Michel Lévy frères, éditeurs (p. 81-85).


XII


Les maladies causées par l’excès du malheur sont les plus longues à guérir ; le souvenir revient avant les forces ; on se sent renaître pour souffrir, et l’on perd cette volonté de vivre qui hâte la convalescence. Aussi Théobald fut-il près de deux mois à se rétablir, malgré les soins de Mikelli et les reproches de Marcel, qui lui répétait sans cesse que c’était manquer aux dernières volontés de Léon, que de ne pas rapporter lui-même à la mère de son ami tout ce qui lui restait de ce fils tant aimé. Enfin l’idée d’avoir à remplir ce devoir sacré l’emporta sur le découragement de Théobald ; impatient de se mettre en route, il consentit à suivre le régime qui devait lui rendre la santé ; il s’occupa dès-lors uniquement des moyens d’accomplir le vœu de son ami : c’était le servir, le pleurer encore, et le bon Marcel avait deviné juste, en pensant que la seule distraction aux longues douleurs est dans les soins qu’on donne encore à celui qu’on regrette.

Mikelli allait toutes les semaines chez le commandant, pour le prier d’informer le général W… de l’état de son protégé. Et le commandant, ne doutant pas qu’un négociant, qui montrait tant de zèle, ne fût certain d’avance d’en être un jour richement récompensé, feignit aussi de s’attendrir sur le sort du pauvre prisonnier, au point de faire entendre qu’il fermerait les yeux sur son départ d’Oriembourg, s’il lui promettait de ne pas laisser ignorer cet acte d’indulgence au général. Dans la joie de voir bientôt son ami en liberté, Mikelli s’engagea à tout pour lui, et mentit même avec l’audace d’une bonne conscience, en affirmant que Théobald était trop affaibli par sa maladie pour se passer des secours de Marcel. C’est ainsi qu’il obtint l’assurance que tous deux pourraient s’éloigner secrètement sans crainte d’être poursuivis. Mais cette négociation avait demandé beaucoup de précautions, de flatteries, de promesses, et avait pris bien du temps. L’été allait finir, ; et il fallait profiter des derniers beaux jours pour traverser l’Ukraine et tâcher d’arriver à Varsovie avant le retour de l’hiver.

Enfin, le 1er septembre 1813, Théobald et Marcel, munis du portemanteau de Léon et d’un léger bagage, prirent congé du brave Mikelli ; ce ne fut pas sans verser des larmes de regrets et de reconnaissance, et pourtant les voyageurs ignoraient en ce moment que le havre-sac de Marcel contenait un rouleau de roubles, sur lequel on lisait ces mots : « N’en dis rien à ton maître. » Mikelli s’était dispensé d’expliquer à quels soins était destiné cet argent ; il connaissait trop Marcel pour l’offenser par une recommandation inutile.

Ce pénible voyage, fait à pied, dans des contrées presque sauvages, dura près d’une année ; Théobald, qui avait compté sur ses forces, se vit obligé de s’arrêter pendant les grandes gelées dans un misérable village sur les bords du Volga, où la fièvre l’ayant repris, il se trouva sans médecin, et bientôt sans argent. Dans cette triste situation, Marcel, que rien ne décourageait, imagina de travailler à la journée pour le compte du bûcheron qui leur donnait l’hospitalité : c’est ainsi qu’il paya la dépense de son maître pendant une grande partie du voyage. Dès que Théobald fut rendu à la santé, il travailla de même pour gagner les moyens de continuer leur route. Mais nous ne les suivrons pas dans les nouveaux périls qu’il leur fallut braver pour mettre à fin une si pénible entreprise. On se lasse du récit des maux qui se ressemblent, et l’attention du lecteur est une faveur trop précieuse pour risquer de la perdre en la fatiguant. C’est pourquoi, laissant à son imagination le soin de se figurer les ennuis, les souffrances d’un tel voyage, nous le conduirons subitement à Berlin, où Théobald s’étant fait reconnaître par un des banquiers de la ville, trouva chez lui la somme qu’il lui fallait pour se rendre en France.

C’était au mois de mai 1814 ; les alliés gardaient encore les portes de Paris. À cette vue Théobald s’écria :

— Heureux Léon !

Et, pour la première fois, il bénit la mort de son ami.

— Oui ! heureux Léon, répéta une voix étouffée par les sanglots. Alors Théobald serra la main de Marcel, et la voiture franchit la barrière ; elle avait déjà traversé une partie de la ville, lorsque le postillon demanda où il devait s’arrêter. Théobald avait passé devant la maison de son tuteur, sans s’en apercevoir ; il fallut revenir sur ses pas. La triste rêverie qui venait de faire faire tant de chemin inutilement, n’avait point échappé au postillon ; il se retournait souvent pour regarder celui qu’il conduisait, et qui se laissait ainsi égarer à plaisir. Une redingote brune, un chapeau rond ; enfin, le costume le plus bourgeois ne pouvait lui donner le moindre indice sur l’état, le rang du jeune voyageur, et pourtant, lorsque Théobald, après avoir payé ce qui lui était dû, dit :

— Tiens, voilà pour le chemin que tu as fait de trop.

Le postillon répondit, tout bas :

— Merci, mon officier.