Michel Lévy frères, éditeurs (p. 55-63).


IX


Sacrifier son amour au bonheur de ce qu’on aime devrait être une vertu facile, et pourtant que d’âmes nobles sont prêtes à l’oublier ! Ce Léon lui-même, si fidèle aux lois de l’honneur, de la reconnaissance, Léon sentait expirer ses plus sages résolutions à la vue de Nadège, et tout l’avertissait qu’il fallait la fuir, ou succomber.

Un soir qu’il méditait sur les moyens d’obtenir du gouverneur de la province la permission de quitter le village de K… pour se joindre aux prisonniers renfermés dans la forteresse d’Oriembourg, Marcel vint lui dire que le marchand Michaël l’avait prévenu que le lendemain il passerait à K… un détachement de prisonniers polonais que l’on menait en Sibérie, et qu’il se trouvait parmi eux un officier qui disait connaître le capitaine Saint-Irène et désirait beaucoup le rencontrer.

— D’après cet avis, ajouta Marcel, j’ai engagé notre hôte à offrir de l’eau-de-vie aux conducteurs de ces malheureux camarades. Pendant que nous ferons boire les chiens vous aurez le temps de causer avec le troupeau, et peut-être trouverez-vous dans tous ces officiers couverts de peaux de moutons, un ami qui vous donnera des nouvelles de notre pauvre pays.

— Un ami, répéta Léon, hélas ! j’en ai bien peur !

Le lendemain de bonne heure Marcel s’établit en sentinelle à l’entrée du village ; et, du plus loin qu’il aperçut le détachement, il courut avertir ses maîtres et prendre le bras de Phédor pour le mener au-devant des prisonniers.

Le centenier obtint sans peine du chef de la troupe la faveur d’offrir à déjeuner à lui et aux officiers qu’il lui était enjoint de ne pas quitter, et quelques moments après ils entrèrent dans la salle où Léon et Théobald les attendaient avec impatience.

— C’est lui, dit aussitôt un jeune Polonais, en s’élançant dans les bras de Léon.

— Cher Zamoski, s’écrièrent à la fois les deux amis, te voilà donc aussi malheureux que nous ?

— Hélas ! bien davantage, reprit-il, et j’oublierais tout ce que j’ai souffert s’il m’était permis de partager votre sort. Mais aller mourir dans les déserts de la Sibérie !

Alors il raconta à ses camarades les tristes événements qui avaient suivi la retraite de l’armée, comment ayant été fait prisonnier au passage de la Bérésina, il était resté à l’hôpital pendant plus de deux mois ; que la veille du jour où il s’était mis en marche pour rejoindre le détachement chargé de conduire les prisonniers polonais, il avait vu arriver à l’hôpital de Minsk un de leurs camarades de l’École militaire ; que ce jeune officier, chargé par madame de Lormoy de faire passer de l’argent à son fils, avait été dépouillé par l’ennemi de tout ce qu’il portait sur lui, et ne pouvait se consoler de s’être ainsi laissé enlever le dépôt qui lui était confié.

— Il avait vu ma mère, interrompit Léon, elle savait notre malheur !…

— Hélas ! oui, répliqua Zamoski, et en l’apprenant elle est tombée malade. Une lettre de votre sœur vous instruisait de tout le mal qu’avait causé cette triste nouvelle ; mais la lettre et l’argent, tout a été la proie des Cosaques ; et c’est ce que notre pauvre camarade m’a tant recommandé de vous dire, si je parvenais à vous rencontrer. Car c’est bien assez d’être séparé de votre famille, encore ne faut-il pas craindre d’en être oublié.

— Plût au ciel que je fusse oublié de ma mère ! s’écria Léon, mais non, mon malheur l’a tuée… C’en est fait… je ne la reverrai plus.

À ces mots Théobald, le voyant tomber dans un accablement profond, essaya de l’en sortir en l’occupant d’une autre peine. Mais le récit des revers de son pays, et la présence même de Nadège, rien ne put le distraire de ses tristes pressentiments : tant il est vrai qu’il n’est point de secours contre les malheurs qu’on se reproche.

Les commandants russes, rassasiés de casse et d’eau-de-vie, donnèrent bientôt le signal du départ, et il fallut se séparer sans conserver l’espérance de se retrouver jamais. C’était un douloureux spectacle de voir ces hommes si intrépides sur le champ de bataille, succomber aux tourments de l’exil. Au désespoir qui les accablait, on présageait que la plupart de ces malheureux n’arriveraient pas à Tobolsk, et l’on soupirait en pensant que ceux-là n’étaient pas les plus à plaindre.

Depuis ce jour Léon, fuyant tous les regards, même ceux de son ami, sembla méditer quelque sombre projet. Théobald l’entendait se relever chaque nuit et marcher à grands pas dans sa chambre, comme s’il eût été agité par une fièvre ardente. Inquiet, il était venu plusieurs fois lui offrir ses soins, mais Léon les avait refusés en lui disant qu’il ne souffrait pas, et que cette insomnie lui était habituelle. Cependant la pâleur couvrait son visage et sa santé s’altérait visiblement. Théobald, qui était sans courage contre les maux de son ami, eut recours à Nadège pour obtenir de lui l’aveu du nouveau tourment qu’il s’efforçait de leur cacher ; peut-être même son amitié l’emportant sur tout autre sentiment, espéra-t-il voir bientôt l’amour triompher des scrupules et des regrets de Léon.

Il ne fut pas difficile de faire passer ses craintes dans l’âme de Nadège ; au premier mot qu’il lui dit à ce sujet, elle se mit à fondre en larmes ; et sans penser à dissimuler son amour :

— Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle, si Léon meurt… que deviendra mon père ?

Le désespoir qui se peignit alors dans les yeux de Nadège, expliqua trop de quel malheur son père serait menacé. Théobald, regrettant d’avoir ainsi alarmé cette âme passionnée, chercha à calmer son effroi, en ne paraissant pas douter que le bonheur d’être aimé d’elle ne rendît Léon à l’existence.

C’était la livrer à toute sa faiblesse. Tant qu’elle avait douté que son amour fût partagé, la fierté, ou plutôt la crainte de perdre une espérance trop chère, l’avait maintenue dans une discrète réserve ; mais s’il était vrai que cet amour si tendre pût consoler Léon de ses chagrins, s’il devait y répondre, quelle puissance la défendrait contre le bonheur de celui qu’elle aimait plus que la vie ?

L’hiver touchait à sa fin, et Léon paraissait attendre impatiemment l’époque du dégel. Un soir qu’il questionnait Nadège sur sa durée et le changement subit qui en résultait dans leurs campagnes, et qu’il lui demandait combien de temps ce long dégel rendait les chemins impraticables, il la vit tout à coup pâlir et détourner les yeux sans lui répondre. En cet instant Marcel vint lui apprendre qu’un de leurs soldats, prisonnier à Oriembourg, venait d’être tué par deux gardes russes, au moment où il atteignait les remparts de la citadelle.

— Vous le voyez, dit vivement Nadège, celui qui tente de se sauver est mort.

— Qu’importe, dit Léon, il pouvait réussir, n’en est-il pas plus d’un exemple ?

— Ah ! sans doute, pour s’exposer ainsi, il n’avait que sa vie à perdre, reprit-elle, mais si son absence avait dû causer la mort d’une autre…

— Il ne serait point parti, dit Léon, en prenant la main de Nadège.

Et des pleurs de reconnaissance inondèrent le visage de la jeune Russe. En la voyant ainsi sourire et pleurer, Marcel ne put se défendre d’un moment d’attendrissement, et il sortit de la salle en disant :

— Pauvre petite, elle aurait bien mieux fait de m’aimer.

Mais à peine Léon avait-il vu la joie briller à travers la langueur de Nadège que, tremblant de s’y livrer lui-même, il lui parla pour la première fois des malheurs attachés à leur amour et du serment qu’il avait fait de le sacrifier au repos de Phédor, au bonheur de Nadège.

— Mon bonheur… c’est toi, dit-elle.

— Non, répondit Léon, tu le perdrais sans retour. Je t’aime trop pour t’abuser. Mes devoirs, mon état, ma destinée enfin, tout nous sépare. Je ne m’appartiens pas : ma mère a besoin de moi, il faut que je te quitte pour elle.

— Ah ! laisse-moi te suivre, dit Nadège éperdue, laisse-moi te guider à travers nos routes glacées. Laisse-moi te défendre contre nos soldats furieux. S’ils nous atteignent, je les supplierai à genoux d’épargner ta vie, ou je mourrai avec toi.

— Et ton père ?

— Ah ! malheureuse, s’écria-t-elle en se cachant le visage.

— Tu le vois, reprit Léon, le remords nous poursuivrait. Songe que le dévouement de ton père m’a sauvé la vie, et que je ne puis sans infamie lui ravir sa fille, son unique bien ; n’abuse pas de tes droits sur mon cœur pour m’ordonner un crime.

— Ne me crains plus, dit Nadège d’une voix étouffée, oui, ta raison m’éclaire, j’allais abandonner mon père pour toi… pour toi… qui ne m’aimes pas !

— Je te résiste, ingrate, et tu dis que je ne t’aimes pas ! Ah ! je te défie de nier le feu qui me dévore ; c’est lui qui te consume, qui t’attire à ton insu vers ce cœur plein de toi. Va, ton amour est l’ouvrage du mien ; mais cet amour que tu insultes, qui te défend contre moi, cet amour qui me fait te sacrifier à l’espoir de te retrouver un jour digne de lui, ne peut, je le sens, braver ton injustice.

En disant ces mots, il serrait Nadège sur son cœur ; mais elle, effrayée de l’égarement peint dans les yeux de Léon, s’arracha de ses bras, et lui demandant pardon d’une voix suppliante, elle lui promit de ne plus douter de son amour.

Léon avait perdu tout empire sur lui-même, et il allait peut-être trahir le plus saint des devoirs, lorsque la voix de Phédor vint lui rappeler son serment.

— Fuis-moi, dit-il à Nadège, je ne puis plus te protéger, ne quitte plus ton père, ou bientôt succombant… mais non, la mort est préférable… Adieu…

Alors sortant avec précipitation, il passa auprès de Phédor, sans l’apercevoir, et vint s’enfermer chez lui dans une agitation impossible à décrire.

Une heure après, il appela Marcel, pour lui recommander de dire à Théobald qu’étant un peu souffrant, il allait se mettre au lit, et qu’il le priait de ne pas entrer chez lui le lendemain d’aussi bonne heure qu’à l’ordinaire.