. Ne vous rappelez-vous pas, capitaine, que lorsque nous servions ensemble à bord du Blenheim, nous perdîmes d’un seul coup onze hommes de l’équipage de la chaloupe, et neuf d’entre eux étaient des vagabonds qui abandonnaient leurs femmes et leurs enfants.

— Oui, je me souviens de quelque chose de ce genre, à présent que vous m’en parlez. — Asseyez-vous, Clinch ; approchez-vous de la table et prenez un verre de grog. — Tom, mettez une bouteille de rhum de la Jamaïque devant M. Clinch. — À propos, Clinch, j’ai entendu dire que vous êtes marié vous-même ?

— De par le ciel, capitaine Cuff, c’est un des contes de vos midshipmen. Si l’on croyait la moitié de ce qu’ils disent, toutes les idées morales et religieuses iraient bientôt à la dérive. Nous avons à présent à bord de cette frégate un tas de midshipmen si extravagants que je ne conçois pas comment la patience de M. Winchester peut y tenir.

— Nous autres aussi, Clinch, nous avons été jeunes autrefois, et nous devons avoir de l’indulgence pour les folies de la jeunesse. Mais quelle sorte de logement avez-vous trouvé hier soir sur les rochers ?

— Aussi bon qu’on peut espérer d’en trouver hors de la vieille Angleterre. J’étais bord à bord avec une vieille femme nommée Giuntotardi-felouque italienne régulièrement construite il y a une soixantaine d’années.

— Ah ! mais vous savez sa langue, je crois ?

— J’ai tant couru le monde capitaine, que j’ai appris quelques mots de presque tous les jargons qu’on y parle, vu que cela est commode quand on veut demander quelque chose à boire ou à manger. Eh bien, elle m’a conté une longue histoire, car elle était dans la tribulation. Il paraît qu’elle a en ce moment à Naples un frère et une nièce qu’elle attendait avant-hier soir, et, comme ils ne sont pas arrivés, elle était dans une grande inquiétude, et désirait savoir si nous avions rencontré leur bateau.

— Par saint George ! Clinch, vous étiez sur la piste, et il est dommage que vous ne l’ayez pas su. Notre prisonnier dit qu’il a été dans cette partie du monde ; et nous aurions peut-être trouvé le fil de ses manœuvres en la questionnant adroitement. — J’espère que vous vous êtes quittés bons amis !

— Les meilleurs amis du monde, capitaine. Quiconque me nourrit et m’héberge comme il faut, n’aura jamais à craindre que je sois son ennemi.

— J’en réponds. C’est ce qui fait que vous êtes un sujet si loyal, Clinch.

Les traits de l’honnête marin changèrent un peu, et ses yeux se fixèrent successivement sur tout ce qui était dans la chambre, excepté sur ceux de son commandant. — Il y avait dix ans qu’il aurait dû être lieutenant, car il avait l’ancienneté sur Cuff, sinon en grade, du moins en temps de service ; et sa conscience lui disait distinctement deux choses, — la première, qu’il n’avait pas obtenu l’avancement auquel ses longs services devaient lui donner droit ; — la seconde, que c’était en grande partie de sa propre faute.

— J’aime Sa Majesté, capitaine, dit Clinch après avoir bu un verre de grog, et jamais je ne mettrai à sa charge l’oubli dans lequel j’ai été laissé. Cependant on ne se défait pas facilement de sa mémoire, et, en dépit de tout ce que je puis faire, je me souviens quelquefois de ce que j’aurais pu être et de ce que je suis. Si le roi me nourrit, c’est avec la cuillère d’un aide-master, et s’il m’héberge, c’est dans la cale.

— Nous avons souvent servi sur le même bord, Clinch, et une fois plusieurs années de suite, dit Cuff avec un ton de bonté qui se ressentait pourtant un peu de la supériorité de son rang, et personne ne connaît mieux que moi votre histoire. Ce ne sont pas vos amis qui vous ont manqué au besoin ; mais vous avez été desservi par un ennemi que vous persistez à fréquenter, quoiqu’il nuise le plus à ceux qui ont pour lui le plus d’affection. — Vous me comprenez ?

— Oui, capitaine, oui, et je ne puis le nier. Mais c’est une vie bien dure que celle qui se passe sans espoir.

Ces mots furent prononcés avec un ton de mélancolie plus favorable au caractère de Clinch que tout ce que Cuff en avait vu jusqu’alors, et qui fit revivre en lui des impressions plus avantageuses que le temps avait à demi effacées. Clinch et lui avaient été midshipmen ensemble, et quoique la différence de rang eût placé entre eux depuis longtemps une barrière d’étiquette, Cuff n’avait jamais pu oublier tout à fait cette circonstance.

— Il est sans doute dur, comme vous le dites, de vivre sans espoir, Clinch ; mais l’espoir est la dernière chose qui doive mourir. Vous devriez essayer vos forces encore une fois, avant de renoncer à toute espérance.

— Si je pense à cela, capitaine, c’est moins pour moi que pour d’autres. Mon père était un marchand aussi respectable qu’il en fut jamais à Plymouth, et lorsqu’il eut réussi à me placer sur le gaillard d’arrière comme midshipman, il crut m’avoir mis sur le chemin d’avoir un jour un rang bien au-dessus du sien ; mais il s’est bien trompé, puisque je dois rester toute ma vie dans une situation qu’on peut regarder comme au-dessous de ce qu’était la sienne.

— Vous la ravalez trop, Clinch ; la place d’aide-master sur une des plus belles frégates de Sa Majesté est un grade dont on peut être fier. J’ai été moi-même aide-master, Nelson l’a probablement été aussi, et un des propres fils de Sa Majesté a passé, je crois, par ce grade.

— Oui, y a passé, comme vous le dites, capitaine. C’est sans doute un beau grade pour ceux qui y ont passé, mais c’est la mort pour ceux qui y restent. Une place d’aide-master est une plume attachée au bonnet d’un midshipman, mais ce n’est pas un honneur de l’occuper encore à mon âge.

— Quel est votre âge, Clinch ? Vous ne pouvez être beaucoup plus âgé que moi.

— La différence de notre âge n’est certainement pas aussi grande que celle de notre rang, capitaine ; et cependant je ne reverrai plus ma trente-deuxième année. Mais, après tout, ce n’est pas tant cela qui me pèse sur le cœur que l’idée de ma pauvre mère qui s’est bercée si longtemps de l’espoir de voir dans ma poche une commission de Sa Majesté, et d’une autre personne qui a donné toute son affection à un homme qui n’en était pas digne.

— Voilà du nouveau pour moi, Clinch, dit le capitaine avec un air d’intérêt ; mais il est si rare qu’un aide-master pense au mariage, que l’idée de vous voir vous marier ne s’était jamais présentée à mon imagination, si ce n’est en plaisantant.

— Il y a des aides-masters qui se sont mariés, et qui, s’en sont amèrement repentis, capitaine. Mais Jane et moi, nous avons résolu de vivre dans le célibat, à moins qu’il ne se présente une perspective un peu plus brillante que celle qu’offre ma situation actuelle.

— Est-il tout à fait juste, Clinch, de tenir ainsi une jeune fille à la remorque, sans qu’elle sache où elle va, à un âge où elle pourrait trouver un bon mouillage et y jeter l’ancre pour toute sa vie ?

Les yeux de Clinch se fixèrent sur ceux de son commandant et devinrent humides. Son verre n’avait pas touché à ses lèvres depuis que la conversation avait pris cette tournure, et ses traits, ordinairement impassibles, prirent l’expression que leur donne la nature quand elle cède à une forte émotion.

— Ce n’est pas ma faute, capitaine, repondit-il en baissant la voix ; il y a plus de six ans que je l’ai suppliée de ne plus songer à moi, mais elle n’a jamais voulu en entendre parler. Un procureur très-respectable l’a demandée en mariage, je l’ai pressée moi-même d’y consentir, mais c’est la seule fois de ma vie que je l’ai vue me regarder avec humeur, et elle m’a répondu que ce que je lui disais sonnait à son oreille presque comme une impiété, et qu’elle épouserait un marin, ou qu’elle mourrait fille.

— Elle s’est sans doute fait quelques idées romanesques de notre profession, et c’est pourquoi vous avez trouvé si difficile de la convaincre que vous ne lui parliez que pour son bien.

— Jane Weston ! — Non, non, capitaine. Il n’y a pas plus de romanesque dans son caractère que dans les pages blanches qui précèdent le titre d’un livre de prières. Elle est tout cœur ; comment ai-je pu m’y ancrer si solidement, c’est un vrai mystère pour moi. Je ne mérite pas la moitié de l’affection qu’elle m’a vouée, et je désespère de pouvoir jamais l’indemniser de ce qu’elle m’a sacrifié.

Clinch était encore un bel homme, quoique le vent, le soleil, la fatigue et l’habitude de boire eussent laissé des traces sur sa physionomie, qui était naturellement franche, ouverte et prévenante. Ses traits exprimaient alors l’angoisse dont son cœur était plein dans ce moment, où l’idée de sa situation désespérée se présentait à son esprit. Cuff vit ce qu’il souffrait, et il en fut touché ; car il se rappela le temps où ils étaient tous deux midshipmen sur le même bord, et ou l’avenir leur offrait à l’un comme à l’autre les mêmes chances d’avancement, à l’exception de celles que le hasard de la naissance avait jetées dans la balance en faveur de Cuff. Clinch était excellent marin, et brave comme un lion, qualités qui lui avaient obtenu un degré de respect que son malheureux faible n’avait pu lui faire perdre. Quelques personnes le regardaient même comme le meilleur marin qui fût à bord de la Proserpine, et cela aurait été vrai si la science de la marine ne consistait qu’à savoir gouverner un navire et veiller à sa sûreté dans des circonstances difficiles. Toutes ces considérations portèrent le capitaine à prendre plus de part à la détresse de l’aide-master qu’il ne l’aurait peut-être fait sans cela. Au lieu d’avancer la bouteille de son côté, il la poussa d’un autre, sachant combien de fois le désappointement de ses espérances avait porté Clinch à en faire un usage indiscret ; et, oubliant un instant la différence de rang, il serra la main de son ancien camarade, et lui parla avec un ton de confiance et d’amitié auquel l’oreille de Clinch avait cessé d’être habituée depuis puis bien longtemps.

— Mon brave ami, lui dit-il, il y a encore de l’étoffe en vous, et il ne s’agit que de savoir vous en servir comme il faut. Faites un effort sur vous-même ; ralliez toutes vos forces, et d’ici à quelques mois il peut arriver des événements qui vous permettront d’épouser votre pauvre Jane, et qui réjouiront le cœur de votre vieille mère.

Il y a des instants dans la vie de l’homme où quelques mots de bonté et un ou deux actes d’amitié pourraient arracher à leur perte des milliers d’êtres humains. Telle était la crise qui avait lieu en ce moment dans le destin de Clinch. Il avait presque renoncé à toute espérance, quoiqu’il la sentît se ranimer toutes les fois qu’il recevait une lettre d’encouragement de sa fidèle Jane, qui refusait de croire rien qui fût au préjudice de celui qu’elle aimait, et qui s’abstenait religieusement de jamais lui faire aucun reproche. Mais il est nécessaire de connaître toute l’influence du rang à bord d’un bâtiment de guerre pour bien comprendre l’effet que les discours et les manières du capitaine produisirent sur l’aide-master. Des larmes lui tombèrent des yeux, et il serra la main de son commandant presque convulsivement.

— Que puis-je faire, capitaine ? s’écria-t-il. Jamais je ne néglige mon service ; mais quand je ne suis pas occupé, mon fardeau devient si lourd à supporter, que je suis obligé d’appeler la bouteille à mon aide.

— Quand un homme boit des liqueurs fortes par un tel motif, Clinch, il ferait mieux de s’en abstenir tout à fait ; il ne peut se fier à lui-même, et ce qu’il appelle son soutien le prive de ses forces morales et physiques. Prenez une ferme résolution ; refusez même vos rations. Une semaine, un seul jour, peut vous mettre en état de triompher de votre faiblesse, en vous laissant le libre exercice de votre raison. Votre absence pendant vingt-quatre heures vous a rendu service à cet égard, et le peu que vous venez de boire ne peut vous nuire. Nous sommes occupés en ce moment d’un service très-important, et je vais vous charger d’une mission qui peut avoir des suites avantageuses pour vous. Que votre nom soit honorablement mentionné dans une dépêche, et vous êtes sûr d’obtenir une commission. Nelson aime à donner de l’avancement aux anciens marins ; mettez-moi en état de lui demander le vôtre, et je réponds que ce sera un plaisir pour lui de vous l’accorder. La nuit que vous avez passée sous le toit de cette vieille femme peut avoir un heureux résultat, mais songez à ne pas barrer le chemin à la fortune.

— Que Dieu vous protège, capitaine Cuff ! que Dieu vous récompense ! répondit Clinch d’une voix que son émotion rendait tremblante. Je ferai tous mes efforts pour suivre vos sages conseils.

— Songez à votre mère ; — songez à votre pauvre Jane ! Quand une pareille femme fait dépendre d’un homme tout le bonheur de son existence, cet homme serait un misérable s’il ne faisait que des efforts infructueux.

Clinch poussa un gémissement. Le capitaine avait enfoncé la sonde jusqu’au fond de la blessure, mais c’était dans la vue de la guérir. Après avoir essuyé la sueur qui lui couvrait le front, l’aide-master reprit pourtant quelque empire sur lui-même et parut plus calme.

— Si la main d’un ami, capitaine Cuff, dit-il, voulait seulement me montrer le chemin que je dois suivre pour regagner quelque chose du terrain que j’ai perdu, ma reconnaissance pour lui durerait autant que ma vie.

— Eh bien ! je vous en donnerai un moyen. Nelson attache autant d’importance à la capture de ce lougre qu’il en ait jamais mis à la rencontre d’une escadre ennemie. L’officier qui se rendra utile en cette occasion peut être sûr de ne pas être oublié, et je vous en donnerai tous les moyens qui sont en mon pouvoir. Allez mettre votre plus bel uniforme ; qu’on reconnaisse en vous un gentleman ; comme je sais que vous pouvez l’être, et tenez-vous prêt à partir sans délai sur un canot. J’ai à vous charger d’une mission qui sera pour vous le commencement d’une meilleure fortune, si vous êtes fidèle à votre mère, à Jane et à vous-même.

Ce discours donna une nouvelle vie à Clinch. Depuis bien des années il avait été négligé et oublié, si ce n’est dans les moments où l’on avait besoin des services d’un marin consommé. Il avait obtenu d’être transféré à bord d’un bâtiment commandé par un de ses anciens compagnons, et il semblait n’y avoir rien gagné. Cependant un changement venait d’arriver, et un rayon plus brillant qu’il n’en avait jamais vu se montrait à lui dans les ténèbres de l’avenir. Cuff lui-même fut surpris de l’ardeur qu’il remarqua dans ses traits et de la vivacité de ses mouvements, et il se reprocha d’avoir été si longtemps indifférent aux intérêts d’un homme qui avait certainement quelques droits à son amitié. Il n’y avait pourtant rien de bien extraordinaire dans la situation relative de ces deux anciens compagnons. Cuff, protégé par une famille noble et par des amis en crédit, n’avait jamais eu lieu de se livrer au découragement, et il avait suivi sa carrière avec autant de succès que de zèle. Clinch, au contraire, sans autre appui que celui qu’il pouvait trouver en lui-même, n’avait jamais eu l’occasion de se distinguer d’une manière assez brillante pour obtenir de l’avancement sans protection ; il avait été bien des années avant d’arriver au grade subalterne d’aide-master ; et la funeste habitude qu’il avait contractée par dégoût et par dépit, l’avait ensuite empêché de s’élever plus haut. De pareils exemples ne sont pas rares, même dans une marine où l’avancement est aussi régulier que celle de l’Amérique ; et il est rare qu’un homme regagne le terrain perdu, quand il se trouve dans des circonstances aussi critiques.

Au bout d’une demi-heure, Clinch ayant mis son plus bel uniforme monta sur le gaillard d’arrière. Les officiers qui s’y trouvaient furent surpris de ces préparatifs, car il y avait longtemps que l’aide-master n’avait paru sur cette partie du vaisseau. Mais comme la discipline est un article de foi à bord d’un bâtiment de guerre, personne ne se permit aucune question. Clinch eut un entretien de quelques minutes tête à tête avec le capitaine, reçut ses ordres, et descendit, le visage rayonnant, dans le gig du capitaine, qui était, comme de raison, la meilleure embarcation de la frégate, et que Cuff avait déjà fait mettre à la mer. Dès qu’il y fut assis, le gig partit et se dirigea vers la pointe de Campanella, qui était alors à environ trois lieues. Personne ne savait ce qu’il allait faire ; mais chacun pensait qu’il était chargé d’un service qui avait rapport au lougre, et qui exigeait la présence d’un marin expérimenté. Quant à Cuff, l’air d’inquiétude et d’embarras qu’on avait remarqué en lui toute la matinée fit place à une expression calme et tranquille, quand il vit l’embarcation s’éloigner avec une vitesse qui annonçait qu’elle pourrait être à Naples dans quelques heures, si elle devait aller aussi loin.


CHAPITRE XXI.


« Son honneur est enchaîné à sa vie. Celui qui veut lui enlever un de ces biens, doit se hasarder à attaquer l’autre, ou il les perdra lui-même tous deux. »
Fatham.



Il était alors bien certain que le Feu-Follet n’était pas dans la baie de Salerne. À l’aide des mâts élevés des deux frégates et d’excellentes longues-vues, on en avait soigneusement examiné toutes les côtes, et l’on n’avait aperçu aucun signe d’un pareil bâtiment. Lyon lui-même y avait renoncé, avait viré de bord et longeait de nouveau la terre, s’avançant vers Campanella, et complètement désappointé. Comme Cuff attendait l’arrivée du vent d’ouest, il continua à porter au nord dans le dessein d’aller à la hauteur d’Amalfi, et d’interroger tous les pêcheurs qu’il pourrait rencontrer. Le laissant suivre lentement sa route dans cette direction, nous nous occuperons un moment des quatre prisonniers.

On avait eu toutes les attentions convenables pour Ghita et son oncle depuis leur captivité. Le maître-canonnier avait sa femme à bord, et comme c’était une femme très-respectable, Cuff avait en la délicatesse de la placer avec la jeune Italienne dans la grande chambre de l’avant, qu’elles occupaient ensemble, et où elles prenaient leurs repas, et il avait donné à Giuntotardi une chambre qui en était voisine. L’oncle et la nièce n’étant regardés, sous aucun rapport, comme criminels, l’intention du capitaine avait été de les faire mettre à terre dès qu’il avait vu qu’ils ne pouvaient donner aucune information sur la situation du lougre, et il n’en attendait que l’occasion. Ithuel avait repris son service à bord, et il avait passé la moitié de la matinée dans la grande hune. Le canot sur lequel ils étaient arrivés, et qui gênait sur le pont, fut mis à la mer, et pris à la remorque en attendant le moment où il serait rendu à Giuntotardi et à sa nièce, quand ils auraient la permission de partir. Cependant le capitaine en différa le moment jusqu’à ce qu’il eût doublé la pointe de Campanella et qu’il fût rentré dans la baie de Naples, car il pensa qu’il serait cruel de laisser à la dérive deux individus semblables, À une distance éloignée de l’endroit où ils devaient débarquer.

La situation de Raoul Yvard était bien différente. Il était sous la garde d’une sentinelle dans la batterie, en attendant le moment terrible où son exécution devait avoir lieu. Sa sentence était universellement connue à bord de la frégate, et il y inspirait de l’intérêt, quoique les punitions, les morts dans un combat, et les autres incidents de la vie sur mer pendant une pareille guerre, fussent trop fréquents pour produire une forte sensation à bord d’un croiseur aussi actif que la Proserpine. Cet intérêt allait même chez quelques-uns jusqu’à la compassion. Winchester était un homme plein d’humanité, et il faut dire à son honneur que ni sa défaite ni sa blessure ne lui avaient laissé de rancune ; or, en sa qualité de premier lieutenant, il était en son pouvoir de faire bien des choses pour adoucir la situation du condamné. Il l’avait fait placer entre deux sabords ouverts, afin que l’air circulât librement, ce qui n’était pas un avantage à dédaigner dans un climat si chaud, et il avait fait entourer cet espace d’une sorte de cloison en toile, ce qui procurait à Raoul l’agrément d’avoir une espèce de chambre particulière pour se livrer à ses méditations. Il lui avait aussi fait ôter ses fers, quoiqu’on eût eu soin de ne lui laisser aucun instrument dont il pût se servir pour attenter à ses jours. La possibilité qu’il sautât dans la mer par un des sabords avait été un sujet de discussion entre le premier et le second lieutenant ; mais la sentinelle avait ordre de le surveiller avec soin, et Raoul avait l’air si calme et si tranquille qu’il n’était pas probable qu’il voulût prendre un tel parti ; d’ailleurs la marche du bâtiment était si lente, que s’il se jetait à l’eau il serait toujours facile de l’en tirer. Enfin, et pour tout dire, bien des officiers auraient préféré le voir noyé que pendu à la vergue de misaine.

Raoul passa donc la nuit qui suivit sa condamnation et la matinée suivante dans cette prison étroite. Nous lui supposerions plus de stoïcisme qu’il n’en avait véritablement, si nous le représentions comme indifférent à sa situation. Bien loin de là, les moments qu’il passait étaient pleins d’amertume, et son angoisse aurait été portée à l’extrême, s’il n’eût été soutenu par une forte résolution de mourir, comme il le pensait, en Français. Les nombreuses exécutions qui avaient eu lieu par la guillotine avaient mis en quelque sorte le courage à la mode en pareilles circonstances ; et il y avait peu de personnes qui ne subissent la mort avec fermeté. Notre prisonnier était pourtant dans un cas différent. Soutenu par un courage intrépide, il aurait fait face au plus grand tyran de la terre, même dans ses plus furieux accès de rage, et il se serait présenté à la mort avec sang-froid, sinon avec dédain : mais il était jeune, il aimait ; et ce dernier et terrible changement ne pouvait approcher sans amener avec lui un morne désespoir qui n’était adouci par aucune considération consolante, basée sur l’avenir. Il croyait fermement que son arrêt était irrévocable, et cela moins à cause du crime imaginaire d’espionnage dont il avait été accusé, que pour le tort immense et bien connu qu’il avait fait au commerce anglais. Raoul savait haïr, et il haïssait à la mode des anciens temps, mode qui, à ce que nous craignons, et en dépit d’une énorme masse de philanthropie équivoque qui maintenant circule de bouche en bouche et coule de plume en plume, continuera à être celle des temps à venir. Il détestait donc du fond du cœur le peuple auquel il faisait la guerre, et par conséquent il était prêt à croire toutes les calomnies qu’une rivalité politique pouvait inventer ; disposition d’esprit qui le portait à penser que sa vie ne pèserait qu’une plume, mise dans la balance contre ascendant et les intérêts commerciaux de l’Angleterre. Il regardait les habitants de la Grande-Bretagne comme formant une nation boutiquière ; et tandis qu’il suivait lui-même une profession qui est marquée au front du sceau de la rapacité, il considérait sa carrière comme comparativement martiale et honorable ; et à la vérité la manière dont il avait exercé ce métier prouvait que ces deux épithètes pouvaient quelquefois lui être appliquées. En un mot, Raoul ne connaissait pas Cuff plus que Cuff ne le connaissait lui-même, ce qui paraîtra suffisamment clair d’après l’entrevue dont nous allons rendre compte.

Le prisonnier reçut deux ou trois visites amicales dans le cours de la matinée, entre autres celle de Griffin, qui crut de son devoir, attendu la connaissance qu’il avait de plusieurs langues, de chercher à distraire le condamné de ses sombres réflexions. En ces occasions la fermeté du prisonnier empêchait la conversation de prendre une tournure lugubre et même mélancolique. Dans la vue de lui donner toutes ses aises, autant qu’il était possible, Winchester avait fait arranger la cloison en toile dont nous avons parlé, de manière à laisser dans l’intérieur de cette espèce de chambre les deux canons qui étaient l’un à droite, l’autre à gauche, ce qui permettait à l’air et au jour d’y entrer plus aisément par les deux sabords, et ce qui la rendait un peu moins étroite. Raoul fit allusion à cette circonstance lors de la seconde visite que lui rendit Griffin. Il était assis sur un pliant quand celui-ci arriva, et il l’invita à en prendre un autre.

— Vous me trouvez ici soutenu par une pièce de 18 de chaque côté, lui dit-il en souriant. Si la mort devait sortir pour moi des bouches de vos canons, monsieur le lieutenant, elle ne me frapperait que quelques mois, peut-être quelques jours plus tôt qu’elle aurait pu le faire de la même manière dans le cours ordinaire des événements.

— Nous savons être sensibles à ce que doit éprouver un homme brave dans votre situation, monsieur Yvard, répondit Griffin avec émotion, et nous voudrions tous vous voir à bord d’une bonne frégate par le travers de la nôtre, et nous sur celle-ci, combattant à armes égales pour l’honneur de nos pavillons respectifs.

— La fortune de la guerre en a décidé autrement. — Mais vous n’êtes pas assis, monsieur le lieutenant.

— Pardon, monsieur Yvard. Le capitaine Cuff m’a envoyé pour vous prier de lui accorder l’honneur de votre compagnie dans sa chambre pour quelques minutes, aussitôt que cela pourra vous être agréable.

Il y a dans les expressions de politesse de la langue française quelque chose qui n’aurait pas permis à Griffin de manquer de délicatesse envers le prisonnier, en s’acquittant de la mission qu’il venait remplir, quand même il y aurait été disposé, mais rien n’était plus loin de ses intentions. Maintenant que leur brave ennemi était à leur merci, tous les officiers de la Prosperpine étaient portés à le traiter honorablement. Raoul fut touché de ces preuves de générosité, et comme il avait lui-même reconnu le courage de Griffin dans les diverses tentatives qui avaient été faites contre son lougre, il apprit à mieux penser de ses ennemis. Se levant sur-le-champ, il dit qu’il était disposé à se rendre auprès du capitaine à l’instant même.

Cuff l’attendait dans la chambre de l’arrière. Quand Griffin et le prisonnier entrèrent, il les pria poliment tous deux de s’asseoir, invitant le premier à rester non-seulement pour être témoin de ce qui allait se passer, mais pour servir d’interprète en cas de besoin. Après un instant de silence, le capitaine entama la conversation, qui eut lieu en anglais, et Griffin eut à peine quelques mots d’explication à donner.

— Je regrette beaucoup, monsieur Yvard, de voir un homme aussi brave que vous dans la situation où vous vous trouvez, dit Cuff, qui, dans le fait, et à part l’objet particulier qu’il avait en vue, ne disait en cela que la vérité. Nous avons rendu pleine justice à votre courage et à votre jugement, tandis que nous faisions tous nos efforts pour vous avoir en notre pouvoir. Mais les lois de la guerre sont nécessairement sévères, et nous avons un commandant en chef qui n’est pas enclin au relâchement en ce qui concerne le devoir.

Cuff s’exprima ainsi, partie par politique, partie par l’habitude d’une crainte respectueuse de Nelson. Raoul prit ce discours sous le point de vue le plus favorable ; mais le but politique qu’il avait ne fut pas atteint, comme on le verra tout à l’heure.

— Monsieur le capitaine, un Français sait mourir pour la cause de la liberté et de son pays, répondit Raoul d’un ton poli, mais avec force.

— Je n’en doute pas, Monsieur ; cependant je ne vois pas la nécessité que les choses en viennent à cette extrémité. L’Angleterre est aussi libérale dans ses récompenses que puissante pour se venger. Peut-être pourrait-on trouver quelque moyen pour ne pas avoir à sacrifier d’une telle manière la vie d’un homme si brave.

— Je n’affecterai pas de jouer le rôle de héros, monsieur le capitaine ; et si l’on peut découvrir une voie honorable pour me tirer d’affaire faire dans cette crise, ma reconnaissance sera proportionnée au service qui m’aura été rendu.

— C’est parler sensément, et c’est en venir au point. Je ne doute pas que, lorsque nous nous entendrons bien, tout ne s’arrangea l’amiable entre nous. — Griffin, faites-moi le plaisir de vous servir un verre de vin et d’eau : c’est un breuvage rafraîchissant par la chaleur qu’il fait. J’espère que monsieur Yvard voudra bien en faire autant. C’est du vin de Capri, et il n’est certainement pas mauvais, quoique quelques personnes lui préfèrent le lacryma-christi, qu’on récolte, je crois, au pied du Vésuve.

Griffin accepta l’invitation, quoique ses traits fussent loin d’exprimer la satisfaction qui brillait sur la physionomie de Cuff. Raoul remercia, et attendit une explication avec un intérêt qu’il ne chercha point à cacher. Cuff parut désappointé, et hésita quelques instants ; mais, voyant que ses deux compagnons gardaient le silence, il prit enfin la parole.

— Oui, Monsieur, l’Angleterre est puissante pour montrer son ressentiment, mais elle est disposée à pardonner. Vous êtes fort heureux qu’il soit en votre pouvoir, dans une crise si sérieuse, de saisir un moyen d’obtenir le pardon d’une offense qui, en temps de guerre, est toujours punie plus sévèrement que toute autre.

— Quel est ce moyen, Monsieur ? Je ne prétends pas mépriser la vie, surtout quand elle est sur le point de se terminer par une mort ignominieuse.

— Je me réjouis, monsieur Yvard, de vous trouver dans de pareilles dispositions ; je ne m’en acquitterai que plus facilement d’un devoir pénible, et bien des difficultés disparaîtront. — Vous connaissez sans doute le caractère de notre célèbre amiral, lord Nelson ?

— Tout marin connaît son nom, Monsieur, répondit Raoul avec un air de roideur, son antipathie naturelle prenant le dessus, même dans sa situation désespérée ; son nom est écrit en lettres de sang sur les eaux du Nil.

— Oui, ses exploits là et ailleurs ne s’oublieront pas facilement. C’est un homme qui a une volonté de fer. Quand il prend une chose à cœur, il faut qu’il l’accomplisse, à tout prix et à tout risque, surtout lorsque les moyens sont légitimes, et que son but est la gloire. Eh bien, Monsieur, pour vous parler avec franchise, il désire vivement avoir en sa possession votre lougre, le Fiou-Fully.

— Ah ! ah ! s’écria Raoul, souriant avec ironie, Nelson n’est pas le seul amiral anglais qui ait eu ce désir. Le Feu-Follet est si charmant, monsieur le capitaine, qu’il a un grand nombre d’admirateurs.

— Et Nelson en est un des plus ardents, ce qui rend votre affaire plus facile à arranger. Vous n’avez qu’à placer ce lougre entre nos mains, et alors on vous fera grâce de la vie, et vous serez traité comme prisonnier de guerre.

— M. Nelson vous a-t-il autorisé, à me faire cette proposition ? demanda Raoul d’un ton grave.

— Oui, monsieur Yvard. Chargé du soin des intérêts de son pays, il est disposé à oublier votre infraction à la loi des nations, pour priver l’ennemi d’un moyen de nous nuire. Livrez-lui votre lougre, et il ne verra plus en vous qu’un prisonnier que la fortuite de la guerre a fait tomber entre ses mains. — Apprenez-nous seulement le secret de sa position en ce moment, et nous nous chargerons de nous en mettre en possession.

— M. Nelson ne fait sans doute que son devoir, répondit Raoul d’un ton grave. Son devoir est de veiller à la sûreté du commerce anglais, et il a le droit de faire un pareil marché ; mais nous ne pouvons conclure le traité à conditions égales. M. Nelson fait son devoir en agissant ainsi, tandis que je n’ai aucun pouvoir…

— Vous avez le pouvoir de parler, et vous pouvez nous dire quels ordres vous avez laissés à bord de votre lougre ; et où il se trouve en ce moment ; cela nous suffira.

— Non, Monsieur, je n’ai pas même ce pouvoir. Je n’ai pas le pouvoir de faire une chose qui me couvrirait d’infamie. Quand il s’agit de trahison, ma langue est soumise à des lois sévères, et ce n’est pas moi qui les ai faites !

Si Raoul eût prononcé ces mots d’un ton dogmatique et avec des manières théâtrales, ils auraient probablement fait peu d’impression sur Cuff ; mais son air de simplicité tranquille et de fermeté portait la conviction avec lui, et le capitaine anglais fut désappointé. Il aurait peut-être hésité à faire une telle proposition à un officier de la marine française, quelque peu de cas qu’on en fît, à cette époque, en Angleterre, et surtout parmi les officiers de l’escadre de Nelson ; mais il croyait fermement qu’un corsaire adopterait avec empressement un plan qui lui assurait la vie en récompense d’une trahison. D’abord il fut tenté de lancer un sarcasme sur l’incompatibilité qu’il croyait voir entre la profession de corsaire et les principes d’honneur professés par Raoul, mais le calme et l’air de véracité du jeune Français l’en empêchèrent. D’ailleurs, pour rendre justice à Cuff, il faut dire qu’il était trop généreux pour abuser du pouvoir qu’il avait sur son prisonnier.

— Vous ferez bien d’y réfléchir, monsieur Yvard, dit le capitaine après une bonne minute de silence. L’affaire est si grave qu’un peu de réflexion peut vous faire changer d’avis.

— Monsieur Cuff, je vous pardonne, si vous pouvez vous-même vous pardonner, répondit Raoul avec une dignité sévère, et se levant en même temps, comme pour montrer qu’il ne voulait plus accepter les politesses d’un tentateur. Je sais ce que vous pensez de nous autres corsaires ; mais un officier qui sert honorablement son pays doit hésiter longtemps avant d’exposer un homme à la tentation de commettre un acte contraire à son devoir. Le fait qu’il y va de la vie de son prisonnier doit inspirer encore plus de scrupule à un brave marin, pour profiter de ses craintes et ébranler ses principes. Mais, je le répète, je vous pardonne, si vous vous pardonnez à vous-même.

Cuff resta confondu ; tout son sang reflua vers son cœur, et parut ensuite sur le point de sortir par tous les pores de son visage. Il se sentit d’abord comme dévoré par le feu d’un ressentiment farouche ; mais il redevint lui-même presque aussitôt, et envisagea les choses comme il avait coutume de le faire quand il était calme. Cependant il ne pouvait encore parler, et il eut besoin de faire quelques tours dans sa chambre pour recouvrer tout son sang-froid.

— Monsieur Yvard, dit-il enfin, dès qu’il put parler sans montrer de la faiblesse, je vous demande pardon sincèrement, et du fond de mon cœur. Je ne vous connaissais pas, sans quoi une pareille proposition ne vous aurait jamais insulté, et n’aurait pas dégradé en moi un officier anglais. Nelson lui-même est le dernier homme qui aurait voulu blesser les sentiments d’un ennemi honorable ; mais nous ne vous connaissions pas. Tous les corsaires n’ont pas votre manière de penser, et c’est ce qui a causé notre méprise.

— Touchez là, dit Raoul en lui tendant la main avec franchise. Vous et moi, capitaine Cuff, nous devrions nous rencontrer chacun sur une bonne frégate, et combattre pour l’honneur de notre pays respectif. Quelque fût le résultat de ce combat, il serait la base d’une amitié éternelle entre nous. J’ai vécu assez longtemps dans votre Angleterre pour savoir combien peu vous connaissez notre France ; mais n’importe ! des hommes braves peuvent s’entendre dans tout l’univers, et pour le peu de temps qu’il me reste à vivre, nous serons amis.

Cuff saisit la main de Raoul, et une larme glissa entre ses paupières tandis qu’il la serrait.

— C’est une misérable et infernale affaire, Griffin, dit le capitaine, et jamais on ne me verra en entreprendre une semblable, quand le commandement d’une escadre comme celle qui est dans cette baie devrait en être le prix.

— J’ai toujours cru qu’elle ne réussirait pas, capitaine, et s’il faut dire la vérité, je l’espérais. Vous m’excuserez, capitaine Cuff, mais je crois que nous autres Anglais, nous n’avons pas pour les peuples du continent, et surtout pour les Français, autant d’estime qu’ils en méritent. Je prévoyais, dès l’origine, que cette tentative serait inutile.

Cuff répéta ses apologies, et après quelques expressions d’estime et d’amitié de part et d’autre, Raoul retourna dans sa prison en toile, ayant refusé l’offre que lui fit le capitaine de lui donner une chambre près de la sienne. Griffin, après avoir reconduit le prisonnier, vint retrouver le capitaine, et leur conversation roula encore sur le même sujet.

— Au total, Griffin, c’est une affaire très-pénible. Il n’y a nul doute que ce Raoul Yvard ne soit, en termes techniques, un espion, et qu’il n’ait été condamné avec toutes les formes légales ; mais je n’ai pas le moindre doute de la vérité de son histoire. Cette Ghita Caraccioli, comme cette jeune fille s’appelle, est l’image de la vérité, et je l’ai vue avant-hier à bord du Foudroyant, dans la chambre de Nelson, dans des circonstances qui ne me laissent aucun doute sur la simplicité et la véracité de son caractère. Or, ce qu’elle nous a dit est d’accord avec l’histoire que conte le corsaire. Même le vitché et le gros et vieux podestat la confirment ; car ils ont vu Ghita à Porto-Ferrajo, et ils commencent à croire que ce Français n’est entré dans ce port que pour elle.

— Je ne doute nullement, capitaine, que lord Nelson n’accordât un sursis à l’exécution, ou même un pardon pur et simple, si les faits lui étaient présentés sous leur vrai jour, dit Griffin, qui prenait alors un intérêt généreux à la vie de l’homme qu’il avait cherché à faire périr quelques semaines auparavant en voulant incendier son lougre ; mais telle est la nature étrange de l’homme, et tels sont les sentiments contradictoires que font naître dans son cœur les incidents de la guerre.

— C’est là la partie la plus sérieuse de l’affaire, Griffin ; la sentence a été approuvée, et j’ai reçu ordre de la faire exécuter aujourd’hui entre le lever et le coucher du soleil. Or, il est déjà midi, et nous sommes au sud de Campanella, et si loin du vaisseau amiral, qu’il est impossible d’avoir avec lui des communications par signaux.

Griffin tressaillit, les graves difficultés de l’affaire se présentant toutes à son imagination en un moment. D’après les habitudes du service, on ne pouvait retarder l’exécution d’un ordre, et surtout d’un ordre donné dans une circonstance aussi grave. C’était un embarras sérieux, un embarras dont il ne voyait aucun moyen de sortir.

— Juste ciel ! capitaine, que cela est malheureux ! s’écria-t-il. Un exprès dépêché par terre ne pourrait-il arriver assez à temps au vaisseau amiral ?

— J’y ai pensé, et j’ai donné cette mission à Clinch.

— Clinch ! — Pardon, capitaine, mais un tel devoir exige un officier actif, et surtout… sobre.

— Clinch ne manque pas d’activité, et je sais que le malheureux penchant qui le domine ne prendra pas l’ascendant sur lui aujourd’hui. Je lui ai ouvert un chemin pour obtenir une commission, et personne sur mon bord n’est en état d’arriver à Naples sur un canot en moins de temps que lui. Il profitera de la brise de l’après-midi s’il y en a ; et je suis convenu avec lui d’un signal qui pourra nous faire connaître le résultat de sa mission, même à la distance de huit ou dix lieues.

— Lord Nelson ne vous a-t-il laissé aucun pouvoir discrétionnaire ?

— Aucun ; à moins que M. Yvard ne consente positivement à nous livrer son lougre. En ce cas, je suis autorisé à surseoir à l’exécution ; jusqu’à ce que je puisse communiquer de vive voix avec l’amiral.

— Que cela est malheureux ! — Mais est-il impossible, capitaine, de donner à l’affaire une tournure qui vous permette d’user de ce pouvoir discrétionnaire sans l’avoir précisément reçu ?

— Cela est aisé à dire quand on n’est chargé d’aucune responsabilité, monsieur Griffin, répliqua le capitaine d’un ton un peu sec ; mais j’aimerais mieux faire pendre quarante Français que de recevoir une rebuffade de Nelson pour n’avoir pas fait mon devoir.

Cuff disait peut-être plus qu’il ne pensait véritablement ; mais les commandants d’un bâtiment de guerre ne sont pas habitués à peser leurs paroles, quand ils daignent entrer en discussion sur un objet quelconque avec un officier subalterne. Quoi qu’il en soit, cette réponse mit un frein au zèle de Griffin, mais la conversation n’en continua pas moins.

— Eh bien, capitaine, je puis vous assurer que nous désirons tout autant que vous de ne pas avoir une pareille scène à bord de cette frégate. L’autre jour encore nous nous vantions à quelques officiers du Lapwing qui étaient venus nous voir, qu’il n’y avait jamais eu à bord de la Proserpine aucune exécution en vertu d’une sentence d’un conseil de guerre, quoiqu’elle tienne la mer depuis près de quatre ans, et qu’elle ait soutenu le feu dans sept combats réguliers. — Dieu veuille, Griffin, que Clinch trouve l’amiral, et qu’il soit de retour à temps !

— Que penseriez-vous, capitaine, d’envoyer le vice-governatore au prisonnier pour lui tâter le pouls ? Peut-être lui persuaderait-il d’avoir l’air de consentir à faire ce qu’on lui demande, ou quelque chose de ce genre qui justifierait un sursis. On dit que les Corses sont les hommes qui ont l’esprit le plus subtil dans ces mers, et l’île d’Elbe est si voisine de la Corse qu’il est probable qu’il n’y a pas beaucoup de différence entre les habitants.

— Oui, votre vitché est un homme d’un esprit très-subtil : il en a donné de si bonnes preuves dans ses entrevues avec M. Yvard, que, s’il en avait encore une, on doit croire, en effet, que rien ne lui serait plus facile que de le tromper.

— Que sait-on, capitaine ? Les Italiens ont plus de ressources dans l’esprit qu’aucune autre nation ; et le signor Barrofaldi est un homme discret et sensé, quand il agit les yeux ouverts. Le Feu-Follet a trompé beaucoup d’autres personnes que le vice-gouverneur et le podestat.

— Oui, il ne faut jamais se fier à ces maudits Jack à la lanterne. Je serais à peine surpris devoir le Fiou-Folly sortir d’un recoin de la côte, avec ses voiles en ciseaux, et prendre le large à l’aide d’une brise à filer six nœuds, tandis que nous resterions immobiles comme une cathédrale, sans un souffle d’air capable d’empêcher la fumée de notre cuisine de s’élever en ligne perpendiculaire.

— Il n’est pas entre nous et la terre, capitaine, nous pouvons en être bien sûrs. Je suis monté sur la vergue du grand perroquet avec nos meilleures longues-vues ; j’ai bien examiné toute la côte depuis les ruines ici à l’est jusqu’à la ville de Salerne là-bas, et je n’ai rien vu qui pût ressembler même à un speronare.

— On pourrait croire aussi, après tout, que ce M. Yvard céderait pour sauver son cou de la corde.

— J’espère qu’aucun de nous ne le ferait, capitaine.

— Je crois que vous avez raison, Griffin, et l’on est forcé de respecter ce corsaire, en dépit de son métier. — Mais ne pourrions-nous tirer quelque chose de ce Bolt ? Que sait-on ? Il doit savoir ce que fait le lougre presque aussi bien que son commandant.

— L’idée est bonne, capitaine, et il n’y a pas une minute que je songeais à vous proposer quelque chose du même genre. D’ailleurs ce Bolt est un drôle qu’on n’a pas besoin de ménager. — L’enverrai-je chercher ?

Cuff hésita, car les épreuves auxquelles on avait soumis l’égoïsme d’Ithuel n’avaient pas réussi. Cependant, sauver la vie de Raoul et capturer le lougre étaient alors deux objets qui lui inspiraient un intérêt presque égal, et il ne voulait négliger aucun moyen possible d’arriver à son but d’un côté ou de l’autre. Un signe d’assentiment était tout ce dont Griffin avait besoin, et, quelques minutes après, Ithuel était de nouveau en présence du capitaine.

— Maître Bolt, dit le capitaine, le vent souffle en ce moment d’un côté qui peut vous être favorable, et j’ai le désir de vous aider à en profiter Vous savez où vous avez laissé le lougre, je suppose ?

— Je ne sais si je m’en souviens, capitaine, répondit Ithuel en roulant les yeux de tous les côtés, et curieux de savoir où Cuff voulait en venir. Je ne sais si je ne pourrais pas m’en souvenir au besoin ; quoique, pour dire la vérité, ma mémoire ne soit pas des meilleures.

— Eh bien, où l’avez-vous laissé ? — Il est bon que vous sachiez que la vie de votre ancien ami M. Yvard peut dépendre de votre réponse.

— Je voudrais bien savoir… ! — Sur ma foi, cette Europe est une curieuse partie du monde, comme doivent en convenir tous ceux qui viennent d’Amérique. — Et qu’a donc fait le capitaine Raoul pour être dans un tel danger ?

— Vous devez savoir qu’il a été condamné à mort comme espion, et j’ai reçu ordre de faire exécuter la sentence aujourd’hui, à moins que je ne sois en possession de son lougre. En ce cas, nous pourrions avoir pour lui quelque indulgence ; car nous faisons la guerre aux nations, et non aux individus.

Cuff aurait probablement été embarrassé pour expliquer comment ce qu’il venait de dire s’appliquait à l’affaire dont il s’agissait ; mais présumant qu’il parlait à un homme qui n’était ni philosophe ni logicien, il marchait vers son but, sans s’inquiéter du chemin qu’il prenait pour y arriver. Mais il ne connaissait pas Ithuel, qui n’avait d’affection ni pour Raoul, ni pour le lougre, ni pour quoi que ce fût au monde, lui seul excepté ; tandis que sa haine pour l’Angleterre était incorporée à tout son système moral, si l’on peut dire qu’un tel homme avait un système moral. Il ne voyait rien à gagner pour lui à servir Raoul, quoiqu’il l’eût peut-être fait s’il n’avait eu pour cela aucun risque à courir ; mais il avait une si forte aversion pour les Anglais, qu’il se serait volontiers exposé à perdre la vie pour les empêcher de s’emparer du Feu-Follet. Son plus grand soin en ce moment fut donc d’arriver à ce but en courant lui-même le moins de danger possible.

— Et si vous pouvez avoir le lougre, capitaine, vous rendrez la liberté au capitaine Roule ? demanda-t-il avec un air d’intérêt.

— Oui — cela pourra être — quoique cela dépende de l’amiral. — Pouvez-vous me dire où vous l’avez laissé, et où il est probablement en ce moment ?

— Le capitaine Roule a déjà répondu à la première question ; il y a répondu devant le conseil de guerre. Mais quant à vous dire où le lougre est à présent, je défie qui que ce soit de le faire. Il m’est arrivé quelquefois, voyez-vous, capitaine, de me coucher le soir quand on piquait huit coups, et de le laissera dix ou quinze lieues, sous le vent d’une île, et en m’éveillant, quand on piquait huit coups le matin, de le trouver — juste à la même distance au vent de cette île. — Jamais je n’ai mis le pied sur un bâtiment calculant si mal.

— En vérité ! dit Cuff avec ironie. Je ne suis pas surpris que son commandant soit dans l’embarras.

— Dans l’embarras, capitaine ? le Feu-Follet n’est qu’un embarras perpétuel. — J’ai essayé de calculer sa route.

— Vous ?

— Oui, moi, Ithuel Bolt, — car c’est mon nom en pays étranger aussi bien qu’en Amérique, — et j’ai essayé avec tous les moyens de thermomètres, de lignes de sonde, de logarithmes, et de tout ce qui est nécessaire pour cela, comme vous le savez, capitaine Cuff ; eh bien ! je n’ai jamais pu dire, qu’à une centaine de milles près, l’endroit où il était quand j’avais fini mon calcul.

— Je n’en suis nullement surpris, Bolt ; mais ce que je désire en ce moment, c’est de savoir précisément dans quelle position vous croyez que le lougre doit être à présent. Et ne vous inquiétez ni de thermomètres ni de logarithmes, car j’ai dans l’idée que vous ferez mieux vos calculs sans cela.

— Qui sait si cela n’est pas vrai, capitaine ? Je vous dirai donc que mon idée sur le Feu-Follet est qu’il est maintenant quelque part à la hauteur de l’île de Capri, sous une petite voilure, attendant que le capitaine Roule et moi nous soyons de retour, et prenant bien garde de ne pas laisser approcher de lui quelque croiseur anglais.

Or, non-seulement telle était précisément la position du lougre en ce moment, mais Ithuel croyait véritablement que c’était celle qu’il devait occuper alors. Rien n’était pourtant plus loin de son intention que de trahir ses anciens compagnons. Il était assez fin pour avoir découvert que Cuff n’était pas disposé à le croire, et il lui avait dit la vérité afin de la faire passer pour un mensonge, et mettre ainsi le Feu-Follet à l’abri de tout danger. Sa ruse réussit. Toutes ses manières annonçaient tant de fourberie et de fausseté, que Cuff et Griffin ne crurent pas un mot de ce qu’il venait de leur dire ; et après lui avoir fait quelques autres questions, auxquelles il ne répondit pas d’une manière plus satisfaisante, ils le congédièrent assez brusquement en lui conseillant, pour son propre intérêt, de ne négliger aucun des devoirs qu’il avait à remplir.

— Nous n’en sommes pas plus avancés, Griffin, s’écria le capitaine désappointé et piqué. Si Clinch éprouvait quelque retard, s’il arrivait que l’amiral eût accompagné le roi à la chasse, que pourrions-nous faire ? Plût au ciel que nous n’eussions pas quitté notre mouillage à Capri ! De là, nos communications avec le vaisseau amiral auraient été faciles. Si nous ne recevons pas de bonnes nouvelles d’ici à quelques heures, je ne me le pardonnerai jamais.

— Quand on a fait tout ce qu’on a pu, capitaine, on doit avoir l’esprit en repos. On ne peut prévoir tous les événements. Ne pourrait-on ?… C’est une ressource à laquelle on n’aimerait pas à avoir recours ; mais nécessité n’a pas de lois, et…

— Expliquez-vous, Griffin ; rien n’est pire que de rester en suspens.

— Eh bien ! capitaine, je pensais que cette jeune Italienne pouvait savoir quelque chose du lougre ; et comme il est clair qu’elle aime Raoul Yvard, son cœur pourrait nous donner prise sur sa langue.

Cuff resta une demi-minute les yeux fixés sur son lieutenant, et lui répondit ensuite en secouant la tête : — Non, non, Griffin, je ne pourrai jamais y consentir. On peut se dispenser d’écouter tout scrupule de délicatesse avec ce fourbe et ce menteur d’Américain, s’il est vrai qu’il le soit ; mais sonder de la même manière les affections secrètes d’une pauvre et innocente jeune fille, ce serait aller trop loin. Le cœur d’une jeune fille doit être regardé comme sacré dans toutes les circonstances.

Griffin rougit et se mordit les lèvres, car personne n’aime à être surpassé en générosité, ni même à en avoir l’air ; et il fut piqué d’avoir fait une proposition que son commandant trouvait contraire aux convenances.

— Quoi qu’il en soit, capitaine, elle pourrait croire qu’elle fait un très-bon marché, dit-il en appuyant sur ces mots, en vendant le lougre au prix de la vie de son amant. L’affaire serait toute différente si nous lui demandions de nous livrer celui qu’elle aime, et non un bâtiment corsaire.

— Peu importe, Griffin : nous ne chercherons pas à soulever le voile qui couvre les sentiments secrets d’une jeune fille que le hasard a fait tomber entre nos mains ; dès que nous serons assez près de la terre, j’ai résolu de permettre au vieil Italien de reprendre son canot et d’emmener sa nièce avec lui. Ce sera nous débarrasser d’eux, du moins, d’une manière honorable. Quant au Français, Dieu sait ce qu’il deviendra.

Ainsi se termina l’entretien. Griffin remonta sur le pont, où son devoir l’appelait, et Cliff se mit à relire, pour la huitième ou neuvième fois, les instructions qu’il avait reçues de l’amiral.


CHAPITRE XXII.


« Je ne redoute rien. J’éprouve la malédiction de ne rien craindre, de ne pas sentir mon cœur battre de désir ou d’espoir, et de ne pas y trouver un amour secret pour quelque chose sur la terre. »
Manfred.



Le jour commençait déjà à avancer ; les inquiétudes de Cuff devenaient plus sérieuses, et ce n’était pas sans sujet. Les trois bâtiments étaient encore dans la baie de Salerne, mais rassemblés vers la côte septentrionale. La Proserpine était celui qui était le plus avancé dans la baie, la Terpsichore et le Ringdove ayant gouverné vers Campanella dès qu’ils avaient été convaincus qu’il ne se trouvait rien entre eux et la côte. Les hauteurs qui la bordent, depuis le voisinage immédiat de la ville de Salerne jusqu’au promontoire qui se termine près de Capri, sont célèbres depuis longtemps, non-seulement pour leur beauté et leur air de grandeur, mais pour les restes qu’on y trouve du moyen-âge. Comme la Proserpine n’avait jamais été dans cette baie, ou du moins n’y était jamais entrée si avant, les officiers trouvaient un soulagement momentané à l’intérêt pénible qu’ils prenaient au prisonnier, dans la vue d’un paysage aussi remarquable. La frégate se trouvait par le travers d’Amalfi, et à moins d’un mille du rivage. Son motif pour en approcher ainsi avait été de questionner quelques pêcheurs, et les renseignements qu’on en avait reçus établissaient le fait qu’aucun bâtiment ressemblant au lougre ne s’était montré dans cette partie de la baie. Cette frégate présentait alors le cap au sud-ouest, attendant le zéphyr, dont on pouvait espérer l’arrivée prochaine. Vue du haut des rochers qui s’avançaient sur la mer, elle aurait été prise pour un léger bâtiment marchand, sans la symétrie et l’aspect belliqueux de tout son gréement ; car la nature a tout créé le long de cette côte sur une échelle si colossale, que les objets qui sont l’ouvrage de la main des hommes perdent la moitié de leur grandeur. D’une autre part, les maisons de campagne, les églises, les ermitages, les couvents et les villages qu’offrent les flancs des montagnes sont une source d’illusions pour les yeux, et présentent partout des vues qui laissent le spectateur dans le doute de ce qu’il doit admirer davantage, de leur grandeur agreste ou de leur beauté pittoresque. Le peu d’air qu’il faisait venait encore du sud, et tandis que le vaisseau avançait lentement le long de cette scène singulièrement attrayante, chaque ravin offrait une ville, chaque rebord de rocher une chaumière, et chaque terrasse naturelle une villa et un jardin.

Les marins sont de tous les hommes les plus portés à se laisser blaser sur les sensations que produisent des spectacles nouveaux et de beaux paysages. On dirait que se montrer au-dessus des émotions qu’éprouverait un novice, fait partie de leur vocation ; car, en général, ils regardent tout ce qui sort de l’ordre ordinaire des choses, avec le sang-froid de ceux qui pensent que montrer de la surprise c’est avouer son infériorité. Il est très-rare qu’il leur arrive un événement ou qu’ils voient quelque chose dont une de leurs anciennes croisières, ou un de leurs voyages précédents, s’ils sont dans la marine marchande, ne leur ait offert le pendant ; et, en général, l’événement le plus ancien, ou l’objet le plus éloigné, est celui qu’il préfèrent. On doit voir sur-le-champ que celui qui possède le fonds le plus considérable de ce genre de connaissances à une grande supériorité sur celui qui n’a encore rien vu, et qu’il n’a pas besoin de laisser apercevoir une sensation aussi humiliante que celle de l’admiration. Dans l’occasion dont il s’agit, bien peu de marins pourtant purent résister aux attraits de la nouveauté qu’offrait leur situation présente, et la plupart avouèrent qu’ils n’avaient jamais été sous des rochers qui offrissent des beautés si douces et si imposantes, si magnifiques et si pittoresques. Quelques-uns néanmoins conservèrent leur fermeté et soutinrent leur caractère avec une obstination prononcée.

Strand, le maître d’équipage, était un de ceux qui, en toute occasion semblable, restaient impassibles et inébranlables. Il était toujours le dernier à renoncer à un préjugé, et cela pour trois raisons différentes. — D’abord, il était de Londres, et il se regardait comme né au centre de toutes les connaissances humaines, — ensuite, il était marin, et par conséquent il avait vu le monde ; — enfin, il était maître d’équipage, et ce grade lui semblait exiger un air de dignité. Tandis que la Proserpine avançait lentement, en longeant la terre, ce personnage prit position sur le plat-bord au-dessus du beaupré. De là il pouvait voir toutes les beautés de la côte ; et entendre la conversation qui avait lieu sur le gaillard d’avant, et le tout sans manquer aux convenances. Là il était monarque aussi bien que Cuff sur le gaillard d’arrière, quoique l’apparition d’un lieutenant ou du master éclipsât un peu de temps en temps le lustre de sa couronne. Cependant Strand ne le cédait entièrement qu’à deux de ses officiers, le capitaine et le premier lieutenant, encore ne le faisait-il pas toujours dans ce qu’il ne regardait que comme affaire d’opinion. Pour ce qui concernait le service, il avait trop d’expérience pour jamais hésiter à obéir ; mais, en matière d’opinion, il aurait soutenu la sienne, même en présence de Nelson.

Le second maître du gaillard d’avant était un vieux marin nommé Catfall[25]. Pendant que Strand[26] occupait la position que nous venons de décrire, sur le plat-bord, cet autre personnage était à converser avec trois ou quatre matelots de l’avant, placés au pied du beaupré, les règles du bord ne permettant pas aux hommes de l’équipage de montrer leur tête au-dessus des bastingages. Chacun d’eux avait les bras croisés, une chique de tabac dans la bouche, et les cheveux noués en queue, et chacun relevait de temps en temps ses pantalons de manière à prouver qu’il n’avait pas besoin de bretelles pour les maintenir à leur place. On peut ajouter en passant que le point de séparation entre la jaquette et les pantalons était marqué par une ligne blanche circulaire, formée par la chemise, ce qui faisait ressortir la couleur bleue des deux autres parties du vêtement, et paraissait comme une sorte de parement de marine. Comme cela était dû à son rang et à son expérience, Catfall était le principal orateur parmi les matelots rassemblés près du beaupré.

— Cette côte est mounteigneuse, comme on peut en convenir, dit le second maître du gaillard d’avant ; mais ce que je dis, c’est qu’elle ne l’est pas autant que quelques autres côtes que j’ai vues. Quand je fis le tour du monde avec le capitaine Cook, nous découvrîmes des îles qui étaient couvertes de rochers si élevés que les brins-de-borions qu’on voit ici ne pourraient passer que pour des rochers de fortune[27].

— Vous avez raison en cela, Catfall, répliqua Strand d’un ton de protection, comme le savent fort bien tous ceux qui ont doublé le cap de Horn. Je n’ai pas fait voile avec le capitaine Cook, vu que j’étais alors maître d’équipage du Hussard, et qu’il ne pouvait faire partie de l’escadre de Cook, puisque c’était un bâtiment de guerre ayant un capitaine de la marine royale, et qu’il était commandé pour un service important ; mais j’ai parcouru les mêmes mers quand j’étais plus jeune, et je puis attester la vérité de ce que dit Catfall. Du diable si les taupinières qu’on voit ici seraient même appelées des rochers de fortune dans cette partie du monde. On m’assure qu’il y a dans les environs de Londres des lords qui font bâtir des montagnes dans leurs parcs, pour le plaisir de les regarder. Ce doit être quelque chose d’à peu près semblable aux monticules qu’on voit ici. Je n’ai jamais été au delà de Wapping quand j’étais à Londres ; je ne peux donc dire que j’aie vu aucune de ces montagnes artificielles, comme on les nomme ; mais il y a un certain Joseph Shirk, qui demeure dans Sainte-Catherine’s-lane, et qui fait régulièrement des croisières dans ces environs, et il m’en a rendu compte suffisamment.

— J’ose dire que tout cela est très-vrai, monsieur Strand, dit Catfall, et j’ai connu des matelots qui avaient fait de longs voyages, et qui avaient vu des choses bien plus étranges que celles que nous avons sous les yeux. Non, Monsieur, ces mounteignes-ci ne me paraissent pas grand-chose, et quant aux maisons et aux villages qu’on voit ici, on pourrait dire qu’on en trouve tout autant sur certaines îles désertes. Quand je faisais voile avec Cook….

Une relation très-merveilleuse des découvertes du capitaine Cook fut interrompue par l’arrivée de Cuff sur le gaillard d’avant. Il était rare qu’il parût sur cette partie du bâtiment ; mais partout où il allait, il était considéré comme un être privilégié. Dès qu’on l’aperçut, tous les vieux se levèrent par respect, et Strand lui-même quitta la place qu’il avait choisie pour la céder à son capitaine. Cuff y monta d’un pas aussi ferme que léger, car il n’avait encore que trente-six ans, et porta la main à son chapeau pour répondre au salut du maître d’équipage.

Un maître d’équipage, à bord d’un bâtiment de guerre anglais, est un personnage plus important que sur un bâtiment américain. Ni le premier lieutenant, ni même le capitaine ne dédaignent de converser avec lui par occasion, et on le voit quelquefois se promener sur le côté à tribord du gaillard d’arrière, s’entretenant avec l’un ou l’autre de ces grands dignitaires. Nous avons déjà dit que Cuff et Strand avaient servi autrefois ensemble, car le dernier était déjà maître d’équipage sur le bâtiment à bord duquel Cuff avait fait son apprentissage comme midshipman. Ni l’un ni l’autre n’avaient oublié cette circonstance, et Cuff rencontrait rarement cet officier de grade subalterne, dans les moments où il n’avait rien à faire, sans avoir quelques mots à lui adresser.

— Cette côte est assez remarquable, Strand, dit-il dès qu’il eut pris place sur le plat-bord ; on pourrait chercher en Angleterre, toute une semaine, quelque chose de semblable sans le trouver.

— Pardon, capitaine, mais je ne pense pas de même. Je disais tout à l’heure à quelques matelots de l’avant qu’il y avait dans les environs de Londres des lords qui avaient fait construire dans leurs parcs des montagnes plus belles que celles-ci, uniquement pour le plaisir de les regarder ?

— Diable ! vous leur avez dit cela ! Et qu’ont répondu ces matelots de l’avant ?

— Que pouvaient-ils répondre ? Cela prouvait la supériorité d’un Anglais sur un Italien, et cela finit l’affaire. — Vous souvenez-vous des Indes, capitaine ?

— Des Indes ! Sur ma foi, presque toute la côte entre Bombay et Calcutta est aussi plate qu’une crêpe.

— Je ne parle pas de ces Indes-là, capitaine ; j’entends les autres. Je parle des îles et des montagnes près desquelles nous passâmes quand nous étions à bord du Rattler. Votre Honneur n’était encore que midshipman alors, mais vous montiez assez souvent dans le gréement pour ne rien perdre de ce qu’il y avait à voir. — Et il en était de même tout le long de l’Amérique.

Tout en parlant ainsi, Strand jetait avec complaisance un regard sur les vieux matelots qui se tenaient un peu à l’écart par respect, comme pour leur dire : voyez quel vieil ami de votre capitaine vous avez le bonheur d’avoir en la personne de votre maître d’équipage !

— Oh ! vous parlez des Indes occidentales ? C’est approcher davantage de la vérité. Cependant elles n’offrent rien qu’on puisse comparer à ceci. Voyez ces belles montagnes couvertes d’habitations qui descendent jusque sur le bord de la mer.

— Quant à ces habitations, capitaine, que sont-elles, comparées à une rue de Londres ? Entrez dans Cheapside, par exemple, et, tout en marchant, comptez les maisons à tribord, et je réponds sur ma vie qu’en moins d’une demi-heure vous aurez compté plus de maisons qu’il n’y en a sur toutes ces montagnes jointes ensemble. Et faites attention qu’en comptant à tribord, ce n’est que la moitié, car chaque Jack à tribord à sa Jenny à bâbord. Après ce que j’ai vu dans toutes mes croisières, capitaine, je regarde Londres comme la plus belle vue qui soit dans la nature.

— Je n’en sais rien, Strand ; mais en fait de côtes on peut se contenter de celle ci. — Cette ville que vous voyez la-bas se nomme Amalfi. On dit que c’était autrefois une place très-commerçante.

— Une place commerçante, capitaine ! — Sur ma foi, ce n’est qu’un petit village, ou tout au plus un bourg, bâti dans un creux. On n’y voit ni port, ni bassin, ni même un chantier pour y radouber un bâtiment au besoin. Le commerce d’une pareille ville devait se faire à dos d’âne et de mulet, comme celui dont il est parlé dans la Bible.

— N’importe comment il s’y faisait, il est certain que le commerce y était considérable autrefois. — Il ne paraît y avoir sur cette côte aucun endroit où puisse se cacher un lougre comme le Fiou-Folly, Strand.

Le maître d’équipage sourit d’un air malin, et l’expression de sa physionomie annonçait un homme qui ne voulait pas confier aux autres tous ses secrets.

Le Fiou-Folly est un bâtiment qu’il n’est pas probable que nous revoyions jamais, capitaine, dit-il pourtant, comme s’il eût pensé que le respect exigeait qu’il répondît à son commandant.

— Pourquoi cela ? la Proserpine est habituée à trouver ce qu’elle cherche.

— Cela peut être vrai en général, capitaine ; mais je n’ai jamais vu trouver un bâtiment après qu’on l’a déjà cherché trois fois. Tout semble marcher par trois dans ce monde ; et je regarde toujours une troisième chasse comme décidant la question. — Faites attention, capitaine : — il y a trois classes d’amiraux, — trois couleurs pour les pavillons, — trois mâts sur un bâtiment, — trois ponts sur les vaisseaux du plus haut bord. D’une autre part, il y a trois planètes…

— Trois planètes ! Je voudrais bien savoir comment vous les nommez ?

— Le soleil, la lune et les étoiles, capitaine. Cela fait tout juste trois, suivant mon compte.

— Et que faites-vous de Jupiter, Mars, Mercure, etc., sans oublier la terre ?

— Ils sont compris dans le reste des étoiles, capitaine, ce ne sont pas des planètes. — Regardez autour de vous, et vous verrez que tout y va par trois. Nous avons trois huniers, trois focs, trois perroquets…

— Et deux voiles basses, dit le capitaine, pour qui cette théorie du nombre trois était toute nouvelle.

— Cela est vrai, quant au nom, capitaine ; mais Votre Honneur se rappellera que la brigantine n’est pas autre chose qu’une basse voile de goëlette, gréée au mât d’artimon, au lieu de l’être comme autrefois sur une basse vergue nommée ourse.

— Mais ou ne trouve à bord d’aucun bâtiment ni trois capitaines, ni trois maîtres d’équipage, maître Strand.

— Non, certainement, capitaine, parce que, s’il y en avait trois, on ne saurait auquel obéir, et la manœuvre irait mal. Mais cependant, capitaine, la doctrine des trois se retrouve dans les plus petites choses.

— Il y a à bord d’une frégate trois lieutenants, trois maîtres : un maître d’équipage, un maître canonnier et un maître charpentier…

— Et aussi un maître voilier et un maître armurier, ajouta Cuff en riant.

— On peut faire paraître douteuses les choses les plus sûres, à force de raisonnements, capitaine ; mais mon expérience m’a appris que lorsqu’une troisième chasse n’a pas réussi, c’est peine perdue d’en essayer une quatrième.

— Je crois que Nelson professe un autre doctrine, Strand. Je l’ai entendu dire plus d’une fois qu’il faut poursuivre un bâtiment français tout autour du monde, plutôt que de le laisser échapper.

— Sans contredit, capitaine. Poursuivez-le autour de trois mondes si vous pouvez le garder en vue ; mais ne le poursuivez pas autour d’un quatrième ; voilà tout ce que je veux dire. Les femmes même, après la mort de leur mari, prennent, dit-on, sur ses biens ce qu’on appelle leur tiers.

— Eh bien, Strand, je suppose qu’il doit y avoir quelque vérité dans votre doctrine, sans quoi vous ne la soutiendriez pas si vivement. Quant à cette côte, il ne faut pas en parler non plus, car je ne m’attends pas à en voir jamais une seconde semblable, — encore moins une troisième.

— Il est de mon devoir de vous céder en tout, capitaine, mais je vous demande la permission de conserver mon opinion qu’une troisième chasse doit toujours être la dernière. — Mais quel triste spectacle pour un cœur sensible, capitaine, que cet homme placé entre deux canons à tribord dans la batterie !

— Vous voulez parler du prisonnier ? Je voudrais de tout mon cœur qu’il fût partout ailleurs. Je désirerais, je crois, le voir à bord de son lougre, afin d’essayer la chance d’une quatrième chasse, quoique vous en auguriez si mal.

— Quand une exécution a lieu à bord d’un bâtiment, capitaine, cela lui porte souvent malheur. Avec la permission de Votre Honneur, je vous dirai qu’il devrait y avoir dans chaque escadre une prison flottante, où tous les conseils de guerre se tiendraient, et où toutes les exécutions auraient lieu.

— Ce serait voler aux maîtres d’équipage une bonne partie de leur service, si les punitions ne s’infligeaient pas à bord de chaque bâtiment, dit Cuff en souriant.

— Quant aux punitions, j’en conviens, Votre Honneur ; mais pendre n’est pas une punition, c’est une exécution. À Dieu ne plaise qu’à mon âge on m’envoie sur un bâtiment où il n’y aurait pas de punitions à bord ; mais je commence réellement à être trop vieux pour voir une exécution avec une sorte déplaisir. Un devoir qui ne se fait pas avec plaisir est un pauvre devoir, capitaine.

— Il y a beaucoup de devoirs désagréables, et quelques-uns qui sont pénibles, Strand. Celui de coopérer à l’exécution d’un homme, quelque crime qu’il ait commis, est un de ceux qui le sont le plus.

— Ce n’est pas que j’aie tant de répugnance à voir pendre un homme qui s’est rendu coupable de mutinerie, capitaine, car c’est un être que le monde doit rejeter de son sein. Mais pendre un ennemi, un espion, c’est chose toute différente ; il est de notre devoir d’espionner, autant que nous le pouvons, pour l’avantage de notre roi et de notre pays ; et l’on ne devrait jamais traiter avec trop de dureté ceux qui font leur devoir. Un drôle qui n’obéit pas à l’ordre qu’il a reçu, et qui met sa propre volonté au-dessus du bon plaisir de son officier supérieur, ne m’inspire aucune compassion ; mais je ne comprends prends pas pourquoi les membres des conseils de guerre traitent si durement ceux qui poussent une reconnaissance un peu plus loin que de coutume.

— Vous ne le comprenez point, parce que les bâtiments sont moins exposés que les armées à l’espionnage. Un soldat déteste un espion autant que vous détestez un mutin. La raison en est qu’à l’aide d’un espion, il peut être surpris par l’ennemi, et massacré en dormant. Rien n’est aussi désagréable pour un soldat qu’une surprise, et je suis porté à croire que la loi contre les espions, quoique ce soit une loi générale de guerre, a pris naissance parmi les soldats, plutôt que parmi nous autres marins.

— Oui, capitaine, vous avez raison ; un soldat a le cœur dur, pour ne rien dire de plus, et ce que vous venez de dire le prouve. Mais à présent, Votre Honneur, supposez qu’une frégate française, à peu près de la force de la nôtre, se mette en tête de surprendre la Proserpine par une nuit obscure, qu’en résulterait-il, après tout ? Voilà nos canons, et il ne s’agit que d’appeler tout le monde à son poste de combat, comme s’il n’existait pas un seul espion dans tout l’univers ; et si les Français voulaient essayer l’abordage, je crois qu’il y aurait autant de surprise de leur côté que du nôtre. Non, non, capitaine, les espions ne sont rien pour nous ; quoique, pour leur apprendre à vivre, on fît peut-être bien de donner la grande cale à l’un d’eux de temps en temps.

Cuff, pendant ce discours, était devenu pensif et silencieux ; et quand cela arrivait, Strand lui-même ne se permettait pas de lui parler. Le capitaine quitta le gaillard d’avant pour retourner sur l’arrière, les mains derrière le dos et la tête baissée. Tous ceux qu’il rencontrait, s’empressaient de lui faire place, et il parcourut ainsi toute la longueur de son vaisseau, comme un homme déclaré tabou dans les îles de la mer Pacifique du Sud. Winchester lui-même respecta l’air d’abstraction de son commandant, quoiqu’il eût une demande à lui faire.

Andréa Barrofaldi et Vito Viti étaient encore à bord de la frégate, et ils s’habituaient de plus en plus à leur nouvelle situation. Ils n’échappaient pas tout à fait aux quolibets d’usage sur un bâtiment de guerre ; mais à tout prendre ils étaient bien traités, et n’avaient pas à se plaindre de leur situation, surtout quand l’espoir de capturer le Feu-Follet commença à renaître. Ils avaient nécessairement appris la condamnation prononcée contre Raoul, et étant au fond doués tous deux d’humanité et de compassion, ils désiraient le voir pour l’assurer qu’ils ne conservaient aucune rancune de la manière dont il les avait trompés. Ils s’étaient adressés à ce sujet à Winchester ; mais le premier lieutenant, avant de leur en accorder la permission, avait jugé à propos de consulter le capitaine. Enfin il en trouva l’occasion, Cuff étant sorti tout à coup de sa rêverie pour donner quelque ordre relativement à la voilure que portait son bâtiment.

— Nos deux Italiens, capitaine, dit Winchester, désirent voir le prisonnier ; mais je n’ai pas cru devoir permettre qu’il eût aucune communication avec personne sans savoir quel est votre bon plaisir, à cet égard.

— Le pauvre diable ! son temps devient bien court, à moins que nous n’ayons des nouvelles de Clinch, et il ne peut y avoir de risque à le traiter avec toute l’indulgence possible. J’ai beaucoup réfléchi sur cette affaire, Winchester, mais je ne puis trouver aucun moyen pour me dispenser d’ordonner l’exécution, à moins d’un contre-ordre de Nelson.

— Non, certainement, capitaine. — Mais M. Clinch est un marin plein d’expérience et d’activité, et malgré ce qu’on a à lui reprocher, il ne néglige jamais son devoir. Nous pouvons donc encore espérer que sa mission aura réussi. — Et les deux Italiens, capitaine ? Leur accorderai-je la permission qu’ils demandent ?

— Oui, ainsi qu’à tous ceux que ce pauvre Yvard peut désirer de voir.

— Y comprenez-vous le vieux Giuntotardi et sa nièce, et même notre déserteur Bolt ? Car il demande aussi à faire ses adieux à son ancien commandant.

— Il ne peut y avoir aucun doute pour les deux premiers, Winchester : quant à Bolt, nous aurions certainement le droit de le refuser ; mais si M. Yvard désire le voir, vous pouvez le lui permettre.

Ayant reçu cette autorisation, Winchester n’hésita plus à accorder les permissions demandées ; et il envoya ordre à la sentinelle de laisser entrer dans la chambre du prisonnier tous ceux que celui-ci consentirait à recevoir. Un bâtiment n’est pas comme une prison à terre ; il est presque impossible à un prisonnier de s’en échapper, surtout quand le bâtiment est en mer. Ceux qui avaient sollicité la permission de voir le condamné furent donc avertis qu’elle leur était accordée, sauf le consentement du prisonnier.

Une sorte de mélancolie sombre et générale régnait alors à bord de la Proserpine. Personne n’ignorait l’état véritable des choses, et bien peu croyaient possible que Clinch eût le temps d’arriver au Foudroyant, de recevoir les ordres de l’amiral, et d’être de retour avant le moment fixé pour l’exécution. Il n’y avait plus que trois heures jusqu’au coucher du soleil, et le temps, au lieu de marcher lentement, semblait avoir pris des ailes. Telle est la constitution de l’esprit humain, que l’incertitude ajoute à l’intensité de ses sensations. L’incertitude de la mort fait souvent éprouver une plus vive émotion que l’instant où elle est prête à frapper. Il en était ainsi des officiers et des matelots de la Proserpine. S’ils n’eussent eu aucun espoir de voir contremander l’exécution, ils s’y seraient résignés comme à un mal inévitable ; mais le dernier rayon d’espérance qui brillait encore causait une agitation fébrile qui fut universellement partagée, comme s’il eût été question de donner la chasse à un bâtiment ennemi, et que chacun eût été impatient de l’atteindre. À chaque minute qui s’écoulait, ce sentiment prenait plus de force et de vivacité, et nous n’excéderions peut-être pas les bornes de la vérité, en disant qu’au milieu de toutes les vicissitudes de la guerre, jamais un espace de trois heures ne s’était passé à bord du vaisseau de Sa Majesté britannique la Proserpine dans une agitation d’inquiétude et de crainte semblable à celle qu’on y remarquait dans le moment dont nous parlons. Tous les yeux se tournaient vers le soleil, toutes les bouches disaient que et astre descendait vers l’horizon plus rapidement que de coutume ; et la plupart des midshipmen s’étaient réunis sur le gaillard d’avant sans autre motif que de se trouver plus près du promontoire que le canot de Clinch devait doubler avant d’arriver.

Le zéphyr était venu à l’heure ordinaire, mais il était très-léger, et la Proserpine était si près des montagnes qu’à peine pouvait-elle en sentir l’influence. Il n’en était pas de même des deux autres bâtiments. Lyon avait viré de bord assez tôt pour s’éloigner des plus hautes montagnes, et ses hautes voiles prirent suffisamment la brise pour le porter au large trois ou quatre heures auparavant, tandis que la Terpsichore n’avait jamais été assez près de la terre pour se ressentir du calme. Elle présentait le cap au sud-ouest quand le vent de l’après-midi était arrivé, et l’on ne voyait plus alors que le sommet de ses mâts, tandis qu’elle faisait route avec un vent favorable entre Ischia et Capri. Quant à la Proserpine, lorsqu’on piqua trois coups dans le demi-quart de quatre à six heures du soir, c’est-à-dire à cinq heures et demie, elle était juste par le travers des petits îlots des Sirènes ; la brise d’occident commençait à mourir, quoique le bâtiment, pouvant mieux en profiter, marchât en avant avec plus de vitesse qu’il ne l’avait fait depuis midi.

Dans cette saison de l’année, le soleil se couche quelques minutes après six heures, il ne restait donc guère plus d’une demi-heure à s’écouler avant l’exécution du condamné. Cuff n’avait pas quitté un instant le pont, et il tressaillit quand il entendit piquer le premier coup. Winchester se tourna de son côté, et ses yeux parurent lui faire une question, car tout avait été préalablement convenu entre eux. Il ne reçut en réponse qu’un geste expressif, mais cela lui suffit. Il donna quelques ordres à voix basse, et l’on vit s’opérer un mouvement parmi les gabiers de misaine et sur tout le gaillard d’avant. On passa une corde dans une poulie au bout de la vergue de misaine, et l’on plaça en-dessous de cette vergue un caillebotis pour servir de plate-forme : — signes infaillibles d’une exécution prochaine.

Accoutumés comme l’étaient ces marins audacieux à braver les dangers de toute espèce, et à voir presque tous les genres de souffrances humaines, un singulier sentiment d’humanité avait pénétré dans leur cœur. Raoul était à la vérité leur ennemi ; quarante-huit heures auparavant, ils le détestaient sincèrement ; mais les circonstances avaient changé cette haine en un sentiment plus généreux. D’abord le physique du jeune corsaire prévenait en sa faveur, et ne ressemblait en rien au portrait que leur en avait fait un esprit de rivalité toujours actif et qui n’était pas sans amertume ; ensuite un ennemi triomphant avait été pour eux un être tout différent d’un homme tombé en leur pouvoir et livré à leur merci ; — enfin, leur générosité avait été émue par la conviction qu’une passion irrésistible, et non un vil motif d’espionnage, l’avait conduit à sa perte, et que, quoiqu’il fût coupable aux yeux de la loi, il n’avait pas eu des vues mercenaires et intéressées, même en supposant qu’en songeant à son amour il n’eût pas tout à fait oublié le besoin qu’il pouvait avoir de connaître les projets de ses ennemis. Toutes ces considérations, jointes à la répugnance qu’ont toujours les marins à voir une exécution sur leur bord, avaient entièrement changé la face des choses ; et tandis que deux jours auparavant, Raoul, à bord de la Proserpine, se serait trouvé au milieu de deux à trois cents ennemis déterminés et formidables, il était alors entouré d’un pareil nombre d’amis qui n’avaient plus pour lui que de l’estime et de la compassion.

Il n’était donc pas étonnant que les préparatifs des gabiers de misaine fussent regardés de mauvais œil, mais le bras invisible de l’autorité imposait à chacun. Cuff lui-même n’osait pas hésiter plus longtemps. Enfin il donna les ordres nécessaires, quoique à contre-cœur, et il descendit ensuite dans sa chambre, comme pour cacher sa faiblesse à tous les yeux.

Les dix minutes suivantes furent remplies par une inquiétude ardente et une attente pénible. Tout l’équipage avait été appelé sur le pont ; les préparatifs étaient terminés ; et Winchester n’attendait plus que le retour du capitaine pour faire placer le condamné sur la plate-forme. Un midshipman fut envoyé dans sa chambre pour l’avertir que tout était prêt, et Cuff en étant sorti, monta sur le gaillard d’arrière d’un pas lent et mal assuré. Les matelots étaient rangés sur le gaillard d’avant et sur les passe-avant ; les soldats de marine étaient sous les armes ; les officiers entouraient le cabestan ; un silence imposant et solennel régnait à bord, et le pas le plus léger s’y faisait entendre. Andréa et Vito Viti étaient à part près du couronnement ; mais personne ne vit Carlo Giuntotardi ni sa nièce.

— Nous avons encore environ vingt-cinq minutes de soleil, je crois, monsieur Winchester, dit Cuff, jetant avec inquiétude un regard à l’horizon au couchant qu’était sur le point d’atteindre l’orbe du jour, couvrant d’or et de pourpre toute cette partie de la voûte du ciel.

— Je crains que nous n’en ayons que vingt, capitaine.

— Il me semble que cinq doivent suffire pour que tout soit terminé.

Ces mots furent prononcés d’une voix rauque et tremblante, et en parlant ainsi Cuff avait les yeux fixés sur ceux de son lieutenant, qui ne lui répondit qu’en haussant les épaules comme pour dire qu’il n’en savait rien.

Le capitaine eut alors un court entretien avec le chirurgien-major. Le but était de s’assurer du minimum de temps que pouvait vivre un homme suspendu à une vergue. La réponse ne fut pas favorable à ses désirs, car il fit signe sur-le-champ qu’on amenât le prisonnier.

Raoul arriva sur le pont entre le capitaine d’armes et l’officier qui avait rempli les fonctions de prévôt. Il portait son costume de lazzarone, dont nous avons déjà fait la description. Quoiqu’il eût les joues pâles, on n’apercevait aucun tremblement dans les muscles que son genre de vêtement exposait à la vue. Il salua poliment les officiers, mais un tressaillement involontaire lui échappa quand il aperçut la corde et le caillebotis. Cependant un instant suffit pour lui rendre tout son empire sur lui-même, et après avoir salué le capitaine Cuff, il marcha d’un pas ferme vers l’endroit fatal, mais sans le moindre signe de bravade et d’ostentation.

Le silence fut intense tandis qu’on lui ajustait la corde autour du cou et qu’on le plaçait sur le caillebotis. On abraqua ensuite à la main le mou de la corde, et les hommes désignés pour remplir les fonctions d’exécuteurs reçurent ordre de saisir l’instrument de mort, et de l’étendre sur le pont.

— Tenez-vous prêts à hisser à courir, mes enfants, et donnez une forte secousse en partant, dit Winchester à voix basse, en passant le long de la ligne ; la promptitude est merci en pareil cas.

— Juste ciel ! s’écria Cuff, un homme peut-il mourir ainsi, sans adresser une prière au ciel, sans y lever les yeux, pour implorer sa merci ?

— J’ai entendu dire que c’est un incrédule, capitaine, dit Griffin ; nous lui avons offert toutes les consolations religieuses qui étaient en notre pouvoir, mais il paraît n’en désirer aucune.

— Hélez encore une fois l’homme en vigie, monsieur Winchester, dit le capitaine.

— Ho ! de la vergue du petit perroquet !

— Monsieur !

— Voyez-vous quelque chose qui ressemble au canot ? — Regardez bien dans la baie de Naples ; vous pouvez en voir l’entrée, à présent que nous approchons de Campanella.

Une bonne minute se passa, et l’homme en vigie fit un signe de tête négatif, comme s’il n’eût pas eu la force de parler. Winchester jeta un coup d’œil sur le capitaine. Cuff sauta sur un canon, et dirigea sa longue-vue du côté du nord.

— Tout est prêt, capitaine, dit le premier lieutenant quand une autre minute se fut écoulée.

Cuff était sur le point de lever la main, ce qui aurait été le signe de la mort, quand le bruit sourd d’un coup de canon tiré dans le lointain se fit entendre du côté de Naples.

— Arrêtez ! s’écria Cuff, craignant que les matelots qui tenaient la corde ne se pressassent trop. — Maître d’équipage, retirez votre sifflet d’entre vos lèvres ! — Encore deux coups semblables, Winchester, et je serai l’homme le plus heureux de l’escadre de Nelson.

Un seconds coup partit, comme il prononçait ces mots, et il fut suivi d’un troisième au bout d’une demi-minute.

— C’est peut-être un salut, dit Griffin d’un ton d’inquiétude.

— L’intervalle est trop long. — Écoutez !

— J’espère que nous avons entendu le dernier.

Chacun était sur le qui-vive. — Cuff tira sa montre, et à chaque seconde qui s’écoulait, on voyait ses traits s’épanouir. Au bout de deux minutes, il leva les bras au ciel d’un air de triomphe.

— Tout va bien, Messieurs, s’écria-t-il. — Monsieur Winchester, faites reconduire le prisonnier sous le pont, à son poste. — Qu’on détache cette maudite corde, et qu’on envoie au diable ce chien de caillebotis ! — Monsieur Strand, congédiez l’équipage !

Raoul fut reconduit sur-le-champ dans la batterie. Comme il allait descendre par l’écoutille de l’arrière, tous les officiers qui étaient sur le gaillard d’arrière le saluèrent d’un air de félicitation, et il n’y eut pas un seul homme à bord de la frégate qui ne respirât plus librement, à la nouvelle du sursis accordé.



CHAPITRE XXIII.


« Il vit de ses propres yeux que la lune était ronde, et il ne fut pas moins certain que la terre était carrée, car il avait fait cinquante milles, et il n’avait vu nulle part aucun indice qu’elle fût de forme circulaire. »
Lord ByronDon Juan.



Raoul Yvard dut la vie en cette occasion, à la présence d’esprit et à la prévoyance de Clinch. Sans les trois coups de canon tirés si à propos à bord du Foudroyant, l’exécution aurait eu lieu, et sans la prudence de l’aide-master ces trois coups n’eussent pas été tirés. Il s’agit maintenant d’expliquer comment les choses se passèrent. Tandis que Cuff donnait à Clinch ses instructions, il vint à l’esprit de celui-ci que son retour pouvait être retardé par quelque incident imprévu, et il demanda au capitaine si l’on ne pourrait prévenir ce danger par quelque expédient. Cuff songea alors au signal de trois coups de canon, et il en parla dans sa lettre à l’amiral, en insistant sur l’importance de cette mesure. En arrivant à l’escadre, Clinch apprit que Nelson était à Castellamare, et il fut obligé de s’y rendre par terre ; Il l’y trouva à la suite de la cour, dans le palais de Qui-Si-Sane, et il lui remit ses dépêches. Rien ne faisait plus de plaisir à l’amiral anglais que de pouvoir montrer de la merci : la mort du malheureux Caraccioli était la seule exception ; et il est possible qu’un événement si récent et si contraire à ses habitudes ait contribué à le faire céder plus volontiers à son penchant ordinaire, et à accorder sans hésiter le sursis qui lui était demandé.

— Votre capitaine m’écrit, Monsieur, dit Nelson, après avoir lu deux fois la lettre de Cuff, qu’il n’y a guère de doute qu’Yvard ne soit entré dans cette baie par suite d’une affaire d’amour, et non pour y jouer le rôle d’espion.

— C’est l’opinion générale sur notre bord, Milord. Yvard avait dans son canot un vieillard et une jeune fille charmante, que le capitaine Cuff se souvient d’avoir vue à bord du Foudroyant, dans la chambre de Votre Seigneurie, il n’y a que quelques jours.

Nelson tressaillit, et ses joues se couvrirent de rougeur. — Prenez cette plume, Monsieur, et écrivez ce que je vais vous dicter. Car Nelson, ayant perdu le bras droit quelques années auparavant, ne pouvait plus que signer ses dépêches de la main gauche. Clinch obéit, et Nelson lui dicta un ordre de surseoir jusqu’à nouvel ordre à l’exécution de Raoul Yvard.

— Prenez ceci, lui dit-il, après avoir apposé sa signature ; repartez sur-le-champ, et ne perdez pas un instant pour remettre cet ordre à votre capitaine. À Dieu ne plaise qu’un homme soit puni de mort sans l’avoir mérité !

— Je vous demande pardon, Milord, mais il est trop tard pour que je puisse être de retour à bord avant le coucher du soleil. Il est vrai que j’ai un signal préparé dans le canot, mais il est possible que la Proserpine ne double la pointe de Campanella qu’après l’exécution, et alors il ne servirait à rien. Le capitaine Cuff ne parle-t-il pas à Votre Seigneurie d’un signal par quelques coups de canon tirés du vaisseau amiral ?

— Oui ; et, dans le fait, c’est le moyen de communication le plus prompt et le plus sûr. Avec ce léger vent d’ouest, un coup de canon se fera entendre bien loin au large. — Reprenez la plume, Monsieur, et écrivez :

« Monsieur, — à l’instant même où vous recevrez cet ordre, vous ferez tirer trois coups de canon de fort calibre, à une demi-minute d’intervalle, comme signal à la Proserpine de surseoir à une exécution. »

« À l’officier commandant le vaisseau de Sa Majesté le Foudroyant. »

Dès que la date et les mots magiques « Nelson et Bronté » eurent été ajoutés au bas de cet ordre, Clinch se leva pour partir. Il salua l’amiral, ouvrit la porte ; mais, à l’instant de sortir, il s’arrêta comme s’il eût eu quelque autre demande à faire.

— Le cas est grave, Monsieur, et il n’y a pas un moment à perdre, dit Nelson. J’ai cette affaire à cœur, et je vous prie de dire à votre capitaine que je désire qu’il vous renvoie ici le plus tôt possible pour m’instruire de tout ce qui se sera passé.

— Je n’y manquerai pas, Milord, répondit Clinch au comble de ses vœux, car il ne désirait rien tant que de trouver l’occasion de dire à Nelson quelques mots pour lui demander de l’avancement, et il en voyait la perspective. — Puis-je dire à l’officier commandant, Milord, de se servir des canons de la batterie ?

Il le fera de lui-même dès qu’il aura lu cet ordre. — Bonsoir, Monsieur. Pour l’amour du ciel, ne perdez pas un instant !

Clinch obéit littéralement cette injonction. Il arriva à bord du Foudroyant un peu avant le coucher du soleil, et il remit au capitaine l’ordre de l’amiral. Tout fut en mouvement sur-le-champ, et les trois coups de canon furent tirés du côté du bâtiment qui faisait face à Capri, assez à temps pour sauver la vie à Raoul.

La demi-heure suivante offrit une scène de gaieté et de joie à bord de la Proserpine. Chacun était enchanté qu’il n’y eût pas d’exécution à bord ; c’était le moment de mettre bas les branles, et celui de la fin du second petit quart[28]. Cuff reprit son air animé, et causa, avec enjouement avec les deux Italiens, Griffin servant d’interprète. Ils n’avaient pu rendre visite au prisonnier, Raoul ayant désiré rester seul ; mais, sur une nouvelle demande de leur part, il consentit les recevoir. Comme leurs jambes n’étaient pas encore tout à fait habituées à la mer, ils marchaient lentement et avec précaution, et chemin faisant ils s’entretenaient.

Cospetto ! signor Andréa, dit le podestat, nous vivons dans un monde de merveilles ! Un homme peut à peine dire s’il est vivant ou non. Penser combien ce prétendu sir Smit était près de la mort il y a une demi-heure ! et maintenant il est sans doute aussi frais et aussi dispos qu’aucun de nous.

— Il serait plus utile, voisin Viti, répondit le vice-gouverneur philosophe, de se rappeler combien tous ceux qui vivent sont voisins de la mort, qui, d’un seul coup de faux, peut à chaque instant renverser dans la tombe l’être le plus fort et le mieux portant.

— Par San Stefano ! vice-gouverneur, vous avez des manières de parler qui conviendraient à un cardinal. Il est bien dommage que l’église ait été privée d’un tel appui. Je crois pourtant, signor Andréa, que si votre esprit s’appesantissait moins sur l’idée d’une autre existence future, vous en seriez plus gai, et vous égaieriez davantage ceux qui causent avec vous. Il y a assez de maux dans la vie, sans songer à la mort à chaque instant du jour.

— Il y a des philosophes qui prétendent que rien de ce que nous voyons autour de nous n’existe réellement ; — que ce que nous croyons voir n’existe que dans notre imagination ; — que nous nous imaginons, par exemple, voir ici une mer que nous appelons la Méditerranée, voir ici un vaisseau et là-bas la terre ; — enfin que nous nous imaginons vivre et même mourir.

Corpo di Bacco ! s’écria le podestat, s’arrêtant tout à coup et saisissant un bouton de l’habit de son compagnon, comme s’il eût craint qu’il ne l’abandonnât au milieu d’une illusion si étrange ; vous ne voudriez pas badiner d’une pareille manière avec un ancien ami, un homme qui vous connaît depuis votre enfance. — Je ne ferais que m’imaginer que je suis vivant !

— Je ne vous ai dit que la vérité. L’imagination à une très-grande force, et elle peut donner un air de réalité à ce qui n’est qu’idéal.

— Ainsi je ne serais pas podestat de fait, mais seulement en imagination ?

— Précisément ; et il en est de même de moi, comme vice-gouverneur.

— Et l’île d’Elbe n’aurait rien de réel, — et Porto-Ferrajo ne serait pas une véritable ville, — et tout notre fer, que nous croyons envoyer sur de bons bâtiments dans toutes les parties du monde, n’est que l’ombre d’un métal substantiel et pesant ?

— Oui ; ces philosophes soutiennent que tout ce qui paraît matériel, le fer, l’or, la chair, est purement imaginaire.

— À ce compte, je ne suis pas Vito Viti ; je suis un imposteur. Quelle coquine d’imagination nous avons donc ! — Si ce que vous dites est vrai, vice-gouverneur, réel ou imaginaire, ni vous ni moi nous ne valons mieux que ce sir Smit.

— Vous n’êtes pas un imposteur, voisin ; car si vous n’êtes pas Vito Viti ; il n’existe aucun être qui porte ce nom.

Diavolo ! ce serait une jolie théorie que celle qui apprendrait aux jeunes gens de Porto-Ferrajo qu’il n’y existe qu’un podestat imaginaire et qu’il n’y a point de Vito Viti dans le monde ! Comment pourrait-on y maintenir ensuite le bon ordre et la tranquillité ?

— Je ne crois pas, voisin, que vous compreniez bien ce système, et c’est peut-être parce que je ne vous l’ai pas expliqué assez clairement. Mais nous sommes en chemin pour aller voir un malheureux prisonnier, et il ne faut pas nous arrêter ici plus longtemps. Nous avons bien des instants de loisir, à bord d’un vaisseau où presque personne ne parle notre langue, et nous les passerons plus agréablement à discuter ce sujet plus à fond dans un autre moment.

— Pardon, signor Andréa, mais il n’y a pas de moment comme le moment présent. D’ailleurs, si cette théorie est vraie, il n’y a point ici de prisonnier, ou s’il y en a un, ce n’est tout au plus qu’un être imaginaire. Ainsi donc, sir Smit ne s’en trouvera pas plus mal pour attendre quelques instants de plus, au lieu que moi je n’aurai l’esprit en repos que lorsque je saurai s’il existe un Vito Viti dans le monde, et si ce Vito Viti c’est moi.

— Voisin Viti, vous êtes trop impatient. De pareilles choses ne s’apprennent pas en un instant. D’ailleurs tout système, comme tout livre, a toujours un commencement et une fin ; et qui deviendrait jamais savant s’il commençait à lire un traité par la dernière ligne ?

— Je sais ce qui vous est dû, signor Barrofaldi, répondit le podestat en lâchant le bouton qu’il tenait encore, — tant à cause de votre rang que pour votre science : ainsi je me tais pour le moment. Mais m’empêcher de penser à une philosophie qui m’apprend que je ne suis pas un vrai podestat ; et que vous n’êtes qu’un vice-gouverneur imaginaire, c’est plus qu’on ne peut attendre de la chair et du sang.

Andréa, charmé que son compagnon lui eût rendu la liberté de mouvement, se remit en marche vers la petite prison de Raoul, où la sentinelle permit sur-le-champ aux deux amis d’entrer, suivant l’ordre qu’elle en avait reçu. Le prisonnier les reçut avec politesse et enjouement ; car nous sommes loin de vouloir représenter Raoul comme assez stoïcien pour ne pas se réjouir d’avoir échappé à la corde, du moins pour quelque temps, puisque ce n’était qu’un sursis. Dans un pareil moment, le jeune corsaire aurait fait bon accueil même à des visiteurs plus désagréables, et le changement soudain survenu dans sa situation le portait même à la gaieté ; car la vérité nous force à dire que la reconnaissance envers Dieu n’entrait guère dans les émotions qu’il éprouvait, et il envisageait le répit qu’il venait d’obtenir, son arrestation, et les autres incidents de sa croisière, uniquement comme le résultat de la fortune de la guerre.

Winchester avait veillé à ce qu’on mît dans la petite chambre de Raoul tout ce dont il pouvait avoir besoin. Il s’y trouvait entre autres choses deux pliants : il les offrit à ses deux visiteurs, et s’assit lui-même sur le palan d’un canon. Il faisait nuit, et il était survenu un brouillard qui cachait les étoiles, ce qui rendait l’obscurité complète. Il n’avait dans sa chambre aucune espèce de lumière ; on lui avait offert une lampe, mais il l’avait refusée, attendu qu’il avait remarqué la veille que des curieux impertinents s’arrêtaient souvent pour regarder à travers les ouvertures de la toile, et voir quelles étaient les occupations et la physionomie d’un homme condamné à mort, et qu’il craignait que la même curiosité n’en amenât d’autres pour voir quel effet produisait sur les traits d’un condamné un sursis qui venait de lui être accordé. Il n’y avait donc dans l’intérieur de la chambre que la faible lueur provenant d’une ou deux lanternes allumées dans la batterie et qui pouvait pénétrer à travers la toile épaisse qui servait de cloison. Nous avons déjà dit que cette cloison contenait dans son enceinte deux pièces de canons, et deux sabords par lesquels l’air et le jour pouvaient entrer. Cet arrangement faisait que les palans, d’un côté, se trouvaient dans l’intérieur, et Raoul s’était assis sur l’un d’eux.

Andréa Barrofaldi, par suite de sa position supérieure dans le monde — d’une éducation plus soignée — et d’un tact naturel plus délicat — connaissait les convenances beaucoup mieux que son compagnon. Celui-ci aurait voulu se plonger tout à coup in medias res ; mais le vice-gouverneur entama une conversation sur des sujets généraux, réservant ses félicitations sur le sursis pour l’instant où l’occasion lui paraîtrait s’en offrir naturellement. Ce fut un malheureux délai sous un point de vue ; car, dès que Vito Viti se fut aperçu que l’objet principal de la visite était ajourné, il s’empressa de remettre sur le tapis le sujet de la discussion qui avait été commencé entre lui et Andréa et interrompue ensuite.

— Voici le vice-gouverneur, sir Smit, dit le podestat dès qu’une pause dans la conversation le lui permit, voici le vice-gouverneur qui avance une théorie que je soutiens que l’église condamnerait, et qui révolte la nature humaine.

— Vous n’exposez pas l’affaire avec impartialité, voisin Viti, dit Barrofaldi un peu piqué de cette attaque imprévue. Je ne donne pas cette théorie comme mon opinion ; c’est celle d’un philosophe anglais, qui, de plus, était évêque.

— Un luthérien, n’est-ce pas, signor Andréa ? — un soi-disant évêque ?

— Pour dire la vérité, c’était un hérétique, et l’on ne peut le considérer comme un apôtre de la véritable église.

— J’en aurais fait serment : jamais un vrai fils de l’église n’aurait prêché une pareille doctrine. Figurez-vous seulement, sir Smit, le nombre de bûchers, de tenailles et d’autres instruments imaginaires de torture qu’il faudrait pour infliger une punition d’après un pareil système ! Pour être conséquent, il faudrait que les diables eux-mêmes fussent des êtres imaginaires.

— Comment, Signori, s’écria Raoul en riant, car il prit tout à coup quelque intérêt à cet entretien, un évêque anglais a-t-il jamais prêché une telle doctrine ? Des diables et des lieux de châtiment imaginaires se rapprochent beaucoup des idées de notre France révolutionnaire. Après cela, j’espère que notre philosophie tant calomniée inspirera plus de respect

— Mon bon voisin n’a pas compris la théorie dont il parle, dit Andréa, qui était trop bon catholique pour que la tournure que prenait la conversation ne le mît pas mal à l’aise. Ainsi donc, digne Vito Viti, je me trouve dans la nécessité d’entrer dans quelques détails pour l’expliquer. Sir Smit, — les deux Italiens l’appelaient toujours ainsi, par une sorte de politesse, car ils pensaient qu’après tout ce qui s’était passé, il devait lui être désagréable de s’entendre donner son véritable nom ; — sir Smit nous excusera pour quelques minutes, et peut-être sera-t-il amusant pour lui d’apprendre quel essor peut prendre l’imagination subtile d’un homme d’esprit.

Raoul lui répondit civilement qu’il l’écouterait avec beaucoup de plaisir ; et s’étendant sur le palan pour être plus à son aise, il se plaça sur le dos, la tête avancée dans le sabord, tandis que ses pieds étaient appuyés contre la roue de l’affût. C’était à peu près l’attitude d’un homme couché ; mais comme il semblait ne prendre cette posture que pour rendre plus confortable un siège incommode, aucun des deux Italiens ne crut qu’il manquait aux convenances.

Il est inutile de répéter ni tout ce qu’Andréa Barrofaldi jugea à propos de dire, tant pour sa justification personnelle que pour expliquer la théorie de l’évêque Berkeley. Ce n’était pas une tâche dont on pût s’acquitter en une minute ; et dans le fait, quand le vice-gouverneur tombait sur un sujet qui lui plaisait, la prolixité était son faible. Il était loin d’adopter la doctrine de l’évêque, mais il s’amusait à embarrasser son ancien voisin en la lui présentant sous un aspect plausible, quoique aucun de ses arguments ne fût concluant. Il était particulièrement désagréable pour ce dernier de s’imaginer, même par supposition, que l’île d’Elbe pouvait ne pas exister, et qu’il pouvait lui-même ne pas en être véritablement le podestat. Son égoïsme personnel venait en aide à sa répugnance officielle, et il était révolté d’une théorie qu’il n’hésitait pas à déclarer un outrage fait à la nature de tout honnête homme.

— Il y a des hommes dans ce monde, signor Andréa, dit le podestat en continuant ses objections, qui seraient assez contents que tout fût imaginaire, comme vous le dites, — des drôles que leur mauvaise conscience ne laisse pas dormir en paix une seule nuit, et qui seraient trop heureux que la terre les jetât par-dessus le bord, comme on le dit sur ce vaisseau, et les laissât tomber dans l’Océan du néant. Mais ce sont des baroni fieffés, et leur jugement ne doit compter pour rien parmi les honnêtes gens. J’ai connu beaucoup de ces coquins à Livourne, et j’ose dire qu’on n’en manque pas à Naples ; mais c’est une chose toute différente de dire à une belle et vertueuse jeune fille que sa beauté et sa vertu ne sont qu’imaginaires, et à des magistrats respectables qu’ils ne valent pas mieux que les bandits qu’ils envoient en prison, ou peut-être aux galères.

Andréa répondit à de semblables discours en y opposant sa philosophie et ses explications, de sorte que la discussion devint animée et même bruyante, chacun des interlocuteurs parlant de plus en plus haut. Il est singulier que la langue italienne, qui est une des plus douces du monde entier, devienne quelquefois dure et désagréable par suite de la manière dont on la parle. Ce fut certainement ce qui arriva en cette occasion. Griffin passa en ce moment devant la chambre du prisonnier. Entendant quelques mots qui lui parurent très-bizarres, il s’arrêta pour écouter. D’autres officiers le voyant sourire, se groupèrent autour de lui ; quelques-uns d’entre eux savaient un peu d’italien, et Griffin expliquait aux autres, à demi-voix, tout ce qui se disait. Cette partie du pont devint donc comme le parterre d’une salle de spectacle le jour d’une représentation amusante, et la sentinelle se mit un peu à l’écart, pour faire place à ses officiers.

— C’est une drôle de manière de consoler un homme condamné à mort, murmura le master. Je suis surpris que le prisonnier ait la patience de les écouter.

— L’habitude fait tout, répliqua l’officier commandant les soldats de marine. Ces révolutionnaires français sont tellement accoutumés à l’hypocrisie, que je suis sûr qu’il a l’air de s’amuser de leurs sornettes.

Le fait était que Raoul s’en amusait véritablement. D’abord, il avait pris quelque part à la conversation, évidemment dans la vue d’animer ses deux compagnons ; mais la discussion s’échauffant entre eux au point qu’il ne pouvait plus trouver l’occasion d’y placer un mot, il prit le parti de garder le silence, et poussa sa tête plus avant dans le sabord, pour mieux jouir de la fraîcheur de la soirée. Quelle fut sa surprise, en sentant une main s’appuyer doucement sur son front !

— Chut ! dit une voix près de son oreille ; — c’est moi, — c’est Ithuel : — voici le moment de nous échapper.

Raoul avait trop d’empire sur lui-même pour que l’étonnement lui arrachât une exclamation ou un geste qui aurait pu le trahir, mais en un instant toutes ses facultés furent sur le qui-vive. Il savait qu’Ithuel était un homme à ressources, et l’expérience lui avait appris qu’il avait l’esprit entreprenant et audacieux quand les circonstances l’exigeaient. L’Américain avait donc conçu quelque plan qu’il croyait devoir réussir, sans quoi cet homme circonspect ne se serait pas hasardé à se mettre dans une situation qui ne pouvait manquer d’attirer sur lui une punition sévère, s’il était découvert. Il était à cheval sur une des chaînes du grand porte-hauban, position dans laquelle il était possible qu’il restât sans être aperçu tant qu’il ferait nuit, mais qui, s’il était vu, devait nécessairement le faire soupçonner de quelque mauvaise intention.

— Que voulez-vous dire, Itouel ? dit Raoul à voix basse, quoique ses compagnons fussent trop occupés de leur discussion pour l’entendre.

— L’Italien et sa nièce vont retourner à terre sur notre canot, répondit Ithuel du même ton. Tout est arrangé et concerté. J’ai pensé que vous pouviez passer par un sabord dans l’obscurité, et vous échapper avec eux. — Soyez tranquille — j’ai l’œil à tout.

Raoul savait fort bien qu’un sursis n’était pas un pardon, et il n’ignorait pas que tout ce qu’il pouvait espérer de plus favorable était d’être envoyé en Angleterre comme prisonnier de guerre, tandis que l’autre côté du tableau lui offrait en perspective la liberté et Ghita. Tout était en tumulte dans son cœur, mais il se rendit maître de son émotion.

— Quand, cher Itouel, quand ? demanda-t-il d’une voix que son agitation rendait tremblante, malgré tous ses efforts pour être calme.

Teo der sweet, répondit Ithuel, voulant dire en français, tout de suite ; le canot est près du passe-avant, le vieux Giuntotardi y est déjà assis, et l’on prépare une chaise pour y descendre la jeune fille. Tenez, voilà qu’on l’y place. — Entendez-vous le coup de sifflet ?

Raoul entendit parfaitement le maître d’équipage qui sifflait, amenez ! En ce moment, il écouta avec attention, toujours étendu sur le palan du canon, et bientôt il distingua le clapotis de l’eau à mesure que le canot était halé de l’avant pour le placer sous la chaise, et ensuite le bruit des avirons quand Ghita fut descendue et assise sur l’arrière. — Brassez la grande vergue ! cria alors l’officier qui était de quart sur le pont ; après quoi Giuntotardi et sa nièce furent laissés en possession du canot.

Le moment était extrêmement critique. Il y avait sans doute sur le pont quelqu’un qui était chargé de surveiller le canot, et quoique la nuit fût très-obscure, il fallait les plus grandes précautions pour pouvoir espérer de réussir.

— Le temps approche, dit Ithuel à voix basse ; le vieux Carlo a ses instructions, et la petite Ghita aura soin qu’il ne les oublie pas. Tout dépend à présent du silence et de l’activité. Avant cinq minutes, le canot sera sous ce sabord.

Raoul comprenait parfaitement ce plan, mais il le regardait comme n’offrant aucun espoir. Il lui semblait impossible que Ghita quittât le vaisseau sans que tous les yeux fussent fixés sur elle ; et malgré l’obscurité de la nuit, il n’était nullement probable qu’il pût la joindre sur le canot sans que personne s’en aperçût ; il fallait pourtant courir ce risque, ou renoncer à s’échapper. Un ordre qui fut donné par le moyen du porte-voix lui donna quelque encouragement. Il annonçait que l’officier de quart était occupé de quelque service qui devait attirer son attention ailleurs. C’était déjà beaucoup ; car qui oserait sur le pont songer à autre chose qu’à exécuter l’ordre qui appelait d’un autre côté ?

Un tourbillon d’idées agitaient le cerveau de Raoul. Il entendait les deux Italiens continuer leur discussion avec plus de chaleur et de bruit, — les officiers rassemblés autour de sa chambre rire en dépit d’eux-mêmes, quoique les deux fonctionnaires de Porto-Ferrajo n’entendissent que le son de leurs propres voix, — chaque frottement du canot contre la hanche du vaisseau, — et chaque bruit que faisaient les avirons quand Carlo les touchait par hasard du bout du pied. Il semblait au jeune corsaire que toutes les émotions de son cœur, tous les intérêts de sa vie, — le présent, le passé, le futur, se réunissaient en un seul instant. Ne voulant pas agir sans l’avis d’Ithuel, il lui demanda tout bas en français ce qu’il devait faire.

— Dois-je me laisser tomber dans l’eau la tête la première, et gagner le canot à la nage ?

— Restez tranquille jusqu’à ce que je vous fasse le signal, capitaine Roule ; laissez brailler les deux Italiens.

Raoul ne pouvait voir l’eau, étant couché sur le dos, la tête dans le sabord, et il ne pouvait compter que sur le sens de l’ouïe. Le canot longeait lentement la hanche du vaisseau, comme pour se préparer à s’en éloigner. Le vieux Carlo jouait parfaitement son rôle. Quand il arriva sous les grands porte-haubans, il n’aurait pas été facile d’apercevoir son canot, quand même il y aurait eu sur le pont de la frégate quelqu’un chargé de le surveiller. Là Carlo s’arrêta ; car son état habituel de rêverie n’allait pas jusqu’à oublier ce qu’on attendait de lui. Ceux qui étaient sur le pont faisaient d’autant moins attention à lui qu’on le jugeait incapable de s’occuper des choses de ce monde.

— Voici le moment, dit Ithuel ; n’y a-t-il aucun danger de votre côté ?

Raoul leva la tête et regarda autour de lui. Il entendit encore rire et causer a demi-voix les officiers rassemblés autour de sa chambre, mais ils ne paraissaient s’occuper aucunement de lui. Cependant, comme il y avait quelque temps qu’il n’avait parlé, il crut devoir leur faire entendre sa voix, et ayant soin que le son ne parût pas sortir du sabord, il répéta une des objections qu’il avait déjà faites contre la théorie du vice-gouverneur ; mais celui-ci, qui était au plus fort de sa controverse avec le podestat, ne voulut pas en perdre le fil pour y répondre ; Raoul s’y attendait, mais il avait atteint son but, qui était de faire savoir qu’il était toujours dans sa prison, ce qui pouvait empêcher qu’on ne découvrît sa fuite aussi promptement. Tout semblait donc propice, et ayant repris sa première position, il avança sa tête hors du sabord, de sorte qu’elle n’était plus qu’à quelques pouces de celle d’Ithuel.

— Tout va bien, lui dit-il ; qu’ai-je à faire à présent ?

— Rien que de sortir du sabord par la tête et les épaules, en vous aidant de vos pieds.

Raoul suivit cet avis, et n’avança d’abord que pouce à pouce ; mais dès qu’il eut un bras hors du sabord, Ithuel lui mit en main une corde, en lui disant qu’elle était solidement attachée à la chaîne au-dessus. La corde rendit le reste facile, et il n’y avait d’autre danger à craindre que trop de précipitation. Il aurait alors été fort aisé à Raoul de tirer son corps hors du sabord, et de se laisser couler dans le canot ; mais, pour s’échapper, il était indispensable d’éviter d’être aperçu. La Proserpine était alors à une bonne demi-lieue de la pointe de Campanella et précisément par le travers ; et il n’y avait de sûreté pour les fugitifs qu’autant qu’ils auraient quelque avance sur ceux qui pourraient les poursuivre. Cette considération fit sentir à Ithuel la nécessité de la circonspection ; et Raoul, de son côté, faisait la même réflexion. Cependant il ne lui fallait plus qu’un léger effort pour sortir entièrement du sabord ; et alors rien ne lui était plus facile que de descendre dans le canot. Ithuel vit qu’il s’y préparait, et lui pressant un bras, il lui dit : — Attendez un moment. Écoutons si les deux Italiens sont encore comme chien et chat.

Leur discussion était si animée et si bruyante, qu’ils perdirent à peine une demi-minute. Ithuel donna le signal, et Raoul, se tenant des deux mains à la corde, et poussant des pieds le canon, fut bientôt hors du sabord, et se trouva aussitôt suspendu perpendiculairement sous les grands porte-haubans. Se laisser ensuite glisser légèrement et sans bruit dans le canot ne fut l’affaire que d’une seconde. Quand ses pieds touchèrent un des bancs, il vit qu’Ithuel l’y avait déjà précédé. Celui-ci le tira près de lui ; ils se couchèrent tous deux au fond du canot, Ghita les cacha en les couvrant de sa mante. Carlo Giuntotardi était habitué à conduire un canot comme celui sur lequel il était, et il ne fit que retirer sa gaffe d’une des chaînes qu’il avait accrochée. La frégate continua lentement sa route en avant, et les laissa, au bout d’environ une minute, à une centaine de pieds en arrière dans ses eaux.

Jusque-là tout avait admirablement réussi. La nuit était si obscure, qu’elle donna aux deux fugitifs la hardiesse de se relever, de s’asseoir sur les bancs, et de prendre leurs avirons, quoique avec beaucoup de précautions et sans bruit. Les avirons furent bientôt dehors, et Raoul tressaillit de plaisir en voyant la forte impulsion qu’avait reçue le canot au premier coup qu’il en donna.

— Doucement, capitaine Raoul, doucement, dit Ithuel à voix basse ; nous sommes encore à portée de voix de la frégate. Encore cinq minutes, et nous serons assez éloignés pour qu’on ne puisse plus nous voir ni nous entendre, et alors nous pourrons gagner le large, si bon nous semble.

En ce moment, ils entendirent piquer quatre coups à bords de la Proserpine, signal qui annonçait la fin du second petit quart qui se termine à huit heures ; on appela le quart qui devait remplacer le précédent, et il parut y avoir un grand mouvement sur la frégate.

— C’est tout simplement les hommes de quart qui montent sur le pont, dit Raoul, qui s’aperçut que son compagnon avait l’air inquiet.

— On ne fait pas ordinairement tant de bruit pour relever le quart. — Et qu’est-ce que cela ?

C’était évidemment les palans qu’on affalait ; et le moment d’après on entendit le bruit d’un canot qu’on mettait à la mer.


CHAPITRE XXIV.


« Nos dangers et nos plaisirs se touchent de près. La même tige produit la rose et l’épine. »
Alleyn.



On a vu qu’une généreuse compassion avait pris la place d’un sentiment hostile à l’égard de Raoul dans l’esprit de presque tous ceux qui étaient à bord de la Proserpine. D’après l’influence de ce sentiment, il avait été enjoint aux sentinelles de ne pas importuner le prisonnier en faisant trop souvent et sans nécessité l’inspection de sa chambre. Cependant, pour joindre la vigilance à la délicatesse, Winchester avait fait donner la consigne aux sentinelles de soulever toutes les demi-heures, c’est-à-dire chaque fois qu’on piquerait les coups qui annoncent l’heure à bord d’un bâtiment, le coin de la toile qui était le plus près d’une des lanternes de la batterie, et de jeter un coup d’œil dans sa chambre pour s’assurer qu’il y était toujours, et qu’il ne faisait pas de tentatives contre sa vie, ce qu’on avait craint plus particulièrement avant qu’on eût appris que le sursis avait été accordé. La discussion entre les deux Italiens et ce qui s’était passé sous les grands porte-haubans de la frégate, n’avait pas pris plus de six à sept minutes, et le petit groupe d’officiers faisait encore des recrues que Raoul était déjà sur un canot de son propre lougre. En ce moment on piqua trois coups à bord de la Proserpine : c’était sept heures et demie. Le soldat de marine avança avec l’air de respect d’un subordonné, mais avec le pas ferme d’un homme qui a un devoir à remplir, pour jeter un coup d’œil dans la chambre du prisonnier. Les officiers ne croyaient pas cette formalité bien nécessaire, les voix sonores d’Andréa et de Vito Viti leur paraissant une garantie suffisante que l’oiseau était dans sa cage ; cependant ils se rangèrent de côté pour laisser passer le factionnaire, sachant mieux que personne qu’on ne devait jamais empêcher une sentinelle d’obéir à sa consigne. Le soldat souleva donc un coin de la toile de quelques pouces ; la lumière de la lanterne voisine éclaira la petite chambre ; on y vit le vice-gouverneur et le podestat en face l’un de l’autre, criant et gesticulant encore avec énergie ; mais Raoul Yvard avait disparu.

Yelverton avait jeté un coup d’œil dans la chambre par-dessus l’épaule de la sentinelle. C’était un jeune homme dont l’intelligence était aussi prompte que vive, et il avait toutes les bosses phrénologiques qui sont nécessaires à ce caractère. Un seul regard suffit pour le convaincre que l’oiseau était envolé, et sa première idée fut qu’il s’était jeté dans la mer par un des sabords. Sans dire un seul mot à ses compagnons, il monta à la hâte sur le pont, fit un rapport rapide à l’officier de quart de ce qu’il avait vu, et fit mettre un canot à la mer avec une vitesse presque merveilleuse. Les officiers qu’il avait laissés dans la batterie avaient alors appris le fait, mais ils mirent moins de précipitation dans leurs démarches. Griffin donna ordre sur-le-champ d’abattre la cloison en toile, et en un clin d’œil elle fut enlevée, laissant en pleine vue les deux Italiens discutant encore avec chaleur, mais ne se doutant nullement de la disparition de leur compagnon.

— Morbleu, vice-gouverneur, s’écria Griffin, qui vit que ce n’était pas le moment de faire des cérémonies, qu’avez-vous donc fait du prisonnier français ? — Où est Raoul Yvard ?

— Il signor sir Smit ? — monsieur Yvard, si vous le préférez ? — Ah ! — Eh bien, voisin Viti, où est-il donc ? Il était là, — près de nous, — il n’y a qu’un instant.

Cospetto, signor Andréa ! — suivant votre doctrine, ce n’était pas un homme réel qui était là. C’était un homme imaginaire, et il n’est pas étonnant qu’il ne s’y trouve plus. — Mais je proteste contre toutes inductions que vous pourriez tirer de cet incident. Tous les Français sont légers, et disparaissent aisément ; et à présent qu’ils n’ont plus le lest de la religion, il ne pèsent pas une plume au moral.

— Non, non, qu’un homme instruit dans sa religion, ayant de bons principes, respectant tous les saints, et ayant un corps substantiel ; qu’un homme comme moi en un mot s’évanouisse ainsi une seule fois, et je conviendrai que ce sera un argument en faveur de votre doctrine, vice-gouverneur.

— Un homme obstiné, voisin Viti, est un type des imperfections que…

— Pardon, vice-gouverneur, dit Griffin l’interrompant. — Nous autres marins, nous ne songeons qu’à notre devoir, et nous ne nous mêlons pas des systèmes de philosophie. — Dites-moi ce qu’est devenu Raoul Yvard, — votre sir Smit.

— Signor tenente, sur tout mon espoir de salut, je n’en ai pas la moindre idée. Il n’y a qu’une ou deux minutes qu’il était là, — assis près de ce canon, — écoutant avec un air d’attention et d’édification une discussion intéressante sur la célèbre théorie d’un certain évêque de votre pays ; laquelle théorie, bien envisagée… faites attention, voisin Viti, que je dis bien envisagée, car le point de vue sous lequel vous la considérez…

— En voilà bien assez pour le moment, Signor ! s’écria Griffin. — Le Français n’était-il pas dans sa chambre quand vous êtes entré ?

— Il y était, signor tenente ; et il paraissait prendre beaucoup d’intérêts la discussion que…

— Et vous ne l’avez vu sortir ni par la porte ni par le sabord ?

— Non, sur mon honneur. Je supposais qu’il s’amusait trop pour cela.

— Ah ! grommela le podestat, sir Smit était un être d’imagination, et il est allé rejoindre la grande famille logique dont il est un membre idéal. Comme nous ne sommes pas sûrs de l’existence de son lougre, ni de cette frégate, ni de cette mer, il me semble que nous faisons beaucoup de bruit pour peu de chose.

Griffin ne voulut pas perdre plus de temps à les questionner ; et montant à la hâte sur le pont, il y trouva le capitaine, qui, ayant appris la nouvelle, venait de sortir de sa chambre.

— Que diable signifie tout ceci, Messieurs ? demanda Cuff, du ton qu’un commandant prend naturellement quand quelque chose va mal à son gré. — Si quelqu’un a concouru à l’évasion du prisonnier, il peut s’attendre à avoir affaire à l’amiral.

— Il a disparu de sa chambre, capitaine, dit Griffin ; et en montant ici, j’ai donné ordre au maître d’équipage de faire mettre à la mer tous nos canots.

Tandis qu’il parlait ainsi, on entendit les canots tomber dans la mer l’un après l’autre, et en quelques minutes il y en avait cinq sur l’eau, sans compter celui d’Yelverton, qui cherchait le fugitif tout autour de la frégate, soit qu’il fût en train de se noyer, soit qu’il cherchât à s’échapper à la nage.

— Il faut qu’il soit sorti de sa chambre par le sabord, capitaine, dit Winchester ; j’ai chargé un midshipman d’aller voir s’il n’est pas caché quelque part dans les porte-haubans.

— Où est le canot du vieil Italien et de sa nièce ? demanda Cuff.

Cette question fut un éclair à la lueur duquel chacun commença à entrevoir la vérité. Il y eut un instant de silence.

— Ce canot était le long du bord, dit Griffin ; mais je n’y ai vu que Giuntotardi et la jeune fille.

— Pardon, Monsieur, dit un jeune gabier de la hune de misaine qui en descendait à l’instant ; mais pendant que j’étais là-haut, j’ai vu ce canot s’arrêter sous les grands porte-haubans de tribord, et il m’a semblé que quelque chose y tombait d’un sabord. Il fait si noir, que je n’ai pu distinguer ce que c’était, mais cela me donna de l’inquiétude, j’en parlai à notre chef de hune, et il m’ordonna de descendre sur le pont pour en faire rapport à l’officier de quart.

— Qu’on appelle Bolt, et qu’on se dépêche, dit le capitaine ; il faut que nous interrogions ce drôle.

Il est inutile de dire qu’Ithuel ne répondit point à l’appel, et qu’on le chercha inutilement partout. Il ne resta plus alors aucun doute sur la manière dont l’évasion du prisonnier avait eu lieu. On plaça un officier à bord de chacun des cinq canots qui avaient été mis à la mer, et ils partirent à la poursuite des fugitifs. En même temps la Proserpine hissa un fanal pour servir de signal de ralliement à ses embarcations.

On a déjà dit que la Proserpine, quand cet incident arriva, était à la hauteur de la pointe de Campanella, à une bonne demi-lieue marine. Le vent venait de l’est et était léger ; c’était ce qu’on appelle la brise de terre, et le bâtiment filait environ trois nœuds. Il avait le promontoire presque par le travers et présentait le cap à la passe qui sépare Capri du continent, gouvernant pour entrer dans la baie de Naples, et ayant dessein de jeter l’ancre dans le mouillage d’où il était parti la veille. La nuit était trop obscure pour qu’on pût apercevoir à une certaine distance un aussi petit objet qu’un canot, mais on voyait distinctement la masse noire de Capri s’élever dans l’air à près de deux mille pieds, et l’œil pouvait suivre avec assez de certitude la conformation de la côte de l’Italie, de l’autre côté. Tel était l’état des choses quand les cinq canots quittèrent la frégate.

Yelverton avait agi comme si un homme fût tombé à la mer, c’est à dire sans attendre aucun ordre. Ayant pris à la hâte le second gig, dont l’équipage était composé de quatre excellents rameurs, tandis qu’il tournait autour de la frégate, cherchant le fugitif à la surface de l’eau, il entrevit un canot qui se dirigeait vers la terre, et la vérité se présentant à lui sur-le-champ, il lui donna la chasse. Quand les autres canots furent prêts, les deux qui étaient en dehors du bâtiment gagnèrent le large pour faire une reconnaissance de ce côté ; mais les deux autres, entendant le bruit des avirons a bord du gig d’Yelverton, qui avait l’avance sur eux, se mirent à sa poursuite, croyant que c’était le canot des fugitifs. Telle était la situation des cinq canots au commencement d’une chasse qui fut aussi chaude qu’active.

Comme Raoul et Ithuel avaient mis le temps à profit, tandis qu’on en perdait sur la Proserpine à faire d’abord des recherches tout autour du bâtiment, ils avaient une avance de cinquante brasses au moins sur Yelverton. Leur canot n’avait été construit que pour être conduit par deux rameurs, et avec quatre bras aussi vigoureux que ceux qui le dirigeaient alors, il pouvait être regardé comme ayant un équipage complet. Il ne pouvait pourtant lutter de vitesse avec le gig, sur lequel Yelverton avait mis quatre rameurs d’élite ; et après avoir fait un mille et demi, les oreilles exercées de Raoul furent assurées que la distance qui le séparait de ses ennemis était déjà diminuée de près de moitié. Comme ses avirons étaient garnis aux dames pour éviter le bruit, il résolut de changer de route, dans l’espoir que le gig passerait en avant de lui sans l’apercevoir. Au lieu de continuer à gouverner vers la terre, il tourna donc du côté de l’ouest, la mer étant couverte de ténèbres plus épaisses dans cette direction, à cause de la proximité de Capri. Cette ruse lui réussit complètement. Yelverton suivait sa chasse avec tant d’ardeur, qu’il continua à s’avancer sur la même ligne, s’imaginant même de temps en temps entrevoir le canot en avant de lui, et il en passa à environ soixante-quinze brasses, sans se douter qu’il était si près. Raoul et Ithuel cessèrent de ramer pour laisser s’opérer ce changement de position, et le dernier soulagea son animosité en lâchant quelques sarcasmes sur la stupidité de ceux qui les poursuivaient. Aucune des embarcations anglaises n’avait ses avirons garnis, de sorte que les fugitifs entendaient le bruit non-seulement des avirons du gig, qui était alors en avant, mais aussi de ceux des deux premiers canots qui avaient suivi la même route qu’Yelverton, et qui, entendant aussi le bruit des avirons du gig, firent force de rames pour le poursuivre, s’imaginant être dans les eaux des fugitifs. Raoul laissa passer en avant ces trois canots, et quand il les jugea assez éloignés, Ithuel et lui les suivirent sans se presser, ménageant leurs forces pour les déployer au besoin.

Le gig et les deux canots qui le suivaient semblaient se disputer le prix de la course. Ceux-ci, entendant toujours le bruit des avirons du premier, et se croyant sur la piste des fugitifs, redoublaient d’efforts pour l’atteindre, et Yelverton, dont les oreilles n’étaient pas moins bonnes, se voyant à peu de distance d’autres canots de la frégate, ne négligeait rien pour s’assurer l’honneur d’avoir repris les fuyards sans l’aide de personne. Cette circonstance rendit plus facile la tâche de Raoul et d’Ithuel, qui se trouvèrent bientôt à plus d’une encâblure en arrière de ceux qui les poursuivaient.

— On croirait, Ghita, dit Raoul en riant, quoiqu’il eût la précaution de parler à voix basse, on croirait que vos anciens amis, le vice-gouverneur et le podestat, commandent les canots qui sont entre nous et le rivage, si l’on ne savait qu’ils sont en ce moment à bord de la Proserpine, discutant la question de savoir s’il existe réellement ou non sur notre planète un point qu’on appelle l’île d’Elbe.

— Ah ! Raoul, souvenez-vous des terribles quarante-huit heures que vous venez de passer, et ne songez pas à plaisanter avant que vous soyez tout à fait hors du pouvoir de vos ennemis.

— Sur ma foi ! je serai obligé d’avouer désormais que les Anglais ne sont pas sans générosité. Je ne puis nier qu’ils ne m’aient bien traité ; je voudrais presque qu’ils m’eussent montré plus de rigueur.

— Ce n’est pas un sentiment louable, Raoul ; il faut tâcher de le bannir de votre cœur.

— Accorder à un Anglais de la générosité, c’est beaucoup trop, capitaine Roule, dit Ithuel ; c’est une race féroce, et elle s’engraisse des misères humaines.

— Mais, mon bon Itouel, vous leur devez de la reconnaissance, car ils ont épargné votre dos, cette fois-ci.

— Et pourquoi ? répondit l’Américain, ne voulant accorder aux Anglais ni justice ni libéralité ; parce qu’ils manquent de bras, et qu’ils ne voulaient pas se priver des services d’un bon gabier. Si leur équipage avait été au complet, ils ne m’auraient pas laissé sur le dos assez de peau pour en couvrir la plus petite pelote à épingles. Non, non ; je ne leur dois aucun remerciement.

— Eh bien, quant à moi, je parlerai toujours bien d’un bâtiment sur lequel j’ai passé. Le capitaine Cuff m’a accueilli avec bonté, m’a bien nourri, bien logé, m’a donné un bon lit, et m’a accordé un sursis fort à temps, ma foi.

— Et votre cœur ne rend-il pas grâce à Dieu de cette dernière faveur, cher Raoul ? dit Ghita d’une voix si douce et si tendre, que le jeune corsaire se serait volontiers jeté aux genoux de la jeune fille pour l’adorer.

Cependant, après un instant de silence, il éluda la question, en reprenant le fil de ses idées.

— J’allais oublier la philosophie dit-il, ce qui n’était pourtant pas un petit régal. De par le ciel ! on aurait de bon cœur couru quelque risque pour aller à une telle école. — Brave Itouel, avez-vous compris quelque chose à la discussion qui avait lieu entre les Italiens, quand vous étiez près du sabord ?

— Je les ai entendus jargonner leur italien, et j’ai supposé qu’ils parlaient de fêtes, de saints et de jours maigres. Des hommes de bon sens ne font point tant de tapage quand ils causent de choses raisonnables.

— Eh bien, ils, parlaient de philosophie. Ils se moquaient de nous autres Français, parce que nous préférons la raison à tous leurs préjugés ; mais écoutez ce qu’ils appellent de la philosophie. — Vous auriez peine à le croire, Ghita, continua Raoul, qui avait recouvré toute sa légèreté d’esprit, et qui avait la tête encore remplie de tout ce qu’il avait entendu une heure auparavant, mais le fait est que le signor Andréa, quelque savant et quelque sensé qu’il soit, soutenait que ce n’était pas une folie de croire une philosophie qui enseigne que rien de ce que nous voyons et de ce que nous faisons n’existe réellement, mais que tout n’est qu’apparence ; en un mot, que nous vivons dans un monde imaginaire, peuplé d’êtres imaginaires ; que nous flottons sur une mer imaginaire, et que les bâtiments sur lesquels nous nous croisons le sont également.

— Et ils faisaient tant de bruit pour une pareille idée, capitaine Roule ?

— Oui, Itouel. Les hommes se querellent pour une idée absurde, pour une chimère, aussi bien que pour une chose importante et substantielle. — Ils donneront même la chasse à un canot imaginaire, comme le font en ce moment les trois embarcations qui sont en avant de nous.

— Il y en a d’autres qui nous suivent, dit Carlo Giuntotardi, qui était en ce moment plus attentif que de coutume aux objets extérieurs, et qui, par suite de son silence habituel, entendait souvent ce qui échappait aux oreilles des autres ; je viens d’entendre le bruit de leurs avirons.

Ces mots furent comme un ordre de silence, et les deux marins cessèrent même de ramer pour mieux écouter. Il ne leur resta aucun doute ; ils entendirent le bruit des avirons en arrière comme en avant, et il devint évident que d’autres canots étaient encore à leur poursuite. Les fugitifs se trouvaient ainsi, en quelque sorte, entre deux feux, et Ithuel proposa de changer de route encore une fois à angles droits, afin de laisser passer en avant ceux qui arrivaient, comme l’avaient fait les premiers. Raoul fit une objection à ce plan ; car il lui parut que les canots qui étaient en arrière se trouvaient encore assez éloignés pour lui permettre de s’échapper en gagnant le rivage. Une fois près des rochers, il serait bien difficile que les ennemis aperçussent le canot dans les ténèbres. Cependant, comme le premier désir de Raoul était de rejoindre son lougre le plus tôt possible, dès qu’il aurait mis à terre Ghita et son oncle, il ne voulait pas mettre son canot dans une situation qui laissât quelque danger à craindre. Il fut donc convenu, après une courte délibération, qu’on prendrait un moyen terme entre les deux partis proposés, en entrant dans la passe entre Capri et Campanella, dans l’espoir que les premiers canots anglais, en arrivant à ce promontoire, renonceraient à une poursuite qui n’offrait aucun espoir, et retourneraient à la frégate.

— Nous pourrons vous mettre à terre, chère Ghita, dit Raoul, à la Marina Grande de Sorrento, et de là vous n’aurez qu’une promenade à faire pour arriver à Santa-Agata.

— Ne songez pas à moi, Raoul ; mettez-moi à terre aussitôt que vous le pourrez, et rejoignez votre bâtiment. Dieu vous a délivré d’un grand danger, et vous devez tâcher d’agir comme il est évident que sa volonté l’exige. Quant à moi, je m’inquiète peu d’avoir quelques lieues à faire, pourvu que je sois convaincue que vous êtes en sûreté.

— Ange céleste ! — jamais vous ne pensez à vous ! Mais je ne vous quitterai pas de ce côté de Sorrento. Une heure ou deux pourront nous y conduire, et alors je sentirai que j’ai fait mon devoir. Une fois que vous serez à terre, nous pourrons, Ithuel et moi, établir notre petite voile, et prendre le large en passant entre les deux îles. Nous le ferons aisément avec cette bonne brise de terre, et alors quelque fusée nous apprendra la position du Feu-Follet.

Ghita fit encore des remontrances, mais elles furent inutiles : Raoul insista, et il fallut qu’elle cédât. Toute conversation cessa, et les deux marins manièrent leurs avirons avec autant de vigueur que d’activité. Ils s’arrêtaient de temps en temps pour écouter le son des rames des embarcations de la Proserpine, et il leur parut certain qu’elles se réunissaient toutes alors dans les environs de la pointe ou du cap. Le canot de Raoul avait alors par le travers l’extrémité de la terre, et il fut bientôt assez avancé dans la baie pour laisser en arrière la plupart, sinon la totalité de ceux qui le poursuivaient. Dans l’obscurité, et sans autre guide que le bruit des avirons, il y avait nécessairement quelque incertitude sur la position des canots de la frégate ; mais on pouvait à peine douter qu’ils ne fussent alors presque tous dans le voisinage immédiat de Campanella. Comme Raoul eut soin de passer à une bonne distance de cette pointe, et que ses avirons ne faisaient aucun bruit, lui et ses compagnons, après leurs dangers tout récents, se trouvaient comparativement en sûreté.

Ils continuèrent à ramer plus d’une heure, et pendant ce temps ils avançaient rapidement vers la Marina Grande de Sorrento. Après avoir passé devant Massa, Raoul n’eut plus d’inquiétudes, et il dit à Carlo Giuntotardi de présenter le cap à la terre, où la brise opposait moins de résistance, et où il était plus facile de reconnaître la position précise où l’on était. On n’eut plus aucune crainte des canots, quoique Ithuel crût de temps en temps entendre un bruit semblable à celui que produiraient des avirons imparfaitement garnis. Raoul ne fit que rire de ses appréhensions ; et pour dire la vérité, le plaisir d’être près de Ghita et de se retrouver en toute liberté, sauf celle du cœur, lui firent un peu négliger ses devoirs. Le canot continuait pourtant à avancer, quoique avec moins de vitesse ; enfin la conformation des hauteurs et l’apparition des lumières sur la plaine firent reconnaître à Ghita qu’ils approchaient de la partie de la côte sur laquelle est située la ville de Sorrento.

— Dès que mon oncle et moi nous serons débarqués à la Marina Grande, Raoul, dit Ghita, vous et l’Américain vous ne manquerez pas de vous mettre à la recherche de votre lougre, et vous me promettez de quitter ensuite cette côte ; vous me le promettez, n’est-ce pas ?

— Pourquoi demander des promesses à un homme en qui vous n’avez pas assez de confiance pour croire qu’il les exécutera ?

— Je ne mérite pas ce reproche, Raoul. Nulle promesse n’a jamais été violée entre vous et moi.

— Il n’est pas facile de violer une promesse avec une femme qui ne veut jamais en faire ni en recevoir. Je ne puis me vanter de mon exactitude à tenir des promesses dont le sujet est si frivole. Venez avec moi devant un prêtre, Ghita ; demandez-moi alors tous les serments qu’un homme a jamais faits, ou qu’il peut faire, et vous verrez si un marin sait être fidèle.

— Et à quoi bon un prêtre, Raoul ! Ne sais-je pas que vous traitez de momeries toutes les cérémonies de l’église, et que vous ne regardez pas un serment comme plus sacré pour avoir été prêté devant l’autel de Dieu, et en présence d’un de ses saints ministres ?

— Tout serment fait à vous, Ghita, est sacré à mes yeux, et il ne faut ni témoin ni lieu consacré pour le rendre plus inviolable. — Vous êtes mon autel, — mon prêtre, — mon…

— Silence ! s’écria Ghita, tremblant qu’il ne prononçât le nom de l’Être tout-puissant à qui son cœur rendait grâce en ce moment même d’avoir sauvé son amant de si grands dangers ; vous ne savez ce que vous voulez dire, et vous pourriez proférer des paroles qui me causeraient plus de peine que je ne pourrais vous l’exprimer.

— Ho, du canot ! s’écria une voix à une vingtaine de brasses entre le fugitif et la terre. Cette voix ayant le ton bref et décidé d’un homme habitué au service d’un bâtiment de guerre, il y eut un silence de quelques secondes, car Raoul et ses compagnons avaient été complètement pris au dépourvu. Mais enfin Raoul, sentant qu’il fallait répondre, s’il ne voulait que le canot étranger s’approchât bord à bord du sien, lui fit la réponse d’usage en italien.

Clinch, — car c’était lui qui, parti du Foudroyant un peu avant six heures, et retournant à la Proserpine, longeait la côte pour tâcher d’y découvrir le lougre, — grommela tout bas en voyant qu’il fallait qu’il parlât une langue étrangère, s’il voulait continuer une pareille conversation, rassembla le peu d’italien qu’il savait pour s’en servir en cette occasion ; et comme il avait croisé longtemps dans cette mer, il en savait assez pour l’objet dont il s’agissait.

— Est-ce un bateau de Massa ou de Capri ? demanda-t-il.

— Ni l’un ni l’autre, répondit Raoul, — n’osant se fier à la conscience de Carlo pour continuer une pareille conversation ; nous venons de doubler ce cap, étant partis de Santa-Agata, et portant des figues à Naples.

— Santa-Agata ? Ah ! c’est le village sur ces hauteurs. J’y ai passé une nuit moi-même chez Maria Giuntotardi.

— Qui peut être-cet homme ? murmura Ghita, ma tante ne connaît aucun étranger.

— À son accent, c’est un Anglais, répondit Raoul. J’espère qu’il ne nous demandera pas de figues pour son souper.

Clinch était bien loin de songer à des figues en ce moment ; et quand il reprit la parole, ce fut pour suivre le cours de ses pensées.

— Avez-vous vu rôdant quelque part sur cette côte un lougre ayant l’air suspect, gréé à la française et ayant un équipage français ?

— Oui, Signor, nous l’avons vu se diriger vers le nord dans le golfe de Gaëte, à l’instant ou le soleil se couchait, et il est sans doute allé jeter l’ancre sous les canons de ses compatriotes.

— Si cela est, dit Clinch en, anglais entre ses dents, il y trouvera l’eau un peu chaude ; nous avons là assez de bâtiments pour l’embarquer, le dépecer, et, dans l’espace d’un-quart, en faire un joli canot. — Et avez-vous aperçu ce soir une frégate près de la pointe de Campanella ? continua-t-il en italien ; j’entends une frégate anglaise de trente-six canons, et ayant trois huniers tout neufs ?

— Oui, Signor. Le feu que vous voyez là-bas, juste en ligne avec Capri, est un fanal attaché à son grand mât. Nous l’avons vue toute la soirée, et elle a même eu la bonté de nous prendre à la remorque pour nous aider à doubler le cap et entrer dans cette baie.

— En ce cas, vous allez me donner les renseignements que je désire. — Y a-t-il eu un homme de pendu à bord de ce bâtiment au coucher du soleil ?

Cette question fut faite avec le ton d’un homme qui y prenait tant d’intérêt, que Raoul maudit du fond du cœur celui qui la lui adressait, s’imaginant qu’il brûlait d’envie d’apprendre que l’exécution avait eu lieu. Il reconnut aussi que ce canot était celui qui avait quitté la Proserpine vers midi.

— Si cela peut vous faire plaisir, Signor, je puis vous dire que personne n’a été pendu. Un homme a été sur le point de l’être ; mais au moment de l’exécution, il a plu au capitaine de lui accorder un répit.

— À l’instant ou trois coups de canon furent tirés du côté de Naples ? demanda Clinch avec vivacité.

— Diable ! c’est peut-être cet homme qui m’a sauvé, après tout, pensa Raoul. — Oui, à l’instant où trois coups de canon furent tirés du côté de Naples, répéta Raoul ; mais je ne vois pas ce que ces coups de canon pouvaient avoir de commun avec l’exécution qui devait avoir lieu. Pouvez-vous me dire s’ils y avaient rapport ?

— S’ils y avaient rapport ? — Sur ma foi ! c’est ma propre main qui les a tirés. C’était un signal pour annoncer l’ordre de l’amiral d’accorder un sursis à ce pauvre Raoul Yvard. — Que je suis charmé d’apprendre que tous les efforts que j’ai faits pour arriver à temps près de l’amiral n’ont pas été inutiles ! — Je n’aime pas toutes ces pendaisons, monsieur l’Italien.

— Cela prouve que vous avez un bon cœur, Signor, et quelque jour vous recevrez la récompense de vos sentiments généreux. Je voudrais bien savoir le nom d’un homme si humain, afin d’en faire mention tous les jours dans mes prières.

— Qui s’imaginerait jamais que c’est le capitaine Roule qui parle ainsi ? dit tout bas Ithuel en grimaçant.

— Quant à mon nom, l’ami, ce n’est pas grand-chose. Je m’appelle Clinch[29], et c’est un mot que tout marin connaît ; mais il n’y a rien à y étalinguer, si ce n’est le pauvre titre d’aide-master. Et cela à un âge où il y a des gens qui ont le droit de hisser un pavillon ! ajouta t-il en anglais.

Il parlait ainsi avec amertume ; et après avoir dit à l’Italien supposé, buena sera, il continua sa route.

— C’est un brave homme ! s’écria Raoul dès qu’il fut à quelques brasses de distance ; et si jamais je rencontre ce M. Clinch, il verra que je n’oublie pas un pareil service. Peste ! s’il y avait cent hommes semblables dans la marine anglaise, Itouel, nous pourrions l’aimer.

— Ce sont tous des dragons de feu, capitaine Roule, et il ne faut pas se fier à un seul d’entre eux. Quant à de belles paroles, ils n’en sont pas chiches, et j’aurais pu me croire cousin de leur roi, si j’avais voulu seulement signer mon nom sur leur rôle d’équipage. Ce M. Clinch est assez bien, au total, et c’est le groog qui est son plus cruel ennemi.

— Ho ! du canot ! cria encore Clinch, qui était alors à une centaine de toises, avançant vers le cap. Raoul et Ithuel cessèrent machinalement de ramer, croyant qu’ils étaient hélés une seconde fois par l’aide-master qui avait quelque chose à leur communiquer.

— Ho ! du canot ! répéta Clinch. Répondez vite, ou vous aurez de mes nouvelles.

— Oui ! oui ! répondit une autre voix. Est-ce vous, Clinch ?

— Oui ! oui ! N’est-ce pas vous, monsieur Yelverton ? Je crois reconnaître votre voix.

— Vous ne vous trompez pas. Mais faites moins de bruit. Qui héliez-vous il y a deux ou trois minutes ?

Clinch commença à répondre ; mais comme les deux canots avançaient l’un vers l’autre, ils n’eurent plus besoin de parler très-haut pour s’entendre. Pendant ce temps, Raoul et Ithuel reposaient sur leurs avirons, n’osant presque toucher l’eau, et écoutant avec une attention qui leur permettait à peine de respirer. Ils s’aperçurent bientôt que les deux canots ne pouvaient être à plus de cent brasses de la petite yole, et Ithuel savait que c’étaient les deux meilleurs de toute l’escadre anglaise ; car Cuff et ses lieutenants avaient gagné plusieurs paris à différents officiers d’autres bâtiments sur la vitesse respective de leurs embarcations.

— Chut ! s’écria Ghita en tremblant. Ô Raoul ! ils arrivent !

Ils arrivaient réellement et avec une vitesse si rapide et un silence si profond qu’ils n’étaient guère qu’à cent brasses de la yole, quand Raoul et son compagnon prirent véritablement l’alarme, et plongèrent leurs avirons dans la mer. On pouvait entrevoir les deux canots, quoique l’ombre des côtes augmentât l’obscurité de la nuit au point de rendre indistincts les objets qui étaient même à moins de distance. Un danger si subit et si imminent éveilla toute l’ardeur qui pouvait se trouver en Carlo Giuntotardi. Il prit la barre pour gouverner, et gouverna bien, car un long séjour sur la côte le lui avait appris, et il chercha à s’avancer parmi les rochers, dans la double vue de se cacher encore davantage sous leur ombre, ou de pouvoir débarquer sur le rivage, si les circonstances l’exigeaient.

Il fut bientôt évident que les Anglais gagnaient de vitesse sur les fugitifs. Quatre avirons contre deux rendaient la partie inégale.

— Ô mon oncle ! s’écria Ghita, les mains appuyées sur sa poitrine comme pour en comprimer l’émotion ; vite ! vite ! gagnez l’arche et la caverne marine de la pointe ! C’est le seul moyen de le sauver.

La petite yole doublait en ce moment les rochers qui forment un côté de la crique profonde sur laquelle se trouve la Marina Grande de Sorrento. Carlo saisit l’idée de sa nièce, mit la barre toute à bâbord, et dit à Raoul et à Ithuel de cesser sur-le-champ de ramer.

Ceux-ci obéirent, supposant que son intention était de débarquer pour chercher un lieu de sûreté sur les hauteurs. Mais à l’instant où ils supposaient que leur canot allait toucher quelque rocher escarpé, et tandis que Raoul exprimait sa surprise qu’on choisît un tel endroit pour lieu de débarquement, la petite yole glissa sous une arche naturelle peu élevée, et entra dans un petit bassin sans faire plus de bruit qu’un fétu de paille entraîné par un courant. La minute d’après, les deux canots anglais doublèrent les rochers, l’un, longeant le rivage pour empêcher les fugitifs de gagner la terre ; l’autre, suivant une ligne parallèle plus loin de la côte, pour qu’ils ne pussent s’échapper du côté de la mer. Une minute après, ils étaient à cent toises de distance en avant, et l’on cessa de les entendre.


CHAPITRE XXV.


« Et toi surtout, esprit, qui à tout autre temple préfères le cœur droit et pur, instruis-moi ; car tu sais. »
Milton.



Le lieu où Carlo Giuntotardi s’était réfugié est bien connu sur la côte de Sorrento sous le nom de la Caverne marine, près des ruines de la maison de campagne de la reine Jeanne. Ce n’est pourtant pas une caverne, quoiqu’on y entre par une arche naturelle et basse. Le bassin en dedans est découvert, et l’on dirait une excavation artificielle pratiquée pour abriter des canots qui peuvent profiter du passage naturel pour y entrer. Quelle que soit l’origine de cette petite crique, l’art n’aurait pu créer un asile plus sûr et plus commode que celui qu’elle fournit à nos fugitifs dans un moment si critique. Une fois passé sous l’arche, le canot aurait été parfaitement caché à ceux qui le poursuivaient, sous le ciel même du midi, et personne, à moins de connaître les particularités de l’entrée, ne se serait imaginé qu’il pût y avoir un canot enterré dans les rochers de ce petit promontoire.

Ni Ghita ni son oncle ne sentirent plus aucune crainte ; mais la première annonça son intention de débarquer en cet endroit, en assurant à Raoul qu’elle trouverait très-facilement son chemin par le sentier conduisant à Santa-Agata.

L’acharnement de la poursuite qui venait d’avoir lieu, la mort à laquelle il venait d’échapper si récemment presque par miracle, joints à la nécessité dans laquelle il se trouvait de se séparer de sa maîtresse, jetaient notre héros dans une sorte, sinon de tristesse, du moins de mélancolie. Il ne pouvait demander à Ghita de partager plus longtemps ses dangers ; et cependant il sentait que, s’il lui permettait maintenant de le quitter, il en serait probablement séparé pour toujours. Il ne fit pourtant aucune objection ; et, laissant le canot sous la garde d’Ithuel, il aida Ghita à monter la rampe du bassin et se prépara à l’accompagner. Carlo était allé en avant, disant à sa nièce qu’elle le trouverait à une petite maison située sur le chemin, qu’elle connaissait aussi bien que lui.

L’obscurité de la nuit n’était pas assez grande pour rendre le chemin très-difficile, et Raoul et Ghita s’avancèrent pas lents à travers les rochers, chacun d’eux en proie au même sentiment de regret au moment de se séparer, quoiqu’ils envisageassent l’avenir sous des points de vue presque opposés. La jeune fille prit le bras de Raoul sans hésiter ; et il y avait dans le son de sa voix, comme dans toutes ses manières, une tendresse qui prouvait combien son cœur était intéressé à ce qui se passait. Mais les principes avaient toujours la première place dans ses pensées, et elle se décida à parler à cœur ouvert et sans aucune réticence.

— Raoul, dit-elle après avoir écouté quelques-unes de ces déclarations d’amour qui ne pouvaient que flatter extrêmement une jeune fille aussi affectionnée et aussi sincère, même au moment où elle sentait le plus vivement l’obligation de résister à ses instances insinuantes ; Raoul, il faut en finir. Je ne puis risquer davantage d’avoir à supporter des scènes pareilles à celles dont j’ai été témoin tout récemment, ni vous permettre de courir de semblables dangers. Il faut que nous nous entendions bien ; il faut que nous nous séparions, et le plus tôt sera le mieux et le plus sage dans notre intérêt commun. Je me reproche d’avoir permis que notre intimité ait été aussi profonde et aussi prolongée.

— Et c’est là le langage d’une ardente Italienne ! d’une jeune fille de dix-huit ans, née dans un pays où l’on dit que le cœur est encore plus chaud que le soleil ! d’une race parmi laquelle on trouve rarement une pauvre enfant qui ne soit prête à sacrifier demeure, pays, espérances, fortune, — que dis-je ? — la vie même, pour rendre heureux l’homme qui l’a choisie de préférence à tout son sexe !

— Pour moi, tout cela me semblerait bien facile, Raoul ; oui, je crois que je pourrais sacrifier tout ce que vous dites pour vous rendre heureux ! Ma demeure ? je n’en ai pas, à moins qu’on ne puisse appeler ainsi les tours du prince ; mon pays ? depuis l’événement douloureux de cette semaine, il me semble que je n’en ai plus dans ce monde ; mes espérances ? j’en ai peu dans ce monde auxquelles votre image n’ait pas été associée ; mais celles qui jadis m’étaient si précieuses sont perdues maintenant, je le crains ; quant à la fortune, vous savez que je n’en ai pas qui puisse m’engager, moi à rester, vous à me suivre ; et pour ma vie, je crois que bientôt elle n’aura plus de prix pour moi, je sens qu’elle sera misérable.

— Pourquoi donc ne pas vous décider de suite, chère Ghita, à jeter le poids de vos chagrins sur celui qui a toute la force nécessaire pour les supporter ? Les bijoux, les beaux habits n’ont pas d’importance à vos yeux, et vous prendriez un mari même sous l’humble costume d’un lazzarone, pourvu que vous fussiez sûre que le cœur est bon. Vous ne me mépriserez pas parce que je ne suis pas paré comme je pourrais l’être pour la cérémonie. Rien n’est plus facile que de trouver un autel et un prêtre parmi ces monastères, et l’heure à laquelle on dit la messe n’est pas éloignée. Accordez-moi le droit de vous réclamer comme ma femme, et je vous donnerai un rendez-vous ; j’amènerai mon lougre demain soir, et je vous conduirai en triomphe dans notre joyeuse Provence, où vous trouverez des cœurs aussi bons que le vôtre et des êtres qui vous accueilleront avec joie et qui vous appelleront leur sœur.

Raoul parlait avec chaleur, et il n’était pas possible de douter de sa sincérité, quoiqu’un air de contentement de lui-même parût sur ses traits, tandis qu’il faisait allusion à ses vêtements de lazzarone, car il connaissait tous ses avantages physiques en dépit de ce costume.

— Ne me pressez pas davantage, cher Raoul, répondit Ghita, quoique en parlant ainsi elle se rapprochât de lui sans s’en apercevoir, tandis que le son de sa voix respirait l’amour et la tristesse ; ne me pressez pas ; c’est une chose impossible. Je vous ai fait connaître l’abîme qui nous sépare : vous ne voulez pas le traverser pour venir à moi, et moi je ne puis le franchir pour arriver à vous. Il n’en fallait rien moins pour nous séparer ; mais c’est un gouffre qui paraît à mes yeux à chaque instant plus large et plus profond.

— Ah ! Ghita, vous me trompez et vous vous trompez vous-même. Si vos sentiments pour moi étaient tels que vous vous les figurez, nulle cause humaine ne pourrait nous séparer.

— Ce n’est pas une cause humaine, Raoul, c’est une cause qui est bien au-dessus de la terre et de tout ce qu’elle contient.

— En vérité ; ces prêtres sont des fléaux envoyés pour tourmenter les hommes de toutes manières. Ils nous donnent de dures leçons dans notre enfance, nous enseignent l’intolérance dans notre jeunesse, et nous rendent sots et superstitieux dans la vieillesse. Je ne m’étonne point que mes braves compatriotes les aient chassés de la France ; ils n’ont fait que dévorer comme des sauterelles, que défigurer les dons de la Providence.

— Raoul, vous parlez des ministres du ciel ! répondit Ghita avec douceur, mais avec tristesse.

— Pardonnez-moi, chère Ghita, je n’ai pas de patience quand je songe que pour une misère, après tout, je suis menacé de vous perdre. Vous prétendez m’aimer ?

— Je fais plus que de le prétendre, Raoul, c’est une profonde et, je le crains, une pénible réalité.

— Se peut-il qu’une jeune fille si franche, avec un cœur si tendre et une âme si vraie, souffre qu’un intérêt secondaire la sépare de l’homme qu’elle a choisi !

Ce n’est point un intérêt secondaire, c’est le premier, le plus cher de tous les intérêts, Raoul. Oh ! si je pouvais vous en convaincre ! — Mais la question est entre vous et Dieu ! S’il en était autrement, vous l’emporteriez sans doute.

— Pourquoi vous inquiéter ainsi de ma religion ? N’y a-t-il pas des milliers de femmes qui comptent les grains de leur chapelet et répètent leurs ave, tandis que leurs maris pensent à tout autre chose qu’au ciel ? Vous et moi nous pouvons fermer les yeux sur cette différence ; d’autres agissent ainsi, et leurs deux cœurs n’en font pourtant qu’un. Je ne vous contrarierai jamais, Ghita, dans l’exercice de votre culte.

— Ce n’est pas vous que je crains, Raoul, c’est moi-même, répondit Ghita les yeux brillants de larmes, quoiqu’elle réussît à réprimer les sanglots qui l’étouffaient. Une maison divisée contre elle-même ne peut subsister, dit-on ; comment un cœur plein de votre image pourrait-il trouver place pour l’amour qu’il doit porter à l’auteur de son existence ? Lorsque le mari ne vit que pour le monde, il est difficile que la femme pense au ciel comme elle doit.

Raoul fut profondément touché de la sensibilité de Ghita, et prêt à l’adorer pour la sincérité généreuse avec laquelle elle avouait le pouvoir qu’il avait sur son cœur ; et le ton de tendresse qu’il prit en lui répondant prouva qu’il n’était pas tout à fait indigne de l’étrange lutte qu’il avait occasionnée dans un cœur si affectueux.

— Votre Dieu ne vous abandonnera jamais, Ghita, dit-il ; vous n’avez rien à craindre ni comme ma femme ni comme celle d’un autre. Il faudrait être le dernier des hommes pour jamais penser à vous contrarier dans votre culte, ou à vous empêcher de faire ce que vous regardez comme votre devoir. J’arracherais ma langue de ma bouche avant de m’en servir pour vous faire de la peine par un reproche, un sarcasme ou un raisonnement, du moment que j’aurais senti que vous m’avez pris pour soutien.

— Ah ! Raoul, vous ne comprenez guère le cœur des femmes ! Si vous avez assez de pouvoir sur mon cœur aujourd’hui pour me disposer presque à négliger le plus sacré de mes devoirs, que deviendrait-il lorsque l’amour d’une jeune fille aurait fait place à l’affection exclusive d’une femme ! Je trouve même à présent difficile de concilier l’amour que je porte à mon Dieu avec le sentiment que vous avez fait naître dans mon cœur. Une année de mariage entraînerait plus de dangers que je ne puis vous l’exprimer par mes paroles.

— Et ainsi la crainte de perdre votre salut est plus forte que vos attachements terrestres ?

— Non, Raoul, ce n’est pas cela. Je ne suis ni égoïste ni lâche en ce qui me concerne, et je ne pense nullement au châtiment qui pourrait suivre mon mariage avec un incrédule. Ce que je redoute le plus, c’est d’apprendre à aimer mon Dieu moins que je ne sens que je l’aime maintenant, et que je dois l’aimer comme une créature de sa merci.

— Vous parlez comme si l’homme pouvait rivaliser avec l’Être que vous adorez. J’ai toujours compris que l’amour que vous portez à la Divinité et celui que nous sentons les uns pour les autres sont d’une nature bien différente. Je ne vois point comment ils seraient incompatibles.

— Rien ne peut moins se ressembler, Raoul ; cependant l’un peut nuire à l’autre, sinon le détruire complètement. Oh ! si vous vouliez seulement croire que votre Rédempteur est votre Dieu, si vous pouviez n’être qu’indifférent, au lieu de vous insurger contre lui, j’aurais encore quelque espoir ; mais je n’ose contracter un engagement éternel avec celui qui est l’ennemi déclaré de mon Dieu, de mon Sauveur.

— Je ne puis ni ne voudrais vous tromper, Ghita ; je laisse cela aux prêtres. Vous connaissez mes opinions, et il faut me prendre tel que je suis, ou me rejeter entièrement. Je parle ainsi, quoique je sente que, si vous persistez dans votre cruelle décision, le désespoir me poussera à quelque coup de tête dont le résultat sera de me mettre de nouveau à la tendre merci de ces Anglais.

— Ne parlez pas ainsi, Raoul ; soyez prudent par intérêt pour votre pays…

— En non pas pour vous, Ghita ?

— Eh bien, oui, Raoul, pour moi aussi. Je ne cherche pas à cacher combien je jouirai d’apprendre que vous êtes heureux et tranquille, et je dois même ajouter, quoique ce soit mal, puisque vous êtes notre ennemi, que vous êtes toujours victorieux. Mais voici le chemin, et là-bas la chaumière où mon oncle doit m’attendre, et il faut nous séparer. Dieu vous bénisse, Raoul ! Vous serez toujours présent dans mes prières. Ne hasardez, — non, ne hasardez plus rien pour me voir ; mais, si…

Le cœur de la jeune fille était trop plein pour qu’elle pût continuer, Raoul attendait avec le plus vif intérêt ce qui allait suivre, mais Ghita garda le silence.

— Si quoi, chère Ghita, je vous en prie ? Vous étiez sur le point de dire quelque chose pour m’encourager, je crois…

— Oh ! combien je voudrais que cela fût vrai, mon pauvre Raoul ! J’allais ajouter : Si Dieu touche jamais votre cœur, et que vous vouliez vous agenouiller devant son autel, plein de foi, et ayant à votre côté une femme prête à vous sacrifier tout, excepté son amour pour l’être qui l’a créée, cherchez Ghita : vous la trouverez telle que vous désirez.

Raoul étendit les bras pour la serrer contre son cœur ; mais Ghita, se méfiant d’elle-même, l’évita, et s’enfuit comme si elle eût craint d’être poursuivie. Le jeune homme réfléchit un instant, à demi décidé de la suivre ; mais ensuite la prudence reprit son influence, et il sentit la nécessité de chercher un lieu de sûreté, tandis qu’il faisait encore nuit. L’avenir était encore devant lui, du moins en espérance, et cette espérance le portait à croire qu’il trouverait d’autres occasions de renouveler ses instances.

Mais Raoul Yvard connaissait peu Ghita Caraccioli, malgré toute son admiration pour elle. La nature l’avait douée de toute la sensibilité d’une femme, et son cœur était plein de tendresse pour lui ; mais l’amour pour son Dieu y était gravé en caractères encore plus profonds, et qui étaient ineffaçables. Dans tout ce qu’elle disait comme dans tout ce qu’elle sentait, elle était la vérité même ; et tandis qu’aucune fausse honte ne la portait à cacher son amour, elle trouvait dans ses principes une sorte d’armure morale qui la mettait à l’épreuve de tous les assauts de ce monde.

Notre héros trouva Ithuel dormant tranquillement dans le canot. L’homme du Granit avait bien compris sa situation ; et prévoyant qu’il aurait à ramer longtemps, il s’était couché sur le banc de l’arrière de sa yole, et reposait aussi paisiblement qu’il l’eût jamais fait à bord du Feu-Follet. Raoul ne put même l’éveiller qu’avec difficulté, et Ithuel reprit l’aviron avec répugnance. Avant de descendre du haut du rocher, Raoul avait jeté un coup d’œil sur la surface de la mer, et alors il écouta avec attention pour saisir quelques sons qui auraient pu venir des canots anglais ; mais rien n’était visible dans l’obscurité, et la distance ou les précautions qu’on prenait empêchaient aucun son d’arriver à l’oreille. Convaincu qu’il n’y avait point de danger à craindre au dehors, il se décida à sortir de la baie, et, faisant un détour pour éviter ses ennemis, à s’avancer vers l’ouest dans l’espoir de trouver son lougre au large. Comme il y avait dans ce moment une forte brise de terre et que le canot était beaucoup moins chargé, il n’était guère douteux qu’il ne réussît du moins à se mettre hors de vue, longtemps avant le retour du jour.

— Ma foi, Ithuel, s’écria Raoul après avoir donné à l’Américain un troisième coup de coude, vous dormez comme un capucin payé pour dire des messes à minuit. Venez, mon cher ; maintenant il faut se mettre en route, car la mer est libre au large.

— Eh bien, on dit que la nature est un bon ouvrier, capitaine Roule, répondit Ithuel en bâillant et en se frottant les yeux ; et elle n’a jamais fait une plus jolie cachette que celle-ci. On y dort si tranquillement ! Mais je suppose qu’il est temps de faire jouer les avirons, ou nous courons risque de ne pas revoir encore la France. Poussez l’avant du canot, capitaine Roule ; voici le trou, qui est presque aussi difficile à trouver qu’il le serait de faire passer un câble par le trou d’une aiguille. Poussez vivement, et nous serons bientôt au large.

Raoul suivit ce conseil. Ithuel toucha la barre, et la petite yole glissa par l’ouverture, et sentit l’impulsion des longues lames de fond de cette superbe baie. Les deux marins regardèrent autour d’eux avec quelque inquiétude, en sortant de leur retraite ; mais l’obscurité était trop profonde pour que rien fût visible sur la surface des eaux. Le jet de flamme qui illuminait le sommet du Vésuve ressemblait à l’éclair que produit la chaleur, et aurait distinctement marqué la position de cette montagne célèbre quand même ses sombres contours n’eussent pas été visibles. On apercevait aussi les cimes des montagnes au delà et au-dessus de Castellamare, de même que toute la ligne de la côte voisine, quoiqu’on ne pût distinguer celle qui était en face que par la faible lueur de mille lumières, qu’on voyait paraître et disparaître comme des étoiles éclipsées sur l’autre côté de cette grande nappe d’eau tranquille. On ne pouvait apercevoir que bien peu de chose sur la baie elle-même, et rien absolument le long de la côte voisine, l’ombre des rochers en couvrant les bords d’une large ceinture de ténèbres.

Après avoir regardé autour d’eux une bonne minute en silence, ils commencèrent à ramer pour s’écarter de la pointe, dans l’intention de gagner le large avant d’établir leurs petites voiles. Dès qu’ils furent dans la baie, un bruit de battement de voiles à peu de distance arriva à leurs oreilles et les fit tressaillir. Un même mouvement d’instinct les porta tous deux à regarder en avant, et ils aperçurent un bâtiment entrant dans la baie, et menaçant même de couper leur route. Il serrait le vent au plus près, amures bâbord, et larguait les ris de ses voiles, dans l’espoir de doubler la pointe sans virer. S’il y réussissait, il pourrait continuer sa route jusqu’à ce qu’il fut obligé de virer sous les rochers de la ville de Sorrento.

— Peste ! murmura Raoul, c’est un pilote hardi : il aime les rochers comme s’ils étaient sa maîtresse. Restons tranquillement où nous sommes, Itouel, et laissons-le passer ; car il pourrait nous donner de l’embarras.

— Ce sera le plus sage, capitaine Roule, quoique je ne croie pas que ce soit un bâtiment anglais. — Écoutez ! Le bruit qu’il fait en fendant l’eau est exactement celui d’un couteau qui coupe une tranche de melon d’eau bien mûr.

— Mon Feu-Follet ! s’écria Raoul en se levant, et étendant les bras comme s’il eût voulu embrasser son lougre chéri ; — ils nous cherchent, Itouel ; car ils nous attendaient beaucoup plus tôt.

Le bâtiment approchait rapidement, et quand ses contours devinrent visibles, il n’y eut plus de méprise à craindre. Ses deux énormes voiles en ciseaux, sa petite voile de tape-cul, tout son gréement paraissant un ouvrage de féerie, s’offrait à la vue comme à travers un brouillard, de même que l’oiseau aux ailes rapides prend une couleur et une forme quand il sort de la profondeur du vide. Le lougre n’était plus qu’à une cinquantaine de brasses ; encore une minute, et il serait passé.

— Vive la république ! dit Raoul d’une voix distincte, sans oser lui donner toute son étendue.

Les voiles battirent encore les mâts, et l’on entendit le bruit des pieds qui couraient sur le pont du lougre, qui vint ensuite rapidement au vent, à cinquante pieds du canot. Raoul surveilla ce mouvement, et à l’instant où le lougre avait perdu son aire, il plaça sa yole bord à bord, saisit une corde, et l’instant d’après il était sur son bord.

Raoul monta sur le gaillard d’arrière de son lougre avec la fierté d’un monarque qui monte sur son trône. Certain d’avoir un bâtiment qui ne lui manquerait pas à l’heure du danger, et plein de confiance en lui-même, ce marin intrépide n’éprouva aucune inquiétude, quoiqu’il sût qu’il était entouré de puissants ennemis. L’heure et le vent étaient favorables, et nulle sensation d’alarme ne troubla le plaisir de cet heureux moment. Les explications qui eurent lieu entre lui et Pintard, son premier lieutenant, furent courtes, mais satisfaisantes. Le Feu-Follet s’était tenu à quelque distance de la terre, toutes ses voiles amenées ; et en cet état, un lougre dont la coque s’élevait si peu au-dessus de l’eau, n’était pas visible à plus de cinq à six milles. À l’expiration du délai fixé, il était entré dans le golfe de Salerne pour attendre les signaux qui devaient lui être faits sur les hauteurs de Santa-Agata. N’en ayant aperçu aucun, il avait repris le large, et avait longé la côte dans l’espoir d’apprendre quelques nouvelles de son commandant. Quoique le lougre ne pût être aperçu de ses ennemis, on avait vu de son pont les trois croiseurs anglais, et cette circonstance y avait répandu beaucoup d’inquiétudes sur le sort du capitaine et de son compagnon. Dans l’après-midi de ce dernier jour, le Feu-Follet avança au nord-ouest d’Ischia, et doubla cette île dans la soirée, comme pour aller jeter l’ancre à Baies, où il se trouvait presque toujours quelques croiseurs des puissances alliées. Mais, comme le vent venait de la terre, il laissa porter, et, passant entre Procida et Misène, il entra dans la baie de Naples environ trois heures avant d’avoir rencontré Raoul, dans l’intention d’explorer toute la côte opposée pour y chercher la petite yole sur laquelle le capitaine était parti. Pintard avait vu le fanal hissé à la corne du grand mât de la Proserpine, et il avait pensé d’abord que ce pouvait être un signal du capitaine. Pour s’en assurer, il continua la même route, jusqu’au moment où à l’aide des longues vues de nuit on découvrit un bâtiment. Il vint aussitôt au plus près du vent, et fit deux petites bordées pour doubler la pointe derrière laquelle Raoul avait trouvé un lieu de refuge, la Marina Grande de Sorrento étant un des rendez-vous qu’il avait donnés à son lieutenant dans ses dernières instructions.

Le pont du Feu-Follet offrit la scène la plus animée, et des transports de joie éclatèrent lorsque Raoul y parut si inopinément. Il réunissait toutes les qualités qui pouvaient le faire aimer de son équipage. Brave, actif, entreprenant, bon et généreux, tout son monde avait pour lui un dévouement porté à un point qui n’est pas commun, même parmi sa nation chevaleresque. La familiarité d’un capitaine avec son équipage n’a pas les mêmes inconvénients chez les Français que chez leurs voisins et leurs grands antagonistes, les Anglais ; car les premiers n’en abusent jamais, et il était naturel à notre héros de parler franchement et à cœur ouvert à tous ceux qui étaient sous ses ordres, quelque place qu’ils occupassent sur son bord. Le caractère des hommes qui devaient lui obéir n’était pas aussi grossier et aussi intraitable que celui des Anglo-Saxons, et le naturel ardent et impétueux de Raoul était précisément ce qu’il y avait de plus propre à lui assurer leur admiration et leur attachement. Aussi se pressaient-ils autour de lui en ce moment sans hésitation et sans réserve, chacun désirant lui exprimer l’inquiétude qu’il avait eue et lui faire entendre ses félicitations.

— Je vous ai laissé jouer autour du feu, mes enfants, dit Raoul, touché des preuves d’affection qu’il recevait ; mais à présent nous prendrons, j’espère, notre revanche. Il y a le long de la côte des embarcations anglaises qui sont en chasse de ma yole : nous tâcherons d’en pincer une ou deux, quand ce ne serait que pour leur apprendre qu’il existe encore un bâtiment nommé le Feu-Follet.

Une exclamation générale de joie lui répondit, et un vieux timonier, qui avait donné à son commandant ses premières leçons de navigation, se fit jour à travers la foule, et lui fit ces questions avec la liberté d’un franc marin.

— Capitaine, dit-il, avez-vous donc vu de près ces Anglais ?

— Oui, Benoît, et d’un peu plus près que je ne l’aurais voulu. Pour vous dire la vérité, la cause qui m’a empêché de vous revoir plus tôt, c’est que j’ai passe mon temps à bord de notre ancienne amie la Proserpine. Ses officiers et son équipage ne pouvaient plus se passer de ma compagnie, une fois qu’ils eurent commencé d’en jouir.

— Diable, capitaine ! — Étiez-vous donc prisonnier ?

— Quelque chose comme cela, Benoît. Du moins ils m’avaient placé sous leur vergue de misaine, les pieds sur un caillebotis, et une corde autour du cou, et à ils allaient me faire hisser en l’air comme espion, quand, fort heureusement, deux ou trois coups de canon, tirés là-bas près de Naples, leur transmirent l’ordre de Nelson de me faire reconduire sous le pont. Comme je n’avais pas de goût pour de pareils amusements, et que je désirais revoir mon cher Feu-Follet, Itouel et moi, nous trouvâmes le moyen de reprendre notre yole, et nous les quittâmes sans leur faire nos adieux ; me promettant de retourner sur leur bord pour me faire pendre quand je n’aurais plus rien de mieux à faire.

Ce récit exigeait une explication, et Raoul la fit en peu de mots ; après quoi il ordonna que chacun retournât à son poste, afin qu’on pût manœuvrer le lougre. En quelques instants on fit porter les voiles bâbord amures, comme auparavant, et le Feu-Follet se remit en route en avant, gouvernant vers les rochers.

— Je vois un feu en mouvement du côté de Capri, capitaine, dit le premier lieutenant. Je suppose que c’est à bord de quelque bâtiment ennemi. Ils sont aussi nombreux que les mouettes dans les environs de cette baie.

— Vous avez raison, Pintard, c’est la Proserpine. Elle a fait hisser ce fanal pour servir de point de ralliement à ses embarcations. Elle est trop loin sous le vent pour qu’elle puisse nous inquiéter ; et nous sommes à peu près sûrs qu’entre cette frégate et les escadres qui sont à l’ancre près de Naples, il ne se trouve aucun bâtiment que nous devions craindre. — Tous nos feux sont-ils bien cachés ? Ayez soin d’y veiller, Pintard.

— Tout est en sûreté, capitaine. Le Feu-Follet ne montre jamais son feu que pour attirer quelque ennemi dans un bourbier.

Raoul sourit, et prononça le mot bon ! avec le ton d’emphase particulier aux Français. Et comme le lougre avançait rapidement vers les rochers, il passa lui-même sur le gaillard d’avant, pour veiller à ce qu’on n’eût aucun risque à courir. Ithuel, suivant son usage, était à son côté.

La plaine de Sorrento se termine, du côté la baie, par des montagnes de tuf perpendiculaires, et de hauteurs différentes, depuis cent jusqu’à près de deux cents pieds ; celles qui sont dans le voisinage de la ville sont les plus hautes, et elles sont couvertes de villas, de couvents et d’autres habitations, dont les fondations sont quelquefois placées sur des langues de rocher à cinquante pieds au-dessous des rues adjacentes. Raoul avait souvent fréquenté cette côte pendant le court règne de la faction Rufo, et il en connaissait presque toutes les parties. Il savait que son lougre pouvait, pour la plupart du temps, s’approcher des rochers presque jusqu’à les toucher, et il était convaincu que s’il rencontrait quelque embarcation de la Proserpine, ce ne pouvait être que près du rivage. Comme le vent descendait directement dans la baie à travers la campagne, entre le Vésuve et Castellamare, il fut obligé de virer vent devant dès que le Feu-Follet fut près des rochers, où l’obscurité était la plus grande et où il était impossible de le voir. À moins d’en être très-près. Pendant l’évolution, Raoul tressaillit, en s’entendant héler tout à coup.

— Ho, de la felouque s’écria en anglais une voix partant du canot qui touchait presque à l’avant du lougre.

— Hohé ! répondit Ithuel, levant un bras pour avertir tous ceux qui l’entouraient de se taire.

— Quel est ce bâtiment ? demanda encore la voix qui parlait sur le canot.

— Une felouque envoyée par l’amiral pour chercher la Proserpine ; et ne l’ayant pas trouvée près de Capri, nous retournons au mouillage de l’escadre.

— Attendez un instant, s’il vous plaît, Monsieur ; je passerai sur votre bord, et je vous tirerai peut-être d’embarras, car il arrive que je sais quelque chose de ce bâtiment.

— Volontiers, mais dépêchez-vous, je vous prie, car nous désirons profiter de ce bon vent, tandis qu’il dure.

Il est singulier qu’on se trompe si souvent, quand l’esprit commence par prendre une fausse direction ! Ce fut ce qui arriva à l’homme qui était sur le canot. Il s’était mis dans l’idée qu’il reconnaissait les contours d’une felouque, dont il se trouve un si grand nombre dans cette mer ; et il ne se présenta pas un instant à son imagination la pensée que ce pût être précisément le lougre qu’il avait inutilement cherché. Agissant d’après l’illusion à laquelle il se livrait, il mit son canot le long du bord, et l’instant d’après il fut sur le pont de son ennemi.

— Connaissez-vous Monsieur, Ithuel ? demanda Raoul, qui s’était avancé sur le passe-avant pour le recevoir.

— C’est M. Clinch, l’aide-master de la maudite Proserpine, — celui qui nous a parlé quand nous étions sur notre yole, à la hauteur de cette pointe là-bas.

— Quoi ! s’écria Clinch, sa voix laissant suffisamment voir son alarme, suis-je donc tombé entre les mains de Français ?

— Oui, Monsieur, répondit Raoul en le saluant poliment, mais non entre les mains d’ennemis. — Vous êtes à bord du Feu-Follet, et vous voyez Raoul Yvard.

— En ce cas, adieu, Jane, adieu pour toujours. J’ai passé une heureuse journée, quoique je n’aie pas manqué de besogne, car je commençais à me flatter qu’il y avait quelque chance en ma faveur. Un homme ne peut voir Nelson sans prendre courage et désirer de devenir quelque chose comme lui. Mais ce n’est pas dans une prison qu’on obtient de l’avancement.

— Entrons dans ma chambre, Monsieur ; nous pourrons y causer plus à l’aise, et nous y aurons de la lumière.

Clinch était au désespoir. Peu lui importait où on le conduirait. Il entra dans la chambre du capitaine et s’y assit, les yeux égarés. Une bouteille d’eau-de-vie était sur une table, et il y jeta un coup d’œil avec l’air de férocité qu’on peut supposer à un loup affamé qui regarde un agneau avant de sauter dans le parc.

— Reconnaissez-vous Monsieur Itouel ? demanda Raoul, la chambre étant éclairée par une lampe. Êtes-vous sûr que c’est lui qui a montré tant de satisfaction en apprenant que le prisonnier n’avait pas été pendu ?

— C’est lui-même, capitaine, — un brave homme d’officier au fond, et qui n’a jamais fait de mal à personne qu’à lui-même. On disait à bord de la frégate qu’il était allé à Naples pour vous rendre service.

— Bien ! — Il y a longtemps que vous êtes sur votre canot, monsieur Clinch. Vous souperez ici, vous boirez un verre de vin, et vous serez libre ensuite de vous embarquer dans votre canot et d’aller rejoindre votre frégate.

Clinch ouvrit de grands yeux, comme s’il n’eût pu croire ce qu’il entendait. Enfin, la vérité se présenta à son esprit, et il fondit en larmes. Sa sensibilité avait été mise à l’épreuve pendant toute cette journée. L’espérance avait fait briller à ses yeux une perspective de bonheur dans l’avenir, par suite de la confiance que son capitaine lui avait de nouveau témoignée, et des avis qu’il en avait reçus. Il avait parfaitement réussi dans la mission qui lui avait été donnée, et c’était en tâchant de faire encore mieux qu’il était tombé entre les mains des ennemis de son pays. Cet instant avait suffi pour faire écrouler et ruiner de fond en comble tous les châteaux en Espagne que son imagination avait construits avec tant de plaisir. Cependant l’air de bonté de Raoul, les explications qu’il avait demandées à Ithuel, et les paroles qu’il venait de lui adresser, avaient déchargé sa poitrine du poids d’une montagne ; et cette réaction subite dans ses sensations l’avait privé de toutes ses forces morales. Personne n’est assez dégradé pour ne pas conserver quelque étincelle du feu divin qui unit l’esprit à la matière. Clinch avait encore le sentiment intime qu’il était en état d’être autre chose que ce qu’il était, et il éprouvait des moments d’angoisse insupportable quand l’image de Jane, tendre, patiente et fidèle, se présentait à son imagination et semblait lui reprocher un penchant honteux dont il rougissait lui-même.

Il est vrai qu’elle ne lui faisait jamais de semblables reproches. Elle en était si loin, qu’elle refusait même de croire les rapports que lui faisaient les gens qu’elle regardait comme les ennemis de Clinch, et dont les médisances lui paraissaient des calomnies. Mais Clinch ne pouvait pas toujours imposer silence à la voix de sa conscience, et il se sentait souvent humilié en songeant avec combien plus de fermeté que lui Jane supportait le fardeau d’une si longue attente. Sa dernière conversation avec Cuff avait réveillé tout ce qui restait en lui d’ambition et de respect pour lui-même, et il avait quitté sa frégate le matin même, avec la résolution bien prononcée de se corriger, et de faire avec persévérance les plus grands efforts pour obtenir une commission, et par suite la main de Jane. La fin de la même journée le vit prisonnier, et ce fut un moment de profond désespoir ; mais la générosité de Raoul Yvard fit reparaître à ses yeux dans l’avenir une nouvelle perspective de bonheur.


CHAPITRE XXVI.


« Bien des songes planèrent sur le bâtiment une heure avant sa mort ; et la vue qu’ils offraient du pays natal arracha des soupirs au dormeur. »
Wilson.



Raoul eut bientôt pris son parti sur ce qu’il avait à faire. Tandis qu’il consolait Clinch, il avait chargé Pintard, son premier lieutenant, de chercher le second canot ; mais quelques minutes de recherches sous les rochers convainquirent bientôt celui-ci qu’il était impossible de le trouver, et il revint en faire rapport à son commandant. D’une autre part, toute l’adresse d’Ithuel ne put réussira obtenir la moindre information des canotiers de l’embarcation capturée ; car il existait à bord de la Proserpine aussi bien qu’à bord du Feu-Follet un esprit de corps incapable de céder aux menaces ou à la corruption. L’Américain fut donc obligé de renoncer à des efforts infructueux ; mais il ne manqua pas d’attribuer le refus des canotiers de trahir leurs compagnons, à l’obstination anglaise, plutôt qu’à aucun motif honorable. Il faut pourtant avouer que cette disposition à imputer les motifs les plus blâmables à la conduite de ceux qu’il haïssait n’était pas particulière à l’Américain ni à son pays, et il est plus que probable qu’il n’aurait pas été lui-même jugé plus favorablement à bord de la frégate anglaise dans des circonstances semblables.

Convaincu enfin que l’autre canot lui avait échappé, et sentant la nécessité de sortir de la baie avant la fin de la nuit, Raoul donna, un peu à contre-cœur, l’ordre d’arriver vent arrière et de placer les voiles en ciseaux. Le léger esquif s’était alors avancé au vent assez loin pour se trouver sous les nobles rochers qui séparent la plaine de Sorrento des côtes de Vico ; promontoire escarpé qui oppose à la mer un mur perpendiculaire d’environ mille pieds de hauteur. Là le Feu-Follet sentit toute la force du vent de terre, et lorsque la barre eut été mise au vent, et les écoutes filées, un oiseau tournant sur ses ailes n’aurait pu déployer plus de grâce ni presque plus d’agilité que ce léger bâtiment n’en montra en virant. Raoul fit route alors de pointe en pointe, afin de ne pas risquer d’être surpris par un calme dans les criques et les baies qui dentèlent cette côte. Il passa ainsi devant la baie de Sorrento au lieu d’y entrer, et par conséquent il laissa Yelverton, qui avait abordé à la Marina, hors de la ligne de sa route.

La marche du lougre était si rapide, qu’au bout d’un quart d’heure Raoul et Ithuel, qui avaient repris leur poste sur le gaillard d’avant, revirent la pointe sous laquelle ils avaient été cachés si peu de temps auparavant, et ils firent mettre la barre à bâbord afin de s’en écarter. Les rochers et les criques, les baies et les villages, disparurent l’un après l’autre, et ils arrivèrent enfin à la passe entre Capri et Campanella. En longeant la côte de cette manière, leur intention avait été de capturer les canots anglais qui pourraient se trouver sur leur route ; car quoique Raoul eût résolu de rendre la liberté à son prisonnier, il avait le plus grand désir de s’assurer de quelque autre officier de la Proserpine ; mais il ne rencontra pas même un bateau, et quand une fois il fut au large, il ne put conserver aucun espoir de réussir dans ce projet.

Comme le Feu-Follet se trouvait alors à une proximité dangereuse des croiseurs ennemis, les circonstances exigeaient que Raoul prît un parti décisif. Heureusement, il connaissait la position des bâtiments anglais, circonstance qui diminuait certainement le danger ; mais il aurait été imprudent de rester longtemps à une lieue de leur mouillage, au risque de voir tomber la brise de terre. Jusqu’alors l’obscurité de la nuit et l’ombre des côtes avaient caché le bâtiment corsaire, et son commandant résolut, sinon littéralement de faire son foin pendant que le soleil brillait, du moins de profiter de l’absence de cet astre. Dans cette vue, il fit mettre en panne, le canot de Clinch étant amarré au passe-avant sous le vent, et il ordonna qu’on amenât les canotiers prisonniers sur le pont, et l’aide-master sur le gaillard d’arrière.

— C’est ici que je dois perdre le plaisir de votre compagnie, monsieur Clinch, dit Raoul avec une politesse qu’on pourrait appeler nationale : nous sommes aussi près de votre belle Proserpine que notre sûreté le permet, et nous désirons revoir notre belle France. Le vent est favorable pour nous conduire sur ses côtes, et en deux heures nous serions hors de vue, quand même il ferait jour. Vous aurez la complaisance de présenter mes compliments à M. Cuff. — oui, parbleu, et à ses braves Italiens qui ont tant d’amitié pour sir Smit. — Quant à vous, touchez là !

Raoul souriait en parlant ainsi, car, se jugeant en sûreté, son cœur était soulagé d’un grand poids, et son imagination lui rappelait des souvenirs plaisants. Quant à Clinch, ce discours était du grec pour lui, si ce n’est qu’il comprît qu’il allait être mis en liberté, et que l’intention des Français était de s’éloigner des côtes de l’Italie. Cette dernière circonstances lui fit plaisir, quoiqu’il eût donné bien des choses, quelques heures auparavant, pour savoir où trouver le lougre. Mais la générosité de Raoul avait opéré une révolution dans ses sentiments, et rien en ce moment n’était plus éloigné de ses désirs que d’être encore employé contre ce célèbre corsaire. Cependant il avait des devoirs à remplir envers la marine anglaise dont il faisait partie, envers Jane et envers lui-même.

— Capitaine Yvard, lui dit-il en serrant la main que celui-ci lui présentait, je n’oublierai jamais votre bonté, et je l’éprouve dans un moment très-heureux pour moi. Mon bonheur en ce monde — peut-être dans le monde à venir… — une exclamation : bah ! échappa involontairement à Raoul — dépendait de la liberté que vous me rendez. Je crois pourtant qu’il est juste de vous dire toute la vérité : — je dois faire tout ce qui dépendra de moi pour contribuer à la prise ou à la destruction de votre lougre, comme de tout autre bâtiment ennemi, aussitôt que je serai redevenu mon maître.

— Bon ! j’aime votre franchise autant que votre humanité, monsieur Clinch. Quand un Anglais m’attaque, je compte toujours trouver un brave ennemi ; et si c’est vous un jour, je sais que je n’y compterai pas en vain.

— Il sera de mon devoir, capitaine Yvard, de faire rapport au capitaine Cuff de l’endroit où j’ai trouvé votre lougre, de celui où je l’ai laissé, et de la route que je crois que vous suivez. S’il me fait des questions sur votre armement, votre équipage et autres détails de ce genre, je devrai lui répondre avec vérité.

— Mon cher, vous êtes un brave et honnête homme. Je voudrais qu’il fût midi, pour que vous puissiez voir mon petit lougre en plein jour, car c’est une coquette qui est assez jolie pour ne pas avoir besoin de se couvrir le visage d’un voile. Dites à votre capitaine tout ce que vous savez, et si M. Cuff a envie de faire attaquer encore une fois mon Feu-Follet, montez sur le premier canot ; nous serons toujours charmés de revoir M. Clinch. — Quant à la route que nous comptons suivre, vous voyez que nous avons le cap tourné vers la belle France. Il y a de quoi faire une belle chasse. Adieu, mon cher Clinch, au revoir.

Tous les officiers serrèrent la main de Clinch, qui leur fit de nouveau, et avec émotion, ses remerciements de la manière libérale dont il était traité. Il suivit aussi ses canotiers dans son gig, et se dirigea vers le fanal qui brûlait encore à bord de la Proserpine. Le Feu-Follet mit le vent dans ses voiles en même temps, et disparut aux yeux de Clinch dans l’obscurité, tandis qu’il gouvernait vers l’ouest, comme s’il eût voulu traverser le détroit de Bonifacio pour se diriger vers la France.

Mais, dans le fait, Raoul n’avait pas cette intention. Sa croisière n’était pas finie ; et, quoique entouré d’ennemis, sa position n’était pas sans attraits pour un homme de son caractère. Pas plus tard que la veille du jour où il était entré dans la haie de Naples sous le costume d’un lazzarone, il avait capturé un transport chargé d’approvisionnements pour l’escadre anglaise, et l’avait envoyé à Marseille ; il savait qu’on en attendait un autre à chaque instant, et c’était une excuse aux yeux de son équipage pour ne pas s’éloigner encore de la baie. Les ressources qu’il fallait trouver en ayant toujours, pour ainsi dire, à courir la bouline ; le plaisir de prouver l’allure supérieure de son lougre ; les occasions de se distinguer et tous les autres motifs tirés de sa profession, n’étaient rien auprès du sentiment qui l’attirait vers Ghita. Il commençait aussi à se mêler à son amour une sensation voisine du désespoir. Quoique la jeune Italienne lui montrât constamment tant de douceur et même de tendresse, elle lui avait toujours tenu le même langage, et s’était montrée particulièrement ferme dans ses principes. Dans leurs conversations récentes — et nous n’avons pas cru nécessaire de les rapporter toutes — Ghita lui avait exprimé sa répugnance à unir son destin à celui d’un homme dont le Dieu n’était pas son Dieu, avec une force et une netteté qui ne permettaient pas de douter qu’elle ne parlât très-sérieusement, et que ses actions ne dussent être d’accord avec ses paroles. Ce qui achevait de démontrer clairement sa résolution, c’était la manière ingénue avec laquelle elle avouait toujours sans hésiter, qu’elle avait donné toute son affection à Raoul, et qui ne laissait aucun prétexte pour supposer que ses discours n’étaient qu’un jeu. L’entretien qu’il venait d’avoir cette nuit avec elle, pesait sur le cœur du jeune Français, et il lui était impossible de s’armer d’assez de résolution pour consentir à se séparer d’elle, — peut-être pour plusieurs mois, — après une apparence de rupture entre eux.

Dès qu’on fut certain que le lougre était assez loin pour ne pouvoir plus être vu de Clinch, on remit au plus près, bâbord amures, et le cap fut tourné vers les ruines célèbres de Pestum, sur la côte orientale de la baie de Salerne. Un marin accoutumé à l’Océan aurait cru qu’il n’y avait pas assez de vent pour donner, même à un bâtiment si léger, le degré de vitesse avec laquelle il semblait glisser sur l’eau ; mais la brise de terre était chargée de l’humidité de la nuit ; la même cause avait tendu la toile des voiles, et la force motrice avait presque doublé. Le Feu-Follet vira, vent devant, à huit grands milles de l’endroit où il avait changé de route, et assez au vent pour pouvoir avancer en ligne directe vers les rochers situés derrière le village de Santa-Agata, résidence de Ghita en ce moment. Raoul avait un double motif pour agir ainsi. Des bâtiments anglais passaient constamment entre la Sicile, Malte et Naples, et comme ceux qui marchaient au nord s’approchaient naturellement de la terre en cet endroit, sa position pouvait lui fournir les moyens de faire une bonne prise au retour du jour, s’il apercevait au large quelque bâtiment qui lui convînt. D’une autre part, il pourrait recevoir un signal de Ghita, signal qui serait bien cher à son cœur. Qui savait même si son inquiétude et son affection ne l’amèneraient pas sur le bord de l’eau ? Et, en ce cas, une autre entrevue avec elle ne serait pas impossible. Telle est la force de la passion, et Raoul y céda, comme l’aurait fait un homme plus faible et moins résolu, le héros soumis à son influence ne valant guère mieux que l’homme jeté dans le moule le plus ordinaire.

Les deux ou trois dernières journées avaient été des heures d’inquiétude et de fatigue pour les officiers et l’équipage du lougre, aussi bien que pour leur capitaine, et tout ce qui se trouvait à bord du Feu-Follet commençait à sentir l’impérieux besoin de dormir. Ithuel était dans son hamac depuis une heure, et Raoul pensait alors sérieusement à suivre son exemple. Ayant donné ses instructions à son troisième lieutenant, qui était de quart sur le pont, notre héros descendit dans sa chambre, et au bout de quelques minutes son esprit avait également oublié ses craintes et ses espérances.

Tout semblait favoriser le lougre et les projets de son commandant. Le vent tomba graduellement, et bientôt le sillage devint si faible, que c’est tout juste si le bâtiment gouvernait, ne laissant après lui que cette sorte de gonflement régulier qui agite toujours le fond de l’Océan, comme la respiration comprimée de quelque animal gigantesque. Le matin parut plus sombre ; mais la surface du golfe était lisse et tranquille, et rien n’annonçait un motif pressant de vigilance et d’attention.

Il y a des moments de léthargie dans la vie d’un marin. Des jours de travail pénible amènent des nuits ou le besoin du sommeil se fait sentir ; et le repos de toute la nature est une invitation pressante à imiter son exemple. Le son même de l’eau qui s’élève et retombe en frappant contre le côté d’un bâtiment, produit le même effet que la chanson de la nourrice pour endormir un enfant. La réaction qui suit la cessation des travaux de la journée détruit toute disposition à chanter, à plaisanter, à causer ; et l’esprit, comme le corps, ne sent plus que le besoin du repos. Dans de pareilles circonstances, il n’est donc pas étonnant que la bordée qui était de quart à bord du Feu-Follet se soit laissée aller à satisfaire un besoin si naturel. On permet aux matelots de sommeiller en de pareils moments, pourvu que quelques-uns restent sur le qui-vive ; mais le devoir même, quand il n’est pas soutenu par la nécessité, finit par paraître difficile et pénible. Les têtes des vigies tombèrent l’une après l’autre sur leur poitrine, et le jeune lieutenant, qui était assis sur le coffret d’armes, après avoir inutilement combattu, perdit le sentiment de sa situation présente, et rêva de la Provence ; de sa mère et de son premier amour. Le marin qui tenait la barre avait seul les yeux ouverts, et était maître de toutes ses facultés. C’est un poste qui exige une vigilance constante ; et il arrive quelquefois, sur les bâtiments où la rigide discipline d’un service régulier n’est pas observée, que les autres comptent tellement sur lui, qu’ils oublient leur propre devoir, dans la parfaite conviction que l’homme qui est à la roue s’acquittera du sien.

Telle était, en ce moment, la situation des choses à bord du Feu-Follet. Un des meilleurs marins du lougre était à la roue du gouvernail, et tous les autres étaient sûrs qu’il n’y aurait pas la moindre variation, que pas un changement à faire à la voilure ne deviendrait nécessaire, sans qu’Antoine fût prêt à les en avertir. D’ailleurs, chaque jour ressemblait tellement à la veille dans cette saison tranquille de l’année et sur cette belle mer, que tous ceux qui étaient à bord connaissaient les changements réguliers qui avaient lieu à certaines heures de la journée. — Le matin, le vent du sud ; — l’après-midi, le zéphyr ; — le soir, la brise de terre, — arrivaient avec la même exactitude que le lever et le coucher du soleil. Nul danger ne paraissait à craindre, et personne ne songea à résister à un assoupissement que le besoin de repos rendit bientôt général.

Il faut pourtant en excepter Antoine ; ses cheveux étaient gris, et le sommeil n’était plus un besoin si impérieux pour lui. Il se faisait un point d’honneur de ne jamais apporter la moindre négligence dans les devoirs de sa profession ; de longues années l’avaient fait profiter des leçons de l’expérience, et l’habitude des dangers avait donné à son ouïe et à sa vue un degré de plus d’intensité. Bien des fois il tourna les yeux du côté de Campanella pour s’assurer si quelque signe pourrait lui faire découvrir la présence de l’ennemi dans les environs ; mais l’obscurité ne lui permit de distinguer que les sombres contours d’une côte élevée et bordée de rochers. Quand ses regards s’arrêtaient sur le pont, il voyait que tout dépendait de ses soins et de sa vigilance ; mais un coup d’œil jeté, d’abord sur la voilure, et ensuite du côté du vent, lui inspira une entière sécurité. Pour charmer son isolement, il se mit à chanter à demi-voix une chanson des troubadours de son pays, qu’il avait apprise dans sa jeunesse. Ce fut ainsi qu’il passa son temps jusqu’au moment où il vit paraître, au-dessus des montagnes qui sont du côté d’Éboli, ces belles teintes qui annoncent le lever de l’aurore ; et il n’en fut pas fâché, car il venait précisément d’entendre un bruit qui l’inquiétait.

— Hé ! — Hé ! mon lieutenant ! dit Antoine à voix basse, de peur que ses compagnons, s’éveillant s’il parlait plus haut, ne s’aperçussent que l’officier de quart s’était endormi aussi bien qu’eux ; — c’est moi, mon lieutenant ; c’est Antoine.

— Eh ! — Oh ! — Quoi ! — C’est vous, Antoine ? Eh bien ! que me voulez-vous ?

— J’entends un bruit qui ne me plaît pas, mon lieutenant ; je crois que c’est celui du ressac. — Écoutez ! — n’est-ce pas l’eau qui frappe contre les rochers de la côte ?

— Le ressac ? Non. Nous sommes à un mille de la terre ; cette côte n’a point de bas-fonds, et le capitaine nous a dit de la longer avant de mettre en panne ou de l’appeler. — Que de chemin a fait ce petit sorcier pendant notre quart, Antoine ! Nous ne sommes plus qu’à une portée de mousquet des hauteurs, et nous n’avons pas eu ce qu’on peut appeler du vent.

— Pardon, mon lieutenant, mais je n’aime pas ce bruit de ressac. — il vient de plus près que la côte. — Voudriez-vous avoir la bonté d’aller sur le gaillard d’avant, et jeter un coup d’œil en avant de nous ? on commence à pouvoir distinguer à peu près les objets.

Le jeune homme bâilla, étendit les bras, et se mit en marche vers l’avant, tant pour se dégourdir les jambes, que pour calmer les inquiétudes d’un vieux marin dont il respectait l’expérience. Cependant son pas n’avait pas son élasticité ordinaire, et il fut près d’une minute avant d’arriver près des bittes de bossoir ; mais, dès qu’il y fut, il leva les bras vers le ciel, comme par un mouvement de frénésie, et s’écria d’une voix qui fut entendue dans toutes les parties du lougre :

— La barre au vent, — la barre au vent, Antoine ! — Mollissez les écoutes, mes enfants !

Le Feu-Follet s’éleva en ce moment sur une grosse lame de fond, et retomba l’instant d’après avec un choc semblable à celui qu’on éprouve quand on a fait un saut et qu’on tombe moins bas qu’on ne s’y attendait. Il resta fixé sur un lit de rochers, et aussi incapable de mouvement que les pierres qui l’entouraient, pierres qui avaient bravé les vagues de la Méditerranée depuis près de trois mille ans. En un mot, le lougre avait touché sur un de ces îlots célèbres, situés sous les hauteurs de Santa-Agata, et connus sous le nom d’îles des Sirènes, dont a parlé le plus ancien des poètes profanes, Homère. À peine ce choc s’était-il fait sentir, que Raoul parut sur le pont ; il y fut suivi presque au même instant par tout ce qui était doué de vie sur le bâtiment, et l’on n’y vit plus qu’une scène d’alarme et d’activité, mais sans confusion.

C’est dans un pareil moment qu’on peut juger des qualités et des ressources d’un capitaine. De tous ceux qui l’entouraient, Raoul fut celui qui montra le plus de calme et de sang-froid ; — le seul qui conserva assez de présence d’esprit pour donner les ordres nécessaires. — Il ne fit pas d’exclamations inutiles, il n’adressa à personne un mot de reproche, il ne jeta même pas un regard de mécontentement sur aucun de ceux qui avaient été de quart. Le malheur était arrivé, il ne songea qu’à y remédier, s’il était possible, remettant à un autre moment l’intérêt de la discipline et la distribution des châtiments.

— Il est ancré aussi solidement qu’une cathédrale, lieutenant, dit-il tranquillement au jeune officier dont la négligence avait causé tout le mal. Je ne vois pas à quoi peuvent servir toutes ces voiles ; amenez-les toutes sur-le-champ ; elles pourraient porter le bâtiment plus avant sur les rochers, s’il arrivait qu’il se relevât.

Le jeune homme obéit, toutes les libres et tous les nerfs de son corps agités par le souvenir de sa faute. Se rendant ensuite sur l’arrière, il jeta un coup d’œil sur la position désespérée du lougre, et, avec cette impétuosité qui caractérise sa nation, il se précipita dans la mer, et ne reparut plus sur la surface de l’eau. On fit sur-le-champ rapport à Raoul de ce triste suicide.

— S’il eût pris ce parti une heure plus tôt, répondit-il, le Feu-Follet ne serait pas en ce moment fixé sur ces rochers, comme un bâtiment en radoub. — Mais courage, mes enfants ! voyons s’il ne nous est pas encore possible de sauver notre beau lougre.

S’il y avait du stoïcisme et de l’amertume dans cette réponse, elle ne provenait pas du moins d’une froide cruauté. Après Ghita, son lougre était pour Raoul ce qu’il aimait le mieux au monde, et la faute de l’avoir laissé échouer pendant un calme paraissait à ses yeux devoir être placée parmi les péchés impardonnables. Ce n’était pourtant pas un événement très-rare. Les bâtiments, comme les hommes, font souvent naufrage par excès de confiance ; et la côte de l’Amérique, une de celles du monde entier dont un marin prudent peut s’approcher avec le plus de sûreté, à cause de la régularité de ses sondes, pourrait raconter l’histoire de bien des désastres semblables, arrivés uniquement parce qu’on ne voyait aucun signe de danger. Raoul ne se serait point pardonné une telle négligence, et ce que l’amour-propre ne nous porte point à excuser, la philanthropie le pardonne rarement.

On sonda les pompes, et l’on reconnut que le lougre s’était échoué si doucement, que les coutures du bâtiment ne s’étaient pas ouvertes. Cette circonstance laissait quelque espoir de le sauver, et Raoul ne négligea aucun des moyens qui pouvaient y contribuer. Le soleil commençant alors à paraître à l’horizon, il aperçut une felouque venant de Salerne vent arrière, si l’on peut appeler vent le peu qui restait encore de la brise de la nuit, et il fit partir Ithuel sur une embarcation bien armée, avec ordre de s’en emparer et de l’amener près des rochers. Il prit cette mesure dans le double dessein de faire servir la prise, s’il était possible, à dégager son lougre retenu entre les rochers, ou, pour dernière ressource, d’y passer avec tout son équipage pour retourner en France. Il n’expliqua pourtant ses motifs à personne, et personne ne prit la liberté de les lui demander. Raoul était strictement alors un commandant agissant dans une occasion désespérée. Il réussit même à enchaîner la volubilité naturelle de ses compatriotes, et à y substituer cette attention profonde et silencieuse, fruit de la discipline par suite de laquelle il avait obtenu des succès si extraordinaires dans ses entreprises. C’est à ce manque de silence et d’attention qu’on peut attribuer tant de revers qu’a incontestablement essuyés sur mer un peuple aussi entreprenant que brave ; et ceux qui lui veulent du bien apprendront avec plaisir que ce mal a été réparé en grande partie.

Dès que l’embarcation fut partie pour aller attaquer la felouque, Raoul fit mettre sa yole à la mer, et commença à sonder lui-même tout autour du lougre. Les rochers des Sirènes, comme on appelle encore aujourd’hui ces îlots, s’élèvent assez au-dessus de la surface de la mer pour être visibles à quelque distance, quoique, placés en alignement avec la côte, il n’eût pas été très-facile de les apercevoir à l’heure ou le Feu-Follet toucha, quand même l’officier et les hommes qui étaient de quart en ce moment eussent été attentifs à leur devoir au lieu de dormir. Le lever du soleil permit bientôt aux Français de s’assurer positivement de leur situation, et de reconnaître l’étendue de leur danger. Le lougre avait été soulevé par une lame de fond plus forte que de coutume, et était retombé dans l’interstice de deux pointes de rocher. L’eau était assez profonde tout autour, mais on ne pouvait songer à le remettre à flot sans l’alléger. Tant qu’il n’y aurait pas de vent et que la mer serait calme, le lougre paraissait assez en sûreté ; mais si une nouvelle lame venait à le soulever et qu’il retombât sur les rochers, il serait inévitablement brisé. Il ne fallut pas plus de cinq minutes à Raoul pour être bien assuré de tous ces faits, et il s’applaudit d’avoir fait partir Ithuel si promptement pour se rendre maître de la felouque. Il alla ensuite reconnaître les rochers pour voir quelle facilité ils pourraient donner pour alléger le bâtiment. Quelques-uns sortaient de l’eau suffisamment pour que les objets qu’on y déposerait pussent être à sec ; mais il est difficile en tout temps de s’approcher des rochers qui sont entourés d’eau de tous les côtés, attendu que la mer haussant et baissant, même pendant les calmes, éprouve souvent de grandes variations dans l’élévation de sa surface. Cependant les Français reconnurent en cette occasion que l’eau conservait son niveau mieux que de coutume, et qu’il était possible d’établir des dépôts sur différents points.

Raoul donna ordre qu’on se mît sur-le-champ sérieusement à l’ouvrage. Le lougre avait quatre embarcations, une chaloupe ou launch, un grand canot, une yole et un petit canot nommé jolly-boat. Ithuel était parti dans le grand canot avec un fort équipage, et l’on se servit des trois autres pour décharger le lougre. Raoul avait vu en un instant que ce n’était pas le moment de prendre des demi-mesures, et qu’il fallait faire de grands sacrifices ; sauver son bâtiment et son équipage était les deux grands objets qu’il avait en vue. Tous les ordres qu’il donna furent donc dirigés vers ce double but. On vida l’eau des pièces dans la cale en les défonçant, et l’on fit jouer les pompes le plus tôt possible. Des provisions de toute espèce furent jetées à la mer, car Raoul en avait trouvé beaucoup à bord de sa dernière prise, y et le Feu-Follet tirait même depuis ce temps plus d’eau qu’il n’en fallait pour sa meilleure allure. En un mot, tout ce dont on pouvait se passer fut jeté à la mer, et l’on ne garda que les approvisionnements nécessaires pour arriver en Corse, où le capitaine avait dessein de se rendre dès qu’il aurait remis son bâtiment à flot.

La Méditerranée n’a pas de marées régulières, quoique son eau monte et descende à certains intervalles d’une manière sensible, mais irrégulièrement, soit par suite des vents, soit par l’influence des mers voisines. Cette circonstance prévenait le danger que le Feu-Follet ne fût jeté à la côte par la haute marée ; mais d’une autre part, elle privait les marins de l’avantage de pouvoir profiter du flot. La mer laissa donc le lougre dans la position où l’accident l’avait placé, et les marins ne purent compter que sur leurs efforts pour l’en tirer.

En ce moment critique, Raoul fit tout ce qu’exigeait la responsabilité dont il était chargé. Une heure de travail actif, bien dirigé et continué avec persévérance, apporta un changement matériel à l’état des choses. Le nombre des travailleurs était grand, comparativement à la petitesse du bâtiment qu’il s’agissait d’alléger ; et au bout du temps dont nous venons de parler, un officier fit rapport au capitaine que les lames du fond commençaient soulever le bâtiment, qu’il ne tarderait pas à talonner, et que, dans ce cas, il ne pouvait manquer d’être défoncé. C’était un motif pour ne pas décharger davantage le lougre, et pour achever les préparatifs qu’on avait commencés pour le relever, car il n’aurait pas été prudent de différer cette mesure après que la diminution du poids permettait de la prendre. La chaloupe qui avait été mouiller une ancre au large revenait à bord avec le bout du câble ; mais, par un aussi grand fond, le succès de cette manœuvre était bien douteux, et il était à craindre que le câble appelant presque à pic, l’ancre ne pût tenir et ne chassât en virant sur le câble.

À l’exception de cette difficulté, tout paraissait propice en ce moment. Le vent était tout à fait tombé ; la brise du sud n’avait duré que très-peu de temps, et nulle autre n’y avait succédé. La mer n’était certainement pas plus agitée qu’elle ne l’avait été depuis le commencement de la matinée, et c’était presque un calme plat. Rien n’était en vue que la felouque, et non-seulement elle était en la possession d’Ithuel, mais elle n’était qu’à un demi-mille des rochers, et chaque minute l’en rapprochait encore. Encore dix minutes, et elle serait près du lougre. Raoul s’était assuré qu’il y avait assez d’eau autour du Feu-Follet pour permettre à un bâtiment comme sa prise d’y toucher, et il y avait sur le pont un grand nombre d’objets prêts à être transportés à bord de la felouque, avant qu’on commençât à s’occuper de retirer le lougre. Plusieurs rochers avaient aussi été couverts de tonneaux, de caisses, de cordages, de lest, et de tout ce qu’on avait pu y porter, — à l’exception des armes et des munitions ; car Raoul les conservait avec un soin religieux, étant secrètement bien décidé à se défendre jusqu’à la dernière extrémité. Il n’y avait pourtant aucune apparence que cette nécessité arrivât, et les officiers commençaient se flatter qu’ils seraient en état de remettre leur bâtiment à flot avant l’arrivée de la brise ordinaire de l’après-midi. En attendant la felouque, et pour que le travail n’éprouvât ensuite aucune interruption, Raoul ordonna qu’on fît déjeuner l’équipage.

Ce moment de repos lui donna le loisir de regarder autour de lui et de réfléchir. Ses yeux se tournèrent vingt fois vers les hauteurs de Santa-Agata, qui avaient un grande attrait pour lui, et qui lui offraient en même temps un sujet d’inquiétude. Il est presque inutile de dire que l’attrait qui y attirait ses yeux était l’image de Ghita, toujours présente à son esprit ; mais son inquiétude avait pour cause la crainte que quelque curieux n’eût reconnu son lougre, et n’eût voulu faire connaître aux bâtiments anglais qu’on savait à l’ancre à la hauteur de Capri, seulement à une lieue ou deux de l’autre côté des hauteurs, dans quelle position il se trouvait alors. Mais la matinée n’était pas avancée ; tout paraissait tranquille de ce côté, et, le lougre étant à peine visible quand toutes ses voiles étaient amenées, il y avait lieu d’espérer que personne ne s’était encore aperçu de l’accident qu’il avait éprouvé. L’approche de la felouque le ferait pourtant peut-être découvrir, quoique Ithuel eût pris la précaution de ne hisser aucun pavillon.

Raoul Yvard était en ce moment de loisir et de repos, tout différent de ce qu’il avait été quelques heures auparavant. Alors il marchait sur le pont de son petit lougre, la tête haute, en homme fier de sa force et de sa jeunesse ; en ce moment, il avait la tête penchée sur sa poitrine, et réfléchissait comme ceux qui viennent d’éprouver un malheur ou un revers. Néanmoins, il n’avait rien perdu de son caractère entreprenant et chevaleresque ; et, assis sur le couronnement de son Feu-Follet échoué, il méditait le projet d’emporter quelque bon bâtiment anglais à l’abordage et par surprise, s’il ne réussissait pas à dégager le lougre. La felouque lui fournirait le moyen de faire cette tentative, et son équipage était assez nombreux et assez brave pour qu’elle pût réussir.

Il songeait encore à cet expédient, quand Ithuel, obéissant à un ordre qui lui fut transmis par un porte-voix, plaça sa prise bord à bord avec le lougre, et l’y amarra. Les hommes qui avaient accompagné Ithuel furent envoyés sous le pont pour prendre leur déjeuner, et Raoul invita l’Américain à partager le sien. Tout en faisant ce repas frugal, ils s’entretinrent de ce qui s’était passé pendant l’heure qu’avait duré leur séparation. Le rapport d’Ithuel à son commandant ne fut pas long ; mais celui-ci apprit avec une nouvelle inquiétude que tout l’équipage de la felouque s’était enfui sur un canot en les voyant arriver, convaincus que la prise du bâtiment était inévitable, et qu’ils étaient débarqués à Scaricatojo. Cela prouvait, qu’ils savaient quel était le bâtiment échoué sur les rochers des Sirènes, et l’on ne pouvait guère douter qu’ils n’en informassent les Anglais dans le cours de la matinée.


CHAPITRE XXVII.


« Maintenant, conduis-moi en avant ; je suis prêt. Aller avec toi, c’est rester ici, rester ici avec toi, c’est m’en aller contre mon gré. Tu es pour moi tous les lieux, toutes les choses qui sont sous le ciel. »
Milton.



La nouvelle que venait de lui annoncer Ithuel changea essentiellement le point de vue sous lequel Raoul envisageait sa situation présente. Un homme actif pouvait en une heure aller de la Marinella, qui est au pied du Scaricatojo, endroit où l’équipage de la felouque avait débarqué, à la Marina Grande de Sorrente. Là, on trouvait toujours des bateaux prêts à partir, et deux heures de plus conduiraient un messager aux vaisseaux à l’ancre près de Capri, même pendant un calme. Une de ces heures importantes était déjà passée depuis quelque temps, et il ne pouvait douter que des bras vigoureux ne fussent déjà occupés à ramer pour traverser quelques lieues d’eau qui séparaient Capri de la côte de Sorrente. Il était vrai qu’il faisait un calme plat, et que les trois vaisseaux ne pouvaient mettre à la voile : mais deux frégates et une corvette pouvaient envoyer contre lui sur des canots une force contre laquelle toute résistance serait presque inutile.

Raoul interrompit son déjeuner, et debout sur le couronnement il examina tout l’horizon sans rien apercevoir sur la mer. Ses braves matelots, ignorant tous les dangers qui les environnaient, prenaient leur repas du matin avec cette indifférence pour le péril qui caractérise la conduite ordinaire des marins. Ithuel lui-même, malgré sa haine contre les Anglais, et les craintes bien fondées qu’il devait avoir, s’il était encore une fois prisonnier à bord de la Proserpine, finissait son déjeuner avec l’appétit d’un homme qui avait travaillé toute la matinée. Tous semblaient ne pas songer à leur situation critique, et Raoul sentit que toute la responsabilité pesait sur lui seul. Heureusement il n’était pas homme à reculer devant un devoir, et il employa le seul moment de loisir qu’il était probable qu’il aurait pendant tout le reste de la journée, à réfléchir aux ressources qui lui restaient et à mûrir ses plans.

Tout l’armement du lougre y restait encore, mais il était douteux qu’il pût être remis à flot sans être déchargé de ce poids. En admettant cette nécessité, il s’élevait la question de savoir ce qu’on en ferait afin de pouvoir s’en servir en cas d’attaque. On pouvait manœuvrer deux ou même quatre des plus légers canons sur le pont de la felouque, et il y en fit transporter sur-le-champ quatre avec une quantité convenable de boulets, de mitraille et de gargousses. Vingt hommes placés sur ce léger bâtiment, qu’Ithuel avait reconnu pour être bon voilier, pouvaient rendre les plus grands services. Un des îlots était couvert de ruines qu’on croyait être celles d’un ancien temple. Il était vrai qu’il n’en restait que des débris qu’on apercevait à peine à quelque distance ; mais quand on les aurait examinées de près, il serait peut-être possible, en faisant un emploi judicieux de quelques gros blocs de pierre, d’en former une espèce de retranchement, derrière lequel un détachement pourrait se mettre à l’abri des armes employées ordinairement sur les canots. Raoul descendit seul sur sa yole, prit lui-même les avirons, aborda sur cet îlot, et en repartit après avoir examiné avec soin quel parti on pouvait en tirer. Après cet examen, tous ses plans furent bientôt arrêtés à sa satisfaction.

Le temps ordinairement accordé pour le déjeuner étant écoulé, tout l’équipage fut appelé sur le pont. Raoul donna à chaque officier ses instructions sur ce qu’il avait à faire, et mit sous ses ordres le nombre d’hommes convenable. Comme Ithuel avait pris la felouque, il crut juste de lui en confier le commandement. Il le chargea de disposer ses quatre pièces de canon de manière à en tirer le meilleur parti possible, et de faire tous les préparatifs de combat qu’il jugerait nécessaires. Enfin, on fit passer de la cale du lougre dans celle de la prise une partie des objets qu’on n’avait pas cru devoir jeter à la mer.

Un autre détachement, sous les ordres du premier lieutenant, transporta sur l’îlot ou se trouvaient les ruines, de l’artillerie légère, c’est-à-dire des pièces de 12, et l’on en forma une batterie à l’endroit qui parut le plus convenable. On y porta aussi des munitions, et une quantité suffisante d’eau et d’approvisionnements.

Pendant ce temps, Raoul, aidé d’un officier, se disposait à retirer le lougre de sa position. Il voulut se charger lui-même du soin de présider à cette opération, qui était alors le point le plus important ; car elle exigeait de l’adresse, du jugement et de la prudence. Les forces physiques de l’équipage furent réservées pour le moment décisif. Enfin, tout fut prêt, et le moment arriva où la grande tentative devait avoir lieu. Il y avait alors quatre heures que le lougre était échoué, et trois que le soleil était levé. Raoul calculait que les vaisseaux anglais qui étaient à Capri devaient alors être informés de l’accident fatal qui lui était arrivé. Il lui restait donc peu de temps, et il avait encore beaucoup de choses à faire. On mit tout le monde sur les barres du cabestan, et l’on commença à virer.

Dès que Raoul vit le câble se roidir, il fut convaincu que l’ancre tiendrait. Une des pattes s’était heureusement accrochée au rocher, circonstance que le résultat seul pouvait faire connaître ; mais, à moins que le fer ne se rompît, il n’y avait pas à craindre que cet instrument de salut leur manquât. On finit le plus rapidement possible d’alléger le navire, et l’on entendit ensuite l’ordre : Virez au cabestan ! Mais tous les efforts furent inutiles ; on gagna l’un après l’autre quelques pouces de câble, et il semblait que toutes les fibres du chanvre qui le composait étaient arrivées à leur dernier degré de tension, mais le lougre restait comme enraciné sur les rochers. Les mousses mêmes furent appelés aux barres du cabestan, et la force réunie de tout l’équipage, en y comprenant les officiers, n’obtint pas un résultat plus satisfaisant. Il fut un instant ou Raoul pensa que ce qu’il avait de mieux à faire était de mettre le feu au lougre, de faire passer tout son équipage à bord de la felouque, et de gouverner au sud assez à temps pour éviter la visite attendue des Anglais. Il en fit même la proposition à ses officiers ; mais c’était à contre-cœur, et elle était faite à des hommes à qui ce parti ne répugnait pas moins qu’à leur capitaine. L’idée d’abandonner un bâtiment si léger, si beau, si parfait, leur parut à tous trop pénible, tant qu’il restait la plus faible espérance de le sauver.

Raoul avait compté les heures et les minutes avec l’exactitude d’un général prudent. Le moment ou l’on devait attendre les canots anglais était presque arrivé, et il commença à espérer que les Napolitains avaient fait la bévue d’envoyer les renseignements à l’escadre mouillée dans la baie de Naples, au lieu de les transmettre aux bâtiments anglais à l’ancre à la hauteur de Capri ; si cela était, il avait encore devant lui tout le reste de la journée, et il pourrait se retirer à la faveur de la nuit. Dans tous les cas, il n’abandonnerait pas le Feu-Follet sans avoir un ennemi en vue, et il appela encore une fois tout l’équipage aux barres du cabestan.

Raoul Yvard sentit que c’était le dernier effort. La cale du lougre était littéralement vide. On voyait flotter parmi les rochers tous les mâts et toutes les vergues de rechange. Comme on pouvait trouver de l’eau partout sur la côte, et que l’île de Corse était à peu de distance, on avait jeté à la mer jusqu’à la dernière barrique d’eau ; si donc on ne pouvait le relever en ce moment, toute autre tentative devenait inutile. L’ancre tenait, le câble avait résisté au dernier degré de tension, et tout l’équipage, à l’exception du capitaine seul, avait les mains sur les barres. Les lames de fond avaient graduellement diminué de force pendant toute la matinée ; mais, quelque faible que fût l’aide qu’on pouvait en attendre, on en avait besoin, sans quoi la tâche paraissait impossible.

— Soyez prêts, mes enfants, s’écria Raoul en se promenant près du couronnement, et virez dès que j’en donnerai l’ordre. Nous attendrons une lame de fond, et alors déployez toutes vos forces, jusqu’à ce que vous obteniez un effet quelconque. — Pas encore, mes enfants, pas encore ! — Patience ! — Ah ! en voici une qui nous soulèvera. — Virez, à présent ! — Plus fort ! — Virez de corps et d’âme ! — Virez tous ensemble.

Tous obéirent à leur capitaine. Ils virèrent d’abord doucement, ils y mirent ensuite plus de force, et quand la lame s’éleva sous le bâtiment, ils firent les derniers efforts ; et pour la première fois le Feu-Follet fit un mouvement. C’était peu de chose, il ne s’était relevé que de six pouces, mais c’était dans la bonne direction, et ce fut pour eux un encouragement — un encouragement qui, à l’arrivée de la lame suivante donnerait à leurs muscles encore plus de force. Raoul vit l’impression qu’avait faite sur eux ce commencement de succès, et il ne voulut pas laisser leur ardeur se refroidir.

— Encore un effort, mes enfants ! s’écria-t-il. — Attention ! — Voici le moment ! — Virez ! Virez à arracher les bordages ! — Virez, mes enfants, virez !

Pour cette fois leurs efforts furent proportionnés à l’occasion qui les exigeait. La lame arriva ; ils sentirent qu’elle soulevait le bâtiment ; un effort terrible et simultané la seconda, et le Feu-Follet, quittant son lit de rochers, se trouva sur une eau profonde, et il eut bientôt rejoint son ancre.

C’était un succès, c’était un triomphe, et cela dans un moment où les esprits les moins portés au découragement conservaient à peine une ombre d’espérance. Tous les matelots s’embrassaient les uns les autres avec cent démonstrations d’une joie presque extravagante. Les larmes vinrent aux yeux de Raoul, et il ne put les cacher, car tous ses officiers se pressaient autour de lui pour le féliciter. Ces transports duraient depuis deux ou trois minutes, quand Ithuel, toujours froid, impassible se fit jour à travers la foule pour arriver près de son capitaine, et étendit de suite un bras d’un air expressif dans la direction de Campanella. On voyait dans le lointain, de ce côté, les canots qu’on attendait : ils venaient de doubler la pointe, et ils avançaient vers les rochers.

Le geste d’Ithuel en disait assez pour attirer l’attention générale, et tous les yeux se dirigèrent vers le point qu’il indiquait. On ne pouvait se méprendre à ce qu’on y voyait, et cette vue changea tout à coup le cours des idées de tous les spectateurs. Il ne restait aucun doute sur la manière dont la nouvelle de l’accident était arrivée à Capri et sur l’effet qu’elle avait produit sur les Anglais. Dans le fait, le patron de la felouque capturée, animé par le désir de recouvrer son bâtiment, après avoir débarqué à la Marinella, avait gravi le Scaricatojo, avait couru, aussi vite que ses jambes avaient pu le porter, par les sentiers de la plaine, jusqu’à Sorrente, y avait pris un bateau monté par quatre vigoureux bateliers, — et l’univers n’en connaît pas de plus vigoureux ni de plus hardis, et il s’était fait conduire à Capri. Le premier vaisseau qu’il rencontra à la hauteur de cette île fut la Terpsichore, et ne sachant pas qui était le commandant en chef des trois bâtiments, il monta à bord, et fit part à sir Frédéric Dashwood de ce qui venait de se passer. Le jeune baronnet, sans être bien instruit, ni très-expérimenté de sa profession, était fort disposé à chercher à se distinguer, et il crut que c’était une bonne occasion de cueillir quelques lauriers. Des trois capitaines, il était le second par ancienneté, et d’après ce droit il pensait que le premier ne pouvait se dispenser de lui confier le commandement de l’expédition qu’il prévoyait avec raison que Cuff enverrait contre les Français. Il s’éleva pourtant une difficulté. Lorsqu’il eut fait part à Cuff de la nouvelle qu’il venait d’apprendre, et du désir qu’il avait d’avoir le commandement de l’expédition qui allait partir, Winchester intervint, et fit aussi valoir ses droits comme premier lieutenant du plus ancien capitaine. Cuff ordonna sur-le-champ qu’on armât deux canots à bord de chaque vaisseau, et régla tous les détails de l’affaire ; mais il lui fallut plus de temps pour décider qui commanderait l’expédition. Ce fut la cause du délai qui avait donné à Raoul quelques espérances, qui s’évanouissaient en ce moment. Le rang de sir Frédéric finit par l’emporter, et les six canots furent mis sous ses ordres.

Raoul vit qu’il avait encore une heure à lui, et il réfléchit à la hâte au parti qu’il devait prendre. Combattre tant d’ennemis, à bord de la felouque, et pendant un calme, c’était à quoi il ne pouvait songer. Ce bâtiment, petit et presque à fleur d’eau, pouvait le débarrasser de quelques-uns de ses ennemis, mais il serait inévitablement emporté au premier abordage. Il ne restait pas assez de temps pour remettre à bord du lougre le lest et tout ce qui lui était indispensable pour soutenir une attaque ; et privé des moyens de reprendre sa supériorité de vitesse, il n’offrait pas les mêmes avantages pour se défendre que l’îlot aux ruines. Il résolut donc de faire à bord de ses deux bâtiments toutes les dispositions défensives que le temps et les circonstances permettaient, mais de compter principalement sur ce rocher. Dans cette vue, il ordonna à Ithuel de placer la felouque dans un endroit qui lui parut convenable ; chargea son premier lieutenant de mettre le lougre aussi en état qu’il serait possible de profiter des événements ; et choisissant lui-même trente hommes d’élite, il alla établir sa batterie sur l’îlot aux ruines.

Il ne fallut qu’une demi-heure pour amener un changement matériel dans l’état des choses. Ithuel avait réussi à conduire la felouque dans un endroit au milieu des îlots, dont il ne serait pas facile aux canots de s’approcher, et où ses caronades pourraient rendre d’excellents services. On avait reporté à bord du lougre une bonne partie de son lest, et quelques-uns de ses approvisionnements, ce qui suffisait pour l’empêcher de dériver s’il survenait une brise, et Raoul avait fait placer sur le pont deux caronades, afin qu’il pût contribuer à la défense par un feu de flanc. Les manœuvres sont d’autant plus difficiles lorsqu’on est à l’ancre, que l’ennemi peut alors choisir son point d’attaque, et, en laissant sur une même ligne plusieurs bâtiments, faire que les uns interceptent le feu des autres. Pour prévenir ce genre d’attaque, Raoul eut soin de ne pas placer en ligne ses deux batteries flottantes ; et s’il lui fut impossible d’empêcher que chacune d’elles ne fût plus exposée à une attaque sur un point que sur tous les autres, il prit du moins ses mesures pour que la batterie des ruines ou l’un des deux bâtiments pût aider l’autre en cas d’une attaque dirigée contre son point le plus faible.

Quand il eut fait placer ses canons comme il le désirait, et que les deux bâtiments furent amarrés à des rochers, Raoul passa successivement à bord du lougre et de la felouque pour inspecter leurs préparatifs, et dire un mot d’encouragement à leurs équipages. Il trouva presque tout dans le meilleur ordre, et eut à peine quelques changements à faire. Sa conversation avec son premier lieutenant fut très-courte : c’était un officier très-expérimenté, surtout en ce genre d’attaque et de défense, et Raoul avait toute confiance en lui. Sa conférence avec Ithuel fut plus longue, non qu’il se méfiât de lui, mais il savait que l’Américain avait dans l’occasion des ressources extraordinaires, et qu’il fallait qu’il eût l’esprit monté pour les employer.

— Tout cela est au mieux, Ithuel, lui dit-il quand il eut fini son inspection. Maintenant presque tout dépend de l’usage que vous ferez de vos caronades.

— Je sais cela aussi bien que vous, capitaine Roule ; et, qui plus est, je sais que je vais me battre avec une corde au cou. Ces démons incarnés n’oublieront rien de ce qui s’est passé, et ils s’en donneront à nos dépens, si nous ne pouvons nous en donner aux leurs, ce qui serait plus juste et plus agréable.

— Tâchez de ne pas brûler une amorce sans que le coup porte.

— Moi ! — ne craignez rien, capitaine Boule. J’aime l’économie par nature : ce serait être prodigue, et je mets la prodigalité au nombre des péchés. Chaque coup portera, et je prendrai toujours pour point de mire la tête de ces maudits Anglais. Je voudrais que Nelson fût lui-même sur un de ces canots. — Je ne lui veux pas de mal, mais je voudrais qu’il y fût.

— Et moi, j’aime mieux qu’il n’y soit pas, Ithuel. Nous avons déjà affaire à assez forte partie, soit dit entre nous, et je lui permets de rester à bord de son Foudroyant. — Vous voyez que les ennemis se sont arrêtés pour tenir conseil ; nous aurons bientôt de leurs nouvelles. — Adieu, mon ami ; songez à nos deux républiques.

Raoul serra la main de l’Américain, et retourna sur sa yole. L’îlot aux ruines n’était pas bien loin, mais il avait à faire un détour pour y arriver. Pendant ce temps, il découvrit un bateau qui venait du côté de la Marinella, au pied du Scaricatojo, et qui était arrivé si près, sans être aperçu, que Raoul ne put s’empêcher de tressaillir en le voyant. Un second coup d’œil lui prouva pourtant qu’il ne venait pas avec des intentions hostiles, car il ne s’y trouvait que Giuntotardi qui tenait les avirons, et sa nièce, assise sur l’arrière, la tête courbée sur sa poitrine et paraissant pleurer. Raoul était seul sur sa yole, et il la conduisait avec une seule rame ; il fit toute la hâte possible pour aller recevoir, avant qu’ils arrivassent aux rochers, des visiteurs qu’il attendait si peu, et qu’il aurait préféré ne pas voir dans les circonstances présentes.

— Que veut dire ceci, Ghita ? s’écria-t-il ; ne voyez-vous pas là-bas les Anglais qui se disposent à nous attaquer ? Dans quelques minutes nous aurons à les combattre, et vous voilà ici !

— Nous ne les avions pas vus en partant, Raoul, et quand nous les avons vus, nous n’avons pas voulu retourner sur nos pas. C’est moi qui ai découvert la première à Santa-Agata l’accident qui vous est arrivé, et depuis ce moment je n’ai pas cessé de supplier mon oncle de me conduire ici, jusqu’à ce qu’il y ait consenti.

— Par quel motif, Ghita ? — Vos sentiments me sont-ils devenus plus favorables ? Êtes-vous disposée à m’accorder votre main ? — La fortune, en m’abandonnant, vous a-t-elle rappelé que vous êtes femme ?

— Ce n’est pas tout à fait cela, Raoul : mais je ne puis m’éloigner de vous quand vous êtes dans un si grand danger. L’objection qui a toujours existé à notre union subsiste encore, je le crains du moins ; mais ce n’est pas une raison pour que je ne cherche pas à vous aider dans l’adversité. Nous avons des amis sur ces hauteurs, et ils consentiront à vous cacher jusqu’à ce que vous trouviez quelque occasion pour retourner en France. Nous venons vous chercher, vous et l’Américain, pour vous conduire chez eux.

— Quoi ! abandonner mes braves compagnons dans un pareil moment ! Jamais je ne commettrai une telle bassesse, Ghita, — pas même quand votre main devrait en être le prix.

— Votre situation n’est pas la même que la leur, Raoul. Une condamnation à mort pèse sur votre tête ; et si vous retombiez entre les mains des Anglais, vous n’en obtiendriez aucune merci.

— Assez, Ghita, assez ! ce n’est pas le moment de discuter. Les canots anglais se remettent en marche, et vous avez à peine le temps de vous éloigner à une distance suffisante avant qu’ils commencent leur feu. Que le ciel veille sur vous, Ghita ! L’intérêt que vous prenez à moi vous rend plus chère que jamais à mon cœur ; mais il faut nous séparer. — Signor Giuntotardi, ramez vers Amalfi ; je vois que les ennemis ont dessein de nous attaquer du côté de la terre. Hâtez-vous de gagner Amalfi.

— Vous parlez en vain, Raoul, dit Ghita d’un ton calme, mais avec fermeté. Nous ne sommes pas venus près de vous pour vous quitter ainsi. Si vous refusez de nous suivre, nous resterons avec vous ; — ces prières, que vous méprisez tant, peuvent ne pas être inutiles.

— Impossible, Ghita ! Nous sommes sans abri, — presque sans défense. — Le lougre n’est pas en état de vous recevoir, et ce combat sera tout différent de celui qui a eu lieu près de l’île d’Elbe. Vous ne voudriez pas distraire en ce moment mon esprit de mes devoirs par l’inquiétude que j’aurais pour vous.

— Nous ne vous quitterons pas, Raoul ; il peut venir un moment où vous serez charmé d’avoir les prières de vrais croyants. Dieu nous a conduits ici pour vous emmener, ou pour rester près de vous, et veiller à votre bonheur éternel au milieu du tumulte de la guerre.

Raoul regarda la belle enthousiaste avec une intensité d’amour et d’admiration qui surpassait tout ce qu’il avait jamais éprouvé pour elle. Les yeux doux de Ghita brillaient d’une sainte ferveur, ses joues étaient animées, et toute sa physionomie semblait resplendissante d’une ardeur céleste. Mais il sentit que le temps pressait ; il n’avait aucun espoir de la faire changer de résolution ; il voyait les canots anglais s’avancer ; et peut-être, après tout, son oncle et elle seraient-ils plus en sûreté dans quelque coin des ruines qu’en cherchant un abri plus éloigné. Le désir secret d’être près de Ghita vint peut-être, à son insu, à l’appui de ce dernier raisonnement, et il consentit enfin à ce que l’oncle et la nièce le suivissent sur l’îlot qu’il avait entrepris de défendre en personne.

Quelques signes d’impatience avaient commencé à se manifester dans le détachement qu’il y avait laissé, pendant qu’il s’entretenait ainsi avec Ghita. Mais quand il arriva, et qu’on la vit appuyée sur son bras, le caractère chevaleresque et l’habitude du respect pour le beau sexe qui distinguent les Français, changèrent le cours des idées, et ils furent accueillis par des acclamations de joie. Des actes d’un tel dévouement ont quelque chose d’héroïque, et cela suffit toujours pour attirer les applaudissements d’un peuple épris à ce point de la gloire. Cependant il ne restait que bien peu de temps pour faire les dernières dispositions. Heureusement, le chirurgien avait pris son poste sur cet îlot, qui paraissait devoir être la scène du combat le plus acharné, et il avait découvert dans le creux d’un rocher, derrière les ruines, un abri où il pourrait panser les blessés. Raoul vit l’avantage de cette position, et il y conduisit sans hésiter Ghita et son oncle. Là il l’embrassa tendrement, la pauvre fille ne pouvant se résoudre à refuser cette marque d’affection dans un pareil moment ; et il s’arracha de ses bras sur-le-champ pour s’occuper de devoirs qui devenaient urgents.

Dans le fait, sir Frédéric Dashwood avait fini tous ses arrangements ; il s’avançait pour attaquer, et il était déjà à une portée de canon. Pour empêcher les Français de lui échapper en se réfugiant à terre, il avait résolu de s’approcher du côté du rivage. Cette disposition convenait à Raoul, car il l’avait prévue, et il avait pris ses mesures en conséquence.

Il y avait en vue huit canots. Sept marchaient en avant et formaient une ligne. Six avaient des équipages nombreux et bien armés, et étaient évidemment prêts à combattre. Les trois plus grands portaient sur l’avant une caronade de 12 ; les autres n’avaient pas d’artillerie. Le septième canot était le gig de la Terpsichore. Il n’avait que son équipage ordinaire, mais bien armé, et c’était en quelque sorte le cheval de bataille du commandant en chef de l’expédition. En d’autres termes, sir Frédéric s’en servait pour aller sur toute la ligne donner ses ordres de canot en canot, et adresser à l’équipage de chacun d’eux quelques mots d’encouragement. Le huitième canot était en arrière, et hors de la portée des canons des Français : c’était un bateau de Capri sur lequel Andréa Barrofaldi et Vito Viti s’étaient placés pour être témoins de la capture ou de la destruction de leur ancien ennemi, le Feu-Follet. Quand Raoul Yvard avait été fait prisonnier dans la baie de Naples, ces deux personnages importants s’étaient imaginé que la mission qu’ils s’étaient donnée à eux-mêmes était terminée, et qu’ils pouvaient retourner à Porto-Ferrajo avec honneur, et lever la tête avec dignité parmi les fonctionnaires de l’île d’Elbe. Mais la manière dont le jeune corsaire s’était évadé de la Proserpine, en leur présence, sinon à leur vue, avait entièrement changé l’état des choses, et ils avaient senti tomber sur leurs épaules un nouveau poids de responsabilité. Ils avaient été assaillis de nouveaux sarcasmes, et le ridicule dont ils venaient de se charger dépassait de beaucoup les premières preuves qu’ils avaient données de simplicité et de crédulité. Si Griffin et les officiers qui étaient à écouter autour de la chambre en toile du prisonnier n’eussent été jusqu’à un certain point impliqués comme eux dans cette affaire, il est probable que les quolibets lancés contre eux auraient été encore plus piquants. Quoi qu’il en soit, les demi-mots, les allusions détournées et les regards malins même des matelots, c’en était bien assez pour les déterminera à retourner in terrâ firmâ, dès qu’ils en trouveraient l’occasion. Mais en attendant, tant pour échapper aux persécutions que pour tâcher de s’attribuer quelque parcelle de la gloire qu’on allait acquérir, ils avaient loué un bateau pour suivre l’expédition comme amateurs. Leur projet n’était pourtant pas de prendre part au combat ; la vue des incidents auxquels il donnerait lieu suffirait bien, comme le soutenait Vito Viti en s’opposant aux idées plus belliqueuses du vice gouverneur, pour les réhabiliter aux yeux de tous les habitants de l’île d’Elbe.

Cospetto ! signor Andréa, s’écria-t-il avec toute la chaleur d’une opposition bien prononcée, vos propositions conviendraient mieux dans la bouche d’un jeune homme irréfléchi que dans celle d’un prudent vice-gouverneur. Si nous prenons avec nous des sabres et des mousquets, comme vous paraissez le désirer, le diable peut nous tenter de nous en servir ; et qu’y connaissons-nous, vous et moi ? La plume est une arme qui convient mieux à un magistrat qu’un sabre à tranchant affilé, ou un mousquet, dont l’amorce en brûlant suffirait pour nous suffoquer par l’affreuse odeur de la poudre. Je suis surpris que votre bon sens naturel ne vous ait pas appris tout cela. On manque aux convenances quand on se méprend sur les devoirs qu’on a à remplir. À Dieu ne plaise que je tombe dans une telle erreur ! Une fausse position fait mépriser un homme.

— Vous parlez avec chaleur, Vito Viti, et sans que j’y aie donné sujet. Quant à moi, je pense que tout homme doit être préparé à agir d’après ce que les circonstances peuvent exiger. L’histoire est pleine d’exemples d’hommes de loi, de savants et même d’ecclésiastiques, qui se sont distingués en portant les armes dans des occasions convenables. J’avoue même que j’éprouve une sorte de curiosité philosophique de m’assurer par moi-même du genre de sensation qu’éprouve un homme qui expose sa propre vie en attaquant celle des autres.

— Voilà votre faible dominant, signor Andréa, et l’urgence des circonstances me force à perdre de vue un instant le respect qu’un podestat doit à un vice-gouverneur, pour vous en avertir. La philosophie est un esprit malin qui égare votre jugement. Si vous n’en aviez que la moitié de ce que vous en possédez, le grand-duc ne pourrait se vanter d’avoir un sujet plus sensé que vous. Quant à l’histoire, je ne crois rien de ce qu’on y lit, surtout depuis que les nations du Nord se sont mêlées de l’écrire. L’Italie a eu jadis des historiens, mais où en trouver à présent ? Quant à moi, je n’ai jamais entendu parler d’un homme qui ait porté les armes sans en avoir régulièrement appris le métier, à moins que ce ne fût quelque drôle qui eût eu de bonnes raisons pour désirer de n’être jamais né.

— Je puis particulièrement vous citer des hommes de lettres dont la renommée dans les armes n’est éclipsée que par celle qu’ils doivent aux arts de la paix, voisin Vito ; — Michel-Ange Buonarroti, par exemple, pour ne rien dire des papes, des cardinaux, et des évêques qui ont eu un esprit belliqueux. Mais nous pourrons discuter cette question quand le combat sera terminé. Vous voyez que les Anglais sortent déjà de leurs canots, tandis que nous restons à l’arrière-garde des combattants.

— Tant mieux, corpo di Bacco ! Qui a jamais entendu parler d’une armée qui porte sa cervelle dans sa tête, comme le corps humain ? Non, non, signor Andréa ; je me suis muni d’un chapelet, et j’en compterai les grains par autant de pater et d’ave ; comme un bon catholique que je suis, tant que le combat durera. Si vous avez tant d’ardeur, et qu’il faille absolument que vous y preniez part, prononcez à haute voix un des discours des anciens consuls romains ; il s’en trouve à foison dans nos vieux livres.

Vito Viti l’emporta, et le vice-gouverneur fut obligé de partir sans armes, circonstance qui ne put guère influer sur le résultat du combat, car les bateliers, qu’il avait loués, indépendamment de ce qu’ils avaient exigé trois fois le prix d’usage pour leur temps et pour leurs peines, refusèrent opiniâtrement d’avancer à plus d’une demi-lieue des Français. Quoique à une telle distance, Raoul, en faisant, à l’aide d’une longue-vue, la reconnaissance des forces ennemies, reconnut les deux Italiens, et rit de bon cœur de cette découverte, en dépit des réflexions sérieuses qui s’offraient naturellement à son esprit dans un pareil moment.

Mais ce n’était pas l’instant de se livrer à la gaieté, et la physionomie de notre héros reprit sur-le-champ son air grave et sérieux. Voyant quel était le plan d’attaque des Anglais, il avait de nouveaux ordres à donner. Comme nous l’avons dit, son principal but étant que ses trois batteries pussent se soutenir mutuellement, il était nécessaire d’embosser le lougre ; cette manœuvre exécutée, Raoul jugea tous ses préparatifs terminés.

Suivit alors cette pause qui a ordinairement lieu entre les préparatifs et le combat. Ce court intervalle, à bord d’un bâtiment de guerre, est toujours marqué par un silence profond et solennel. Ce silence, dans un pareil moment, devient si important pour l’ordre, pour le concert, pour l’obéissance intelligente qui sont indispensables sur le pont étroit d’un navire, et au milieu de ses évolutions rapides, qu’un des premiers devoirs de la discipline est d’en inculquer la nécessité absolue, et l’on voit mille hommes debout près de leurs batteries, prêts à servir ces redoutables instruments de guerre, sans qu’il s’élève parmi eux un seul son qui puisse se faire entendre au-dessus du plus faible murmure de l’eau. Il est vrai que ce n’était pas un combat strictement naval que les Français allaient avoir à soutenir, mais ils y apportaient les habitudes et la discipline du service auquel ils appartenaient.

Illustration


CHAPITRE XXVIII.


« Le dos appuyé contre un rocher, un pied fermement placé en avant, venez l’un après l’autre, venez tous ensemble ! s’écria-t-il ; ce roc fuira de sa base avant moi. »
Sir W. ScottLa Dame du Lac.



La relation du combat sera plus claire pour le lecteur, si nous lui mettons sous les yeux un aperçu de l’ordre dans lequel il fut livré. Sir Frédéric Dashwood avait fait tous ses préparatifs pour commencer l’attaque du côté de la terre, comme nous l’avons déjà dit, dans la vue d’empêcher les Français de chercher un refuge sur le rivage. Raoul en avait prévu la probabilité, et pour que l’ennemi ne pût aborder facilement ses deux bâtiments, il les avait placés l’un et l’autre dans des positions qui laissaient une barrière de rochers entre eux et la côte. Ces rochers étaient invisibles de loin, attendu qu’ils n’étaient que mouillés, comme on dit, c’est-à-dire qu’ils ne s’élevaient qu’à fleur d’eau, ce qui offrait la même protection contre une attaque par des canots, que des fossés contre un assaut sur terre. C’était un avantage important pour la défense, et notre héros avait fait preuve de jugement en prenant cette mesure. Ithuel commandait la felouque, qui se nommait le Saint-Michel ; il avait deux caronades de 12 avec quinze hommes sous ses ordres, tous bien armés, et avec des munitions suffisantes. L’Américain était le seul officier qui fût sur son bord, mais il avait avec lui quatre des meilleurs matelots du lougre.

Raoul avait confié le Feu-Follet aux soins de Jules Pintard, son premier lieutenant, et avait mis sous ses ordres vingt-cinq hommes pour servir quatre caronades. On n’avait eu le temps de replacer à bord du lougre qu’une partie de son lest et environ le tiers de ses approvisionnements en tout genre. Le reste était encore sur les rochers voisins en attendant le résultat du combat. On croyait pourtant qu’il aurait assez de stabilité pour le service qu’on pouvait en attendre pendant qu’il était amarré, et qu’il pourrait même porter sa voilure sans danger par une brise légère. Ses quatre caronades furent placées sur le même bord, afin de pouvoir servir de batterie dans la même direction. Cet expédient rendait plus redoutables les moyens de défense des Français, en leur permettant d’employer en même temps toute leur artillerie, ce qu’ils n’auraient pu faire s’ils en eussent mis deux de chaque côté.

Raoul avait placé parmi les ruines quatre autres pièces de canon, et l’on avait trouvé à bord du lougre tout ce qu’il fallait pour les établir en batterie. Quand ce travail fut terminé, il l’examina avec soin, et il en fut satisfait. Les ruines étaient peu de chose en elles-mêmes, et à une distance même peu éloignée elles étaient à peine visibles ; cependant, à l’aide de la conformation naturelle du rocher, et en déplaçant quelques grosses pierres pour les porter dans des situations où elles seraient plus utiles, les marins français trouvèrent moyen de les faire servir à leur défense. Ces pièces de canon furent disposées en barbette, mais une inclinaison de la surface du rocher permettait aux artilleurs de mettre leur tête à couvert en reculant seulement de quelques pieds ; cependant ceux qui devraient les recharger auraient à courir un plus grand danger.

Le chirurgien, Giuntotardi et Ghita étaient établis dans une cavité du rocher, où ils étaient complètement à l’abri de tout danger tant que l’ennemi attaquerait du côté de la terre, quoiqu’ils ne fussent qu’à une centaine de pieds de la batterie. Le premier s’occupait des préparatifs nécessaires pour l’exercice de sa profession, sanglante sinon sanguinaire, et mettait en ordre ses instruments, sondes, scalpels, tourniquets, scies, etc., sans que personne songeât à lui, pas même ses deux compagnons qui étaient déjà en prière.

À l’instant où toutes ces dispositions venaient d’être terminées, Ithuel, qui avait toujours un œil au vent, héla Raoul pour lui demander s’il ne vaudrait pas mieux hisser toutes les vergues au haut de leurs mâts, au lieu de les laisser étendues sur le pont, où elles ne servaient qu’à l’encombrer. Raoul n’avait aucune objection à faire à cette mesure, le calme continuant encore, et la felouque et le lougre hissèrent leurs vergues à leurs places, les voiles étant enverguées et sur leurs cargues. C’est ce qu’on voit ordinairement sur les felouques, quoique moins souvent sur les lougres. L’Américain pensait qu’il serait à propos que tout fût préparé sur son bord pour pouvoir fuir au besoin, et il fut d’autant plus charmé de voir adopter sa proposition à bord des deux bâtiments, que les Anglais seraient doublement embarrassés pour en poursuivre deux en même temps, si une chasse avait lieu.

Du côté des Anglais, toutes les difficultés avaient été résolues, et tous les arrangements préliminaires avaient été faits. Le capitaine sir Frédéric Dashwood commandait l’expédition ; et les lieutenants Winchester et Griffin, après quelques protestations faites tout haut, et quelques imprécations murmurées tout bas, avaient été obligés de se soumettre à cette décision. Cette discussion avait pourtant produit un résultat favorable pour la Proserpine. Cuff, pour l’honneur de son droit d’ancienneté, avait composé l’expédition de quatre canots de sa frégate, et de deux seulement de la Terpsichore, en y comprenant le gig à l’usage du commandant, et d’un pareil nombre du Ringdove. Chaque bâtiment, comme de raison, envoya sa launch ou chaloupe, c’est-à-dire la plus grande de ses embarcations, avec une caronade de 12 sur l’avant. Winchester commandait la launch de la Proserpine ; O’Leary Sfothard, second lieutenant de l’autre frégate, celle de la Terpsichore, et Mac Bean, celle du Ringdove. Les trois cutters de la Proserpine étaient commandés, le premier par Griffin, le second par Clinch, et le troisième par Strand, dont le sifflet devait avoir la préséance en toute occasion. Les deux autres canots avaient pour commandants deux anciens midshipmen de leurs bâtiments respectifs. Tous les équipages étaient pleins d’ardeur, et quoiqu’on s’attendît à un combat très-sérieux, d’après le caractère déterminé et bien connu de l’ennemi qu’on allait attaquer, chacun était bien convaincu que le Feu-Follet allait enfin tomber entre les mains des Anglais ; ce qui n’empêchait pas les esprits réfléchis de songer aux suites qui pouvaient résulter d’une pareille lutte pour une partie de ceux qui composaient cette expédition.

Sir Frédéric Dashwood, qui aurait dû sentir la responsabilité morale dont il était chargé, était, de tous les officiers supérieurs alors réunis, celui qui s’occupait le moins des conséquences qui pouvaient résulter du combat. Naturellement brave, les considérations personnelles avaient peu d’influence sur lui. Toujours plein de confiance dans la prouesse anglaise, il regardait la victoire, et l’honneur qui en serait la suite, comme une chose qui lui était assurée ; et, favorisé par la naissance, la fortune et le crédit dont il jouissait, il ne se donnait pas la peine de calculer la possibilité d’un échec.

Cependant, en faisant ses dispositions pour le combat, sir Frédéric n’avait pas dédaigné de consulter des marins plus âgés et plus expérimentés que lui. Cuff même lui avait donné de bons avis avant qu’il partît, et il lui avait particulièrement recommandé Winchester et Strand comme des hommes dont les conseils pouvaient lui être utiles.

— J’ai donné le commandement d’un de nos canots à un aide-master nommé Clinch, Dashwood, ajouta Cuff après plusieurs autres observations. C’est un des meilleurs marins de ma frégate, un homme qui a beaucoup d’expérience dans le service des canots, et qui s’est toujours parfaitement bien comporté. Un malheureux penchant pour la boisson l’a empêché d’obtenir de l’avancement ; mais il m’a promis de s’en corriger, et j’espère qu’il tiendra parole. Je vous prie de le mettre en avant aujourd’hui, afin de lui donner une chance. Il a tout ce qu’il faut pour prouver qu’il est bon marin ; tout ce qui lui manque, c’est l’occasion.

— Je me flatte, Cuff, répondit sir Frédéric avec son ton d’insouciance, que personne ne manquera d’occasion aujourd’hui, car j’ai dessein de les faire donner tous ensemble, comme une même qui arrive tout entière à la mort du cerf. J’ai vu les chiens de lord Elcho, à la fin d’une longue chasse, rassemblés si près les uns des autres, qu’on aurait pu les couvrir tous avec une de nos basses voiles, et j’entends qu’il en soit de même aujourd’hui de nos canots. — Soit dit en passant, Cuff, cette comparaison figurerait bien dans une dépêche, et ferait sourire Bronté. — Ne le pensez-vous pas ?

— Au diable vos chiens, vos comparaisons et vos dépèches ! Remportez d’abord la victoire, et vous ferez de la poésie ensuite. Bronté, comme vous appelez Nelson, a dans son essence des éclairs aussi bien que du tonnerre, et il n’y a pas un amiral anglais qui se soucie moins de la noblesse et du rang. Le moyen de le faire sourire, c’est de gagner une victoire. — Mais à propos, Dashwood, ménagez nos hommes ; vous savez que nous en sommes à court, et je n’ai pas le moyen de faire des pertes comme celles que j’ai éprouvées près de l’île d’Elbe.

— Ne craignez rien, Cuff ; vous ne perdrez pas un seul homme par ma faute.

Chaque capitaine eut quelques mots à dire à ceux de ses officiers qui allaient partir ; mais nous ne rapporterons que ce qui se passa entre le capitaine Lyon et son premier lieutenant Archibald Mac Bean.

— Vous vous souviendrez, Airchy, dit le capitaine, qu’un vaisseau peut se faire une réputation par l’économie aussi bien qu’un homme. Il y a en ce moment dans le bureau de l’amirauté plusieurs de nos compatriotes, et, après le courage et l’esprit d’entreprise, c’est à l’économie qu’ils regardent de plus près. J’ai vu un amiral obtenir un ruban rouge par cette seule qualité, ses livres de compte prouvant que ses vaisseaux et ses escadres coûtaient moins qu’on ne l’avait jamais vu. Vous ferez tous votre devoir pour l’honneur de l’Écosse ; mais il y a dans nos canots une demi-douzaine d’hommes de Leith et de Glascow, braves Écossais, comme nous, et il ne faut pas les laisser se faire tuer sans nécessité. J’ai eu soin d’envoyer sur les canots tout ce qui nous a été envoyé du bâtiment de garde sur la Tamise, et à l’égard de ceux-ci, il n’y a pas grand besoin d’y regarder de si près. Ce sont les balayures de Thames-Street et de Wapping, et la plupart seraient à présent à Botany-Bay, si l’on ne nous en avait fait présent.

— La loi qui veut qu’on soit en vue pour avoir droit aux parts de prise s’applique-t-elle aux canots ou aux bâtiments aujourd’hui, capitaine ?

— Aux canots, bien certainement ; sans quoi, qui diable voudrait y servir ? C’est une affaire pitoyable, au total, et il n’y a guère plus d’honneur à gagner que de profit. Cependant il ne faut pas que la vieille Écosse soit en arrière dans un combat corps à corps, et vous vous souviendrez qu’il faut soutenir la réputation que nous avons quand on en vient aux claymores ; ainsi, chacun de vous fera de son mieux.

Mac Bean se retira en faisant un signe affirmatif, et en se promettant de faire son devoir aussi méthodiquement que s’il s’agissait d’un calcul algébrique. Le second lieutenant de la Terpsichore était un jeune Irlandais ayant une voix douce et mélodieuse. Lorsque les canots partirent, il fut très-difficile de le maintenir en ligne ; il croyait de son honneur de marcher en tête, et stimulait ses canotiers à faire des efforts aussi pénibles qu’ils étaient inutiles en ce moment. Tel est l’aperçu des matériaux dont se composaient les forces anglaises, et des deux côtés on était alors prêt au combat. Si nous ajoutons qu’il était déjà deux heures, et que de part et d’autre on éprouvait quelque inquiétude relativement au vent qu’on pouvait attendre bientôt, nous aurons terminé les détails préliminaires.

Sir Frédéric Dashwood avait formé sa ligne à environ un mille en avant des rochers du côté de la terre, ayant placé une chaloupe au centre et une à chaque extrémité. Celle qui était au centre était commandée par O’Leavy, son second lieutenant ; celle à l’extrémité à gauche par Mac Bean, et celle à la droite par Winchester. De chaque côté de la chaloupe d’O’Leavy étaient les deux cutters de la Proserpine, et les deux autres canots remplissaient l’intervalle. Le commandant, sur son gig, allait d’une embarcation à l’autre, donnant des ordres, quelquefois un peu confus, mais toujours avec un ton d’indifférence et de contentement qui aidait à entretenir la gaieté générale. Lorsque tout fut prêt, il fit le signal d’avancer, et marcha lui-même en tête de la ligne, comme un ancien preux, pendant un demi-mille.

Raoul, à l’aide d’une longue-vue, avait observé avec une attention scrupuleuse jusqu’au moindre mouvement de l’ennemi ; rien n’avait échappé à son active vigilance, et il vit que sir Frédéric avait commencé par commettre une faute très-importante. S’il avait fortifié son centre en réunissant ses trois caronades de manière à en former en quelque sorte une batterie, les chances du succès auraient pu être douteuses ; mais, en les divisant, il en avait affaibli l’effet de manière à rendre impossible qu’aucune des trois batteries françaises pût être complétement désemparée par leur feu. Il en résultait que les Anglais, en s’avançant pour livrer un combat corps à corps, auraient le désavantage d’être exposés à une grêle constante de mitraille.

Le peu de minutes qui s’écoulèrent entre l’ordre donné d’avancer, et le moment où les canots arrivèrent à un quart de mille de l’îlot aux ruines, se passèrent dans un profond repos, aucune des deux parties ne paraissant vouloir engager le combat : Raoul ne trouva pourtant pas peu de difficultés à retenir l’ardeur impatiente de ses compagnons français. Mais un canot présente un but si restreint à des artilleurs aussi peu habiles que le sont en général les marins, qui comptent sur la pratique et l’habitude plus que sur les calculs scientifiques, et sont ordinairement déconcertés par le mouvement de leurs bâtiments, qu’il ne voulait pas perdre inutilement même sa mitraille. Cependant, Français lui-même, il ne put se contenir plus longtemps, et pointant une caronade il mit le feu à l’amorce de ses propres mains. Ce fut le commencement du combat. Les trois autres canons des ruines firent feu aussitôt, et ceux du lougre en firent autant. Alors les Anglais se levèrent, poussèrent trois acclamations, et tirèrent leurs trois coups de caronade. Au même instant, les deux hommes qui tenaient les mèches allumées à bord de la felouque voulurent toucher l’amorce des leurs, mais il n’y eut point d’explosion, et, quand ils en cherchèrent la cause, ils virent que l’amorce en avait été retirée. C’était Ithuel qui avait adroitement privé ces deux pièces d’artillerie de ce qui en faisait la force ; il avait eu soin de se mettre en possession des deux cornes d’amorce, et il déclara positivement que nul autre que lui n’y toucherait.

Il fut heureux pour l’Américain qu’il fût universellement connu pour avoir voué une haine mortelle aux Anglais, sans quoi il aurait pu payer de sa vie cette apparence de trahison. Il était pourtant bien éloigné de vouloir manquer ainsi à ses devoirs. Sachant parfaitement qu’il lui serait impossible d’empêcher ses hommes de faire feu, s’ils en avaient le moyen, il avait eu recours à cet expédient pour se réserver la faculté de le faire à l’instant qu’il jugerait le plus propice. Ses hommes murmurèrent ; mais ne voulant pas entrer en discussion avec leur commandant, ils firent une décharge spontanée de tous leurs mousquets, seul moyen qui leur restât de prouver à l’ennemi leur courage et leur animosité. Raoul, en ce moment, jeta un coup d’œil sur la felouque, un peu surpris de ne pas entendre le feu de ses caronades ; mais voyant la décharge de mousqueterie, il n’y pensa plus.

Dans une affaire de ce genre, la première décharge d’artillerie est ordinairement la plus meurtrière. En cette occasion, le premier feu produisit un effet assez sérieux ; et les Anglais, étant plus à découvert que leurs ennemis, souffrirent proportionnellement davantage. Winchester eut quatre hommes de blessés ; Griffin deux, et sept ou huit le furent sur les autres canots. Un des canotiers du gig de sir Frédéric eut le cœur traversé par une balle, ce qui obligea cet officier à s’approcher de son second canot pour y prendre un homme vivant en échange du mort.

Sur l’îlot aux ruines, Raoul ne perdit qu’un seul homme : un boulet ayant frappé une grosse pierre, la fit sauter en éclats, et renversa un des meilleurs marins du lougre qui s’avançait pour nettoyer un canon.

— Pauvre Joseph ! dit Raoul en le voyant tomber. Relevez-le, mes enfants, et portez-le au chirurgien.

— Il est mort, capitaine.

On mit le corps à l’écart, et un autre homme s’avança pour faire la besogne que le défunt n’avait pu terminer. Raoul trouva un instant de loisir pour faire quelques pas en arrière, et s’assurer si Ghita était parfaitement à l’abri du feu. Il reconnut qu’elle ne pouvait être mieux placée, et il la vit à genoux, priant avec ferveur ; mais, s’il avait pu lire dans son cœur, il aurait vu que ce cœur était partagé entre les prières qu’elle adressait à Dieu et son amour pour lui-même.

Le lougre ne fit aucune perte. O’Leavy avait tiré trop haut, et sa mitraille n’avait pas laissé une marque sur ses mâts ni fait un trou dans sa voilure. La fortune semblait l’accompagner comme de coutume, et son équipage combattit avec le même zèle et plus de confiance que jamais. La felouque n’avait pas eu le même bonheur : c’était là que le feu des Anglais avait fait le plus de ravage. Mac Bean avait été chargé de cette partie de l’attaque, et il y avait mis tout le calcul et toute la dextérité d’un Écossais. Sa mitraille avait balayé le pont de ce bâtiment, et avait plus que décimé le faible équipage d’Ithuel, car il avait eu un homme tué et trois blessés.

Le feu, une fois commencé, fut entretenu sans relâche, et l’on fit de nouvelles pertes de part et d’autre. Les canots se hâtaient d’avancer, les Anglais poussaient force acclamations, et la mer se couvrait d’un nuage de fumée.

Dans des moments semblables, le parti le plus sûr pour les assaillants est de pousser en avant. C’est ce que firent les Anglais, et ils n’avançaient pas d’une brasse sans faire feu, et sans causer ou essuyer quelque perte. Les décharges constantes d’artillerie et l’absence totale de vent rassemblèrent bientôt un nuage de fumée autour des ruines, tandis qu’un autre se formait autour des canots, produit par leurs caronades. Ces deux masses de fumée finirent par se réunir, et il y eut un moment où l’on n’apercevait plus les canots qu’indistinctement. C’était l’instant que l’Américain attendait. Voyant que les hommes qui lui restaient s’occupaient encore de leur feu de mousqueterie, il pointa lui-même ses deux pièces et les amorça avec les cornes qu’il avait toujours gardées. Il n’avait aucune inquiétude en ce moment pour la felouque, car Winchester et les canots qui étaient au centre de la ligne anglaise ne songeaient qu’à avancer vers les ruines, où ils désiraient aborder pour tâcher de prendre d’assaut la batterie de quatre pièces, dont le feu les incommodait fort ; et Mac Bean, outre qu’il était plus éloigné, ne pouvait s’approcher de lui sans doubler un rocher à fleur d’eau dont il ne pouvait encore connaître l’existence. Ithuel, par nature et par habitude, mettait du sang-froid et du calcul dans tout ce qu’il faisait, et l’absence de danger immédiat donnait alors plus d’activité encore à des qualités si importantes dans un combat. Ses deux pièces de canon étaient chargées de mitraille jusqu’à la bouche : il fit signe au meilleur de ses marins de prendre une mèche, et il en prit lui-même une autre. Nous avons dit qu’il avait pointé lui-même les deux caronades pendant le tumulte du combat, et il ne lui restait plus qu’à attendre l’instant de s’en servir.

Cet instant approchait. Le but des Anglais était d’aborder sur l’îlot aux ruines, et d’emporter la batterie d’assaut. Pour y réussir, tous les canots du centre dirigèrent leur marche vers le même point, et la fumée étant poussée par chaque détonation de l’artillerie, l’Américain vit un point noir de la ligne ennemie sortir du milieu de la fumée et diverger à environ vingt-cinq brasses de l’endroit qui avait été choisi pour le débarquement. Ithuel et son compagnon étaient prêts ; ils ajustèrent ensemble, et tirèrent en même temps. Cette décharge inattendue, venant d’un côté d’où pas un seul coup de canon ne s’était encore fait entendre, surprit également amis et ennemis, et un nouveau manteau de fumée se déploya momentanément sur les ruines et sur l’espace qui était en avant.

Les cris qui partirent de dessous ce voile funèbre ne ressemblaient en rien aux acclamations bruyantes que les Anglais avaient poussées jusqu’alors, tantôt pour célébrer un succès, tantôt pour s’encourager : c’étaient des cris de douleur arrachés par les souffrances aux cœurs les plus braves, et même les Français qui servaient la batterie des ruines restèrent un instant immobiles pour voir la fin de cet acte d’une si sombre tragédie. Raoul saisit cette occasion pour se préparer au combat corps à corps auquel il s’attendait, mais qui n’eut pas lieu. Le feu ayant cessé de part et d’autre, le rideau de fumée commença à s’élever au-dessus de la surface de la mer.

Quand il fut assez élevé pour permettre d’examiner la situation des choses, on vit tous les canots, un seul excepté, épars de tous côtés, et s’éloignant à force de rames, chacun dans une direction différente. Ils voulaient, par cette manœuvre, obliger les Français à diviser leur feu, expédient dont il aurait été plus sage à eux de s’aviser plus tôt. Le canot qui restait était un cutter de la Terpsichore ; il avait reçu toute la mitraille du canon tiré par Ithuel, et de seize hommes qu’il contenait, deux seulement étaient sans blessure. Ils se jetèrent à la mer, et furent recueillis par un des autres canots. Le cutter dérivait lentement vers l’îlot aux ruines, et les plaintes, les gémissements et les cris qui en sortaient, annonçaient assez la situation déplorable des malheureux qui s’y trouvaient. Raoul, par humanité comme par politique, défendit qu’on tirât sur eux, et après quelques décharges d’artillerie contre les canots qui étaient en retraite, le premier acte du combat fut terminé.

Cette suspension d’hostilités donna le temps de s’assurer de part et d’autre des pertes respectives qu’on avait faites. Onze hommes, morts ou blessés, étaient hors de service du côté des Français : quatre à bord de la felouque, comme nous l’avons dit, et tous les autres au milieu des ruines. Les Anglais avaient perdu trente-trois hommes, y compris quelques officiers. Le midshipman qui commandait le cutter de la Terpsichore était tombé à la renverse sur l’arrière, la poitrine percée de cinq balles. Son passage à un autre état d’existence avait dû être aussi rapide que celui de l’étincelle électrique. Quelques-uns de ses compagnons étaient morts, les autres continuaient à pousser des cris qui annonçaient leurs souffrances, et le choc qu’ils éprouvèrent quand le canot allant à la dérive toucha l’îlot aux ruines, leur arracha de nouveaux gémissements.

Raoul était trop éclairé et trop judicieux pour ne pas voir que jusque-là il avait l’avantage sur ses ennemis ; mais ne voulant négliger aucun de ses moyens de défense future, il ordonna de cesser le feu, de faire l’examen des canons et de faire à la hâte les réparations nécessaires ; il se rendit ensuite avec un petit détachement sur le canot échoué. S’encombrer de prisonniers dans un pareil moment eût été une grande faute, mais faire prisonniers des blessés eût été un acte de folie. Son chirurgien était trop occupé pour pouvoir leur donner des soins ; mais ayant trouvé sur le canot quelques tourniquets, du linge et de la charpie, il chargea quelques Français de s’en servir le mieux qu’ils pourraient pour le soulagement de ces malheureux, de leur donner de l’eau qu’ils demandaient à grands cris, et de haler ensuite le canot hors de la ligne probable du combat s’il se renouvelait.

— Non, non, capitaine Roule ! s’écria Ithuel quand il vit commencer cette manœuvre ; vous faites une grande faute. Laissez ce canot où il est ; il vaudra mieux pour vous que le meilleur parapet. Les Anglais ne voudront pas tirer sur leurs propres blessés.

Raoul ne put s’empêcher de lui jeter un regard d’indignation, et se tournant vers ses hommes il leur fit signe d’exécuter ses ordres. Cependant se rappelant aussitôt le besoin qu’il avait d’Ilthuel, le service qu’il venait de lui rendre si à propos, et la nécessité de ne pas l’offenser, il s’avança à l’extrémité de l’îlot la plus voisine de la felouque, et parla à l’Américain d’un ton aussi affectueux que s’il n’eût pas, l’instant auparavant, repoussé son avis avec indifférence et dédain. Ce n’était pourtant point par hypocrisie ; il cédait seulement à la nécessité d’adapter prudemment sa conduite aux circonstances.

— Bien, brave Itouel, s’écria-t il, votre mitraille nous a rendu un grand service, elle est arrivée au moment convenable.

— C’est que, voyez-vous, capitaine Roule, nous autres de l’état de Granit nous ne prodiguons jamais nos ressources sans utilité. On peut toujours attendre qu’on voie le blanc des yeux des Anglais dans ces sortes d’affaires. Ce sont des démons incarnés, et ils semblent tous avoir la vue courte. À Bunker-Hill[30] ils s’approchèrent si près, que nos Américains…

— Fort bien, Itouel, dit Raoul en l’interrompant, car il ne se souciait pas d’écouter en ce moment une histoire que son ami lui avait déjà racontée bien des fois ; car Bunker-Hill était le cheval de bataille d’Ithuel Bolt, toutes les fois qu’il voulait faire une rodomontade, s’imaginant que l’état de Granit devait partager la gloire de la victoire remportée en cette occasion par les comtés de la Nouvelle-Angleterre.

— Fort bien, Itouel ; Bunker-Hill fut une bonne chose, mais les rochers des Sirènes valent encore mieux pour nous. S’il vous reste quelques-unes de ces boîte des mitraille, rechargez vos caronades.

— Que pensez-vous de ceci, capitaine Roule ? demanda l’Américain en lui montrant sur la tête d’un des mâts de la felouque une girouette qui commençait à se mettre en mouvement ; voici le vent d’ouest qui nous offre une bonne occasion, profitons-en pour partir.

Raoul tressaillit, et regarda successivement la girouette, le firmament et la surface de la mer qui était déjà légèrement ridée. Pendant cet examen, il aperçut Ghita. Elle était debout, ses yeux suivaient chaque mouvement de son amant, et leurs regards s’étant rencontrés, elle sourit avec douceur, et leva une main vers le ciel d’un air suppliant, comme pour le conjurer de rendre grâce à l’Être puissant qui avait encore daigné le protéger pendant le combat. Il comprit ce qu’elle voulait dire, la salua avec un air de galanterie, et se retourna vers Ithuel pour lui répondre.

— Il est trop tôt, dit-il, il ne fait pas encore assez de vent. Nous sommes imprenables ici ; dans une heure nous partirons tous ensemble.

Ithuel murmura, mais son commandant eut l’air de ne pas s’en apercevoir. Le jugement de Raoul ne lui avait point fait défaut. Les canots s’étaient ralliés, et, sans craindre le danger, ils arrivaient déjà à une portée de mousquet. Il était évident qu’ils allaient renouveler l’attaque. Essayer de s’échapper dans un tel moment, c’eût été renoncer à l’avantage que leur donnaient les ruines, et mettre en danger les trois détachements, sans peut-être pouvoir réussir à en sauver un seul.

Dans le fait, sir Frédéric Dashwood sentait vivement alors quelle honte ce serait pour lui si les vaisseaux arrivaient, et lui ravissaient la gloire de capturer le lougre. Le caractère ordinairement apathique de ce jeune homme prit tout à coup du ressort, et comme tous ceux qui sont difficiles à émouvoir, du moment que son énergie s’éveilla, il devint un autre homme. Ayant réuni tous les canots, il fit placer les blessés dans l’un d’eux, donna ordre qu’on les reconduisît à leurs bâtiments respectifs, et prit des arrangements pour faire une seconde attaque avec les canots qui lui restaient. Il fut heureux que Cuff eût fait partir une si forte expédition, car, malgré la perte que les Anglais avaient faite, ils étaient encore deux fois plus nombreux que les Français.

Pour cette fois, sir Frédéric ne dédaigna pas les conseils, et il se rendit à l’avis unanime de Winchester, Mac Bean, Griffin, Clinch et Strand, qui était de séparer les canots et de diriger l’attaque sur différents points, afin d’éviter le retour d’une catastrophe qui avait été occasionnée par la concentration de leurs forces. Il fut donc décidé que Mac Bean attaquerait la felouque, O’Leary le lougre, et les autres canots l’îlot aux ruines. Sir Frédéric resta sur son gig, afin de pouvoir se porter sur le point qui pourrait réclamer sa présence.

Mac Bean fut le premier qui fit feu. Sa caronade était chargée à boulet. Il la pointa lui-même avec le plus grand soin, et alluma l’amorce de sa propre main. Le boulet frappa une des deux caronades de la felouque, l’arracha de dessus son affût, et la fit tomber dans la cale, tandis que les fragments de l’affût brisé blessèrent plus ou moins dangereusement plusieurs matelots. Un début si favorable pour les Anglais, et dont le résultat put être vu par tous les équipages, les encouragea, et ils poussèrent trois bruyantes acclamations de joie. Ithuel en fut si déconcerté, qu’il tira sa seconde caronade, chargée à mitraille comme la première fois, avec trop de précipitation. La mer fut couverte d’écume à quelques brasses de la chaloupe de Mac Bean, mais pas un seul homme ne fut blessé. Le feu devint alors général ; les coups de canon se succédaient rapidement, et le bruit de la mousqueterie remplissait les intervalles. Pendant ce temps les canots faisaient force de rames pour arriver aux ruines, et avançaient avec impunité, ce qui arrive assez souvent, quoiqu’il soit difficile d’en expliquer la cause. Plusieurs boulets tombèrent dans les ruines, faisant voler en éclats les pierres qu’ils frappaient ; et pendant une ou deux minutes, les maux de la guerre ne se firent sentir qu’aux Français. Mais Pintard et Ithuel savaient qu’ils étaient protégés par des rochers à fleur d’eau, et ils firent feu en même temps. L’Américain fut celui qui réussit le mieux. Il paya Mac Bean en sa propre monnaie en faisant tomber sur l’avant de son embarcation une grêle de balles, qui avertit le prudent Écossais de la nécessité de changer de route et d’aller rejoindre les canots qui touchaient déjà à l’îlot. L’assaillant de Pintard se trouvant arrêté par la barrière de rochers, prit le même parti ; et alors, au milieu de la fumée, des cris, des imprécations et du bruit de l’artillerie, tous les Anglais se précipitèrent en masse sur le principal poste, et se rendirent maîtres de la batterie en un clin d’œil.


CHAPITRE XXIX.


Telle est la marche des choses — toujours changeant — toujours tournant — décrivant un cercle perpétuel. Le jour qui nous élève au faîte de la gloire, nous montre le point d’où il nous faut commencer à descendre. »
Daniel.



Il n’est pas facile de recueillir des détails sur des scènes semblables à celle que nous venons de rapporter. Tout ce qu’on en sut fut l’impétuosité avec laquelle la batterie fut emportée d’assaut, et les résultats qui en furent la suite. La moitié des Français nageaient dans leur sang, étendus au milieu des ruines pèle-mêle avec un bon nombre d’Anglais qui avaient acheté la victoire au prix du leur. Le combat avait été acharné, la mortification des Anglais ajoutant à leur intrépidité naturelle, et les Français opposant à leurs ennemis la plus noble résistance ; mais le nombre l’avait nécessairement emporté. Sir Frédéric Dashwood fut au nombre des morts. On le trouva étendu sur le rocher, à moins d’une brasse de son gig, la tête traversée d’une balle. Griffin fut blessé assez dangereusement. Clinch fut plus heureux, et on le vit, sans blessure, debout sur le rempart où était établie la batterie, arracher le pavillon français qui était déployé, et y arborer celui d’Angleterre. Son canot avait abordé le premier ; son équipage avait attaqué le premier la batterie, et il était lui-même à la tête. Il avait intrépidement combattu pour Jane et pour son avancement, et cette fois la Providence avait paru favoriser ses efforts. Quant à Raoul, il était étendu en avant de son rempart, s’y étant précipité pour défendre sa batterie contre l’attaque de Clinch, et son sabre croisait celui de son ci-devant prisonnier, quand Mac Bean lui tirant un coup de mousquet, en arrivant à son tour, la balle lui traversa le corps de part en part.

— Courage, mes enfants, en avant ! s’était-il écrié en donnant à ses compagnons l’exemple de courir pour repousser les assaillants. Et quand il fut renversé sur le rocher, il eut encore la force de crier assez haut pour se faire entendre : Au nom du ciel, lieutenant, sauve mon Feu-Follet !

Il est probable que le brave Pintard n’aurait pas obéi à cet ordre, s’il n’eût vu en ce moment les trois bâtiments anglais doubler la pointe de Campanella, favorisés par le vent d’ouest. En ce moment, il entendit à peu de distance le battement d’une voile, et, se retournant, il vit la felouque faire une abattée, sa misaine déployée, et gouvernant déjà. On ne voyait personne sur le pont ; Ithuel, qui était au gouvernail, s’était courbé de manière à être caché par le plat-bord. Pintard fit alors couper ses amarres ; et le Feu-Follet recula vivement, comme un coursier effrayé. On n’eut plus besoin que de larguer les cargues, et la misaine tomba. Le léger bâtiment recevant la brise, qui arrivait alors en fortes risées, s’élança hors de la petite baie, et vira vent arrière, pivotant sur son talon. Deux ou trois canots essayèrent de le poursuivre, mais sans aucun espoir de l’atteindre. Winchester, qui avait alors le commandement de l’expédition, les rappela par un signal, disant que la capture du lougre devait être maintenant la tâche des bâtiments à voiles, et que, quant à eux, ils avaient assez de besogne à garder les prisonniers et à prendre soin des blessés.

Quittant un moment l’îlot aux ruines, nous suivrons les deux bâtiments dans leur tentative pour s’échapper. Pintard et ses compagnons n’abandonnèrent Raoul qu’à contre-cœur ; mais, à la manière dont ils le voyaient étendu sur le rocher, une main appuyée sur sa blessure, ils comprirent que cette blessure était mortelle. Comme lui, ils prenaient au destin du lougre le même intérêt qu’on prend à celui d’une maîtresse chérie, et les mots : « Sauvez mon Feu-Follet ! » retentissaient encore à leurs oreilles.

Dès que le lougre eut viré, on établit la grande voile, et il commença à fendre l’eau, sans laisser plus de traces de son sillage qu’auparavant. La route qu’il suivit pour sortir de la baie semblait croiser celle des bâtiments anglais. Ithuel n’imita point cette manœuvre. Il fit porter davantage du côté de Pestum, jugeant avec raison que le désir ardent qu’ils avaient de capturer le lougre les empêcherait de faire beaucoup d’attention aux mouvements de la felouque. Le propriétaire de cette felouque était pourtant encore à bord de la Terpsichore ; mais toutes les prières, toutes les remontrances qu’il fit pour qu’on poursuivît ce bâtiment et qu’on le reprît, furent inutiles. Le lieutenant qui commandait alors cette frégate, de même que les commandants des deux autres bâtiments, n’étaient occupés que d’une seule idée, la prise du Feu Follet. Personne à bord des deux frégates et de la corvette ne pouvait encore savoir ni la mort du commandant de l’expédition ni les détails du combat qui avait eu lieu au milieu des rochers, quoiqu’on pût en deviner le résultat en voyant le pavillon anglais flotter sur la batterie et les deux bâtiments cherchant à s’échapper.

La saison était alors assez avancée pour laisser quelque incertitude sur l’ancienne stabilité des brises. Le zéphyr était arrivé de bonne heure, et avait eu de la force ; mais le baromètre et l’atmosphère semblaient annoncer un sirocco, ou un vent du sud-est, ce qui inspirait aux trois équipages le plus violent désir de s’assurer de leur prise avant qu’il survînt un changement de vent. Or, trois bâtiments bons voiliers maintenaient la chasse, personne ne doutait du résultat, et le capitaine Cuff se promenait sur le gaillard d’arrière de la Proserpine en se frottant les mains de joie, dans la ferme persuasion que tout lui était propice.

Il fit le signal au Ringdove de s’élever au vent, afin de se tenir au large le plus possible et de mettre le lougre dans l’impossibilité d’échapper, ce qu’il aurait fort bien pu effectuer s’il avait pu gagner une fois au vent de manière à éviter de se trouver par le travers des chasseurs. La Terpsichore reçut ordre de s’enfoncer dans la baie pour veiller à ce qu’une tentative semblable ne pût avoir lieu de ce côté, et la Proserpine continua sa route de manière à couper celle du Feu-Follet, s’il continuait à gouverner dans la même direction.

Il ne fut pas difficile aux Français d’établir toutes leurs voiles, la voilure haute d’un lougre étant fort simple. Cette manœuvre fut bientôt faite, et Pintard en attendit le résultat avec le plus vif intérêt, sachant que tout dépendait de la vitesse de son bâtiment, et ignorant quel effet cette voilure pourrait produire sur l’allure de son beau lougre. Heureusement l’on vit bientôt qu’il était probable que le Feu-Follet se comporterait bien. Déjà il était assez avancé au sud-ouest pour pouvoir doubler la pointe de Piane, et il fendait l’eau avec une vitesse qui devait bientôt le mettre à une bonne distance du bâtiment qui le poursuivait. Désirant pourtant gagner le large afin de pouvoir, pendant la nuit, changer de route dans diverses directions, Pintard continua à lofer, quand le vent le lui permettait, de manière à s’écarter sensiblement de la terre.

Le lougre et la felouque ayant commencé leur fuite à un bon mille au sud des bâtiments anglais, la position des rochers leur donnait une avance qui leur laissait bien peu de chose à craindre des canons de leurs ennemis au commencement de la chasse. La route que suivait Ithuel l’en mit bientôt tout à fait hors de portée, et Cuff savait qu’il avait peu à gagner et beaucoup à perdre en faisant une pareille tentative contre le lougre. On ne tira donc pas un seul coup de canon, et le résultat de la chasse fut confié aux voiles et à l’allure respective des deux bâtiments.

Telle était la situation des choses au commencement de cette chasse. Le vent ne tarda pas à fraîchir, et il souffla bientôt avec une force qui poussait en avant les bâtiments anglais, sous toutes leurs voiles, bonnettes dehors et les voiles d’étai, — ces dernières étant alors en grand usage, — de manière à filer au moins dix nœuds par heure. — Cependant aucun d’eux ne gagnait une brasse sur le Feu-Follet. Cette allure ne lui était nullement favorable, car il avait le vent par la hanche, et pourtant il gagnait de l’espace au lieu d’en perdre. Les quatre bâtiments avançaient rapidement au sud, et ils se trouvèrent bientôt sous le vent de la felouque, qui avait diminué de voiles et s’était dirigée vers l’est dès qu’Ithuel avait été convaincu qu’il ne serait pas poursuivi. Au bout de quelque temps, le Saint-Michel vira vent devant, et sortit de la baie en traversant les eaux de la Terpsichore, juste hors de la portée du canon. On vit cette manœuvre à bord de la frégate, et le ci-devant patron de la felouque s’arracha les cheveux, se roula sur le pont du bâtiment et fit mille autres extravagances pour exciter la compassion. Mais, peu touché de son désespoir, le lieutenant refusa obstinément de changer de route pour chasser une misérable felouque, quand il avait en vue devant lui un objet aussi glorieux à poursuivre que le célèbre lougre de Raoul Yvard. Ithuel passa donc au large sans empêchement, et autant dire ici qu’en temps convenable il arriva à Marseille sans accident, qu’il y vendit la felouque et sa cargaison, et qu’au bout d’un certain temps il en disparut. Nous trouverons occasion de parler encore une fois de lui avant de terminer cette histoire.

Cette lutte de vitesse dut bientôt convaincre Pintard qu’il avait peu de chose à craindre des bâtiments qui le poursuivaient ; il est vrai que les circonstances favorisèrent le lougre. Le vent tourna vers le nord, et, avant le coucher du soleil, il permit au Feu-Follet de voguer wing and wing, c’est-à-dire avec ses voiles en ciseaux, et de s’éloigner encore davantage de la terre. Le vent avait alors fraîchi au point d’obliger les bâtiments anglais à rentrer une partie des voiles légères. Quelque temps avant la nuit, ils n’avaient plus que le grand perroquet, les bonnettes de hune et les bonnettes basses des deux bords. Le Feu-Follet ne changea rien à sa voilure. Il avait encore son tape-cul en faisant vent arrière, et il filait sous ses deux énormes voiles, se fiant à leur bonté. La nuit n’était pas très-sombre, mais il avait l’espoir d’être hors de la vue de ses ennemis, même avant qu’on piquât huit coups, s’il y avait toujours la même différence dans leur vitesse respective.

Il est passé en proverbe qu’une chasse vent arrière est une longue chasse. Quand un bâtiment bon voilier en devance un autre d’un mille en une heure, c’est une preuve de grande supériorité ; mais, même en pareille circonstance, il faut que bien des heures se passent avant que l’un perde l’autre de vue pendant le jour. Les trois bâtiments anglais suivaient la même route avec un concert surprenant, la Proserpine étant un peu en avant des deux autres, tandis que le Feu-Follet, après une chasse de six heures, pouvait avoir quatre milles d’avance sur elle, et sur ces quatre milles il en avait gagné trois depuis qu’il portait ses voiles en ciseaux. La légèreté de ce petit bâtiment était admirable, et Pintard remarqua qu’il semblait à peine raser l’écume que soulevait son avant en fendant la lame. Il passait des heures, assis sur le beaupré, à surveiller la marche de son esquif. De temps à autre, une vague qui semblait poursuivre le petit lougre en soulevait la poupe comme si elle eût voulu la lancer en avant de sa proue ; mais le Feu-Follet était trop accoutumé à cette manœuvre pour que son allure en fût dérangée : il s’élevait sur la lame comme une bulle d’air, et la flèche aurait à peine surpassé la vitesse avec laquelle il s’élançait ensuite, comme pour regagner le temps perdu.

Cuff ne quitta le pont de la Proserpine que lorsqu’on piqua deux coups pendant le quart de minuit, c’est-à-dire à une heure. Yelverton et le master partagèrent les quarts entre eux ; mais le capitaine revint près deux plusieurs fois dans la nuit pour leur donner ses ordres ou ses avis.

— Il me semble, Yelverton, dit Cuff à son troisième lieutenant dans une de ces occasions, après avoir examiné longtemps le Feu-Follet avec une longue-vue de nuit, il me semble que ce lougre marche plus vite quand il porte ses voiles en ciseaux que même lorsqu’il est au plus près du vent, et je commence à craindre qu’il ne nous échappe. Aucun des deux autres bâtiments ne fait rien pour nous aider, et nous voici tous les trois, nous suivant l’un l’autre comme autant de vieilles filles qui vont à l’église un dimanche matin.

— Il aurait mieux valu, capitaine, que le Ringdove se tînt plus à l’ouest, et la Terpsichore plus à l’est. Quelque vitesse qu’ait le lougre avec ses ailes déployées, il en a encore davantage quand elles sont orientées au plus près. Je m’attends à chaque instant à le voir gouverner à l’ouest, et nous amener ainsi peu à peu dans ses eaux.

— Je ne voudrais pas le perdre pour mille guinées ! — À quoi diable pensait donc Dashwood ? Pourquoi ne s’en est-il pas emparé, quand il a pris possession des rochers ? Il peut s’attendre à une mercuriale dès que je le reverrai.

Cuff n’aurait point parlé ainsi s’il avait su qu’en ce moment même on portait le corps de sir Frédéric sur un bâtiment à deux ponts, commandé par un de ses parents, dans la baie de Naples. Mais il l’ignorait, et il n’apprit sa mort que quelques jours après, quand il était déjà enterré.

— Prenez cette longue-vue, Yelverton, continua le capitaine, et examinez le lougre avec soin. Je ne le vois plus que comme dans un brouillard. Il faut qu’il s’éloigne de nous rapidement. — Tâchez surtout de voir s’il cherche à s’échapper du côté de l’ouest.

— Il aurait peine à le faire sans changer son écoute de misaine de bord. — Mais du diable si je puis l’apercevoir, capitaine. — Ah ! le voici ! En droite ligne devant nous, comme auparavant, mais aussi peu distinct qu’un esprit. À peine puis-je entrevoir sa voilure ; cependant il me semble porter encore ses ailes, et l’on pourrait le prendre pour le spectre d’un bâtiment. — Ah ! cette embardée vient encore de me le faire perdre de vue. — Essayez encore une fois, capitaine Cuff. Je fais tout ce que je puis, mais il m’est impossible de le retrouver.

Cuff reprit la longue-vue, mais sans avoir plus de succès. Il crut une fois le voir, mais quelques instants d’examen lui démontrèrent que c’était une méprise. Il avait eu si longtemps les yeux fixés sur le même objet, qu’il n’était pas étonnant que son imagination l’eût rendu le jouet d’une illusion ; en le portant à se figurer qu’il voyait obscurément les contours du petit lougre ayant ses deux voiles en ciseaux, courant vent arrière avec la rapidité d’un nuage chassé par un vent impétueux. Pendant le reste de la nuit, il ne fit que rêver du lougre, et durant peut-être cinq minutes, ses pensées errantes lui peignirent le Feu-Follet capturé, et recevant sur son bord un équipage anglais.

Avant de se retirer, il fit faire des signaux aux deux autres bâtiments pour leur donner ordre de changer de route, afin qu’ils pussent surveiller le lougre, s’il venait à en changer aussi. Il envoya la corvette à l’ouest, et la Terpsichore un peu plus à l’est, et se hasarda lui-même à faire gouverner vers le sud-ouest. Mais une heure avant le jour, le vent changea tout à coup et devint très-violent : c’était le sirocco qui avait été annoncé, et auquel on s’attendait, et il mit incontestablement le Feu-Follet au vent. Ce vent du sud montra sa force dès qu’il commença à souffler, et s’il ne devint pas un ouragan avant l’après-midi du lendemain, il amena de temps en temps de violentes rafales après la première heure.

Lorsque le lougre disparut, les trois bâtiments anglais étaient hors de vue les uns des autres. La Proserpine, que nous accompagnerons comme notre ancienne connaissance et comme ayant un rôle à jouer dans ce qui va suivre, naviguait sous ses huniers, avec deux ris de pris, à l’ouest-sud-ouest, labourant cette grosse houle occasionnée par le dernier coup de vent. Le temps était embrumé, la pluie et la bruine accompagnaient chaque rafale, et il y avait des moments où l’on ne pouvait voir la mer à une encâblure du vaisseau ; mais jamais la vue ne pouvait porter jusqu’à l’horizon ordinaire. C’était ainsi que la frégate faisait tous ses efforts pour avancer, Cuff ne pouvant se résoudre à renoncer à tout espoir de succès, et cependant n’en voyant que bien peu d’apparence. Les vigies étaient à leur poste suivant l’usage ; mais c’était plutôt pour la forme que pour les services qu’ils pouvaient rendre, car il était rare qu’un homme pût voir plus loin, des barres de perroquet que ceux qui étaient sur le pont.

Les officiers et l’équipage avaient déjeuné. Une espèce de sombre mécontentement s’était répandu sur tout le vaisseau, et le désappointement avait fait presque entièrement disparaître l’intérêt que Raoul Yvard avait inspiré si récemment. Les uns commençaient à murmurer en calculant les chances qu’avaient les deux autres bâtiments de rencontrer le lougre ; les autres juraient que peu importait qui le verrait, attendu que personne ne le prendrait sans avoir des intelligences secrètes avec le Père du Mensonge. Il était bien nommé le Jack à la Lanterne, ajoutaient-ils. Autant vaudrait suivre un feu errant dans une prairie, qu’un pareil bâtiment sur la mer. Si les officiers et les hommes envoyés sur les canots pour l’attaquer revoyaient jamais leur bord, ils pourraient s’estimer bien heureux.

Au milieu de ces pronostics et de ces plaintes, le chef de la hune de misaine annonça un bâtiment en vue. La question et la réponse d’usage suivirent, et les officiers apprenant de quel côté il se montrait, l’aperçurent à environ une demi-lieue, mais fort indistinctement, attendu les vapeurs dont l’atmosphère était remplie.

— C’est un chebec, dit le master, qui était ce jour-là du nombre des frondeurs ; un drôle dont la cale est pleine d’un vin qui couvrirait de rides la plus belle femme de Londres.

— Par Jupiter Ammon ! s’écria Cuff, c’est le Fiou-Folly, ou je ne sais pas reconnaître une ancienne connaissance. — Timonier, passez-moi une longue-vue. — Non, pas celle là, — la plus courte.

— Courte ou longue, vous n’en serez pas plus avancé, murmura le master. Le Fiou-Folly a plus de folie que je ne lui en suppose si nous le revoyons du reste de l’été.

— Eh bien, capitaine, que dites-vous de ce bâtiment ? demanda Yelverton avec empressement.

— Ce que j’en ai déjà dit ; c’est le lougre ; je ne puis m’y tromper.

— Par Jupiter ! il arrive vent arrière, ayant toujours ses deux ailes déployées ! — Il paraît que c’est son allure en ce moment, et il ne semble pas disposé à en changer.

Après un examen attentif, Yelverton fut convaincu que son commandant avait raison. Le master lui-même fut obligé d’avouer, quoique à contre-cœur et de mauvaise grâce, qu’il s’était trompé. C’était bien certainement le Feu-Follet, quoiqu’on le vît à travers des vapeurs si épaisses, qu’il était souvent difficile d’en distinguer les contours. Il suivait une ligne qui le conduirait à environ un mille en arrière de la frégate, et il était à plus de trois fois cette distance au vent.

— Il faut qu’il ne nous voie pas, dit Cuff d’un air pensif. Il nous croit sans doute au vent, et cherche à s’éloigner de nous. — Il faut que nous virions, Messieurs, et le moment est favorable. Virez vent devant, monsieur Yelverton : je crois que la frégate se comportera bien.

L’épreuve fut faite, et elle réussit. La Proserpine obéit admirablement, et Yelverton savait la manœuvrer. En moins de cinq minutes, la frégate eut viré et tout fut orienté à l’autre bord, — son artimon aux bas ris, — deux ris pris dans les huniers, — un dans sa grande voile, — et ainsi de toutes les autres. Comme on lui conservait toute sa vitesse, ou peu s’en fallait, pour empêcher le lougre de s’échapper, elle pouvait filer de cinq à six nœuds par heure.

Les cinq minutes suivantes furent pleines d’intérêt pour l’équipage de la Proserpine. Le temps devint encore plus embrumé, et l’on perdit toutes traces du Feu-Follet. Cependant la dernière fois qu’on l’avait vu, il portait toujours ses voiles en ciseaux, et avançait vers eux, volant plutôt que flottant sur la mer. D’après les calculs de Cuff, les deux bâtiments devaient presque se rencontrer dans un quart d’heure, si aucun d’eux ne changeait de route. On démarra plusieurs canons, pour que tout fût prêt pour cette rencontre.

— Si le même temps dure encore quelques minutes, nous le tenons, s’écria Cuff. Monsieur Yelverton, descendez dans la batterie basse, et surveillez vous-même ces canons. Qu’ils soient bien pointés, et faites feu dès que vous en recevrez l’ordre. Ce lougre n’a pas de voilure haute, et ce n’est que le hasard qui peut le désemparer, mais rendez le pont trop chaud pour que l’équipage puisse y rester, et il faudra bien que le commandant amène pavillon, que ce soit Raoul Yvard ou le diable.

— Le voilà, capitaine ! s’écria un midshipman monté sur un bossoir ; car tous ceux qui l’avaient osé s’étaient rassemblés sur l’avant, dans l’espérance de voir plus tôt le Feu-Follet.

C’était effectivement le lougre, ayant toujours ses voiles en ciseaux. Comme de raison, on n’a jamais pu savoir comment il était arrivé que les vigies de ce bâtiment n’eussent pas aperçu la frégate. Mais quand toutes les circonstances furent bien connues, on supposa que le sommeil et la fatigue avaient fermé leurs yeux, après une nuit pendant laquelle tout l’équipage, qui n’était composé que de vingt-cinq hommes, était resté sur le pont à travailler sans relâche à la manœuvre. Enfin, le temps s’éclaircissant un peu, on aperçut la frégate à bord du lougre, et ce n’était pas une minute trop tôt, car les deux bâtiments, en ce moment critique, n’étaient qu’à environ un demi-mille l’un de l’autre. Le Feu-Follet se trouvait dans la direction du bossoir du vent de la Proserpine. Il changea ses voiles en un clin d’œil, et alors ou le vit venir au vent, mais il perdit assez d’espace en faisant cette manœuvre pour se trouver exposé à recevoir le feu des deux canons de chasse de la frégate. Cuff donna sur-le-champ l’ordre de faire feu.

— Que diable a-t-il donc ? s’écria le capitaine ; il se dandine comme un mandarin de porcelaine, lui qui avait coutume d’être ferme comme une église. Que signifie cela, master !

Le master ne put le lui dire, mais il est probable que le lougre n’était pas assez lesté pour résister à un pareil temps, et qu’il n’eut pas le temps de diminuer de voiles. Il fit de fortes embardées sous les lames qui se soulevaient alors, et une bourrasque étant survenue, ses canons sous le vent furent complètement dans l’eau. Ce fut en ce moment que les deux canons de chasse de la Proserpine vomirent la flamme et la fumée. L’œil ne put suivre les boulets, et personne ne put savoir où ils avaient frappé. Deux autres coups venaient d’être tirés, quand il survint une rafale qui arrêta la chasse et interrompit le feu. Cet effort momentané du vent d’Afrique fut si terrible, que l’écoute du perroquet de fougue de la Proserpine vint à casser, et qu’il fallut carguer la grande voile pour ne pas compromettre la grande vergue ; mais peu après elle fut amarrée de nouveau, et le perroquet de fougue fut rétabli. Un rayon de soleil succéda, mais le lougre avait disparu.

Le soleil ne resta visible qu’une minute ; encore était-il un peu voilé ; mais pendant trois ou quatre minutes, la vue put s’étendre à quelques milles à la ronde. L’horizon se rétrécit ensuite ; mais pendant un quart d’heure il ne survint aucune rafale. À l’instant où on ne vit plus le lougre, la Proserpine portait le cap à une demi-aire de vent de l’endroit où l’on supposait qu’avait été le Feu-Follet ; quelques minutes après elle le dépassa, peut-être à une centaine de brasses sous le vent. Là elle vira vent devant, s’avança à une distance suffisante au sud-ouest, vira de nouveau, présenta le cap à l’est sud-est, et se crut sur la ligne que ce bâtiment avait suivie, mais on n’en découvrit aucune trace. Le lougre et son équipage, ses canons et sa voilure, la mer avait tout englouti. On supposa que, comme une bonne partie de ses approvisionnements avaient été laissés sur les rochers, il n’était resté à bord rien d’assez léger pour flotter sur l’eau. Il n’y avait aucun canot à bord, tous étant restés à l’îlot aux ruines ; et si quelque marin avait cherché à sauver sa vie à la nage au milieu des flots courroucés, il n’avait pu la leur disputer longtemps, et les Anglais ne l’avaient point aperçu. D’ailleurs, il était possible que ceux-ci n’eussent pas bien calculé leur distance, et qu’ils eussent passé à une encâblure de l’endroit où quelque victime luttait peut-être encore contre les vagues.

Cuff et tous ceux qui l’entouraient furent frappés d’une calamité si cruelle et si inattendue. La perte d’un bâtiment dans de pareilles circonstances produit parmi les marins le même effet qu’une mort subite dans une famille. C’est un destin qui peut arriver à tous, et cette réflexion inspire la mélancolie. Cependant les Anglais ne renoncèrent pas sur-le-champ à l’espoir de sauver quelque malheureux accroché à un mât ou à une vergue, ou faisant des efforts surnaturels pour se soutenir sur l’eau. Ce ne fut qu’à midi que la frégate quitta ces parages pour retourner à Naples. Mais elle fut détournée de sa route par une autre chasse, qui fut assez longue, mais qui se termina plus heureusement, car elle prit une corvette ennemie qu’elle conduisit à Naples quelques jours après.

Le premier soin de Cuff, après avoir jeté l’ancre dans la baie de Naples, fut de se rendre à bord du Foudroyant pour annoncer son arrivée à Nelson. Le contre-amiral ne savait encore que ce qui s’était passé dans les ruines, et la séparation des trois bâtiments.

— Eh bien, Cuff, dit-il en lui présentant la main qui lui restait, dès que le capitaine entra dans sa chambre, le lougre nous a encore échappé après tout ? En somme, c’est une mauvaise affaire, mais il faut nous en contenter. Ou croyez-vous qu’il soit à présent ?

Cuff lui fit le détail de tout ce qui s’était passé relativement au Feu-Follet, et lui remit le rapport officiel de la prise qu’il venait de faire. De ces deux nouvelles, la seconde fit plaisir à Nelson, et la première le surprit. Après quelques minutes de réflexion, il entra dans sa chambre de l’arrière, et en revint tenant en main un petit pavillon, souillé et déchiré, mais encore entier.

— Voyez ceci, lui dit-il ; comme Lyon terminait sa croisière, et que la corvette, dans les forts tangages, plongeait ses bossoirs dans l’eau, cette petite enseigne a été jetée par une lame sur une de ses encres de veille, et s’y est accrochée ; elle est singulière. Pourrait-elle avoir quelque rapport avec le lougre ?

Cuff y jeta un coup-d’œil, et reconnut sur-le-champ le petit pavillon ala e ala, dont les deux Italiens lui avaient fait la description en conversant avec lui. — Ce fut le seul reste du Feu-Follet qu’on découvrit jamais.


CHAPITRE XXX.


« Que la douleur est belle, quand elle st parée d’une innocence virginale ! Elle fait paraître hideuse la félicité des autres. »
Davenant.



Il faut maintenant faire quelques pas rétrogrades, et retourner sur les rochers pour rendre le lecteur témoin de la scène douloureuse qui s’y passe. Il nous suffira pourtant d’y arriver dans la soirée du jour du combat ; omettant bien des détails que le lecteur peut se figurer, sans que nous ayons besoin de les lui raconter.

Il est à peine nécessaire de dire que pas une goutte du sang qui fut répandu dans cette journée ne souilla les mains d’Andréa Barrofaldi ni de Vito Viti. Mais, quand la victoire fut complète, ils s’approchèrent des rochers, et, assis sur leur bateau, ils contemplaient le triste spectacle que l’îlot aux ruines offrait à leurs yeux.

— Vice-gouverneur, dit le podestat en lui montrant l’endroit où était étendu le corps inanimé de sir Frédéric, et où Raoul et tant d’autres souffraient de leurs blessures, appelez-vous ce spectacle une réalité, ou n’est-ce qu’une partie de cette damnable doctrine qui suffit pour faire que tous les hommes se prennent aux cheveux et se métamorphosent en tigres et en faucons ?

— Je crains bien, voisin Viti, que ce ne soit une triste vérité. Je vois les corps de sir Dashwood et de sir Smit, et Dieu sait combien d’autres sont partis aujourd’hui pour la région des esprits !

— Laissant derrière eux un monde d’ombres, murmura le podestat, de l’esprit duquel ce triste spectacle même ne pouvait écarter les idées qu’y avait fait naître une discussion qui durait depuis près de vingt-quatre heures. Mais ce n’était pas le moment de commencer de nouveaux arguments, et les deux Italiens descendirent sur l’îlot. C’était environ une demi-heure après la fin du combat, et nous avons dessein de nous transporter au moment indiqué au commencement de ce chapitre.

Il faut pourtant que nous tracions une esquisse rapide de ce qui s’était passé depuis la victoire remportée par les Anglais jusqu’à l’instant où nous devons rapporter les faits avec plus de détail. Dès qu’il en eut le loisir, Winschester fit une inspection du champ de bataille, et il y trouva plusieurs Anglais de tués et un plus grand nombre de blessés. Au moins la moitié des Français qui se trouvaient sur l’îlot étaient blessés ; mais la blessure mortelle reçue par leur chef était le coup que tous déploraient ; car le chirurgien du Feu-Follet avait déjà déclaré qu’elle ne laissait aucun espoir, et cette déclaration avait été entendue avec regret par des ennemis généreux. La défense avait été déterminée, et elle aurait réussi, s’il avait été dans les choses possibles qu’une poignée d’hommes intrépides repoussassent un nombre double d’ennemis non moins braves. Des deux côtés on avait combattu pour l’honneur, et en pareil cas la victoire reste ordinairement au parti le plus nombreux.

Dès qu’on s’aperçut qu’il était probable que les trois bâtiments se mettraient en chasse sous le vent, les officiers anglais avaient senti la nécessité de prendre un parti. Chaque bâtiment ayant envoyé un chirurgien par le même canot qui y avait conduit les premiers blessés, les officiers de santé s’étaient mis en besogne sur-le-champ. Ils avaient fait quelques amputations qui étaient indispensables, avaient pansé les autres-blessures, aussi bien que les circonstances le permettaient, et en deux bonnes heures tout était terminé. Le jour tirait à sa fin, et l’escadre était assez éloignée pour qu’il fût nécessaire de se hâter.

Aussitôt qu’on eut donné tous les soins nécessaires aux blessés, et que les autres eurent eu le temps de se reposer de leurs fatigues, on plaça les premiers le plus commodément possible sur chacune des chaloupes qu’on fit conduire à la remorque par un cutter. Dès que la première eut reçu sa triste cargaison, elle partit pour se rendre au bâtiment qui servait d’hôpital à l’escadre, et il en fut de même ensuite des deux autres, les Français qui n’étaient pas blessés ayant offert leur aide pour cette œuvre de charité. Enfin il ne resta plus que le gig de sir Frédéric, que Winchester avait gardé pour son usage personnel, le bateau qu’avait loué Andréa Barrofaldi, et celui sur lequel Carlo Giuntotardi était venu avec sa nièce. Les seuls Français qui restassent encore, étaient le chirurgien du lougre, le maître-d’hôtel de Raoul, et Raoul lui-même ; et si l’on ajoute les deux Italiens et leurs bateliers, Carlo et sa nièce, Winchester et l’équipage de son gig, on aura le nombre complet de tous ceux qui se trouvaient encore sur l’îlot aux ruines.

Le soleil disparaissait déjà derrière les montagnes voisines, et il était nécessaire de prendre une décision. Winchester prit à part le chirurgien français, et lui demanda si le blessé était en état de supporter le transport : si cela était, ajouta-t-il, le plus tôt serait le mieux.

— Monsieur le lieutenant, répondit le chirurgien d’un ton un peu sec, mon brave capitaine n’a plus que bien peu de temps à vivre, et il désire mourir ici, sur le théâtre de sa gloire, et près d’une femme qu’il a tant aimée. Mais, — vous êtes vainqueur, et vous pouvez suivre votre bon plaisir.

Winchester rougit et se mordit les lèvres. L’idée d’infliger à Raoul quelque nouvelle souffrance de corps ou d’esprit ne s’était jamais présentée à l’imagination d’un homme si humain, et il fut indigné du soupçon qu’on l’en crût capable. Il se calma pourtant ; et saluant le chirurgien avec politesse, il lui dit qu’il resterait lui-même près de son prisonnier jusqu’au dernier moment. Le Français fut surpris, et, voyant la compassion qu’exprimaient les traits de Winchester, il regretta d’avoir conçu un tel soupçon, et encore plus de l’avoir exprimé.

— Mais, Monsieur, la nuit va tomber, répondit-il, et vous pouvez avoir à la passer sur ces rochers.

— Et quand cela serait, docteur, c’est à quoi nous sommes habitués nous autres marins, surtout quand nous faisons un service de canots. Je n’ai qu’à m’envelopper de mon manteau et je reposerai en marin.

Cette réponse était péremptoire, et l’on n’en dit pas davantage. Le chirurgien, habitué à trouver des ressources, eut bientôt fait ses dispositions pour la scène qui allait terminer ce drame. En allégeant le lougre, on avait laissé un grand nombre d’objets sur les rochers voisins, et entre autres quelques matelas. On s’en procura deux ou trois dont on fit un lit pour Raoul sur la partie la plus unie du rocher. Le médecin et les matelots voulaient y dresser une tente en y employant une voile, mais le blessé s’y opposa.

— Laissez-moi respirer un air libre, dit-il ; je n’ai plus longtemps à le respirer : qu’il soit libre du moins pendant ce peu d’instants.

Il était inutile de lui refuser sa demande, et il n’y avait aucune raison pour le faire. L’air était doux et pur, et il n’y avait rien à craindre de la nuit pour Ghita, entourés comme ils l’étaient par les eaux pures de la Méditerranée. Quand même la tramontane serait arrivée, c’est un vent froid, mais dont la fraîcheur n’a rien de désagréable, et une haute montagne sur la côte adjacente met les îles des Sirènes à l’abri de son influence immédiate.

Les marins anglais allumèrent du feu sur l’îlot aux ruines. Ils ne manquaient de vivres d’aucune espèce, et ils se préparèrent du café et de la nourriture ; ils avaient trouvé plusieurs barriques d’eau qui y avaient été apportées pour servir de provision en cas de blocus. Le feu était assez éloigné pour ne pas troubler ceux qui étaient restés près du blessé, et la flamme qu’il produisait jetait une lueur pittoresque sur le petit groupe rassemblé autour de Raoul.

Nous ne décrirons pas les premiers transports d’angoisse de Ghita quand elle apprit la blessure de Raoul, ses ferventes prières et les scènes qui eurent lieu pendant que l’îlot était encore couvert de marins anglais et français. Des heures plus tranquilles se succédèrent après leur départ, et lorsque la nuit fut plus avancée, les premières émotions furent remplacées par ce qu’on pourrait appeler le calme du désespoir. Dix heures fut le moment auquel nous désirons lever le rideau encore une fois pour présenter aux yeux du lecteur les principaux personnages de notre drame.

Raoul était couché sur la partie la plus élevée de l’îlot, d’où son œil pouvait voir la belle eau qui baignait le pied des rochers, et son oreille entendre le murmure de son élément favori. La tramontane, suivant l’usage, avait balayé toutes les vapeurs de l’atmosphère, et la voûte du firmament, dans tout son bleu d’azur et ornée de mille étoiles, s’étendait de toutes parts au-dessus de la tête du mourant, glorieux présage d’immortalité heureuse pour ceux qui meurent entre la foi et l’espérance. Les soins de Ghita et de quelques autres avaient rassemblé autour de son lit tout ce qu’on avait pu trouver sur les rochers voisins parmi les objets qui y avaient été laissés, pour donner à cet endroit l’air d’une chambre, à la vérité sans murailles et sans plafond, mais commode et habitable. Winchester, accablé de fatigue et songeant au désir que Raoul pourrait avoir de rester seul avec Ghita, s’était jeté sur un matelas à quelque distance, après avoir donné ordre qu’on l’appelât s’il arrivait quelque chose ; et le chirurgien, sachant qu’il ne pouvait rien faire pour le blessé, avait imité son exemple, en donnant le même ordre. Carlo Giuntotardi, qui dormait fort peu, était en prière dans un coin de ruines. Andréa et le podestat se promenaient sur le rocher en discutant avec vivacité, et regrettaient tout bas le mouvement d’humanité qui les avait déterminés à rester.

Raoul et Ghita étaient donc seuls. Le premier était couché sur le dos, la tête appuyée sur un traversin, et les yeux fixés sur la voûte du ciel. Il ne souffrait plus, mais sa vie s’écoulait rapidement. Il conservait pourtant encore toute sa force d’esprit, et son imagination était aussi active que jamais. Son cœur était toujours plein de Ghita, quoique sa situation extraordinaire, et surtout la vue glorieuse qu’il avait devant les yeux, mêlassent à ses sentiments pour elle certains tableaux de l’avenir qui produisaient sur lui une impression aussi nouvelle qu’elle était forte.

Il en était autrement de Ghita. Comme femme, elle avait été frappée d’un coup subit dont il lui fut difficile de supporter la violence ; et cependant elle remerciait Dieu d’avoir permis qu’elle fût présente quand ce malheur était arrivé, et de lui avoir ainsi laissé la faculté d’agir et la consolation de prier. Dire qu’elle ne continuait pas à sentir pour Raoul cette intensité d’amour et toute cette tendresse qui font partie des principaux éléments de la nature d’une femme, ce serait manquer à la vérité ; mais elle le considérait déjà comme n’appartenant plus à ce monde, et toutes ses pensées se concentraient sur le nouvel état d’existence qui allait commencer pour lui.

Un assez long intervalle de silence avait eu lieu, et pendant ce temps les yeux de Raoul avaient toujours été attachés sur la voûte étoilée qui le couvrait.

— Ghita, dit il enfin, n’est-il pas remarquable que moi, Raoul Yvard, — corsaire — habitué aux combats et aux tempêtes, — aux dangers et aux vicissitudes de la guerre et des éléments, — je sois ici, mourant sur ce rocher, avec tous ces astres me regardant, et me souriant, en quelque sorte, du haut de votre ciel ?

— Et pourquoi pas du vôtre comme du mien, Raoul ? répondit-elle d’une voix tremblante. Son immensité ressemble à celle de l’être dont il est le séjour, dont il est le trône ; et il peut contenir tous ceux qui aiment Dieu et qui implorent sa merci.

— Croyez-vous donc qu’il recevrait en sa présence un homme tel que moi ?

— N’en doutez pas. Aussi bon qu’il est parfait, il se plaît à pardonner au pécheur contrit et repentant. — Ah ! cher Raoul, si vous vouliez seulement lui adresser une prière !

Un sourire presque joyeux anima un instant les traits du mourant ; et Ghita, se livrant à l’espoir d’avoir fait impression sur lui, se leva et se pencha sur lui pour mieux écouter ce qu’il allait dire.

— Mon Feu-Follet ! s’écria Raoul, sa bouche laissant échapper la pensée secrète qui avait donné à ses traits une expression momentanée de triomphe, tu as du moins échappé à ces Anglais ! Ils ne te compteront pas dans le nombre de leurs victimes ! Ils ne te forceront pas à les servir contre ton pays !

Un frisson glacial serra le cœur de Ghita. Elle retomba sur son siège, les yeux fixés sur son amant avec un sentiment profond de désespoir, quoique son cœur fût encore le foyer d’une tendresse inextinguible. Raoul entendit le léger bruit du mouvement qu’elle fit, tourna la tête de son côté, et la regarda avec des yeux brillant de presque autant d’admiration que dans des moments plus heureux.

— Tout est pour le mieux, Ghita, dit-il ; j’aime mieux mourir que vivre sans vous. Le destin m’a favorisé en terminant ainsi ma carrière.

— Ô Raoul ! il n’y a d’autre destin que la sainte volonté de Dieu. Ne vous abusez pas dans ce moment terrible ; humiliez la fierté de votre esprit, et implorez le secours du ciel.

— Pauvre Ghita ! votre esprit innocent n’est pas le seul, à des millions près, dont les prêtres se soient emparés ; et je suppose que ce qui a eu lieu depuis le commencement des choses durera jusqu’à la fin.

— Dieu est le commencement et la fin, Raoul. — Dès le commencement des temps, il a établi les lois qui ont amené toutes les épreuves de votre vie, ainsi que l’amertume du moment actuel.

— Et croyez-vous qu’il vous pardonnera votre tendresse pour un homme tel que moi ?

Ghita baissa la tête vers le matelas sur lequel elle s’appuyait, et se couvrit le visage des deux mains. Après avoir passé deux minutes en prières, elle releva la tête, et ses joues étaient brûlantes du feu de l’amour tempéré par l’innocence. Raoul était toujours couché sur le dos, les yeux encore fixés sur la voûte du ciel. La profession qu’il avait embrassée l’avait conduit à étudier l’astronomie avec plus de soin qu’on n’aurait pu l’attendre de son éducation un peu négligée ; et, habitué qu’il était à réfléchir, les faits que cette science lui avait appris avaient fait impression sur son imagination, quoiqu’ils n’eussent pu toucher son cœur. Jusqu’alors, il était tombé dans l’erreur commune à ceux qui se livrent à des recherches trop limitées ; et en suivant les lumières d’une raison égarée, il avait trouvé la confirmation de ses doutes. Le moment terrible qui était si prochain ne pouvait pourtant manquer d’avoir de l’influence sur lui ; et cet avenir inconnu, suspendu, en quelque sorte, par un cheveu sur sa tête, le portait inévitablement à penser à un Dieu qui lui était également inconnu.

— Savez-vous, Ghita, dit-il, que les savants en France nous disent que toutes ces étoiles brillantes sont des mondes probablement peuplés comme le nôtre, et auxquels la terre ne paraît qu’une étoile, qui n’est même pas de la première grandeur ?

— Et qu’est-ce que tout cela, Raoul, comparé au pouvoir et à la majesté de l’être qui a créé l’univers ? Oubliez tout ce qui n’est que l’ouvrage de sa main, et ne songez plus qu’au créateur.

— Avez-vous jamais entendu dire que l’esprit de l’homme a su inventer des instruments à l’aide desquels il est en état non-seulement de suivre les mouvements de tous ces mondes, mais même d’en calculer la marche pendant des siècles à venir ?

— Et savez-vous, Raoul, ce que c’est que cet esprit de l’homme ?

— C’est une partie de sa nature, — sa plus haute qualité, — ce qui le rend le maître de la terre.

— Cela est vrai dans un sens ; mais, après tout, l’esprit de l’homme n’est qu’un bien faible fragment, — un atome presque imperceptible, — détaché de l’esprit de Dieu, et c’est en ce sens qu’on dit que l’homme a été fait à l’image de son créateur.

— Vous croyez donc que l’homme est Dieu, Ghita ?

— Raoul, Raoul ! si vous ne voulez pas me voir mourir avec vous, n’interprétez pas ainsi mes paroles !

— Vous paraîtrait-il donc si dur de quitter la vie avec moi, Ghita ? Ce serait pour moi le bonheur suprême, si nous changions de place ensemble.

— Pour aller où ? — Avez-vous songé à cela, cher Raoul ?

Raoul ne lui répondit rien. Ses yeux étaient comme fascinés par une étoile qui lui paraissait briller d’un éclat extraordinaire, tandis que des pensées nouvelles pour lui roulaient en tumulte dans son esprit. Il y a dans la vie de chaque homme des instants où la vue mentale devient plus perçante que celle du corps, et où la première tire des conclusions plus justes sur le passé et sur l’avenir, comme il y a des jours où une atmosphère plus pure que de coutume abandonne plus aisément aux organes physiques les objets qui sont de leur ressort, et laisse momentanément l’esprit maître absolu de ce qui s’élève au-dessus de leur portée. Un de ces rayons de vérité brilla à l’esprit du mourant, et ce ne put être sans porter quelques fruits. Raoul se sentit agité par de nouvelles émotions.

— Vos prêtres, Ghita, lui-demanda-t-il, pensent-ils que ceux qui se sont connus et qui se sont aimés dans ce monde se reconnaîtront et s’aimeront encore dans celui qu’ils disent devoir lui succéder ?

— Le monde qui est à venir, Raoul, sera tout amour ou tout haine. Je tâche d’espérer que nous nous y reconnaîtrons, et je ne vois aucune raison pour refuser de le croire. — Mon oncle y croit fermement.

— Votre oncle, Ghita ! quoi ! Carlo Giuntotardi ? Lui qui semble ne jamais penser aux objets qui l’entourent, pourrait-il songer à des choses si éloignées et si sublimes ?

— Que vous le connaissez mal, Raoul ! c’est parce que son esprit est presque toujours occupé de pareilles idées, qu’il paraît si indifférent pour le monde et pour tout ce qu’il contient.

Raoul ne répondit rien ; les souffrances causées par sa blessure parurent se renouveler avec plus de force que jamais, et Ghita, avec la douce sensibilité d’une femme, ne songea plus qu’à lui prodiguer tous les petits soins dont elle était capable, pour tâcher de les adoucir ; après quoi, se mettant à genoux près de son lit, elle adressa au ciel de nouveau de ferventes prières pour le salut de son amant. Près d’une heure s’écoula de cette manière. Tout ce qui se trouvait sur le rocher dormait accablé de fatigue ; Ghita et le mourant étaient seuls éveillés.

— Ghita, dit enfin Raoul d’une voix faible, cette étoile fixe mes yeux sur elle ; — si c’est réellement un monde, une main toute-puissante doit l’avoir créé. Le hasard n’a jamais construit un vaisseau ; comment aurait-il pu créer un monde ? La pensée, l’esprit, l’intelligence, doivent avoir présidé à la formation de l’un comme de l’autre.

Depuis bien des mois, Ghita n’avait pas joui d’un pareil instant de bonheur. L’esprit de Raoul semblait enfin abjurer la fausse philosophie qui était alors si fort à la mode, et qui avait endurci un si bon naturel, et couvert de ténèbres une intelligence si active. Si ses idées entraient une fois dans la bonne voie, elle était pleine de confiance dans la droiture de ses vues et dans la miséricorde de Dieu.

— Raoul, dit-elle à demi-voix, Dieu est dans cette étoile comme il est avec nous sur ce rocher. Son esprit est partout. — Bénissez-le, — implorez sa merci, et vous serez heureux à jamais !

Raoul ne lui répondit pas ; ses yeux étaient toujours fixés sur la même étoile, et il semblait absorbé dans de profondes réflexions. Ghita ne voulut pas les interrompre, et, s’agenouillant de nouveau, elle se remit en prière. Les minutes succédèrent aux minutes, et aucun d’eux ne semblait disposé à parler. Enfin, Ghita redevint femme. Le moment était arrivé de faire prendre au blessé une potion ordonnée par le chirurgien ; elle alla la prendre pour la lui présenter. Les yeux semblaient encore attachés sur l’étoile ; mais les lèvres, au lieu d’être entr’ouvertes comme de coutume par un sourire d’amour, étaient serrées comme à l’instant d’une lutte terrible : — Raoul Yvard n’existait plus.

La découverte de cette vérité fut un cruel moment pour Ghita. Personne autour d’elle ne connaissait encore cet événement ; tous étaient plongés dans le sommeil profond qui suit la fatigue. Son premier mouvement fut celui que lui suggéra son sexe. Elle se précipita sur le corps du défunt, et se livrant à des sensations longtemps renfermées dans son sein, et que son amant lui avait quelquefois reproché de ne pas connaître, elle pressa de ses lèvres brûlantes les joues pâles et les lèvres déjà glacées de celui qu’elle avait tant aimé, et peu s’en fallut que, dans le premier paroxysme de sa douleur, son esprit ne prît son vol pour aller rejoindre celui de Raoul. Mais il était moralement impossible que Ghita cédât longtemps à l’influence du désespoir. Elle avait une piété trop solide pour ne pas chercher un appui dans la bonté de son père céleste dans tous les moments critiques de la vie. Elle se mit à prier pour la dixième fois de cette nuit, et l’effet de ses prières fût de procurer à son esprit, sinon un calme parfait, du moins de la résignation.

La situation de Ghita avait alors quelque chose d’aussi touchant que pittoresque. Tout dormait encore autour d’elle, et dormait en apparence aussi profondément que celui qui ne devait plus s’éveiller qu’au son de la trompette du dernier jour. La fatigue et l’agitation de la veille avaient été suivies d’une réaction, et le sommeil exerça rarement une plus forte influence. Le feu allumé sur le rocher par l’équipage du gig brûlait encore, et jetait une pâle lueur sur les ruines, sur les individus endormis çà et là sur le rocher, et sur les restes inanimés du jeune corsaire ; mais de temps en temps la tramontane, qui soufflait avec force, descendait assez bas pour donner à la flamme plus d’activité, et l’éclat qu’elle produisait alors rendait cette scène plus imposante en en proclamant la réalité.

Mais Ghita avait trop de confiance dans le ciel pour être émue par autre chose que par le regret de la perte qu’elle venait de faire, et l’inquiétude pour le salut de l’âme qui venait de prendre son essor. Une fois elle regarda autour d’elle, et voyant que son oncle lui-même dormait encore, et qu’elle était littéralement seule avec Raoul, elle sentit péniblement son isolement, et elle pensa à éveiller un des dormeurs. Le chirurgien était le plus près d’elle ; elle s’approcha de lui, et elle levait le bras pour l’éveiller, quand la flamme, se ranimant tout à coup, fit tomber une vive lumière sur les traits pâles de Raoul, et elle retourna bien vite sur ses pas pour les contempler encore une fois. Ses yeux étaient ouverts, et elle regarda fixement ces miroirs de l’âme, qui avaient si longtemps réfléchi la tendresse et l’amour, et qui étaient maintenant ternes et sans expression, et elle fut dans la situation de l’avare qui ne retrouve plus son trésor où il l’avait secrètement placé.

Pendant tout le reste de la nuit, Ghita veilla près du corps de son amant, tantôt penchée sur lui avec une tendresse que rien ne pouvait affaiblir, tantôt assiégeant le ciel de ses prières. Personne ne s’éveilla pour l’interrompre au milieu du bonheur étrange qu’elle goûtait en s’acquittant de ce pieux devoir, ou pour blesser sa sensibilité par un air de surprise, ou par les sarcasmes d’un esprit grossier et vulgaire. Avant que le jour parût, elle ferma les yeux de Raoul de ses propres mains, lui couvrit le corps d’un drapeau français qu’elle trouva sur le rocher, et s’assit près de lui, image de la patience et de la résignation, attendant le moment où d’autres mains viendraient la remplacer pour les derniers soins à donner à ses restes. Comme catholique, elle trouvait une sainte consolation dans cette partie sublime de la croyance de son église qui consiste à prier pour les morts.

Winchester fut le premier qui s’éveilla. En ouvrant les yeux, il parut surpris de la situation dans laquelle il se trouvait ; mais un regard jeté autour de lui lui rappela tout ce qui s’était passé. Il s’avança vers Ghita pour lui demander des nouvelles de Raoul ; mais, frappé de l’expression de sa physionomie, il jeta un coup d’œil vers le lit, et la vue du drapeau qui couvrait le corps du défunt lui apprit la vérité. Ce n’était pas le temps de se reprocher d’avoir trop dormi, ou d’adresser le même reproche à d’autres ; il se contenta d’éveiller sans bruit tous ses compagnons, et ils se levèrent avec le même silence et le même respect que s’ils eussent été dans une chapelle.

Carlo Giuntotardi demanda alors aux vainqueurs le corps du défunt, et Winchester ne vit aucune raison pour le lui refuser. On le plaça sur un canot, et on le transporta à terre, où tous ceux qui restaient sur le rocher l’accompagnèrent. Environ une heure après leur départ, le sirocco arriva, armé de toute sa force, poussa les vagues de la mer par-dessus l’îlot aux ruines, et quand elles se furent retirées, il n’y restait aucune trace du sang qui y avait été répandu, ni le moindre vestige qui rappelât le Feu-Follet et les événements qui venaient de se passer.

En arrivant aux pieds du Scaricatojo, les matelots formant l’équipage du gig de Winchester construisirent une espèce de civière sur laquelle ils placèrent le corps du défunt, et, ne voulant pas laisser cette œuvre de charité imparfaite, ils le portèrent eux-mêmes jusqu’à la demeure de la sœur de Carlo Giuntotardi. Le cortège qui les suivait s’accrut à mesure qu’ils avançaient, Ghita étant connue et respectée de tous les habitants de ces hauteurs ; et quand il arriva dans la rue de Santa-Agata, il était composé d’une centaine de personnes.

L’édifice en ruines qui couronne encore aujourd’hui une des hauteurs voisines était alors une communauté religieuse, et l’influence de Carlo Giuntotardi suffit pour obtenir que Raoul Yvard y reçût les honneurs funèbres. Son corps fut déposé trois jours et trois nuits dans la chapelle de ce monastère ; des messes y furent célébrées pour le repos de son âme, et enfin il fut enterré dans le cimetière du couvent, pour y rester jusqu’à ce que le son de la dernière trompette l’en rappelle.

Il existe dans le cœur de l’homme une étrange disposition à refuser à un homme vivant des éloges qu’on lui accorde volontiers après sa mort. Quoique nous pensions que l’envie et la calomnie qui marchent à sa suite, sont des vices particulièrement démocratiques, c’est-à-dire que la démocratie est le sol sur lequel ils prennent le plus de développement, cependant il y a beaucoup de raisons pour croire que la nation dont nous tirons notre origine se distingue entre toutes sous ce rapport. Ce qui arriva plus tard à Napoléon après son emprisonnement et sa mort, fut alors le partage de Raoul Yvard, toute proportion gardée. Après avoir été un objet de détestation générale sur toute l’escadre anglaise, il y devint tout à coup l’objet d’un intérêt général. Dès qu’il fut mort et qu’on ne le craignit plus, on vanta ses talents comme marin, on admira son caractère chevaleresque, et l’on porta au ciel son courage indomptable. Winchester, Mac Bean, O’Leary et Clinch suivirent son convoi funèbre. Ils avaient prouvé qu’ils en étaient dignes, mais leur exemple fut suivi par beaucoup d’autres qui n’avaient pas les mêmes droits. Les uns, n’ayant jamais vu cet aventurier si célèbre, voulaient du moins voir son cercueil ; les autres désiraient pouvoir dire qu’ils avaient assisté à ses obsèques ; un grand nombre espéraient entrevoir la jeune fille dont l’amour innocent et romanesque avait été depuis quelques jours le sujet de toutes les conversations dans l’escadre anglaise. Il en résulta que les restes du jeune corsaire furent portés au tombeau par un nombreux cortège qui produisit dans le petit hameau de Santa-Agata une sensation extraordinaire. Ghita fit peu d’attention à ces marques extérieures et tardives de respect ; elle ne songeait qu’à offrir ses prières au ciel pour le salut de l’âme de celui qu’elle avait tant aimé.

Andréa Barrofaldi et Vito Viti figurèrent aussi dans cette cérémonie funèbre. Le dernier avait eu grand soin de dire à quiconque avait voulu l’entendre, quelle liaison intime il avait eue avec sir Smit, qui, au lieu d’être regardé comme un imposteur, était alors honoré comme un héros. Il fut même cause d’une petite difficulté, lorsqu’il fut question de régler l’ordre et la marche du cortège, en demandant que les armes cédassent le pas à la toge, cedant arma togœ ; bien convaincu que si le vice-gouverneur occupait la place d’honneur, le podestat ne pouvait manquer d’être à son côté. L’aiffaire fut arrangée à la satisfaction d’Andréa, sinon tout à fait à celle de Vito Viti : le vice gouverneur marcha en tête du cortège entre Winchester et Carlo Giuntotardi, et le podestat dut se contenter de telle place qu’il put trouver.

Pour dire la vérité, Nelson ne fut pas très-fâché de la manière dont cette affaire s’était terminée. Quand il apprit le courage déterminé avec lequel Raoul s’était défendu sur les rochers, et la noble générosité qui avait marqué sa conduite en différentes occasions, il sentit un regret magnanime de sa mort ; mais il aurait regretté encore davantage qu’il se fût échappé ; et malgré le désir qu’il avait eu qu’on capturât le lougre, il fut charmé d’être sûr que ce bâtiment ne pourrait plus nuire au commerce anglais ; enfin, au bout de quelques jours, l’opinion générale fut que le Feu-Follet, son commandant et son équipage, avaient eu la fin qui attend assez ordinairement les corsaires.

Comme de raison, tous ceux qui avaient pris part à l’affaire des rochers des Sirènes, et qui y avaient survécu, retirèrent quelque avantage du succès qu’ils avaient obtenu. L’Angleterre manque rarement au devoir d’accorder des récompenses méritées, surtout dans sa marine. Lorsque le célèbre capitaine Cook revint de ses deux premiers voyages, ce ne fut point pour être persécuté ou négligé, mais pour être comblé d’honneurs et jouir de sa gloire. Nelson savait apprécier le courage et l’esprit entreprenant, dont il donnait lui-même l’exemple dans toute sa conduite. Tout ce qu’il pouvait faire pour sir Frédéric Dashwood était de donner à son nom une place honorable sur la liste de ceux qui avaient péri dans le combat. Son héritier prit le deuil, donna tous les signes extérieurs de chagrin que la bienséance exigeait, et se réjouit tout bas d’avoir le titre de baronnet, avec un revenu annuel de six mille livres sterling.

Lyon fut nommé capitaine de la Terpsichore, et, à dater de ce moment, il cessa de regarder la chasse qu’il avait donnée au Feu-Follet comme une chose peu profitable. Archibald Mac Bean le suivit sur cette frégate, ayant devant les yeux des visions de parts de prises qui se réalisèrent dans le cours de quelques années.

Winchester succéda à Lyon dans le commandement du Ringdove, et, par suite de cette promotion, Griffin et Yelverton devinrent naturellement premier et second lieutenants de la Proserpine. Toutes ces nominations avaient été faites dans la matinée d’un jour où Cuff avait été invité à dîner tête à tête avec l’amiral.

— J’avais deux raisons pour désirer de causer avec vous aujourd’hui, Cuff, lui dit Nelson quand le dessert eut été mis sur la table et que les domestiques se furent retirés ; l’une est de vous parler de la place de troisième lieutenant qui est encore vacante sur votre bord, l’autre est de vous demander un aide-master pour Berry, capitaine du vaisseau amiral. — Vous vous souvenez que quelques hommes de votre équipage ont été reçus à bord du Foudroyant, avant que vous fussiez de retour ici.

— Oui, Milord, et je vous dois bien des remerciements de l’excellent accueil qui leur a été fait. L’affaire avait été chaude sur les rochers, et les pauvres diables avaient grand besoin d’être radoubés.

— J’espère qu’ils l’ont été complètement ; du moins, je sais qu’on ne manque de soin pour personne sur ce bord. — Il se trouvait parmi eux un aide-master qui n’est plus tout à fait un jeune homme, et qui, d’après ce que j’apprends, ne paraît pas devoir aller plus loin. On a dit à mon capitaine qu’il possède des qualités qui en font précisément l’homme qu’il lui faut, et je lui ai promis de vous en parler. — Ne le cédez pas, si vous avez quelque raison pour désirer de le garder ; cependant il me dit qu’il peut vous donner en échange trois excellents matelots de première classe.

Cuff cassait quelques noisettes, et il parut embarrassé pour répondre. Nelson s’en aperçut, et il s’imagina que le capitaine de la Proserpine ne se souciait pas de céder son aide-master.

— Je vois ce que c’est, dit-il en souriant. Eh bien, nous nous passerons de lui, et vous garderez M. Clinch. Je sais qu’on ne renonce pas volontiers à un bon officier, et si Hotham m’avait demandé la même chose quand je commandais l’Agamemnon, je crois qu’il aurait pu siffler longtemps avant de l’obtenir. Ce sera bien le diable si nous ne trouvons pas quelque part un aussi bon aide-master.

— Ce n’est pas cela, Milord : Clinch est à votre disposition, quoique je regarde comme impossible de trouver un homme qui puisse mieux remplir sa place. Mais j’espérais qu’après la manière dont il vient de se comporter dans cette dernière affaire, et attendu ses longs services, il aurait pu obtenir le grade de troisième lieutenant de la Proserpine.

L’amiral montra de la surprise, et ne parut pas même très-content de cette observation.

— Je conviens, Cuff, répondit-il, qu’il paraît un peu dur de laisser un pauvre diable douze à quinze ans sans avancement. J’avais une dizaine d’années de moins que ce M. Clinch quand je fus nommé capitaine. — Oui, cela paraît dur, et pourtant je ne doute guère que cela ne soit juste : j’ai rarement vu un midshipman ou un aide-master oublié si longtemps de cette manière, sans qu’il l’eût mérité par quelque grand défaut. — Nous devons, avant tout, songer au bien du service, Cuff.

— Je conviens de tout cela, Milord ; j’espérais pourtant que sa conduite récente pourrait faire oublier son faible.

— S’il y a des raisons pour l’oublier, je les entendrai volontiers.

Cuff lui raconta alors toute l’histoire de Clinch, et il eut grand soin d’y faire entrer l’épisode de Jane. C’était une corde qui vibrait toujours dans l’esprit de Nelson, et l’avancement de Clinch était déjà décidé avant que le capitaine eût terminé son récit. L’amiral envoya ordre à son secrétaire de préparer la commission de Clinch, et Cuff eut le plaisir de l’emporter dans sa poche quand il retourna sur son bord. L’amirauté confirma toutes les nominations faites par Nelson, et Clinch devint ainsi troisième lieutenant de la Proserpine. Cette promotion le fit redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être ; il devint un modèle de tempérance, donna plus de soin à sa mise, et en moins de six mois il gagna l’estime et l’affection de tous les officiers. Au bout d’un an, la Proserpine fut envoyée en Angleterre, et la bonne Jane fut enfin récompensée de sa constance en devenant mistress Clinch. Mais Cuff ne borna pas là ses bons offices. Il réussit à obtenir pour Clinch le commandement d’un cutter, et celui-ci ayant pris, au bout d’un mois, un bâtiment corsaire, après un combat dont le succès fut chaudement disputé, il fut nommé commandant d’un brick. Il fut encore plus heureux à bord de ce bâtiment ; car ayant attaqué, pendant un calme, avec ses canots, une belle corvette française, il s’en rendit maître à l’abordage. Il est vrai qu’elle n’avait que la moitié du nombre d’hommes qu’il lui aurait fallu pour que son équipage fût au complet, mais ce n’en était pas moins une excellente prise, et on lui en donna le commandement pour récompense. Tout cela se passa en moins de trois ans après sa nomination au grade de troisième lieutenant. Quelques années après, ayant fait plusieurs autres prises pendant une longue croisière, et ayant capturé une forte corvette, il fut nommé capitaine de corvette[31]. — Depuis ce temps, nous l’avons perdu de vue.

Cuff ayant été envoyé, quelques jours après son retour, dans le golfe de Gênes, saisit cette occasion pour reconduire dans l’île d’Elbe le vice-gouverneur et le podestat. Ils y avaient été précédés par la renommée de leurs exploits. Le bruit général était qu’ils avaient pris part personnellement au combat dans lequel Raoul Yvard avait perdu le vie ; et comme il n’y avait à Porto-Ferrajo personne pour le démentir, plusieurs personnes allèrent jusqu’à croire que Vito Viti avait tué le corsaire de sa propre main. Le podestat fut assez discret pour ne jamais parler de cette affaire que de manière à la laisser enveloppée d’une ombre mystérieuse, ce qui fut attribué à sa modestie. En un mot, le podestat se vit, dans sa petite île, placé au nombre des héros, par un de ces accidents étranges qui font quelquefois arriver un homme à la renommée, à sa surprise autant qu’à celle des autres.

Ithuel ne reparut en Amérique que quelques années après, et quand il y arriva il apporta avec lui plusieurs millions de dollars qu’il avait gagnés personne ne pouvait dire ni où ni comment, et il ne jugea jamais à propos d’entrer dans aucun détail sur ce point. Il employa son argent à acheter des terres, épousa une veuve, et devint plus puritain que jamais. Il vit encore en ce moment, et est généralement connu comme un actif abolitionniste[32], la principale colonne d’une société de tempérance, et la terreur de tous les malfaiteurs comme juge de paix.

Il ne nous reste qu’un mot à dire de Ghita. Peu de liens l’attachaient alors à la vie. Cependant elle continua à rester avec son oncle jusqu’à la mort de celui-ci, et à cette époque elle se retira dans un couvent, pour y passer tout son temps à faire des prières pour l’âme de Raoul. Elle n’est morte que très-récemment ; et jusqu’à sa dernière heure elle ne fut occupée que des pratiques de piété qu’elle croyait pouvoir être utiles au salut éternel de l’homme qu’elle avait aimé dans sa jeunesse, au point de craindre elle-même un instant d’oublier pour lui ce qu’elle devait à son créateur.


fin du feu-follet.

  1. Littéralement « aile et aile. »
  2. Baie de Biscaye ! — Pourquoi ne pas employer l’expression plus familière en France, pour cette partie de l’Océan, de Golfe de Gascogne ?
  3. On parle tant dans les journaux américains de l’intérêt que le public prend à la littérature, — intérêt qui se borne à acheter les ouvrages dont on a besoin, et à laisser les autres chez Le libraire, — que cette circonstance rappelle fortement l’histoire de cette créole qui discutait un jour en présence de quelques amis la manière dont on devait s’y prendre pour gouverner les esclaves nègres. — Pour les bien gouverner, dit-elle, il faut avoir un système, et j’en ai adopté un. Mon système à moi, c’est celui des punitions et des récompenses. Et se tournant alors vers ses nègres, en disant à ses amis de faire attention à l’effet que produiraient sur eux ses paroles, elle leur dit : — Mes amis, c’est demain que commence la récolte des cannes. Vous me connaissez ; vous connaissez mon système, c’est un système de punitions et de récompenses ; si vous ne travaillez pas bien, vous serez battus de verges, ce sera votre punition ; mais si vous travaillez bien et beaucoup, vous ne serez point battus, et ce sera votre récompense. (Note de l’auteur.)
  4. Mesure anglaise, c’est-à-dire environ 5 pieds 6 pouces. (Note du traducteur.)
  5. Jack et Giacomo signiflent Jacques ; John et Giovanni, Jean mais les Anglais, et particulièrement les marins, donnent familièrement le nom de Jack à tous ceux qui s’appellent John.
    (Note du traducteur.)
  6. C’est l’usage en Toscane de verser quelques gouttes d’huile dans le goulot de chaque bouteille qu’on remplit de vin, afin d’en exclure l’air (Note de M. Cooper.)
  7. Pas plus tard qu’en 1828 j’étais à Livourne, le Delaware, vaisseau de 80 canons, venait d’en partir, et comme j’en parlais à un habitant de cette ville, qui me supposait Anglais, je lui dis : — Tout équipage était sans doute noir ? — Je le croyais ainsi, signor, me répondit-il, jusqu’à ce que j’eusse été à bord ; mais ils étaient aussi blancs que vous et moi. (Note de M. Cooper.)
  8. Littéralement : le haut d’une botte ; en style de marine : carène. (Note du traducteur.)
  9. En français, voiles en ciseaux. (Notre du traducteur.)
  10. Dits feux de conserve.
  11. Nom que l’on donne à bord des bâtiments anglais aux canots ordinaires du bord.
  12. Master ; nom que reçoit, dans la marine anglaise, un officier chargé principalement de la route du bâtiment, des appareillages et des mouillages. Ce grade n’existe pas dans la marine française.
  13. La chaloupe.
  14. Gig : nom donné à une très-légère embarcation appartenant au capitaine.
  15. Nom de la cérémonie religieuse dans laquelle les veuves dans l’Inde se brûlent sur le bûcher qui consume le corps de leurs maris. (Note du traducteur.)
  16. Ces mots signifient également : Cela ira bien comme cela, ou : Cela suffit, — en voilà assez. (Note du traducteur.)
  17. Assez. (Note du traducteur.)
  18. Si le lecteur est curieux de savoir quelle était la dame dont il est ainsi parlé dans les derniers chapitres, et que l’auteur n’a pas nommée, il peut consulter dans tout dictionnaire de biographie les articles Nelson et sir William Hamilton. (Note du traducteur.)
  19. Toute singulière que fut cette circonstance, et toute pénible qu’elle doit avoir été pour ceux qui avaient contribué à la mort de Caraccioli, c’est un effet très-simple de causes naturelles. Toute matière animale s’enfle dans l’eau avant de se corrompre. Un corps qui a acquis ainsi le double de son volume, déplace nécessairement une double quantité d eau, quoique le poids de la masse reste le même. La plupart des corps humains flottant, dans leur état naturel, aussi longtemps que l’air gonfle les poumons, il en résulte qu’un corps, dans cette condition, doit faire remonter avec lui un poids en fer égal à la différence entre sa propre gravité et celle de l’eau qu’il a déplacée. Et si le corps de Caraccioli se montra dans une attitude verticale, il faut l’attribuer aux boulets qui avaient été attachés à ses pieds, et dont il est possible que quelques-uns se fussent détachés. (Note de l’auteur.)
  20. Nom anglais du Feu-Follet, ou Feu-Saint-Elme. (Note du traducteur.)
  21. Il faut entendre par ces mots ceux qui avaient servi sous Nelson à bord de l’Agamemnon. (Note du traducteur.)
  22. Nelson. (Note du traducteur.)
  23. Quartiers de Londres très-populeux et très-fréquentés. (Note du traducteur.)
  24. On appelle en Angleterre témoin du roi, un coupable auquel on fait grâce avant qu’il ait été mis en jugement, à condition qu’il paraîtra comme témoin contre ses complices, ce qui n’a lieu qu’à défaut d’autres témoins. (Note du traducteur.)
  25. Catfall ; en français : garant de capon.
  26. Strand ; en français : toron d’un cordage.
  27. Allusion à un mât de fortune. Quand un bâtiment a perdu un de ses mâts, on le remplace par un semblable, si l’on en a un, et c’est ce qu’on appelle un mât de rechange. Mais si l’on n’en a pas de cette dimension, on le remplace par un plus petit, qu’on appelle mât de fortune, c’est-à-dire mât tel que la fortune et le hasard peuvent le procurer. Ainsi, en cas de perte d’un grand mât, on le remplace par un mât de hune, et si c’est un mât de hune qui manque, on y substitue un mât de perroquet. (Note du traducteur.)
  28. Dog wetch ; quart de 6 à 8 heures du soir.
  29. Nom d’une sorte de grappin ou crochet. Clinch of a cable : étalingure. Clinch-boll : cheville cloutée sur virole.
  30. Premier combat qui fut livré dans la guerre pour l’indépendance des États-Unis. (Note du traducteur.)
  31. Commander Il n’y a point de grade de capitaine de frégate en Angleterre ; après le grade de commander on devient capitaine de vaisseau.
  32. On appelle ainsi dans les États-Unis ceux qui demandent l’abolition de l’esclavage des nègres. (Note du traducteur.)