Michel Lévy frères, éditeurs (p. 40-45).


VII


— Eh bien, qu’est-il arrivé de la leçon ! demanda Théobald en revoyant son ami. Qu’a fait la tremblante Nadège à l’aspect de son grave professeur ?

— D’abord un grand signe croix, dit en riant Léon.

Et il raconta ensuite comment, après avoir été ainsi exorcisé, il avait fini par inspirer un peu moins de terreur, et par se faire regarder comme un assez bon diable.

— En vérité, ajouta-t-il, sa peur m’avait gagné et je m’enfuyais à mon tour ; mais on l’a grondée, j’ai vu des larmes dans ses yeux, j’ai pensé à ma sœur et je suis revenu.

— En effet, dit Théobald, ta sœur doit être à peu près de son âge ? Mais il me paraît qu’il n’existe pas d’autre ressemblance entre elles.

— À en juger par son portrait, je ne le crois pas non plus. Mais Nadège est jeune, craintive, jolie ; c’en est assez pour me ramener souvent à l’idée que je me fais de Céline ; et c’est à cet unique intérêt que l’élève devra la complaisance du maître.

Cette conversation se termina comme toutes celles dont la famille de Léon et les malheurs de la France devenaient le sujet. Théobald tomba dans une profonde rêverie, et Léon reprit son indignation et sa tristesse.

Les nouvelles que Marcel rapportait souvent d’Oriembourg, n’étaient pas propres à diminuer les regrets amers de ses maîtres. Le gouverneur de la ville avait soin de faire annoncer avec faste, et dans chaque quartier, les progrès que faisait l’armée russe, et il était facile de deviner, à sa marche, celle que la nôtre devait suivre. Aussi, quand Marcel revenait les yeux baissés, le front pâle, Théobald et Léon n’osaient pas le questionner ; seulement chacun d’eux soupirait en levant les yeux au ciel, et le reste du jour ils gardaient le silence ; car les chagrins dont le cœur est humilié, plus amers que les autres, ne sont point soulagés par le plaisir d’en parler. C’est un affreux supplice dont on rougit même auprès de l’ami qui le partage.

L’hiver s’avançait, et nul espoir de délivrance n’aidait à supporter cette triste captivité. Cependant Théobald ne perdait point courage. Tout occupé de chercher les moyens de tromper la surveillance des autorités qui les gardaient, il s’essayait à braver le climat, en faisant de longues courses sur les bords glacés de l’Ural ; il causait avec les paysans, apprenait d’eux à parler leur langage, et s’amusait quelquefois à cacher son habit d’uniforme sous leur grossier vêtement ; puis se mêlant à une troupe de cosaques pêcheurs, il les aidait à casser les glaces du fleuve, et revenait offrir à Léon le produit de sa pêche.

Pendant qu’il se fatiguait ainsi, il savait son ami livré à de plus douces occupations. La longueur des leçons de Nadège augmentait en raison de ses progrès ; et elle en faisait d’étonnants ; mais à mesure qu’elle trouvait plus de facilité à s’exprimer, Léon semblait moins content d’elle ; il la reprenait souvent à tort, lui reprochait de manquer d’attention, et tout cela, avec le ton d’une personne qui penserait à autre chose. La leçon terminée, il devenait plus triste encore, et fuyant toute conversation avec Nadège, il allait se renfermer chez lui.

Cette conduite peu galante, sans être une ruse de sa part, produisit un effet merveilleux sur l’esprit de la vieille Alexa, et même sur celui de Nadège. Un démon séducteur emploierait sans doute d’autres charmes pour attirer sa proie ; et l’on ne pouvait pas s’inquiéter raisonnablement de la société d’un homme si peu soigneux de plaire. Aussi, chaque jour Alexa devenait plus confiante ; souvent même, lorsque Léon commençait à gronder son écolière, la vieille s’en allait dans la salle à côté pour y veiller aux soins du ménage, et y restait quelque temps sans venir reprendre son rouet et sa quenouille.

Nadège profitait de ces fréquentes absences pour questionner Léon sur la cause de la nouvelle tristesse qui semblait l’accabler, et lorsqu’il lui répondait que le malheur d’être prisonnier lui était chaque jour plus insupportable, elle baissait les yeux en soupirant, et lui offrait de faire parvenir une lettre au gouverneur d’Oriembourg pour obtenir quelque changement avantageux, ou du moins un logement dans la forteresse.

— Là, vous seriez moins mal qu’avec nous, disait-elle, et quelques pleurs tombaient sur le cahier où elle feignait d’écrire.

— Non ; vous, ou la patrie, était la réponse qui ramenait le plus doux sourire sur les traits charmants de Nadège.

Un jour que, profitant de la mauvaise humeur de Léon, Alexa venait d’abandonner l’élève à toute la sévérité du maître, celui-ci redoubla à tel point d’injustice, que le livre s’échappa des mains tremblantes de Nadège, et qu’elle fondit en larmes.

— Oh ciel ! je l’accable, s’écria Léon, je suis un monstre ; chère Nadège, pardon, je t’afflige et tu dois me haïr !

— Non, dit-elle, mais je pleure.

Et des sanglots étouffaient sa voix.

— Ah ! prends pitié de moi, disait Léon, ne souffre plus, empêche-moi de te rendre malheureuse, si tu savais… mais non… garde l’effroi que je t’inspire… je le mérite, je suis ton ennemi.

En ce moment Alexa revint, sa présence rendit Léon à lui-même ; tremblant de laisser apercevoir l’agitation qui le dominait, il fit signe à la vieille servante que Nadège réclamait ses soins, et il sortit précipitamment. Sa tête était brûlante, il respirait péniblement, et, sans penser à la rigueur du froid, il ouvrit la porte de la rue et se mit à marcher à grands pas. Par bonheur Théobald qui revenait en ce moment de la pêche le rencontra à l’entrée du village.

— Y penses-tu ? lui dit-il, sortir par le temps qu’il fait, sans pelisse et la tête découverte ! malheureux, tu veux donc mourir !

Et tout en lui parlant il le couvrait de sa fourrure, et l’entraînait sans attendre sa réponse.

Rentrés à la maison, Théobald voulut savoir ce qui avait troublé l’esprit de Léon au point de lui faire commettre une si grande imprudence.

— Ne me le demande pas, répondit-il, je ne veux pas moi-même le savoir.

Et il se mit à parler de choses indifférentes, d’un ton si affectueux, que Théobald devina que son ami le suppliait de ne pas s’offenser de sa discrétion.