Le Feu-Follet/Chapitre X

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 129-143).


CHAPITRE X.


« Oh ! c’est une pensée sublime que l’homme puisse se frayer un chemin sur l’Océan, — trouver un passage où il n’existe aucun sentier, — et forcer les vents — ces agents d’une puissance souveraine — a lui prêter leurs ailes indomptables, et à le transporter dans des climats éloignés. »
Wabe.



La situation de Ghita Caraccioli fut extrêmement pénible pendant le combat que nous venons de décrire. Heureusement pour elle il fut très-court, et Raoul l’avait laissée dans une ignorance complète de tout ce qui se passait, jusqu’au moment où le Feu-Follet avait ouvert son feu. Il est vrai qu’elle avait entendu la canonnade entre la felouque et les canots, mais on lui avait dit que c’était une affaire à laquelle le corsaire ne prenait aucune part ; et dans la chambre où elle était, le bruit paraissant plus éloigné qu’il ne l’était réellement, il avait été facile de la tromper. Mais pendant toute la durée du combat véritable, elle resta à genoux à côté de son oncle, et dès qu’il fut terminé, elle monta sur le pont pour intercéder en faveur des fuyards, comme nous l’avons vu.

Maintenant, la scène était entièrement changée. Le lougre n’avait point souffert ; ses ponts n’avaient pas été tachés de sang, et le succès de Raoul avait été aussi complet qu’il pouvait le désirer. Indépendamment de cet avantage, cet heureux résultat écartait les seuls dangers qu’il pût craindre, — une attaque par la frégate, ou une tentative par les canots pendant un calme ; car il n’était pas probable que des hommes qui venaient d’être tellement maltraités dans une entreprise si bien concertée, songeassent à la renouveler, quand ils ne pouvaient avoir encore oublié l’échec qu’ils venaient de recevoir. Des affaires de cette sorte exigent toute la discipline et la résolution qu’on peut trouver dans un service bien réglé, et qui ne peuvent exister pendant l’influence temporaire de la démoralisation qui suit une défaite. Tout le monde à bord du lougre regardait donc cette collision avec la Proserpine comme terminée, du moins pour le moment.

Ghita avait dîné, car le soleil commençait depuis quelque temps à descendre vers l’horizon, et elle resta sur le pont pour échapper à l’air renfermé d’une petite chambre, tandis que son oncle faisait sa sieste. Assise sous la tente du gaillard d’arrière, elle travaillait à l’aiguille, comme c’était sa coutume de le faire à pareille heure sur les hauteurs d’Argentaro. Raoul s’était assis près d’elle sur l’affût d’un canon, et Ithuel, à quelques pas plus loin, s’occupait à démonter une longue-vue pour en nettoyer les verres.

— Je suppose que le digne Andréa Barrofaldi chantera un Te Deum pour avoir échappé à nos griffes, s’écria tout à coup Raoul en riant. Parbleu ! c’est un grand historien, et personne n’est plus en état de rédiger le bulletin de cette grande victoire, que M. l’Anglais là-bas ne manquera pas d’envoyer à son gouvernement.

— Et vous, Raoul, n’auriez-vous pas lieu d’en chanter un vous-même, après avoir échappé à un si grand danger ? demanda Ghita d’un ton plein de douceur, mais avec emphase. N’y a-t-il pas pour vous, aussi bien que pour le vice-gouverneur, un Dieu à remercier ?

— Peste ! on ne songe guère à la Divinité en France en ce moment. Les républiques, comme vous le savez, n’ont pas grande foi en la religion. — Qu’en pensez-vous, mon brave Américain ? Avez-vous une religion en Amérique, Ithuel ?

Comme Ithuel connaissait déjà les opinions de Raoul sur ce sujet, et savait quel était alors l’état de la France, il ne montra ni n’exprima aucune surprise de cette question. Cependant cette idée était contraire à tous ses sentiments, car il avait appris de bonne heure à respecter la religion, même en s’occupant avec le plus de zèle à servir le diable. En un mot, Ithuel était un des descendants de ces puritains qui n’étaient occupés, en théorie, que du service de Dieu, mais qui, dans la pratique, songeaient davantage à leurs intérêts mondains, comme les scribes et les pharisiens. Néanmoins, il se déclarait toujours en faveur de la religion, ce qui lui avait valu quelques sarcasmes de la part de ses compagnons anglais.

— Je crains fort, monsieur Roule, répondit-il, que vous n’ayez pris en France le câble du républicanisme par le mauvais bout. En Amérique, nous mettons la religion même avant les dollars ; et si cela ne peut vous convaincre, je renonce à y réussir. — Je voudrais, signorina Ghita, que vous pussiez voir une fois un dimanche dans l’état du Granit ; vous pourriez alors vous faire une idée de ce que notre religion est réellement dans l’ouest.

— Toute religion, toute dévotion, Signor, est ou doit être la même en tous lieux, à l’est comme à l’ouest. Un chrétien doit être un chrétien, en quelque lieu qu’il vive ou qu’il meure.

— Je calcule que cela n’est pas tout à fait exact, Signorina. Ma religion ne ressemble pas plus à la vôtre qu’à celle de l’archevêque de Cantorbéry, ou à celle de M. Roule.

— À la mienne ! s’écria Raoul ; je ne prétends en professer aucune ; ainsi il n’y a nulle comparaison à faire.

Ghita lui jeta un coup d’œil annonçant plus de tendresse que de reproche, mais qui était profondément douloureux.

— En quoi peut différer notre religion, si nous sommes chrétiens l’un et l’autre ? demanda-t-elle à Ithuel. Peu importe que nous soyons Américains ou Italiens.

— Voilà ce que c’est que de ne rien savoir de l’Amérique, répondit Ithuel du ton d’un homme fier de la bonne opinion qu’il avait tant de lui-même que de la partie du monde d’où il venait. D’abord, vous avez un pape, des cardinaux, des évêques, et beaucoup d’autres choses que nous n’avons pas en Amérique.

— Sans doute nous avons un pape et des cardinaux ; mais ils ne sont pas ma religion. Les évêques ont été établis par Dieu et font partie de son église, et l’évêque de Rome est le chef de l’église sur la terre. — Voilà tout.

— Voilà tout ! N’adorez-vous pas des images ? Vos prêtres ne mettent-ils pas des vêtements particuliers dans vos églises ? Ne vous mettez-vous pas à genoux d’une manière profane pour faire croire à votre piété ? Ne réduisez-vous pas toute la religion à de vaines cérémonies ?

Quand Ithuel eût été occupé, corps et âme, à soutenir une des propositions de la controverse d’Oxford, il n’aurait pu prononcer ces mots avec plus de zèle et de chaleur. Son esprit était rempli des accusations vulgaires portées contre les catholiques par la plus vulgaire de toutes les sectes ; et il regardait comme la plus grande preuve de perfection protestante d’avoir en horreur tous les usages rejetés par le protestantisme. De son côté, Ghita l’écoutait avec beaucoup de surprise : ce que la plupart des protestants pensent des rites de l’église romaine était pour elle un profond secret. L’idée d’adorer une image ne s’était jamais présentée à son imagination, et, quoiqu’elle se fût agenouillée bien des fois devant son petit crucifix d’ivoire, elle n’avait jamais cru possible qu’il existât un être assez ignorant pour confondre la représentation matérielle de la rédemption opérée sur la croix, avec l’expiation divine elle-même.

— On ne doit s’approcher des autels qu’avec des vêtements convenables, répondit Ghita, et les ministres qui les desservent ne doivent pas être vêtus comme les autres hommes. Nous savons que c’est le cœur et l’âme qui doivent être touchés, pour que nous devenions agréables aux yeux de Dieu ; mais cela n’en rend pas moins nécessaires les signes extérieurs de respect, que nous avons même les uns pour les autres. Quant à l’adoration des images, ce serait une idolâtrie ; et si nous en étions coupables, nous ne vaudrions pas mieux que les pauvres païens.

Ithuel parut déconcerté, car il n’avait jamais douté le moins du monde que l’adoration des images ne fût une partie matérielle du culte catholique ; quant au pape et aux cardinaux, il les regardait comme aussi indispensables à la croyance de cette église, qu’il trouvait important, dans la sienne, que les ministres de la religion ne portassent pas la robe sacerdotale, et que le haut des fenêtres des édifices destinés au culte religieux se terminât en ligne droite. Quelque absurdes que toutes ces idées puissent sembler aujourd’hui, elles formaient alors et elles forment encore une partie essentielle de la croyance de ces sectaires, et elles causaient les animosités et les haines de ceux qui semblent croire nécessaire de se quereller pour l’amour de Dieu. Si nous voulions jeter les yeux en arrière sur nos propres changements d’opinions, nous aurions moins de confiance en la justice de nos sentiments ; et l’on croirait surtout que l’Américain, livré aux pratiques et aux croyances de la plupart des sectes modernes de son propre pays depuis vingt-cinq ans, devrait avoir plus de respect pour les divisions plus anciennes et plus vénérables qui ont eu lieu dans le monde chrétien.

— Des vêtements convenables ! répéta Ithuel avec mépris ; — de quels vêtements l’homme a-t-il besoin aux yeux de Dieu ? Non ; s’il faut que j’aie une religion, — et je sais que cela est nécessaire et salutaire, — que ce soit une religion pure, nue, et qui soit conforme à la raison. — N’est-ce pas bien penser, capitaine Roule ?

— Ma foi, oui. — La raison avant tout, Ghita, et surtout la raison en religion.

— Ah, Raoul ! c’est là ce qui vous trompe et ce qui vous égare, s’écria-t-elle avec chaleur. La foi et une confiance soumise sont ce qui nous inspire des sentiments convenables ; et cependant vous demandez des raisons à celui qui a créé l’univers et qui vous a donné le souffle de la vie

— Ne sommes-nous pas des créatures douées de raison, Ghita ? répondit Raoul avec un ton de douceur et de sincérité qui rendait son scepticisme même piquant et respectable ; est-il déraisonnable à nous d’agir conformément à notre nature ? Puis-je adorer un Dieu que je ne comprends pas ?

— Pourriez-vous adorer un Dieu que vous comprendriez ? il cesserait d’être Dieu, et deviendrait semblable à nous, si sa nature et ses attributs pouvaient s’abaisser au niveau de notre intelligence. Si un de vos matelots venait sur ce gaillard d’arrière vous demander les motifs des ordres que vous donnez sur le bâtiment, vous le chasseriez comme un mutin et un insolent ; et cependant vous voudriez questionner le maître de l’univers sur ses desseins, et pénétrer dans ses mystères !

Raoul garda le silence, et Ithuel ouvrit de grands yeux. Il était si rare que Ghita perdît son caractère d’extrême douceur, que le feu de ses joues, la sévérité de ses yeux, les modulations passionnées de sa voix, et l’emphase avec laquelle elle avait parlé en cette occasion, imprimèrent à ses auditeurs une sorte de respect qui interrompit la conversation. L’agitation qu’elle éprouvait elle-même était si violente, que, lorsqu’elle eut fini de parler et qu’elle fut restée assise encore une minute, le visage appuyé sur ses deux mains, on vit des larmes couler entre ses doigts ; et se levant alors, elle retourna à la hâte dans sa chambre. Raoul connaissait trop bien les convenances pour songer à la suivre ; il resta assis d’un air pensif et concentré, tandis qu’Ithuel faisait les remarques suivantes :

— Les femmes seront toujours des femmes, dit cet observateur philosophe de la famille humaine, et rien n’est plus propre à émouvoir leur nature qu’un peu d’enthousiasme religieux. J’ose dire que, sans les images, le pape, les cardinaux et les évêques, les Italiens seraient une fort bonne sorte de chrétiens.

Mais Raoul n’était pas en humeur de causer, et comme c’était alors le moment ou l’arrivée du zéphyr était attendue, il se leva, ordonna qu’on repliât la tente, et examina quelle était la situation des choses autour de lui. Là était la frégate faisant sa sieste, comme tout ce qui l’entourait. Ses trois huniers étaient établis ; mais toutes celles de ses autres voiles qui étaient déferlées étaient suspendues en festons et attendaient la brise. Malgré l’air d’insouciance qui y régnait, elle avait été si soigneusement surveillée depuis quelques heures, et l’on avait si bien mis à profit le moindre souffle d’air, que Raoul tressaillit de surprise en voyant combien elle s’était rapprochée de lui. Il reconnut du premier coup d’œil le tour qu’elle lui avait joué, et il se reprocha sa négligence en voyant qu’il était à portée des canons d’un ennemi si formidable, quoique encore trop loin pour qu’on pût les pointer avec certitude, surtout si la mer cessait d’être calme. La felouque avait brûlé jusqu’à fleur d’eau ; mais sa coque flottait encore, attendu la tranquillité de la mer, et un léger courant la portait peu à peu vers la baie. Le soleil de l’après-midi dardait encore ses rayons sur Porto-Ferrajo, quoique cette ville fût cachée aux yeux, et toute l’île d’Elbe semblait endormie.

— Quelle sieste ! dit Raoul à Ithuel, tandis qu’ils étaient tous deux debout sur le pied du beaupré, regardant toute cette scène avec curiosité ; la mer, la terre et les montagnes, les bourgeois et les marins, tout sommeille autour de nous. Eh bien, il y a de la vie là-bas à l’ouest, et il faut nous éloigner de votre chère Proserpine. Appelez tout le monde en haut, monsieur le lieutenant ; mettons les avirons dehors, et tournons le cap du Feu-Follet de l’autre côté. Peste ! le lougre est si actif et à une telle habitude d’aller droit devant lui, que je crains qu’il n’ait rampé vers son ennemi, comme un enfant rampe vers le feu qui lui brûle les doigts.

Tout fut bientôt en mouvement à bord du Feu-Follet, et l’on était sur le point de mettre la main sur les avirons, quand on vît abattre la voile de tape-cul, et le premier souffle de la brise qu’on attendait de l’ouest passa sur l’eau. Ce fut pour les marins comme s’ils eussent respiré du gaz oxygène. Tout symptôme d’assoupissement disparut à l’instant à bord des deux bâtiments, et chacun ne songea plus qu’à faire de la voile. Raoul eut une preuve de la dangereuse proximité à laquelle il se trouvait de la frégate, en entendant le son des appels qu’on y faisait ; et la mer était encore si tranquille, qu’il entendit distinctement le craquement de la vergue de misaine de la Proserpine quand les Anglais brassérèrent en mettant le petit hunier sur le mât.

En ce moment, un second souffle amena véritablement la brise. Raoul siffla pour annoncer le vent, et le lougre, se mettant en mouvement, avança vers la frégate. Mais, en une demi-minute, il eut pris de l’air suffisamment, on mit la barre dessous pour virer de bord, et il vint au vent avec autant d’aisance et de grâce que l’oiseau qui tourne sur son aile. Il n’en était pas de même de la frégate, qui exigeait plus de vent que ce léger bâtiment. Elle avait brassé ses vergues de derrière à tribord, et il lui restait à mettre le petit hunier sur le mât afin de le faire abattre, et, une fois suffisamment arrivée, à contrebrasser son petit hunier, et à mettre le vent dans ses voiles ; tandis que le Feu-Follet glissait sur l’eau, et semblait aller dans l’œil du vent. Par cette seule évolution, le lougre gagna plus d’une encâblure sur son ennemi, et cinq minutes de plus l’auraient mis hors de tout danger immédiat ; mais le capitaine Cuff savait cela aussi bien que le corsaire, et il avait pris ses mesures en conséquence. Conservant son petit hunier sur le mât, il laissa arriver jusqu’à ce que tous les canons de sa batterie pussent porter sur le lougre, et alors il fit feu en même temps de tous les canons de sa batterie de tribord, ayant pris le plus grand soin pour que chaque coup portât. Vingt-deux boulets de gros calibre, lancés tout d’un coup sur un aussi petit bâtiment que le Feu-Follet, étaient une grêle d’airain formidable, et les marins les plus hardis respiraient à peine, tandis qu’elle passait sur leur tête. Heureusement le lougre ne reçut aucune avarie dans sa coque, mais il en souffrit de fortes dans sa voilure et sa mâture. Le mât de tape-cul fut coupé en deux et sauta en l’air comme la tige d’une pipe ; le grand mât reçut une grave blessure au-dessous des jottereaux, et sa vergue fut brisée à la drisse ; six boulets traversèrent les deux principales voiles, laissant dans la toile des trous qui la faisaient ressembler à la chemise d’un mendiant, et l’étai de misaine fut coupé. Personne ne fut blessé, mais, pendant un instant, chacun fut consterné, comme si le lougre eût été frappé tout à coup de destruction. Ce fut alors que Raoul se montra tel qu’il était. Il savait fort bien qu’il ne pouvait en ce moment diminuer de voiles d’un seul pied, et que tout dépendait des dix minutes qui allaient suivre. On ne s’occupa donc d’aucune des réparations à faire à la voilure et à la mâture ; se fiant à la faible brise qu’on avait, et qui ordinairement commençait par avoir peu de force, il mit sur-le-champ du monde à l’ouvrage pour préparer un nouvel étai de misaine ; la grande vergue de rechange et la grande voile de rechange furent disposées pour être mises en place, dès qu’on serait assuré que le grand mât avarié était encore en état de les recevoir. Des préparatifs à peu près semblables furent faits pour le mât de misaine, afin de déverguer la misaine avariée, et de la remplacer par une de rechange, la vergue de misaine n’étant pas endommagée.

Heureusement, le capitaine Cuff résolut de ne pas perdre plus de temps en canonnades, et, mettant le vent dans son petit hunier, la frégate vint rapidement au vent, et en trois minutes toutes ses voiles furent orientées au plus près. Pendant tout ce temps le Feu-Follet n’était pas resté stationnaire. Ses voiles battaient contre les mâts, mais elles tenaient bon, et ses mâts eux-mêmes se maintenaient à leur place, tout avariés qu’ils étaient. En un mot, le vent n’était pas encore assez fort pour déchirer les unes et faire tomber les autres. Il était aussi fort heureux que par suite de ces accidents, et surtout de la perte de son mât de tape-cul, le Feu-Follet fût moins ardent qu’il ne l’aurait été sans cela, puisque, en se tenant directement dans la direction de la route de la Proserpine, il était moins exposé à ses canons de chasse qu’il ne l’aurait été si elle l’avait tenu par l’un ou l’autre de ses bossoirs. Raoul fut bientôt convaincu de cette vérité, la frégate commençant à faire feu de ses canons de bossoirs aussitôt qu’elle vint au vent ; mais ni les uns ni les autres ne portaient exactement, les uns portant un peu trop au vent, et les autres d’autant en sens contraire. Ce fut par là que le jeune Français eut bientôt la satisfaction de voir que le lougre, malgré ses avaries, gagnait de la distance sur la frégate ; fait dont les Anglais eux-mêmes s’aperçurent si bien qu’ils ne tardèrent pas à cesser de tirer.

Jusque-là les choses allaient mieux que Raoul n’avait eu lieu de l’espérer d’abord, mais il savait fort bien que la crise était encore à venir. Le vent d’ouest fraîchissait souvent à cette heure de la journée, et s’il augmentait de force il aurait besoin de toutes ses voiles pour s’éloigner d’un bâtiment aussi renommé pour ses bonnes qualités que la Proserpine. Il ne savait combien de temps dureraient encore son mât et sa grande vergue ; mais comme il gagnait rapidement de la distance, il résolut de faire son foin pendant que le soleil brillait, et de tâcher d’avoir assez d’avance sur son ennemi avant que la brise fraîchît, pour être en état de changer ses voiles et de jumeler ses mâts sans être à portée des redoutables projectiles qui avaient causé tant d’avaries à sa voilure et à sa mâture. En attendant, il ne négligea pas les précautions convenables. Il fit monter des hommes dans le gréement pour assujettir les deux mâts autant que les circonstances le permettaient, et il fit en sorte que le lougre fût un peu soulagé en ne le tenant pas aussi près du vent, et en le laissant arriver sans donner assez de largue à la frégate pour établir ses bonnettes.

Il y a toujours quelque chose de si excitant dans une chasse, que les marins qui la font ne manquent jamais de désirer plus de vent qu’ils n’en ont, oubliant que le pouvoir qui augmenterait leur vitesse pourrait aussi ajouter à celle de l’ennemi qu’ils poursuivent, et même dans une proportion plus considérable. Il aurait été plus favorable au Feu-Follet d’avoir moins de vent qu’il n’en faisait en ce moment, puisque sa vitesse relative était plus grande par une légère brise que par un grand vent. Raoul avait appris d’Ithuel que la Proserpine était un bâtiment excessivement fin voilier, et surtout quand le vent avait de la force ; cependant il lui semblait que son lougre n’avançait pas avec assez de vitesse, quoiqu’il sût que celle de la Proserpine croîtrait en proportion supérieure à celle du Feu-Follet, si le vent venait à augmenter.

Les vœux du jeune corsaire furent pourtant bientôt exaucés. Le vent fraîchit considérablement, et quand les deux bâtiments entrèrent dans le canal de la Corse, comme on appelle le passage qui sépare cette île de l’île d’Elbe, la frégate fut obligée de carguer ses cacatois, et deux ou trois de ces voiles d’étai hautes et légères que les grands bâtiments avaient alors coutume de porter. Raoul avait d’abord cru qu’il pourrait atteindre Bastia, qui est situé précisément à l’ouest de l’extrémité méridionale de l’île d’Elbe ; et dans le fait, le vent lui permit de descendre un peu le canal ; mais il prit bientôt trop de force pour que la conformation des côtes pût influer sur sa direction. Le zéphyr, comme les anciens appelaient particulièrement la brise de l’après-midi pendant l’été, est rarement tout à fait un vent d’ouest, car il s’y joint en général une tendance au nord ; et à mesure qu’on remonte la côte, ce même vent tourne ordinairement autour de l’extrémité septentrionale de la Corse, et souffle de l’ouest-nord-ouest. Cette circonstance aurait permis au lougre de gouverner vers une baie profonde sur les bords de laquelle est située la ville de Biguglia, s’il avait pu serrer le vent autant qu’il aurait pu le faire ordinairement. Mais après l’avoir essayé quelques minutes, Raoul fut convaincu qu’il devait avoir plus d’égards pour l’état de ses mâts avariés, et laisser porter sur l’embouchure du Golo. C’était une rivière assez grande pour que des bâtiments ne tirant pas beaucoup d’eau pussent y entrer ; et comme une petite batterie était établie près du mouillage, il résolut d’y chercher un refuge pour réparer ses avaries. Il fit donc ses calculs en conséquence ; et, prenant pour points de direction les pics couverts de neige des environs de Corte, il fit gouverner le lougre comme la circonstance l’exigeait.

Le résultat qu’aurait la chasse n’inspirait guère moins d’intérêt à bord de la Proserpine qu’à bord du Feu-Follet. Si la frégate n’avait rien à craindre, elle avait à se venger, et elle désirait avoir l’honneur de la prise du plus hardi corsaire qui fût sorti des ports de France. Pendant quelques minutes, lorsqu’elle arriva à l’extrémité occidentale de l’île d’Elbe, ce fut une sérieuse question de savoir si elle pourrait la doubler comme le lougre l’avait fait, car il avait passé à une encâblure des rochers sur le bord des brisants, et beaucoup plus près d’eux que la frégate n’osait le faire ; mais elle avait pris la brise à une plus grande distance de la terre que le Feu-Follet ; et elle pouvait espérer de tourner le promontoire sans changer de bordée. Virer de bord, c’eût été abandonner la chasse, car elle aurait été portée trop au nord, tandis que le lougre filait au sud-ouest à raison de sept nœuds. La largeur du canal n’est que d’environ trente milles, et elle n’aurait pas eu le temps de regagner la distance qu’elle aurait d’abord perdue.

Cette hésitation causa un moment d’impatience fébrile à bord de la Proserpine, tandis qu’elle approchait rapidement du promontoire. Le point capital était de le doubler sans virer de bord. Les apparences étaient favorables et annonçaient une eau profonde près du rivage ; mais on a toujours à craindre des rochers près des côtes montagneuses. D’ailleurs, le promontoire était comparativement peu élevé, et c’était un indice qu’on ne devait pas s’en approcher de trop près. Winchester était dans son cadre, souffrant de sa blessure ; Griffin et le troisième lieutenant étaient près du capitaine, et partageaient vivement ses désirs et ses inquiétudes.

— Le voilà ! le voilà au beau milieu des brisants ! s’écria le capitaine Cuff en voyant le lougre faire la tentative de doubler le promontoire. Il faut que ce Raoul Yvard soit déterminé à faire naufrage plutôt que de se laisser prendre. Il veut jouer son va-tout.

— Je ne le crois pas, capitaine, dit Griffin ; la côte est accore dans ces environs, et la Proserpine elle-même trouverait assez d’eau dans l’endroit où est maintenant le lougre : j’espère que nous ne serons pas obligés de virer.

— Oui, tout cela est fort bon à dire quand on n’est pas responsable ; mais devant un conseil de guerre, et quand il s’agirait d’une punition, toute la faute serait rejetée sur mes épaules, si la Proserpine laissait ses os dans ces parages. Non, non, Griffin, il faut que nous passions à une bonne encâblure au vent de cet endroit, ou je vire de bord, quand même on ne devrait jamais prendre Raoul Yvard.

— Par saint George ! voilà qu’il touche ! s’écria Yelverton, le troisième lieutenant ; et pendant un instant on crut véritablement à bord de la frégate que le Feu-Follet avait échoué, une vague écumante se déferlant sous le vent du lougre. Mais cette idée ne dura qu’un moment, car on vit ce petit bâtiment continuer sa course aussi rapidement qu’auparavant, et une minute ou deux après, il laissa un peu arriver pour soulager sa mâture, ayant été obligé auparavant de serrer le vent le plus possible, afin de doubler la pointe de l’extrémité de la terre qu’on regardait comme le point dangereux. La frégate était à deux bons milles en arrière, et au lieu de perdre quelque chose de son avantage, elle était tenue si près du vent que les voiles fassayaient de temps en temps. Elle avait d’autant moins à craindre, que la mer était parfaitement calme et que le bâtiment n’avait pas de dérive. Cependant c’était à peine si la frégate semblait être arrivée à la pointe qu’il était jugé indispensable de doubler, et comme les bâtiments font rarement mieux qu’ils ne semblent devoir faire, il devint très-douteux à bord de la Proserpine, quand elle fut près du promontoire, qu’il lui fût possible d’y parvenir.

— Je crains, capitaine, que nous n’ayons jamais assez de large pour cela, dit Griffin avec un mouvement d’impatience ; la frégate porte aujourd’hui sous le vent d’une manière inconcevable.

— Elle ne s’est jamais mieux comportée, Griffin. J’espère réellement qu’il y a ici un léger courant qui porte au large : nous découvrons déjà les montagnes de la Corse au delà de ce promontoire. Vous voyez que la carcasse de la Divina Providenza a fait le tour de la baie, et qu’elle en sort du côté du vent.

— Un tel courant nous serait vraiment fort utile ; tout est prêt dans les porte-haubans pour sonder, capitaine ; jetterons-nous le plomb ?

Le capitaine répondit par un signe d’assentiment, et le plomb fut jeté. La frégate filait alors huit nœuds, et l’homme qui était dans les porte-haubans ne trouva pas de fond avec une ligne de quinze brasses. On recommença l’épreuve deux ou trois fois, et le résultat fut le même. Tout allait donc bien, et, d’après l’ordre du capitaine, toutes les voiles furent bien étarquées, les amures et écoutes furent mises à joindre, on brassa et on boulina partout le plus près possible, afin de rendre les voiles plates comme des planches. Le moment de la crise approchait ; les cinq minutes qui allaient s’écouler devaient être décisives.

— Lancez la frégate un peu dans le vent jusqu’à faire fasséyer les voiles, monsieur Yelverton, dit Cuff à l’officier de quart ; nous devons ici faire tous nos efforts pour nous élever ; car une fois par le travers des brisants, il faut tenir les voiles pleines, afin de rendre la frégate sensible au gouvernail. Bien ! Rencontrez maintenant, et que les voiles portent bien.

Cette épreuve fut répétée deux fois, et chaque fois la frégate gagna sa longueur de distance au vent ; mais elle perdit plus de trois fois cette distance par la diminution de sa vitesse. Enfin, le moment critique arriva, et un silence dans lequel une anxiété nerveuse se mêlait à l’espérance, régna sur tout le bâtiment. Tous les yeux passaient successivement des voiles aux brisants et des brisants aux voiles, et ensuite au remous de la frégate.

En de pareils moments, la voix de l’homme qui tient la sonde prévaut sur tous les autres sons, et le cri par lequel il annonce la profondeur de l’eau est écouté avec une attention que le chant d’une sirène ne pourrait obtenir. Le plomb fut jeté bien des fois dans la mer pendant que la frégate continuait sa route, et la réponse aux questions du capitaine fut toujours la même. — Point de fond avec une ligne de quinze brasses. Mais à l’instant même où elle venait d’être faite pour la dernière fois, un cri s’éleva des grands porte-haubans au vent : au vent : — Sept brasses ! Cet avis arriva si inopinément à l’oreille du capitaine, qu’il sauta sur la lisse du couronnement, d’où il avait en pleine vue tout ce qu’il avait besoin de voir, et il cria d’une voix de stentor :

— Un autre coup de sonde, Monsieur ! Dépêchez-vous, mon brave ! dépêchez-vous !

À peine finissait-il de parler qu’il entendit la réponse : — Six brasses !

— Pare à virer ! s’écria Cuff ; veillez à ce que rien ne gêne la manœuvre, Messieurs ! Plus d’activité que cela, mes enfants, plus d’activité !

— Quatre brasses et demie !

— Attention ! Que diable faites-vous sur ce gaillard d’avant, Monsieur ?

— Êtes-vous prêts sur l’avant ?

— Nous le sommes tous, capitaine.

— La barre sous le vent ; la barre toute sous le vent !

— Neuf brasses !

— Rencontrez ! la barre au vent ! amurez et bardez la misaine ! mollissez l’écoute de la brigantine et les boulines de l’arrière. Comme cela ! Bien ! bien ! Elle a tourné comme une toupie ; mais, par Jupiter, nous la tenons, Messieurs. Halez les boulines partout. Que dit la sonde à présent ?

— Point de fond à quinze brasses, capitaine. Nous n’avons rien eu de mieux de toute la journée.

— Comme cela ! vos voiles sont bien pleines ; n’arrivez pas de là. Très-bien ! continuez comme cela. Eh bien ! Griffin ! par le ciel, nous l’avons frisé de près. Quatre brasses et demie commençaient à avoir quelque chose d’inquiétant dans une partie du globe où un rocher ne se gêne pas pour lever le nez à quinze ou vingt pieds tout d’un coup et se montrer à un marin. Mais nous avons passé la pointe, et voici la terre qui s’incline au sud, comme un homme attaqué de consomption, sous le vent de notre frégate. Je ne voudrais pas me retrouver dans une nasse si infernale pour une douzaine de Raoul Yvard.

— Un danger passé n’en est plus un, capitaine, dit Griffin en riant. Ne croyez-vous pas, capitaine, que nous pourrions laisser porter d’environ un demi-quart ? Ce serait précisément la bonne allure de la frégate, et je vois que le lougre navigue avec un peu de largue dans ses voiles, pour ménager son grand mât, à ce que je soupçonne. Je suis sûr d’en avoir vu voler des éclats, quand nous l’avons régalé d’une dose de vingt-deux pilules.

— Vous pouvez avoir raison, monsieur Griffin. Mollissez un peu la barre, monsieur Yelverton. Si maître Yvard continue sa route actuelle une heure de plus, Biguglia se trouvera trop au vent pour qu’il puisse y arriver ; et quant à Bastia, il n’a jamais pu en être question. Il y a une rivière nommée Golo dans laquelle il pourrait entrer, et je crois assez que c’est son projet. Au surplus, dans quatre heures d’ici nous saurons son secret.

Et ces quatre heures ne manquèrent pas d’intérêt. Il n’y avait du vent que plein un chapeau, mais c’était une bonne brise venant de l’ouest, qui semblait être née de la chaleur de la semaine précédente et avoir réuni en elle la force de deux ou trois zéphyrs. Elle n’était pourtant pas assez forte pour qu’aucun des deux commandants songeât à prendre des ris ; car, dans les circonstances où ils se trouvaient, il aurait fallu de graves raisons pour que l’un ou l’autre s’y décidât ; mais elle obligea pourtant la Proserpine à serrer ses perroquets de misaine et d’artimon, et consola Raoul de la perte de son mât de tape-cul. Lorsqu’il eut doublé le promontoire, et dans un moment où il s’imaginait que la frégate allait être obligée de virer, il saisit cette occasion pour amener sa misaine, la désenverguer, en enverguer une autre et la hisser, opération qui prit quatre minutes à vue de montre. Il en aurait fait autant à son autre voile avariée, mais le mât en valait à peine le risque ; et il pensa que les trous faits à la toile par les boulets pourraient produire le même effet que des ris, et diminuer sa pression sur le mât. En ces quatre heures, il n’y eut pas la différence d’un demi-nœud dans la distance parcourue par les deux bâtiments ; quoique chacun d’eux eût traversé plus de trente milles d’eau. Durant ce temps, ils s’étaient rapidement approchés de la côte de la Corse, dont les montagnes escarpées et couvertes de neiges presque éternelles avaient brillé à leurs yeux sous les rayons du soleil de l’après-midi, quoiqu’elles fussent à plusieurs lieues dans l’intérieur des terres. Mais alors la conformation de la côte se distinguait aisément, et une heure avant que le soleil disparût, Raoul prit ses amers pour se diriger vers la rivière dans laquelle il avait dessein d’entrer. La côte orientale de la Corse est aussi dépourvue de baies et de havres que la côte occidentale en est riche ; et, dans des circonstances ordinaires, le Golo, vers lequel Raoul faisait route, n’aurait jamais été regardé comme un lieu de refuge convenable. Mais Raoul avait une fois mouillé à son embouchure, et il pensait que c’était précisément l’endroit où il pourrait échapper à son ennemi. Il y avait des bas-fonds à son entrée, et il croyait, avec assez de raison, que cette circonstance ferait sentir au capitaine Cuff la nécessité de la circonspection.

Lorsque le soir approcha, la force du vent commença à diminuer, et toutes les craintes de l’équipage du lougre disparurent. Tous les mâts avaient résisté, et Raoul n’hésita plus à confier une nouvelle vergue et une nouvelle voile à son grand mât avarié. Elles furent bientôt établies l’une et l’autre, et l’on s’occupa sur-le-champ des autres réparations. La supériorité de la marche du lougre était alors si grande qu’on n’y avait plus aucune inquiétude sur le résultat de la chasse ; et Raoul pensa un instant à longer la côte et à gagner Bastia, où il pourrait même se procurer un nouveau grand mât s’il en avait besoin. Mais, en y réfléchissant, il abandonna ce projet comme étant trop hasardeux, et il continua à faire route vers l’embouchure du Golo.

Pendant toute la journée, la Proserpine n’avait hissé aucun pavillon, si ce n’est à l’instant où elle avait envoyé une bordée au lougre, et pendant le combat de courte durée qui avait eu lieu entre ses canots et ce bâtiment. Il en était de même du Feu-Follet ; Raoul n’avait hissé le pavillon tricolore que lorsqu’il avait attaqué la felouque et les canots, et il ne l’avait conservé que jusqu’à ce qu’il n’y eût plus aucune apparence d’un renouvellement d’hostilités. Lorsque les deux navires s’approchèrent de la côte, on vit plusieurs bâtiments côtiers dont les uns luttaient contre le vent d’ouest, tandis que les autres en profitaient ; mais tous semblaient se méfier du lougre, et cherchaient à l’éviter autant qu’ils le pouvaient. Raoul n’y faisait aucune attention, car il savait qu’ils étaient montés par ses compatriotes, à moins que ce ne fussent des contrebandiers, dont la prise lui causerait plus d’embarras qu’elle ne lui rapporterait de profit. La Corse appartenait alors à la France ; la possession temporaire et imparfaite qu’en avaient eue les Anglais avait cessé trois ou quatre ans auparavant. Raoul était donc sûr d’y trouver bon accueil partout où il aborderait, et protection partout où il serait possible de lui en accorder. Tel était l’état des choses, quand, à l’instant où le lougre se préparait à entrer dans les bas-fonds, la Proserpine vira tout à coup vent devant, et parut donner toute son attention aux bâtiments côtiers, dont trois ou quatre étaient si près d’elle qu’elle les captura presque sans qu’ils cherchassent à lui échapper.

Il parut à Raoul et à tout son équipage que les Anglais saisissaient ces malheureux bâtiments uniquement par esprit de vengeance ; car les navires de la force de la Proserpine n’avaient pas coutume de se détourner de leur chemin pour molester de pauvres pêcheurs et des bâtiments côtiers. Il s’ensuivit assez naturellement quelques exécrations contre les Anglais ; mais la nécessité de donner toute son attention aux passes difficiles qui se trouvaient entre les bas-fonds chassa bientôt toute autre pensée de l’esprit du hardi corsaire, et il ne songea plus qu’à ce qui avait rapport à la sûreté de son bâtiment.

À l’instant où le soleil se couchait, le Feu-Follet jeta l’ancre. Il avait choisi un mouillage assez avancé dans les bas-fonds pour être hors de la portée des canons de la frégate, quoiqu’il fût à peine dans la rivière, ce que le peu de profondeur de l’eau n’aurait pas permis ; mais il avait, où il était, tout l’abri que les circonstances, le temps et la saison exigeaient. De son côté, la Proserpine ne montra aucune intention de renoncer à sa poursuite, car, arrivée à la hauteur de l’embouchure, elle mouilla aussi avec une de ses ancres de bossoir à environ deux milles au large du lougre. Elle parut avoir changé d’avis relativement aux bâtiments côtiers qu’elle avait capturés, car, après une courte détention, elle leur permit de continuer leur route : mais un calme étant survenu, ils ne purent s’en éloigner beaucoup avant l’arrivée de la brise de terre. Ce fut dans cette position relative que les deux bâtiments ennemis se disposèrent à passer la nuit. On prit à bord de chacun d’eux les précautions nécessaires pour assurer l’ancrage, on mit tout en ordre sur les ponts, en un mot on suivit toute la routine ordinaire aussi régulièrement que si l’on eût été dans un port ami.