Michel Lévy frères, éditeurs (p. 99-110).


XIV


Quand Théobald se trouva seul, il essaya vainement de prendre du repos. Le danger de cette malheureuse mère était sans cesse présent à son esprit. Il ne se sentait pas le courage de l’accroître en lui dévoilant la triste vérité. Il sera toujours temps, pensait-il, de changer sa joie en désespoir : ce n’est pas moi qui ai voulu son erreur, celle de sa famille ; et puisque j’en souffre seul, je ne puis être blâmable. Oui, Léon lui-même m’ordonnerait de me taire encore pour sauver la vie de sa mère ; d’ailleurs, ce premier mouvement passé, je pourrai tout avouer à M. de Melvas, et sa prudence décidera de ma conduite.

Rassuré par tant de bonnes raisons, Théobald en cherchait vivement de semblables pour justifier l’intimité que sa fausse parenté autorisait entre Céline et lui. La main appuyée sur son cœur, il y croyait sentir encore l’impression des battements qui s’étaient confondus avec les siens quand Céline l’avait embrassé comme son frère. Il se rappelait que ce frère lui avait souvent répété que son vœu le plus cher serait de le voir uni à sa sœur chérie ; l’adorer, tout faire pour l’obtenir, n’était-ce pas encore obéir à Léon ? Ainsi le cœur, ingénieux à chercher les moyens de légitimer son amour, érige en devoir sa faiblesse.

Le bruit d’une voiture, qui entrait dans la cour du château, sortit Théobald de ses rêves d’espoir. Il descendit pour savoir si M. de Melvas avait pu ramener le docteur. Les ayant vus entrer tous les deux chez madame de Lormoy, il s’assit dans le salon qui précédait sa chambre, et là il attendit des nouvelles de la malade.

Un quart d’heure après la porte s’ouvrit, et le docteur, avec toute l’importance convenable, dit au baron de Melvas :

— On ne peut décider encore du caractère que prendra cette fièvre ; il y a un point d’inflammation à la poitrine qui demande les plus grands ménagements. La moindre révolution amènerait des accidents dont nous ne pourrions triompher ; veillez à ce qu’on la laisse dans un calme parfait, sinon, je vous le répète, elle succomberait à une nouvelle agitation. Cette crise apaisée, le bonheur de revoir son fils, la cessation des inquiétudes qui lui causaient tant d’insomnies, lui rendront un peu de force, et alors nous agirons avec plus d’assurance contre la maladie. Adieu, je reviendrai demain.

Pendant que le docteur parlait, Théobald s’était approché pour l’entendre ; à sa pâleur, à l’anxiété qui se peignait dans ses regards, le docteur ayant présumé qu’il pourrait bien être la cause de l’évanouissement de madame de Lormoy, lui dit avec cette gaieté de médecin qui suit ou précède également leurs arrêts :

— Eh bien, jeune homme, c’est donc vous qui vous amusez à nous faire des surprises mortelles ? Voilà bien comme sont ces jeunes militaires ; ils ne voient pas le moindre danger à ce qui fait plaisir, et ne se doutent pas qu’on meurt aussi bien d’une attaque de nerfs que d’un boulet de canon. Ah ! Ah ! Ah !…

Blessé de ce rire inconvenant, Théobald répondit que, loin de mériter le reproche d’une pareille imprévoyance, il était venu à pied dans l’intention d’épargner à madame de Lormoy une surprise dangereuse : ce que M. de Melvas confirma en racontant l’imprudence de Zamea ; mais, ajouta-t-il, nous avons tous besoin de repos, séparons-nous, et si nous sommes plus tranquilles demain, Léon nous fera le récit de sa triste campagne.

Il était presque jour ; Théobald se jeta sur son lit pour attendre le moment où quelqu’un se lèverait dans le château ; mais il s’endormit profondément. Ces mots du docteur : la moindre révolution amènerait des accidents dont nous ne pourrions triompher, avaient fixé toutes ses irrésolutions. Apprendre en ce moment à madame de Lormoy la mort de son fils, c’était la tuer indubitablement, et l’humanité, la reconnaissance, tout ordonnait à Théobald de continuer le rôle qu’on lui avait assigné malgré lui ; comme cette obligation répondait à tous ses scrupules, il se résigna sans remords à profiter des bienfaits passagers d’une situation qu’il n’avait point choisie, et qu’en résultat, son titre de frère rendait fort innocente.

Il fut éveillé par un valet de chambre que le baron avait chargé de le servir pendant l’absence de Marcel. Véritable gascon de comédie, Francisque lui raconta, en moins de vingt minutes, tout ce qui s’était passé au château depuis qu’il y était né. Dans la vivacité du récit, Théobald perdit beaucoup des premiers détails mais quand il en vint à l’arrivée de madame de Lormoy chez son frère, il ne perdit pas un mot des éloges que Francisque donnait à mademoiselle Céline, qui pourtant se moquait souvent, disait-il, de son accent, et plus encore de ce qu’elle appelait ses gasconnades.

— Elle aime donc beaucoup à rire ? demanda Théobald.

— Ah ! monsieur, répondit Francisque dans son langage, elle est d’une gaieté folle.

— Cependant l’état de sa mère l’afflige.

— S’il l’afflige ? je le crois bien vraiment. Elle en pleure nuit et jour.

Ainsi Francisque répondait à toutes les questions dont l’accablait Théobald, sans s’apercevoir des contradictions où sa manie d’exagérer le faisait tomber sans cesse.

Dans de semblables récits, le vrai n’est pas facile à démêler ; aussi Théobald, s’empressa-t-il de s’habiller pour aller lui-même savoir comment se trouvait madame de Lormoy, et si la charmante Céline était moins inquiète. À peine entré dans le salon, il la vit accourir vers lui ; elle allait l’embrasser ; mais sans paraître deviner son intention, il s’empara vivement de sa main, et la baisa avec respect. Céline, étonnée de cette retenue, n’osa pourtant pas s’en plaindre. Son oncle lui reprochait quelquefois l’abandon de ses manières créoles, cette douce familiarité qui tient encore de l’enfance, cette franchise qui ne permet de dissimuler aucune impression ; il lui offrait souvent pour modèle ces jeunes personnes d’autrefois, dont le maintien sévère, les gestes compassés, enfin la décence apprise, étaient les premiers indices d’une parfaite éducation. Sans croire pouvoir jamais atteindre à ce haut mérite, Céline, voulant plaire à son oncle, se contraignait avec lui ; déjà elle était parvenue à ne plus entremêler aucun nom d’amitié au titre qu’elle lui devait ; à ses caresses d’enfant avaient succédé des preuves de respect, et son oncle s’applaudissait chaque jour de voir le triomphe des belles manières sur le témoignage des plus purs sentiments. Céline présuma que Léon pensait à ce sujet comme M. de Melvas ; mais elle se promit bien de lui dire que les idées qui étaient tolérables dans un vieil oncle, devenaient très-ridicules chez un jeune frère.

Après lui avoir appris que sa mère avait moins de fièvre, et qu’elle reposait en ce moment, elle l’engagea à venir se promener avant le déjeuner :

— J’ai à te parler, dit-elle, en prenant son bras, et je veux m’acquitter tout de suite de cette triste commission pour n’y plus penser… s’il est possible, ajouta-t-elle en soupirant.

— Qu’est-ce donc ? dit Théobald avec inquiétude.

— Mon oncle est venu me trouver ce matin, chez ma mère, pour m’instruire de toutes les recommandations du docteur ; ensuite, m’ayant fait signe qu’il avait quelque chose de particulier à me confier, nous sommes passés dans la bibliothèque, et voilà ce qu’il m’a dit :

« Malgré le cruel souvenir que ton frère me rappelle, j’étais décidé à le bien recevoir, et il me rend cet accueil facile. Il me plaît ; la sensibilité qu’il montre pour sa mère, la peine qu’il éprouve de l’avoir si dangereusement surprise, son air modeste, sa timidité avec moi, enfin tout me fait croire que nous nous conviendrons à merveille. Mais, pour que rien ne trouble la bonne harmonie qui doit s’établir entre nous, il est essentiel de lui faire connaître mes défauts et mes volontés, et c’est toi que je charge de ce soin. Léon a pour camarade, pour ami peut-être, un jeune homme dont le père a été le bourreau de toute ma famille… »

À ce mot, Céline sentit frémir le bras de Théobald, et elle ajouta vivement :

— Pardonne-moi, cher Léon, de t’affliger ainsi en te répétant ces expressions injurieuses. Ah ! loin de vouloir blesser ton amitié pour Théobald, crois que je la respecte ; je sais que nous lui devons ta vie, et mon cœur lui tient compte de tous les soins qu’il t’a donnés.

— Ah ! s’il est vrai, dit Théobald, il peut braver toutes les injustices du monde.

— Tu penses bien que je n’ai pas manqué de représenter à mon oncle que ce serait imiter la cruauté dont il gémit encore, que de faire peser sur le fils la haine due au père ; mais j’ai vainement supplié en faveur de ton ami ; je n’ai pu obtenir de M. de Melvas qu’il le laissât venir ici ; il exige même que tu rompes tous rapports avec lui, et te permet seulement de lui écrire la nécessité où tu te trouves de faire ce sacrifice à ta famille ; il a de plus ajouté que pourvu que M. Eribert ne mît jamais les pieds chez lui, il ne se refuserait pas à reconnaître ce qu’il a fait pour toi, en lui rendant service si l’occasion s’en présentait.

— Lui rendre service ! répéta Théobald avec fierté, et reçoit-on les services de ceux qui nous méprisent ? Non ; quand la bravoure, l’honneur ne suffisent pas pour s’acquérir l’estime des hommes, il faut les fuir. Théobald saura se soustraire à leurs préjugés barbares.

— Modère cette juste indignation ; songe, qu’à l’âge de mon oncle, les préjugés sont presque des passions, qu’ils en ont toute la force, et qu’il faut les combattre par la douceur. J’ai voulu opposer la raison, la prière à cette injuste volonté, eh bien, j’aurais mieux fait de m’y soumettre sans résistance, : mes représentations m’ont attiré des soupçons, des reproches, et j’ai mal servi la cause de ton ami.

— Comment cela se pourrait-il ? Quelle âme assez dure ne serait pas touchée de tant de grâces, de bontés !…

— C’est justement l’excès de mon zèle qui m’a rendue suspecte ; mon oncle s’est imaginé qu’en me faisant l’éloge de Théobald dans tes lettres, tu avais le projet de me le faire aimer, et que tu avais si bien disposé mon âme à ce sentiment, qu’à la première vue je deviendrais folle de lui. Enfin, n’a-t-il pas voulu me persuader que si je mettais tant de chaleur à prendre les intérêts de ton ami…

— Eh bien, demanda vivement Théobald.

— Eh bien !… c’est… que… mais je n’ai pas besoin de te répéter cette extravagance, reprit Céline en détournant la tête pour cacher la rougeur qui couvrait son front.

— En effet, comment penser que l’éloge d’un ami ait tant de puissance ?

— Aussi mon oncle n’a-t-il adopté ce soupçon que pour s’en faire un droit de me déclarer qu’il ne consentirait jamais à voir sa nièce se déshonorer par un mariage inconvenant ; et c’est pour éviter ce malheur, a-t--il ajouté d’un ton sévère, que j’exclus de chez moi tous ceux que leur naissance, leur réputation ou celle de leur famille, ne rendent pas digne de ton choix.

— Ainsi donc, le malheureux Théobald doit renoncer à jamais…

— Garde-toi bien de le lui dire, interrompit Céline, cet arrêt peut se révoquer. Puisque mon oncle t’aime déjà, sans doute il t’aimera chaque jour davantage ; une fois sa confiance acquise, tu pourras l’intéresser à ton bonheur, lui démontrer que tu ne saurais être heureux sans ton ami ; d’abord tu le lui feras connaître en racontant tes batailles, tes malheurs, puisqu’il a été de moitié dans ta gloire comme dans tes périls. Je sais des traits de Théobald qu’il ne pourra entendre sans attendrissement ; car moi-même je n’ai pu les lire sans pleurer. Et puis, nous trouverons d’autres moyens de vaincre cette injuste prévention. Je tâcherai de mettre ma mère de notre parti ; enfin, cher Léon, je te supplie de te résigner en ce moment à la volonté de mon oncle. Surtout cache à ma mère le chagrin que tu en ressens. Elle voudrait en parler à son frère, et cela amènerait des discussions pénibles. Ne troublons point le calme et le bonheur dont elle a tant besoin ; quand nous n’aurons plus rien à craindre pour sa santé, nous nous révolterons. D’ici là, c’est à moi seule que tu parleras de ton ami, et je te promets de t’écouter avec un plaisir extrême. Mais tu m’obéiras ?…

— Oui, je ferai tout ce qu’ordonne Céline, qu’elle dispose de moi ; guidé par elle, je ne puis être coupable… d’ailleurs, mon sort est arrêté… Je n’ai plus de choix… Je me consacre à sa mère… et puis… que m’importe ma vie ! s’il faut…

Très-heureusement pour Théobald, qui allait peut-être se trahir, M. de Melvas parut au bout de l’allée ; Céline s’empressa de le rejoindre pour lui annoncer qu’il pouvait compter sur l’entière soumission de son neveu. Cette assurance mit le baron de bonne humeur pendant le déjeuner, et il fit tous les frais d’une conversation animée sans sortir Théobald de la rêverie où il était tombé. Un regard de Céline eut seul le pouvoir de le rendre attentif à ce qui se disait. C’est encore par le même moyen qu’elle lui ordonna de causer, d’amuser son oncle par le récit de quelque affaire brillante. Mais quoique ravi d’obéir à une autorité si douce, Théobald frémit en présageant que cette puissance dominerait sa vie entière.