Michel Lévy frères, éditeurs (p. 45-54).


VIII


Plusieurs jours se passèrent sans que Théobald osât questionner Léon sur le nouveau chagrin qu’il lui soupçonnait. Cette contrainte mutuelle était pour les deux amis un tourment inconnu, et plus difficile à supporter que tous ceux qu’ils avaient soufferts jusqu’alors. S’éviter, ne plus se voir sans se composer un sourire, causer ensemble et penser séparément, voilà le plus grand supplice de l’intimité ; aussi ne peut-il durer longtemps : il faut que la confiance en triomphe, ou que l’amitié y succombe ; celle des deux prisonniers n’en pouvait être atteinte, et le moindre événement devait bientôt les faire céder au besoin de se tout dire.

Pour tromper l’ennui d’une si longue captivité, Léon avait imaginé d’en écrire la relation, espérant faire parvenir par les soins de Mikaël ce journal à sa mère ; Théobald, qui dessinait bien, s’était chargé d’y joindre quelques vues des bords de l’Ural, les costumes du pays, et jusqu’au plan des cabanes qu’ils avaient habitées. Un soir qu’il voulait retoucher l’esquisse du village qui leur servait de prison, il s’aperçut qu’il avait égaré son crayon, et pria son ami de lui prêter le sien.

— Je ne l’ai plus, répondit Léon, en baissant les yeux.

— Quoi ! le crayon qui ferme tes tablettes ?…

— Oui, celui que tu m’as donné, celui du souvenir qui renferme le portrait de ma sœur… je ne l’ai plus, te dis-je !

— Tu l’as donc perdu ?

— Non, reprit Léon ; puis, tendant la main vers son ami, ne m’en veux pas, ajouta-t-il d’un ton suppliant.

— Ah ! tu l’as donné, dit en souriant Théobald, et tu crois me sacrifier ainsi impunément ; non, non, je ne puis te pardonner un pareil, sacrifice que s’il t’a rapporté ce qu’il vaut.

— Garde-toi de le croire ; moi, abuser de la tendresse, de la candeur d’une enfant qui ne sait ni ce qu’elle éprouve, ni ce qu’elle inspire ! Trahir la confiance d’un père et tous les devoirs de l’hospitalité ! Non ; si je m’en croyais capable, je fuirais à l’instant. Mais je suis à l’abri d’une si lâche faiblesse ; et je veux que Nadège ignore toujours le danger qui nous menaçait. Dis-moi qu’elle ne m’aime point, que je ne puis avoir pour elle qu’un faible intérêt ; enfin, détruis les craintes qui me poursuivent, et prouve-moi que je m’alarme sans raison. Ce sera le plus grand secours que j’aurai jamais reçu de ton amitié.

— Pourquoi ne l’avoir pas plus tôt réclamé, dit Théobald en serrant la main de Léon, pourquoi me laisser souffrir seul de tes peines quand ta confiance peut nous en consoler tous deux ? Crois-tu me cacher ce qui se passe dans ton cœur ? Va, je le savais avant toi, et le jour où Nadège a cessé de trembler près de Léon, j’aurais tremblé à mon tour pour elle, si j’avais pensé que l’amour d’un Français pût jamais déshonorer une jeune Tartare.

— S’il était vrai !… s’écria Léon, les yeux brillants d’espoir… mais non… j’ai beau vouloir me faire illusion, me dire que ce respect pour l’innocence n’est plus d’usage que dans nos mélodrames, qu’on s’en moque partout, que je n’oserais convenir avec aucun de nos camarades de la vertu dont je fais preuve ici, je sens que je ne puis y manquer sans m’avilir à mes propres yeux, et c’est dans toute la franchise de mon âme que je te conjure de m’aider à chasser l’image de Nadège.

— Hélas ! ce n’est pas moi qui t’apprendrai comment on se soustrait au souvenir d’une image trop chère, répondit en soupirant Théobald ; le moyen de combattre un ennemi qui, repoussé tout le jour, profite de la nuit pour vous enchaîner de nouveau ? mais tu es plus sage que moi, et tu accompliras ce que je tenterais en vain ; l’important est de déterminer un plan de conduite qui ne te permette plus de voir aussi souvent Nadège.

— Oui, dit vivement Léon, j’ai résolu de lui faire dire qu’elle sait maintenant assez de français pour être en état de l’étudier seule.

— Mais pour ne pas avoir l’air de cesser tout à coup tes leçons, il faut t’engager à corriger de temps en temps les copies que tu lui indiqueras ; autrement elle chercherait la cause d’un changement si subit.

— Je fuirai la maison, je te suivrai dans tes longues courses, enfin je ne la verrai plus ; c’est le point essentiel, car je ne saurais résister davantage à sa grâce naïve, à cet abandon charmant qui la livre sans défense à mes désirs, à cet amour surtout qui la brûle et qu’elle ignore. Non, je le sens, il ne faut plus la voir.

En ce moment la porte s’ouvrit et Nadège parut tout essoufflée, les cheveux en désordre, et pâle d’effroi.

— Suivez-moi, dit-elle à voix basse, suivez-moi, ils veulent vous tuer.

En disant ces mots elle entraînait Léon et Théobald vers la porte ; ils allaient l’interroger, un geste de Nadège leur imposa silence ; alors ils entendirent le bruit d’un grand nombre de voix qui disputaient dans la salle basse. Nadège les fit passer derrière cette salle par un couloir qui aboutissait à une petite chambre.

— Restez là, leur dit-elle, je vais chercher la clef de cette porte, et pendant qu’ils monteront chez vous, vous fuirez par le jardin.

— Mais, qui donc ? demandèrent-ils…

Nadège était déjà loin et les deux amis se regardaient sans rien comprendre à cette aventure.

— Qui diable veut nous tuer ? disait Théobald. Les Russes seraient-ils battus, et voudraient-ils se venger sur nous des succès de nos camarades… Ah que leur volonté soit faite, je leur donne de bon cœur ma vie à ce prix-là…

— Nous ne serons pas si heureux, dit Léon ; c’est peut-être encore quelques Tartares révoltés qui, n’osant pas s’en prendre à leurs chefs, se jettent sur les prisonniers.

En disant cela Léon portait ses yeux autour de lui, et s’étonnait de trouver son nom écrit au bas de tous les cadres qui décoraient la chambre. Ces cadres renfermaient des images saintes, et l’on voyait, au-dessus d’un lit recouvert de fourrures, une petite chapelle où deux cierges brûlaient en l’honneur du patron de la famille[1] ; des branches de bouleau, des graines de houx, un bouquet de sarane[2], étaient suspendus aux ornements de la chapelle avec des scapulaires et quelques bijoux grossiers qui semblaient autant d’offrandes consacrées au saint favori. Mais de ce temple en miniature on cherchait vainement le patron ; la petite statue de plâtre qui occupait ordinairement le dessus de l’autel avait disparu, et saint André avait fait place à une simple image, au bas de laquelle on lisait ces mots : Saint Léon.

S’il est doux de se croire l’amour d’un autre, il ne l’est pas moins d’être sa superstition ; c’est alors que le culte est prouvé : aussi Léon oubliait-il, en contemplant cette chapelle, jusqu’à l’effroi que lui avait causé Nadège.

Parmi les ex-voto suspendus à l’autel, Léon aperçut un petit anneau de fer sur lequel était gravé le nom de Nadège ; il le détacha religieusement, et, après avoir longtemps hésité, il allait peut-être le remettre à sa place lorsqu’il entendit Nadège s’écrier :

— Au secours, au secours, mon père !… oh ! ciel.

À ces cris, Théobald et Léon sortirent précipitamment de la chambre, et trouvèrent Nadège éperdue qui apportait un fusil à Léon pour aller défendre Phédor, qu’une troupe de Cosaques ivres frappait à coups redoublés. Le malheureux aurait sans doute succombé à la brutalité de ces sauvages, si les prisonniers pour lesquels il se dévouait ainsi n’étaient venus le secourir.

Marcel, attiré par les cris de Nadège, s’arme à la hâte d’une barre de fer, Théobald s’empare de la lance d’un des Cosaques, et Léon les menace de sa carabine ; l’apparition subite de ces trois champions inspire tant d’effroi aux Tartares qu’ils abandonnent Phédor pour se défendre. Mais l’eau-de-vie qu’ils ont bue les fait chanceler, ils frappent au hasard, et se blessent entre eux, sans parer les coups qu’on leur porte ; enfin, après une lutte de peu d’instants, on parvint à les chasser de la maison, et plusieurs de ces furieux restèrent étendus sur la neige.

Pendant ce temps la fille de Phédor lui faisait prendre une boisson cordiale, et la vieille Alexa étanchait le sang qui coulait de la blessure qu’il avait reçue à la tête. Mais en voyant revenir ses libérateurs, il se leva pour aller les recevoir, et leur faire comprendre qu’ils lui avaient sauvé la vie.

Dès que chacun fut rassuré sur l’état de Phédor, Théobald et Léon voulurent savoir ce qui avait donné lieu à cet événement ; Nadège leur raconta comment cette compagnie de Cosaques était venue sommer son père de leur livrer les prisonniers qu’il logeait, donnant pour raison que le fils de leur hetman ayant été tué par les Français, ils voulaient venger sa mort. Ils juraient d’y parvenir, malgré toute résistance ; c’est alors que Nadège était allée avertir les deux amis dans l’espoir de les faire évader. Mais pendant qu’elle courait chercher la clef du jardin, les Cosaques, irrités du refus constant de Phédor, s’étaient jetés sur lui, et Nadège, ne pensant plus qu’au danger de son père, était venue implorer le secours de ceux qu’elle voulait soustraire à la fureur de ces barbares.

— Grâce au ciel, dit Théobald à Nadège, vous n’avez pas eu le temps de nous sauver, et votre père ne sera pas victime de sa générosité envers nous. Peignez-lui, s’il se peut, toute notre reconnaissance, et dites-lui bien que ses jeunes amis n’oublieront jamais ce qu’il vient de faire pour eux.

— Non, jamais ajouta Léon, d’un ton solennel ; ensuite il porta la main sur ses yeux, craignant de laisser deviner sa profonde tristesse.

— Il est blessé ! s’écria aussitôt Nadège, en voyant le sang couler de la main de Léon.

— Ce n’est rien, dit-il, je ne m’en apercevais pas.

Et cependant le fer d’une lance lui avait fait une assez profonde blessure. Mais il se contentait de la baigner dans l’eau sans vouloir d’autre pansement, lorsque Phédor lui fit dire par Nadège que la moindre plaie devenait dangereuse par ce temps de gelée, et qu’il exigeait de lui qu’il se laissât soigner. Alors Léon livra sa main à la charmante Nadège. Elle resta muette de surprise en apercevant l’anneau qui portait son nom. Un regard de Léon la supplia de cacher son trouble et de ne pas réclamer l’anneau qu’il avait osé prendre. Elle obéit en rougissant, et charmé d’être aussi bien compris, Léon serra de sa main blessée la main qui la soutenait, tandis que Nadège, tremblant de froisser la plaie, la couvrait de feuilles balsamiques, et l’entourait d’un léger voile de lin qu’elle portait les jours de fêtes.

En voyant ces tendres soins prodigués d’une manière si gracieuse et reçus avec tant de plaisir, Théobald ne pouvait s’empêcher d’envier son ami ; il lui semblait que le bonheur d’inspirer tant d’amour n’était pas trop payé par toutes les peines de l’exil. Ah ! pensait-il, si j’obtenais jamais de pareils soins de la femme que je rêve, je défierais tous les malheurs, oui, tous les malheurs… excepté celui de Céline.



  1. Chaque famille russe a dans sa maison une chapelle où est le patron de la famille : ils le regardent comme le dieu tutélaire de la chaumière. Ils y placent aussi l’image qu’elles ont reçue en mariage, et garnissent cette chapelle de petites bougies de six à sept pouces de hauteur. Les plus opulents y suspendent une lampe, et certains jours toutes ces bougies sont allumées et brûlent même toute la nuit, ce qui occasionne souvent des incendies. (Voyage de Cook, tome X.)
  2. Sarane, espèce de lis rouge qui croit en Sibérie.