Le Fermier, le Chien, et le Renard


Fables choisies, mises en versDenys Thierry et Claude BarbinQuatrième partie : livres ix, x, xi (p. 180-185).

III.

Le Fermier, le Chien, & le Renard.


Le Loup & le Renard ſont d’étranges voiſins :
Je ne baſtiray point autour de leur demeure.
Ce dernier guetoit à toute heure
Les poules d’un Fermier ; & quoy que des plus fins,

Il n’avoit pû donner d’atteinte à la volaille.
D’une part l’appetit, de l’autre le danger,
N’eſtoient pas au compere un embarras leger.
Hé quoy, dit-il, cette canaille,
Se moque impunément de moy ?
Je vais, je viens, je me travaille,
J’imagine cent tours ; le ruſtre, en paix chez-ſoy,
Vous fait argent de tout, convertit en monnoye,
Ses chapons, ſa poulaille ; il en a meſme au croc :
Et moy maiſtre paſſé, quand j’attrape un vieux coq,
Je ſuis au comble de la joye !
Pourquoy ſire Jupin m’a-t’il donc appellé
Au métier de Renard ? Je jure les puiſſances

De l’Olimpe & du Stix, il en ſera parlé.
Roulant en ſon cœur ces vengeances,
Il choiſit une nuit liberale en pavots :
Chacun eſtoit plongé dans un profond repos ;
Le Maiſtre du logis, les valets, le chien meſme,
Poules, poulets, chapons, tout dormoit. Le Fermier,
Laiſſant ouvert ſon poulailler,
Commit une ſottiſe extrême.
Le voleur tourne tant qu’il entre au lieu guetté ;
Le dépeuple, remplit de meurtres la cité :
Les marques de ſa cruauté,
Parurent avec l’Aube : on vid un étalage
De corps ſanglans, & de carnage.
Peu s’en falut que le Soleil
Ne rebrouſſaſt d’horreur vers le manoir liquide.

Tel, & d’un ſpectacle pareil,
Apollon irrité contre le fier Atride
Joncha ſon camp de morts : on vid preſque détruit
L’oſt des Grecs, & ce fut l’ouvrage d’une nuit.
Tel encore autour de ſa tente
Ajax à l’ame impatiente,
De moutons, & de boucs fit un vaſte débris,
Croyant tuer en eux ſon concurrent Uliſſe,
Et les autheurs de l’injuſtice
Par qui l’autre emporta le prix.
Le Renard autre Ajax aux volailles funeſte,
Emporte ce qu’il peut, laiſſe étendu le reſte.
Le Maiſtre ne trouva de recours qu’à crier
Contre ſes gens, ſon chien, c’eſt l’ordinaire uſage.

Ah maudit animal qui n’es bon qu’à noyer,
Que n’avertiſſois-tu dés l’abord du carnage ?
Que ne l’évitiez-vous ? c’euſt eſté plûtoſt fait.
Si vous Maiſtre & Fermier à qui touche le fait,
Dormez ſans avoir ſoin que la porte ſoit cloſe,
Voulez-vous que moy chien qui n’ay rien à la choſe,
Sans aucun intereſt je perde le repos ?
Ce Chien parloit tres-apropos :
Son raiſonnement pouvoit eſtre
Fort bon dans la bouche d’un Maiſtre ;
Mais n’eſtant que d’un ſimple chien,
On trouva qu’il ne valoit rien.
On vous ſangla le pauvre drille.
Toy donc, qui que tu ſois, ô pere de famille,

(Et je ne t’ay jamais envié cet honneur,)
T’attendre aux yeux d’autruy, quand tu dors, c’eſt erreur.
Couche-toy le dernier, & voy fermer ta porte.
Que ſi quelque affaire t’importe,
Ne la fais point par procureur.