Le Feu-Follet/Chapitre VI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 73-86).


CHAPITRE VI.


« Sont-ils tous prêts ? — Tous. — Bien plus, ils sont embarqués. Le dernier canot n’attend plus que mon chef. — Mon sabre et ma capote ! »
Lord Byron. — Le Corsaire



Il était impossible de savoir quel succès avait eu la ruse d’Ithuel en ce qui concernait la frégate ; mais la bonne intelligence qui avait l’air de régner entre les deux bâtiments, tendit à écarter de l’esprit des habitants de Porto-Ferrajo toute méfiance du lougre. Il semblait si peu probable qu’un corsaire français répondît aux signaux d’une frégate anglaise, que Vito Viti lui-même fut obligé d’avouer au vice-gouverneur, à demi-voix, que cette circonstance du moins était beaucoup en faveur de la véracité du capitaine du lougre. L’air calme de Raoul comptait aussi pour quelque chose, d’autant plus qu’il restait sur le promontoire, paraissant regarder avec insouciance la frégate qui s’approchait rapidement.

— Vous voyez, signor Smit, que nous n’aurons pas besoin d’accepter vos offres obligeantes, dit Andréa, comme il allait rentrer dans sa maison avec deux ou trois de ses conseillers ; mais nous ne vous en remercions pas moins. C’est un bonheur d’être honorés le même jour de la visite de deux croiseurs de votre nation, et j’espère que vous me ferez le plaisir d’accompagner le capitaine votre confrère, quand il viendra me rendre la visite d’usage, car il paraît avoir sérieusement l’intention de nous faire l’honneur d’entrer dans notre port. — Pourriez-vous conjecturer quel est le nom de cette frégate ?

— À présent que je la vois d’un peu plus près, Signor, répondit Raoul nonchalamment, je suis porté à croire que c’est la Proserpine ; car cette frégate a été construite en France, et c’est ce qui m’a fait croire que ce bâtiment était français quand il a hissé le pavillon de cette nation.

— Et le noble cavalier qui en est le commandant, — vous savez sans doute aussi quel est son nom et son rang ?

— Oh, parfaitement. C’est le fils d’un ancien amiral sous lequel j’ai servi, quoique je ne me sois jamais trouvé avec son fils. Sir Brown est son nom.

— Et c’est un nom véritablement anglais, car j’ai vu souvent ce nom honorable dans Shakspeare, et dans plusieurs autres de vos auteurs les plus distingués. Miltoni parle d’un sir Brown, si je ne me trompe, Signor.

— Plusieurs en parlent, Signor, répondit Raoul sans hésiter un instant, et sans le moindre remords. Milton, Shakspeare, Cicéron, et tous nos meilleurs écrivains parlent souvent de cette famille.

— Cicéron ! répéta Andréa au comble de la surprise ; c’était un ancien Romain, Signor, et il était mort longtemps avant que l’Angleterre fût connue dans le monde civilisé.

Raoul s’aperçut qu’il s’était avancé trop loin, mais pas assez pour perdre l’équilibre ; et il répondit avec un aplomb qui aurait fait honneur à un diplomate :

— Vous avez raison, en ce qui regarde le Cicéron dont vous parlez, signor vice-gouverneur, mais vous vous trompez pour ce qui concerne sir Cicéron, mon illustre compatriote. — Voyons ! non, il n’y a pas encore un siècle que notre Cicéron est mort. Il était né dans le Devonshire, — c’était dans ce comté que Raoul avait été en prison, — et je crois qu’il est mort à Dublin, — oui, je me le rappelle à présent, c’est à Dublin que cet auteur distingué rendit le dernier soupir.

Andréa n’avait rien à dire à cela ; car, il y a un demi-siècle, l’ignorance des nations civilisées sur un pareil sujet était si grande, qu’on aurait pu greffer un Homère sur la littérature anglaise, sans courir grand risque que l’imposture fût découverte. Le signor Barrofaldi ne fut pas très-content de voir que les barbares s’emparaient de noms italiens, mais il se plut à attribuer cette circonstance aux traces de barbarie qui étaient la suite inévitable de leur origine. Quant à croire possible qu’un homme qui parlait avec le ton de franchise et de simplicité de Raoul pût inventer une histoire en la racontant, c’était une idée qui ne pouvait même se présenter à son esprit ; et la première chose qu’il fit en rentrant chez lui fut d’écrire une note pour se souvenir, à son premier instant de loisir, de faire des recherches sur les ouvrages et la réputation de sir Cicéron, l’illustre homonyme du Cicéron romain. Quand cette courte digression fut terminée, il rentra chez lui, après avoir de nouveau exprimé l’espoir que sir Smit ne manquerait pas d’accompagner sir Brown dans la visite qu’il s’attendait à recevoir du dernier dans le cours d’une heure ou deux. La foule commença alors à se disperser, et Raoul fut bientôt abandonné à ses réflexions qui, en ce moment, n’étaient rien moins qu’agréables.

La ville de Porto-Ferrajo est tellement séparée de la mer par le rocher contre lequel elle est construite ; par ses fortifications, et, par la construction même de son petit port, que l’approche d’un bâtiment est invisible à tous ses habitants, à moins qu’ils ne veuillent monter sur les hauteurs qui forment une étroite promenade, comme nous l’avons déjà dit. Il s’y trouvait donc encore beaucoup de curieux, et Raoul se frayait un chemin à travers ces oisifs, ayant son bonnet de mer, et une sorte d’élégant uniforme naval de son invention, qu’il portait avec quelque affectation, car il connaissait parfaitement les avantages personnels qu’il possédait. Ses yeux erraient sans cesse d’une jolie figure à une autre, sans s’arrêter sur aucune, car Ghita était le seul objet qu’il cherchât, et la véritable cause qui l’avait mis ainsi que son bâtiment et son équipage dans la situation critique où il se trouvait. De cette manière, tantôt songeant à celle qu’il cherchait, tantôt réfléchissant à sa situation dans un port ennemi, il arriva au bout de la promenade, et il savait à peine s’il devait retourner sur ses pas, ou descendre dans la ville pour aller rejoindre son canot, quand il entendit une voix douce prononcer son nom à quelques pieds derrière lui. Son cœur reconnut cette voix à l’instant, et, se retournant, il vit Ghita.

— Saluez-moi froidement et en étranger, lui dit-elle à la hâte, respirant à peine, et ayez l’air de me montrer différentes rues dans la ville, comme pour me demander votre chemin. C’est ici que nous nous sommes vus la nuit dernière, mais songez qu’il fait grand jour à présent.

Raoul fit ce qu’elle désirait, et tout spectateur hors de la portée de leur voix aurait pu y être trompé et croire leur rencontre accidentelle, quoiqu’il lui parlât le langage de l’amour et de l’admiration.

— Assez, Raoul, assez, lui dit-elle, baissant les yeux en rougissant, quoique ses traits doux et sereins n’offrissent aucun symptôme de mécontentement ; — dans un autre moment je pourrais vous écouter. Savez-vous que vous êtes dans une position bien plus dangereuse qu’hier soir ! Hier vous n’aviez rien à redouter que le port ; aujourd’hui vous avez à craindre le port et ce bâtiment étranger, qui est anglais, m’a-t-on dit.

— Sans doute, c’est la Proserpine. Itouel me l’a dit, et il en est sûr. — Vous vous rappelez Itouel, chère Ghita ; l’Américain qui était à la tour avec moi. — Eh bien, il a servi à bord de ce bâtiment, et il le reconnaît pour être la Proserpine, frégate de 44 canons. — Il s’arrêta un moment et ajouta en riant de manière à surprendre sa compagne : — Oui, c’est la Proserpine, capitaine sir Brown.

— Je ne vois pas ce que vous pouvez trouver d’amusant dans tout cela, Raoul. Sir Brown, ou sir je ne sais qui, vous enverra encore dans ces prisons flottantes dont vous m’avez si souvent parlé, et cette idée n’a sûrement rien d’agréable.

— Bah, bah ! ma bonne Ghita, sir Brown, ou sir Black, ou sir Green ne me tient pas encore. Je ne suis pas un enfant à me jeter dans le feu parce qu’on ne me tient plus en lisières. Le Feu-Follet brille ou s’éteint suivant que cela lui convient. Dix contre un que cette frégate entrera ici pour voir ce port de plus près, et repartira ensuite pour Livourne, où ses officiers trouveront à s’amuser plus qu’à Porto-Ferrajo. Ce sir Brown à sa Ghita aussi bien que Raoul Yvard.

— Non, je ne crois pas qu’il ait une Ghita, Raoul, répondit-elle en souriant en dépit d’elle-même, tandis qu’une rougeur plus foncée lui montait aux joues ; Livourne a bien peu d’ignorantes campagnardes comme moi, qui aient été élevées dans une tour solitaire sur la côte.

— Ghita, répondit Raoul avec une sensibilité profonde, bien des nobles dames de Rome et de Naples pourraient porter envie à cette tour solitaire, car elle vous a laissé la pureté et l’innocence, — perle qui se trouve rarement dans les grandes capitales, ou qui, si elle s’y trouve, ne conserve plus sa beauté première, parce qu’elle est souillée par le frottement.

— Que connaissez-vous de Rome, de Naples, de nobles dames et de perles, Raoul ? demanda Ghita en souriant, la tendresse qui remplissait son cœur se trahissant en ce moment par le regard qu’elle jeta sur lui.

— Ce que je connais de pareilles choses ? Sur ma foi, j’ai été dans ces deux villes, et j’y ai vu tout ce dont je viens de parler.

— J’ai été à Rome pour voir le saint père, afin de m’assurer si les idées que nous avons en France de son caractère et de son infaillibilité sont vraies, avant de me choisir une religion pour moi-même.

— Et n’avez-vous pas trouvé en lui un homme saint et vénérable, Raoul ? s’écria-t-elle avec énergie et vivacité, car c’était là la grande pierre d’achoppement entre eux. Je sais que vous l’avez trouvé ainsi, et digne d’être le chef de l’église la plus ancienne et la seule véritable. Mes yeux ne l’ont jamais vu, mais je sais que, ce que je dis est vrai.

Raoul savait que le relâchement de ses opinions religieuses, — opinions qu’on pouvait dire qu’il s’était inoculées dans son pays, tel qu’il était alors moralement, — était la seule cause qui empêchait Ghita de rompre tous ses autres nœuds pour s’attacher à sa fortune, bonne ou mauvaise. Mais il était trop franc et trop généreux pour vouloir la tromper, tandis qu’il avait toujours eu trop de prudence pour chercher à ébranler sa foi constante et consolatrice. Sa faiblesse même, — car il regardait ses sentiments religieux comme une faiblesse, — avait un charme à ses yeux. Peu d’hommes, quelque relâchés, quelque sceptiques qu’ils soient dans leurs opinions sur ce sujet, trouvent du plaisir à voir une femme incrédule ; et Raoul n’avait jamais regardé avec plus de tendresse qu’en ce moment les traits aimables quoique inquiets de Ghita. Il lui répondit avec un accent de vérité qui avait quelque chose de magnanime :

— Tu es ma religion, Ghita ; j’adore en toi la pureté, la sainteté, et…

— N’en dis pas davantage, Raoul, et si tu m’aimes, ne prononce pas cet horrible blasphème ! Dis-moi plutôt que tu as trouvé le saint père tel que je viens de le décrire.

— J’ai trouvé en lui un homme paisible, vénérable, et, comme je crois fermement, un vieillard vertueux ; mais ce n’était qu’un homme, et je n’ai pu apercevoir en lui aucun signe d’infaillibilité. Son fauteuil n’était entouré que de cardinaux intrigants et d’autres brouillons, plus propres à pousser les chrétiens à se prendre aux cheveux qu’à les guider vers le ciel.

— C’en est assez, Raoul ; je ne puis plus entendre un tel langage. Vous ne connaissez pas ces saints hommes, et votre langue est votre propre ennemie, sans quoi… Écoutez ! — Qu’est-ce que cela ?

— Un coup de canon tiré par la frégate, et il faut que je voie ce que cela veut dire. — Quand et où nous verrons-nous ?

— Je n’en sais rien. — En ce moment nous avons été trop longtemps, beaucoup trop longtemps ensemble, et il faut nous séparer. Fiez-vous à moi pour trouver les moyens de nous revoir. Dans tous les cas, nous ne tarderons pas à retourner dans notre tour ; Ghita s’échappa légèrement en finissant ces mots, et les yeux de Raoul la perdirent bientôt dans les rues de la ville. Le jeune marin fut un instant indécis s’il la suivrait ou non. Enfin il monta à la hâte sur la terrasse qui était en face du gouvernement pour tâcher de s’assurer de la cause du coup de canon qu’il venait d’entendre. Le même motif y avait déjà attiré bien des curieux ; et, en y arrivant, il se trouva au milieu d’une nouvelle foule.

La Proserpine, — car Ithuel ne s’était pas trompé en nommant ainsi ce bâtiment, — était alors à une lieue de l’entrée de la baie, elle avait viré de bord, en s’élevant à l’est, avec l’intention apparente d’y entrer à la bordée suivante. La fumée produite par la poudre s’élevait sous le vent en petit nuage, et des signaux se montraient encore en tête de son grand mât. Tout cela était fort intelligible pour Raoul, et il lui parut évident que la frégate s’était avancée pour examiner de plus près le lougre armé qu’elle voyait dans la baie, et pour avoir des communications avec lui par le moyen de signaux. L’expédient d’Ithuel n’avait pas suffi ; le vigilant capitaine Cuff, autrement dit sir Brown, qui commandait la Proserpine, n’étant pas homme à se laisser tromper par un tour si usé. Raoul respirait à peine, tandis qu’il avait les yeux fixés sur le lougre pour voir ce qu’il allait faire.

Ithuel ne semblait certainement pas pressé de se compromettre, car il se passa plusieurs minutes après que le signal eut été hissé à bord de la frégate avant qu’on aperçût sur le lougre aucun préparatif pour y répondre. Enfin on y vit disposer les drisses, et ensuite trois beaux pavillons furent hissés à l’extrémité de la vergue de tape-cul, dont la vergue restait hissée de beau temps. Raoul ne savait ce que ce signal pouvait signifier, car, quoiqu’il eût la liste des signaux qui lui étaient nécessaires pour avoir des communications avec les bâtiments de guerre de son propre pays, le Directoire n’avait pu lui faire connaître ceux dont il aurait eu besoin pour communiquer avec l’ennemi. Mais l’esprit fertile d’Ithuel lui avait fourni les moyens de pourvoir à ce déficit. Tandis qu’il servait à bord de la Proserpine, le même bâtiment qui semblait en ce moment menacer le lougre, il avait été témoin d’une rencontre entre cette frégate et un lougre corsaire anglais, un des deux ou trois bâtiments gréés ainsi qui faisaient voile sous pavillon anglais, et son œil toujours attentif avait remarqué avec soin les pavillons dont ce lougre s’était servi pour répondre aux signaux de la frégate. Comme il savait qu’on ne s’attend pas à trouver dans l’équipage d’un corsaire beaucoup de science ni même d’exactitude dans l’emploi des signaux, il prit le parti, en cette occasion, de faire hisser les mêmes pavillons, à tout hasard. S’il eût été alors sur le gaillard d’arrière de la frégate, il aurait vu, aux bénédictions qui sortaient de la bouche du capitaine Cuff, que sa ruse avait du moins réussi à faire croire à cet officier que sa réponse inintelligible devait s’attribuer à l’ignorance, et non à un dessein prémédité. Cependant la frégate ne parut pas disposée à changer de route ; car, soit que le capitaine eût résolu de mouiller dans cette baie, soit qu’il voulût voir le lougre de plus près, il continua à porter vers la rive orientale de la baie, à raison d’environ six milles par heure.

Raoul Yvard jugea alors qu’il était temps qu’il allât veiller lui-même à la sûreté du Feu-Follet. Avant de quitter son bord, il avait laissé des instructions sur ce qu’on devrait faire si la frégate s’approchait trop ; mais l’affaire semblait en ce moment si sérieuse, qu’il se hâta de descendre des hauteurs. En marchant à grands pas vers le port, il rencontra, ou pour mieux dire il rejoignit Vito Viti qui s’y rendait aussi pour donner à certains bateliers quelques ordres sur la manière dont les lois sur la quarantaine devaient être observées en communiquant avec la frégate anglaise.

— La perspective de vous trouver bientôt avec votre honorable compatriote sir Brown doit vous être infiniment agréable, dit le podestat, qui ne montait ni ne descendait jamais cette rue escarpée sans être hors d’haleine, car il paraît sérieusement décidé à mouiller dans notre baie, signor Smit.

— Pour vous dire la vérité, signor podestat, je voudrais être à demi aussi persuadé que je l’étais il y a une heure, que ce bâtiment est la Proserpine, et que son commandant est sir Brown. Mais j’aperçois des symptômes qui me portent à croire que c’est un croiseur de la république française, après tout, et il faut que je veille sur mon petit Ving-and-Ving.

— Que le diable emporte tous les républicains ! c’est l’humble prière que j’adresse au ciel, signor capitano. Mais j’ai peine à croire qu’une frégate si belle et si bien équipée puisse appartenir à de tels misérables.

— Ah ! si c’était là tout, Signor ; répondit Raoul en riant, je crains que nous n’eussions à céder la palme aux Français, car les plus beaux bâtiments qui soient au service de Sa Majesté britannique sont des prises faites sur les Français, et si cette frégate est la Proserpine, elle n’a pas elle-même une autre origine. Mais je crois que le gouverneur a eu tort de quitter les batteries, car ce bâtiment ne répond pas à nos signaux comme il le devrait. Il n’a rien compris à ceux que nous venons de lui faire.

Raoul était plus près de la vérité qu’il ne le croyait peut-être, car bien certainement le registre des signaux du capitaine Cuff n’avait pu lui expliquer ceux d’Ithuel. Mais son ton de confiance fit impression sur Vito Viti, qui se laissa duper par son air sérieux, aussi bien que par une circonstance qui, bien considérée, parlait autant contre son compagnon qu’en sa faveur.

— Que devons-nous faire, Signor ? demanda le podestat, s’arrêtant tout à coup.

— Il faut faire ce qui nous est possible dans ces circonstances. Mon devoir est de veiller à la sûreté du Ving-and-Ving ; le vôtre, d’assurer celle de la ville. Si ce bâtiment entre véritablement dans la baie, et qu’il présente le travers à cette côte à pic, il ne restera pas sur cette hauteur une seule maison dont les croisées ne soient brisées par le feu de ses batteries. Vous me permettrez donc de faire entrer mon lougre dans le port intérieur, ou les bâtiments nous mettront à l’abri de ses boulets ; et alors il suffira peut-être que j’envoie mes hommes aider au service de la batterie la plus voisine. Je m’attends à voir avant peu régner la confusion et couler le sang.

Tout cela fut dit avec une telle apparence de sincérité, que le podestat en fut complètement la dupe. Appelant son voisin, il le chargea d’un message pour le vice-gouverneur, et doubla le pas pour arriver plus vite sur le port, car il lui était plus facile de descendre que de monter. Raoul ne quitta pas son côté, et ils arrivèrent ensemble sur le bord de l’eau.

Le podestat était porté à énoncer toutes les opinions qui dominaient pour le moment dans son esprit, car il était un de ces hommes qui sentent autant qu’ils pensent. En cette occasion, il n’épargna pas la frégate, et ayant mordu à l’hameçon que son compagnon lui avait si adroitement jeté, il exprima sa méfiance à haute voix. Tous les signaux de la Proserpine ne furent plus à ses yeux qu’une ruse des républicains, et plus il avait de ressentiment contre l’imposture supposée de ce bâtiment, plus il était disposé à croire aveuglément à la droiture et à la franchise du capitaine du lougre. Il s’était opéré en lui une révolution complète, et, comme dans tous les cas de conversions soudaines et tardives, il était disposé à compenser sa lenteur à croire par la ferveur de son zèle. Par suite de cette disposition, de son caractère et de sa loquacité, le tout aidé de quelques suggestions faites à propos par Raoul, au bout de cinq minutes, l’opinion générale était qu’on ne pouvait trop se métier de la frégate, et le lougre s’élevait proportionnellement dans la faveur publique. Cette intervention de Vito Viti vint extrêmement à propos pour le Feu-Follet et son équipage ; car les communications qui avaient eu lieu entre les habitants et les matelots qui avaient amené Raoul à terre, avaient laissé dans l’esprit des premiers les plus forts soupçons que le lougre n’était pas un bâtiment anglais. En un mot, si le podestat n’avait pas si activement et si hautement proclamé le contraire, Tommaso et ses amis allaient déclarer leur conviction que ces quatre hommes étaient des loups couverts de peaux de mouton, c’est-à-dire des Français.

— Non, non, mes amis, dit Vito Viti, passant de groupe en groupe sur le petit quai, tout ce qui reluit n’est pas or, et tout annonce que cette frégate est plus probablement une ennemie qu’une alliée. Il n’en est pas de même du Ving-y-Ving ; le signor Smit nous a montré ses papiers, et nous pouvons dire que nous le connaissons, lui. Le vice-gouverneur et moi, nous l’avons interrogé sur l’histoire et les lois de son île, — car l’Angleterre est une île aussi bien que la nôtre, voisins, et c’est une autre raison pour que nous lui devions respect et amitié. Nous l’avons en outre questionné sur l’histoire et la littérature de son pays, et il a répondu à tout de la manière la plus satisfaisante. Nous devons donc protection et affection au lougre.

— Cela est très-vrai, signor podestat, dit Raoul, qui était déjà dans son canot ; et la chose étant ainsi, je vais me hâter de conduire mon bâtiment à l’entrée de votre bassin, afin de le défendre contre les canots que ces vauriens de républicains pourraient y envoyer, et de m’opposer à toute tentative de débarquement.

Faisant ses adieux d’un geste de la main, Raoul s’éloigna rapidement du rivage, au milieu d’une centaine de viva ! En arrivant à bord, il vit qu’on n’avait pas négligé d’exécuter ses ordres. On avait porté une ligne du lougre pour l’amarrer sur une boucle placée à l’extrémité intérieure de la partie est de ce port si resserré, comme si l’on eût eu l’intention de haler le bâtiment dans l’intérieur du port. Il vit également que le lougre était à pic de l’ancre légère qu’il avait mouillée. À peine son pied toucha-t-il le pont que l’ancre fut levée et mise à poste, et rien ne retint plus le bâtiment que la ligne passée dans une boucle sur le quai. Cinquante paires de mains la saisirent, et le lougre avança rapidement vers l’endroit où il semblait vouloir se mettre à l’abri. Mais l’équipage employa une ruse pour l’empêcher de présenter le cap vers le lieu ou on le halait : la ligne étant passée sur l’arrière du bossoir de bâbord, ce qui le faisait nécessairement abattre du côté opposé, c’est-à-dire qu’il présentait l’avant à l’est de l’entrée. Si le lecteur fait attention que le port avait été construit sur une petite échelle, et que l’entrée excédait à peine cent pieds de largeur, il comprendra mieux la situation des choses. Pour avoir l’air d’aider le mouvement, on établit le tape-cul, et le vent venant du sud, c’est-à-dire directement de l’arrière, le lougre fendit l’eau légèrement et avec rapidité. Lorsqu’il fut près de l’entrée, l’équipage hala sur la ligne en courant, ce qui donna au bâtiment une vitesse de trois à quatre nœuds par heures, qui menaçait de briser son avant contre le bout de la jetée. Mais Raoul Yvard ne songeait pas à faire une telle sottise. Au moment convenable, la ligne fut coupée, la barre fut mise à bâbord, le lougre abattit sur tribord, et à l’instant où Vito Viti, qui voyait tout ce qui se passait, sans en comprendre plus de la moitié, vociférait de nouveaux viva ! viva ! et animait par ses cris tout ce qui l’entourait, le lougre fila devant l’extrémité du port, au lieu d’y entrer. Tout le monde fut si complètement pris à l’improviste, qu’on crut d’abord que c’était une méprise ou une bévue du timonier, ou le seul effet du hasard ; et des cris de regret se firent entendre, arrachés par la crainte que la frégate ne trouvât le moyen de profiter de cet accident. Cependant le battement des voiles prouva bientôt qu’on n’avait pas perdu de temps, et le Feu-Follet glissa par une ouverture entre les magasins sous toutes voiles. En ce moment critique, la frégate qui vit tout ce qui se passait, mais qui s’était laissé tromper comme les autres, et qui avait supposé que le lougre allait entrer dans le port, vira vent devant, et laissa arriver le cap à l’ouest. Mais ayant dessein d’entrer dans la baie, elle s’était tellement avancée vers la rive orientale, qu’elle était à deux bons milles de distance du lougre ; et quand le Feu-Follet eut doublé le promontoire, en côtoyant les rochers de très-près, pour se mettre à l’abri du feu des batteries qui s’y trouvaient, il laissa son ennemi en arrière de toute cette distance. Ce ne fut même pas tout : il aurait été aussi dangereux qu’inutile à la frégate de faire feu, puisque le lougre se trouvant en ligne presque droite entre les canons de chasse de l’ennemi et la maison du gouverneur, elle n’aurait pu tirer sur lui sans risquer d’atteindre cet édifice. Il ne restait donc à la frégate que de commencer ce qu’on appelle proverbialement une longue chasse, c’est-à-dire une chasse dans les eaux du chassé.

Tout ce qui vient d’être rapporté ne dura guère plus de dix minutes ; mais la nouvelle en arriva à Andréa Barrofaldi et à ses conseillers assez tôt pour leur permettre de paraître sur le promontoire à l’instant où le Feu-Follet passait sous les rochers portant encore le pavillon anglais. Raoul Yvard était sur le pont, son porte-voix en main ; mais comme le vent était très-léger, sa voix forte lui suffit pour se faire entendre.

— Signori, s’écria-t-il, je vais attirer ce chenapan de républicain loin de votre port pour me donner la chasse. Ce sera le meilleur moyen de vous rendre service.

Ces paroles furent entendues et comprises. Les uns y applaudirent, les autres dirent que cette affaire était mystérieuse, et conservèrent leur méfiance. On n’avait pas le temps d’en venir à des voies de fait, quand même on y aurait songé ; car le lougre longeait les rochers de trop près pour qu’il pût craindre les boulets, et l’on n’avait pas encore fait dans les batteries de nouveaux préparatifs d’hostilité. D’ailleurs, on doutait encore lequel des deux bâtiments devait être considéré comme ennemi, et l’un et l’autre marchaient trop rapidement pour laisser aux autorités de Porto-Ferrajo le temps de se consulter et de prendre un parti. La marche du Feu-Follet avait tant d’aisance, qu’elle semblait le résultat de l’instinct. Le vent enflait ses voiles légères, quoique la brise ne fût pas forte, et tandis qu’il montait ou plongeait, en suivant le mouvement des longues lames de fond, son avant, en forme de coin, faisait bouillonner l’eau, comme celle d’un torrent rapide qui rencontre un obstacle dans son cours. Ce n’était que lorsqu’il plongeait en fendant une lame qu’on pouvait apercevoir quelque écume sur l’avant. Une longue ligne de bulles d’eau qu’il laissait après lui marquait pourtant son sillage ; et les groupes de spectateurs devant lesquels il passait y avaient à peine jeté les yeux, qu’il en était déjà bien loin, comme un marsouin qui s’ébat dans une rade.

Dix minutes après avoir passé la maison du vice-gouverneur et le promontoire, le lougre eut en vue une autre baie plus large et presque aussi profonde que celle de Porto-Ferrajo. Là, il prit le vent sans qu’aucun rocher y mît obstacle, et sa vitesse augmenta considérablement. Jusque-là, la grande proximité de la côte avait produit pour lui une sorte de calme, quoique l’air tournant autour du promontoire lui procurât un vent presque favorable ; mais à présent le vent venait du travers, et avec beaucoup plus de force. Il amura ses voiles à joindre, les borda bien plates, loffa et fut bientôt hors de vue, gouvernant d’un quart au vent de la pointe qui formait l’extrémité orientale de la dernière baie dont nous venons de parler.

Pendant tout ce temps, la Proserpine n’était pas restée oisive. Dès qu’elle s’aperçut que le lougre cherchait à s’échapper, tout son gréement fut couvert d’hommes. Toutes les voiles furent établies rapidement, un nuage blanc succédant à l’autre, jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’une masse de toile depuis la pomme de ses mâts jusqu’à son plat-bord. Ses voiles hautes recevant la brise au-dessus de la côte adjacente, son allure devint rapide, car ce bâtiment passait pour un des meilleurs voiliers de la marine anglaise.

Il y avait vingt minutes, d’après la montre d’Andréa Barrofaldi, que le Feu-Follet avait passé dans l’endroit où il était avec ses conseillers, quand la Proserpine arriva en face. Son plus grand tirant d’eau l’obligea à se tenir à la distance d’un demi-mille du promontoire ; mais elle en était assez près pour offrir une fort bonne occasion d’examiner sa construction et son gréement. Les artilleurs étaient alors aux batteries, et il y eut une consultation pour savoir s’il ne convenait pas de punir un bâtiment républicain d’avoir osé s’approcher ainsi d’un port toscan. Mais le pavillon anglais, — ce pavillon craint et respecté. — flottait sur ce bâtiment, et l’on ne savait pas encore bien s’il était ami ou ennemi. Rien à bord de la frégate n’annonçait la moindre appréhension, et pourtant il était évident qu’elle était en chasse d’un bâtiment qui, comme sortant d’un port toscan, avait droit à sa protection, au lieu d’être l’objet de son hostilité. En un mot, les opinions se divisèrent ; et, comme cela arrive dans des affaires de cette nature, il devint très-difficile de prendre une détermination. D’ailleurs, si la frégate était française, il était évident qu’elle n’avait cherché à commettre aucun acte d’hostilité contre l’île ; et ceux de qui il dépendait de commencer le feu savaient combien leur ville était exposée, et quel mal une seule bordée pouvait lui faire. Il en résulta donc que le petit nombre de voix qui demandaient qu’on fît feu sur la frégate, ou qui montraient les mêmes dispositions à l’égard du lougre, furent étouffées non-seulement par celles dont les opinions étaient pacifiques, mais par l’avis de l’autorité supérieure.

Pendant ce temps, la Proserpine continuait à faire force de voiles, et en dix minutes de plus elle se trouva hors de la portée des batteries de Porto-Ferrajo. Lorsqu’elle eut en vue la baie située à l’ouest de la ville, on aperçut de son pont le Feu-Follet à une bonne lieue en avant, serrant le vent au plus près, — le vent changeant dans la direction de la pointe ouest de l’île, — et glissant sur l’eau avec une vitesse qui rendait très-douteux le résultat de la chasse. Elle y persista pourtant, et au bout d’un peu plus d’une heure, depuis l’instant qu’elle avait déployé toutes ses voiles, elle était à la hauteur de l’extrémité occidentale des montagnes, quoique à plus d’un mille sous le vent. Là elle rencontra la bonne brise du sud, qui, passant entre la Corse et l’île d’Elbe, n’était plus soumise à l’influence de la terre, et put s’apercevoir de la tâche qu’elle avait à remplir. Depuis vingt minutes, elle avait déjà rentré ses bonnettes ; toutes les boulines furent halées, et la frégate vint au plus près. Cependant la chasse était évidemment sans espoir, le petit Feu-Follet ayant tout à souhait, comme s’il eût commandé le temps qu’il lui fallait pour montrer tous ses moyens. Ses voiles étaient amurées, bordées et plates comme des planches ; son cap d’un quart plus près au vent que celui de la frégate ; et sa route, ce qui valait encore mieux, le portait plus au vent de la pointe devant laquelle il était, tandis que la Proserpine avait tant soit peu de dérive. À l’aide de toutes ces différences, le lougre avançait de six brasses pendant que la frégate en faisait cinq ; ayant sur elle autant d’avantage en vitesse qu’il en avait à mieux tenir le vent.

Il s’en fallait d’une cinquantaine que le Feu-Follet fût le premier lougre auquel le capitaine Cuff eût donné la chasse, et il sentait l’inutilité de poursuivre un tel bâtiment dans des circonstances qui lui étaient si favorables. D’ailleurs, il était loin d’être certain qu’il chassât un bâtiment ennemi, quoique la manière dont il avait répondu à ses signaux lui eût donné des soupçons ; car il l’avait vu sortir d’un port ami. Enfin le lougre n’était qu’à quelques heures de Bastia, et toute la côte orientale de la Corse était coupée par une foule de criques, dans lesquelles un si petit bâtiment pouvait aisément se réfugier, s’il se trouvait pressé de trop près. Après avoir redoublé d’efforts pendant une demi-heure pour le gagner de vitesse en profitant de toute la force de la brise, cet officier plein d’expérience, convaincu qu’il ne réussirait pas à l’atteindre, fit donc mettre la barre au vent et brasser carré, et se dirigea vers le nord, paraissant faire route pour Livourne ou le golfe de Gênes. Quand la frégate fit ce changement dans sa marche, le lougre, qui avait viré vent devant quelque temps auparavant, était précisément sur le point d’être entièrement caché par la pointe occidentale de l’île d’Elbe, et il disparut bientôt à la vue, avec toute apparence qu’il pourrait doubler cette île sur ce bord, sans être obligé de virer de nouveau.

Il était bien naturel qu’une pareille chasse mît tout en mouvement dans une ville aussi retirée et ordinairement aussi monotone que Porto-Ferrajo. La plupart des jeunes officiers oisifs de la garnison montèrent à cheval, et galopèrent de hauteur en hauteur pour voir quel en serait le résultat ; car, quoiqu’il ne s’y trouvât pas de route régulière les montagnes étaient coupées de sentiers praticables pour des chevaux. Quant aux habitants restés dans la ville, il était tout simple qu’ils ne laissassent point échapper une si belle occasion de discourir sans en faire un sujet de caquetage. On n’y parla donc toute cette journée que de l’attaque dont on avait été menacé par la frégate républicaine, et de la manière adroite dont le lougre lui avait échappé. Quelques-uns avaient encore des doutes ; car toute question a deux faces, et il y avait précisément autant de dissentiment qu’il en fallait pour donner de la vivacité à la discussion et rendre les arguments ingénieux. Vito Viti jouait un des premiers rôles dans ces conversations. Après avoir proclamé si publiquement son opinion par ses viva et ses remarques sur le port, il sentait qu’il se devait à lui-même de justifier tout ce qu’il avait dit ; et Raoul Yvard lui-même n’aurait pu désirer un avocat plus zélé que celui qu’il avait alors en la personne du podestat. Ce digne magistrat exagéra les connaissances du vice-gouverneur, surtout en ce qui concernait l’Angleterre, afin qu’il ne manquât rien aux preuves nécessaires pour démontrer que le lougre était ce qu’il avait prétendu être ; il alla même jusqu’à affirmer qu’il avait compris lui-même une bonne partie des documents produits par le signor Smit ; et quant au Ving-y-Ving, il ajouta que quiconque connaissait le moins du monde la géographie du canal Britannique, devait voir que c’était précisément l’espèce de bâtiment que devaient construire les habitants semi-français de l’île de Guernesey pour croiser contre leurs voisins tout à fait français du continent.

Pendant toutes ces discussions, il y avait à Porto-Ferrajo un être dont le cœur était agité par les émotions contradictoires de la joie et de la crainte, de la reconnaissance pour le ciel et du désappointement. Ghita était la seule de tout son sexe dans cette ville qui n’eût pas de conjectures à faire, pas de supposition à proposer, pas d’opinion à soutenir, pas de désir à exprimer. Elle écoutait pourtant avec attention tout ce qui se disait, et ce ne fut pas son moindre sujet de satisfaction de voir que ses entrevues secrètes avec le jeune et beau corsaire semblaient avoir échappé aux observations. Enfin son esprit fut délivré de toutes ses craintes, et il n’y resta que de tendres regrets, quand les cavaliers revinrent des montagnes, et annoncèrent qu’à peine voyait-on encore les hautes voiles de la frégate du côté du nord, et autant qu’ils pouvaient en juger, au moins à la distance de Capraya ; tandis que le lougre avait couru des bordées au vent presque jusqu’à Pianosa, et paraissait disposé à s’avancer vers les côtes de la Corse, sans doute dans l’intention de nuire au commerce de cette île ennemie.