Michel Lévy frères, éditeurs (p. 86-99).


XIII


Deux jours suffirent à Théobald pour remplir les formalités qu’exigeait son retour. Ses affaires d’intérêts en auraient demandé davantage ; mais il en abandonna le soin à Marcel.

— Tu viendras me retrouver à Bordeaux, lui dit-il, aussitôt que mon tuteur t’aura remis les papiers que j’attends ; je ne veux voir personne avant de m’être acquitté du plus triste devoir.

— Vous avez raison, dit Marcel : l’air de Paris vous fait mal, sortez-en au plus vite. Je vais vous chercher des chevaux ; en vérité, ce n’était pas la peine de faire tant de chemin pour venir s’emprisonner dans une ville gardée par des cosaques ; autant valait rester à Oriembourg.

En murmurant ainsi, Marcel faisait les apprêts du nouveau voyage de son maître, et s’affligeait tout bas de l’ordre qui l’empêchait de le suivre.

Depuis la mort de Léon, les regrets avaient détruit tout autre sentiment dans le cœur de Théobald ; il fut étonné de retrouver encore tant de pleurs pour sa patrie, et tant d’émotions à la seule pensée du désespoir qu’il allait porter dans la famille de son ami. Comment préparer une mère à cette affreuse nouvelle ? Par quel moyen Théobald la lui fera-t-il pressentir ? Ce cruel soin l’occupait tout entier, à mesure qu’il approchait de Bordeaux. Cherchant à s’éclairer sur la manière dont il doit s’y prendre, il ouvre le portefeuille de Léon, relit les lettres de sa mère, de sa sœur, et son effroi redouble, en voyant ces mots, tracés par la main de Céline :

« C’est bien assez d’affronter chaque jour de glorieux dangers, n’en cherche point d’inutiles ; songe que ta vie est celle de ma mère, et qu’elle est la mienne ; et puis je te défends de mourir avant de me connaître, etc. »

— Eh bien, pensait Théobald après avoir lu cette recommandation touchante, c’est elle que j’affligerai la première ; son chagrin sera un trop sûr avertissement pour sa mère, et nous conviendrons ensemble du motif que d’abord il y faudra donner. Malgré tout ce qu’il y avait de triste dans ce projet, Théobald y revenait sans cesse ; c’était une communauté de douleurs, de soins pieux, de mystères, de prudence, qui devaient nécessairement établir une intimité presque fraternelle entre Céline et lui. On ne reste pas étranger à celui qui pleure de votre peine, et sans se flatter d’inspirer mieux qu’un sentiment de bienveillance, Tbéobald se sentait déjà rattaché à la vie par le seul espoir d’intéresser à son malheur une âme si tendre et si pure.

La lettre dans laquelle madame de Lormoy apprenait à son fils qu’elle venait de débarquer à Bordeaux, lui disait aussi l’hôtel où elle était logée. C’est là que Théobald se fit conduire, présumant bien que le maître de cette maison avait conservé quelques relations avec les gens de madame de Lormoy, et qu’il pourrait lui donner les détails qu’il lui importait de savoir, avant de se présenter chez elle. En effet l’aubergiste, ravi d’avoir à faire preuve des hautes connaissances qu’il possédait sur les noms, le rang, et la fortune de tous les châtelains de la Gascogne, se mit à raconter la vie du baron de Melvas, sans omettre la mort de son fils unique, le désespoir qui en avait été la suite, et l’antipathie née de ce désespoir pour tout ce qui portait un uniforme.

— C’est au point, ajouta l’aubergiste, que l’entrée de son château est interdite à tout militaire de quelque rang qu’il soit ; lorsqu’il est forcé d’en recevoir par billet de logement, il les caserne dans un pavillon disposé tout exprès, au bout de son parc : et, crainte de les rencontrer, il s’enferme dans son appartement tout le temps que dure leur séjour à Melvas. Cette consigne ne sera levée, dit-on, que lorsque son neveu reviendra de l’armée, et ce n’est pas sans peine que madame de Lormoy a obtenu cette exception en faveur de son fils.

— Ainsi donc, dit en soupirant Théobald, l’ami même de ce neveu ne serait pas reçu de M. de Melvas.

— Non, sans doute, s’il est au service comme lui.

— Quelle étrange manie ! Quoi, parce que son fils a été tué en combattant, exiler de chez lui tous ses frères d’armes !…

— Entre nous, reprit l’aubergiste, d’un air mystérieux, je ne crois pas que le souvenir de la mort de ce fils soit le seul motif de cette mesure sévère. Mais M. le baron de Melvas a une nièce charmante qui pourrait fort bien se laisser séduire par les airs élégants d’un de nos gentils officiers, et voilà ce que M. de Melvas veut empêcher de toute sa puissance. Il prétend lui sauver par là le supplice de vivre quelques mois dans des inquiétudes continuelles, pour finir par être veuve à vingt ans.

Ce récit plongea Théobald dans une profonde rêverie ; dès-lors, il n’entendit plus rien de ce qu’ajoutait l’aubergiste sur la sévérité, l’entêtement du caractère de M. de Melvas, et sur l’horreur qu’il conservait pour tous les souvenirs et les résultats de la Révolution. S’étant aperçu enfin qu’on ne l’écoutait plus, l’aubergiste en vint aux questions, vengeance ordinaire des conteurs dédaignés, contre les auditeurs distraits.

— Auriez-vous par hasard, dit-il, quelque affaire à traiter avec le vieux baron ?

— Précisément, répondit Théobald.

— Eh bien, vous jouez de bonheur, car il est en ce moment à Bordeaux, et vous pourrez peut-être vous dispenser d’aller le chercher dans son château, au milieu de ses montagnes. Il est venu conduire sa nièce ici pour le mariage d’une de ses parentes. Ils ne doivent repartir que demain, et ils iront sans doute au spectacle ce soir : Talma joue.

— Vous croyez, reprit vivement Théobald, que je pourrai les rencontrer ?

— Pour le baron, je n’en suis pas certain, parce qu’il est possible que la crainte de la chaleur, et puis ses vieilles idées… mais vous y verrez bien sûrement mademoiselle de Lormoy avec les nouveaux mariés et leur mère.

— Je la verrai ! dit Théobald.

Et l’aubergiste, se trompant sur l’inflexion qui avait accompagné ces mots, reprit :

— Sans doute, vous la verrez ; mais si vous ne la connaissez pas, cela ne vous avancera pas à grand’chose. Il faut au moins que je vous la désigne ; d’abord, vous saurez qu’elle a…

— Des cheveux blonds admirables, interrompit Théobald, de grands yeux, un teint éclatant, une taille charmante…

— Ah ! si vous l’avez déjà vue, vous n’avez pas besoin de mes instructions ; d’ailleurs, vous n’avez qu’à regarder du côté où tous les yeux se fixeront, vous êtes bien sûr de ne pas vous tromper.

Alors Théobald congédia son hôte, pour s’occuper de sa toilette ; il dîna à la hâte, et se rendit un des premiers à la salle de spectacle.

On donnait Abufar, cet ouvrage qui triomphe des plus justes critiques par le seul intérêt d’un amour dont notre théâtre n’offre aucun autre modèle. Cette profonde mélancolie qui prête tant de charmes à la passion, cette fatalité de l’amour dans un cœur vertueux, étaient si bien comprises par le talent de Talma, qu’on souffrait autant des peines que Pharan n’osait peindre, que des tourments dont il faisait l’aveu.

Pendant cette représentation, la bruyante admiration des Bordelais était à son comble. Théobald seul gardait le silence. Le dos tourné à la scène, et les yeux fixés sur un point de la salle, il recevait toutes ses impressions de celles qu’on lisait sur un visage ravissant, et qui, plus d’une fois, se couvrit de larmes aux accents passionnés de Pharan. De pénibles réflexions assiégèrent l’esprit de Théobald en contemplant la douce sérénité de cette jeune et belle personne dont le sourire gracieux succédait si vite à l’expression d’une tendre pitié.

— Aurais-je bien le courage, pensa-t-il, de faire naître la pâleur sur ces traits charmants ! d’éteindre ce regard si vif sous un déluge de larmes ! Ah ! que ne puis-je garder pour moi seul les regrets dont je vais l’accabler ! Le jour où j’ai perdu Léon n’était donc pas le plus malheureux de ma vie, puisqu’il me restait encore à désespérer sa sœur.

L’attraction du regard est un mystère inexplicable, mais qu’on ne peut nier ; je ne sais quoi nous avertit de l’observation dont nous sommes l’objet, et il arrive souvent que nos yeux se sentent attirés comme par une force supérieure vers ce regard qui nous obsède. C’est ce qu’éprouva Céline, et ce qui fit presque délirer Théobald ; car leurs yeux se rencontrèrent au moment même où Pharan dit à Salema :


Ah ! si j’avais trouvé dans l’antique Assyrie,
Dans la féconde Égypte ou la riche Médie,
Quelque objet vertueux qui me sût enflammer,
Qui fût né pour l’amour et qui craignît d’aimer,
Qui portât dans son sein, modeste et recueillie,
Le doux, l’heureux trésor de la mélancolie ;
Ce bonheur douloureux, cette tendre langueur,
L’aliment, le plaisir et le charme du cœur ;
Oh ! comme à ses genoux, soumis, tendre et fidèle,
Heureux de ses regards, heureux d’être auprès d’elle,
Adorant ses vertus et vivant sous sa loi, etc.


Ici le visage de Théobald s’anima d’une expression si vive que Céline, confuse, reporta subitement sa vue sur Salema, et parut si captivée par l’ouvrage et par le jeu des acteurs, qu’elle ne jeta plus un regard sur la salle. Cette retenue apprit à Théobald qu’il avait été remarqué, et il en conçut une secrète joie. L’idée d’être reconnu de Céline lorsqu’il lui serait présenté redoublait son impatience de se rendre à Melvas. Mais comment aborder ce farouche baron ? Fallait-il croire tout ce qu’en disait l’aubergiste ? et n’était-il pas prudent de prendre d’autres informations à ce sujet ? Pendant que Théobald se livrait à ses réflexions, ses voisins profitaient de l’entr’acte pour causer à voix haute sur les jolies femmes qui paraient la salle, et le nom de mademoiselle de Lormoy vint bientôt frapper son oreille.

Après avoir décidé à l’unanimité qu’elle était la plus belle, un de ses admirateurs dit :

— Eh bien, il paraît que l’oncle se détermine en faveur de M. Achille de Rosac ; cela devait être : il est flatteur, riche, avantageux. Ces gens-là ont toutes les bonnes affaires du pays.

— Vous vous trompez, dit un autre, je sais, de bonne part que le général B…, qui commande ici, a demandé en mariage mademoiselle de Lormoy pour son fils.

— Vous avez raison, dit un troisième ; mais ce que vous ignorez, c’est que M. de Melvas l’a refusé net, malgré tous les avantages attachés à ce beau parti ; et cela par suite du serment qu’il a fait de ne point admettre de militaire dans sa famille ; son aversion pour eux est si grande qu’il n’a pas même voulu recevoir le général lorsqu’il a été lui rendre visite. C’est à cette ridicule antipathie que l’élégant Rosac devra son succès. On ne reçoit que lui au château de Melvas, il flatte le baron dans toutes ses manies, il apporte chaque semaine de nouvelles recettes pour guérir les maux de nerfs de madame de Lormoy ; il fait de mauvais vers pour sa fille ; et comme il n’y a personne là pour dénoncer sa sottise, je ne serais pas étonné que cette belle Céline ne le crût l’homme le plus distingué du monde. Mais je ne me trompe pas, le voilà qui entre dans sa loge… Voyez comme on l’accueille, c’est lui qui l’épousera, vous dis-je.

Cet arrêt fit soupirer Théobald, et fixa son attention sur le jeune élégant appelé à tant de bonheur. C’était un de ces beaux hommes, bien communs, bien colorés, à qui une grande taille et des traits à demi réguliers donnent le droit de se faire admirer par les femmes qui regardent la distinction comme un objet de luxe. Il faut avoir habité la province pour savoir à quel point ces séducteurs ont raison d’être avantageux. Mais ce n’était point un vainqueur de ce genre que Céline devait soumettre ; Théobald ne pouvait le croire, et cependant il la voyait sourire quand M. de Rosac lui adressait la parole ; elle accepta le bouquet qu’il lui offrit ; c’est encore à lui qu’elle donnait le bras à la sortie du spectacle ; toutes ces preuves de préférence jetaient l’esprit de Théobald dans un doute cruel. Il résolut d’en sortir le plus tôt possible, et dès le lendemain, après s’être assuré du départ de Céline et de son oncle, il se mit en route pour se rendre le soir à Melvas.

Il touche au but de son voyage, et n’a plus qu’à monter la colline sur laquelle on aperçoit déjà les tourelles du vieux château. Théobald respire avec peine ; la pensée de la triste nouvelle qu’il va donner, le reporte à l’affreux moment où il l’apprit lui-même, et il a besoin de tout son courage pour vaincre l’émotion qui s’empare de lui ; mais prenant tout à coup le portefeuille de Léon, il s’élance de sa voiture et gravit à pied la montagne avec tant de vitesse qu’il arrive hors d’haleine dans la première cour du château.

— Où allez-vous, s’écrie une vieille négresse, que dans son trouble Théobald n’avait point aperçue ; où allez-vous ? Le concierge ne vous laissera pas entrer ; M. le baron et mademoiselle sont à la promenade ; il n’y a que madame, et elle est trop souffrante pour vous recevoir.

— Si c’est ainsi, j’attendrai, dit Théobald, en s’asseyant sur une pierre ; puis cherchant à rassembler ses idées, il questionne la négresse sur la santé de madame de Lormoy.

— Hélas ! mon bon monsieur, répondit-elle, sa santé ne reviendra qu’avec des nouvelles de son fils. À ces mots, Théobald fait un mouvement qui n’échappe point à la vieille Zamea. Ah ! peut-être lui en apportez-vous, ajoute-t-elle, en fixant les yeux sur lui, oui… vous venez de l’armée… votre âge… ce ruban, tout le prouve… puis, reconnaissant le portefeuille que Théobald tenait à la main et sur lequel était gravé le nom de Saint-Irène, elle s’écrie en pleurant : bonté divine ! c’est lui… Oh ! ma pauvre maîtresse en va mourir de joie ! et Zamea s’enfuit au même instant vers une des portes du château ; elle disparait, et laisse Théobald accablé de cette étrange méprise.

Cependant il en veut prévenir l’effet, et court précipitamment vers le concierge pour l’engager à retenir la vieille négresse ; mais tout était déjà en rumeur dans le château ; les domestiques couraient dans les vestibules, ouvraient toutes les portes, et bientôt Théobald vit s’avancer vers lui une femme soutenue par deux personnes, et qui marchait avec peine.

— Léon ! s’écria-t-elle en se précipitant dans les bras de Théobald, mon fils !… mon cher Léon !

Et elle tomba sans connaissance. On crut un instant qu’elle avait succombé à l’excès de sa joie, et chacun ne fut plus occupé qu’à lui donner des secours. Théobald lui-même, oubliant l’erreur qui causait cet événement, ne pensait qu’à rappeler madame de Lormoy à la vie, et lui prodiguait tous les soins du plus tendre fils.

Déjà elle commençait à se ranimer, lorsque Zamea, qui n’avait plus autant d’inquiétude pour sa maîtresse, courut au-devant du baron et de Céline qui revenaient ; plusieurs des gens de la maison se portèrent aussi de leur côté pour être les premiers à confirmer l’heureuse nouvelle du retour de Léon ; et Céline était dans les bras de Théobald avant qu’il ait eu le temps de réfléchir au moyen de détromper sa mère.

Dans une situation si imprévue, en proie à tant d’émotions différentes, Théobald serrait Céline contre son cœur, la contemplait à travers ses larmes, et son regard semblait l’interroger sur le parti qu’il devait prendre, pour détromper madame de Lormoy sans lui ôter la vie. Mais toute au bonheur qu’elle avait tant désiré pour sa mère, toute à la crainte de la voir trop faible pour le supporter, elle ne s’aperçut pas même de la tristesse que le visage de Théobald conservait au milieu de tant de joie.

En revenante à elle, madame de Lormoy fut saisie d’un frisson qui annonçait un violent accès de fièvre. On la porta dans son lit ; des mouvements convulsifs faisant craindre une attaque de nerfs, M. de Melvas éloigna tous ceux qui entouraient sa sœur, et ne permit qu’à Céline de veiller auprès d’elle.

— Ne souffre pas, lui dit-il, que personne lui parle, surtout point d’entretien avec son fils ; il faut calmer son agitation et réparer, autant qu’il se peut, l’imprudence qu’on a commise en provoquant une telle révolution : voilà comme on gâte les plus doux moments de la vie ; cette vieille Zamea a pensé tuer ta mère avec son zèle imbécile. Le pauvre Léon en est lui-même tout interdit. Se voir ainsi la cause d’un saisissement mortel, quand il croyait au contraire ramener dans sa famille la santé et la joie ; en vérité, c’est affligeant et je conçois le chagrin qu’il en éprouve ; mais nous l’en consolerons bientôt, j’espère. Le docteur Frémont vient tous les soirs chez le vieux marquis de G…, depuis qu’il a la goutte ; son château n’est qu’à deux lieues d’ici, je cours y chercher le docteur, et je te promets de la ramener cette nuit même.

En finissant ces mots, le baron sortit pour donner l’ordre d’atteler ses chevaux et de préparer pour son neveu la plus jolie chambre du vieux manoir.