Michel Lévy frères, éditeurs (p. 11-16).


II


C’est près du Niémen que Théobald et son ami joignirent l’armée. Ils arrivèrent au moment même où une députation des principaux habitants de Wilna venait au-devant de Napoléon pour lui remettre les clefs de la ville. Il y entra vers midi, et se rendit sur-le-champ aux avant-postes du général B…, pour examiner sur quelle direction se retirait l’ennemi. On le poursuivait de l’autre côté de la Wilia, lorsque, dans une charge de cavalerie, deux officiers blessés tombèrent au pouvoir des Russes. Théobald et Léon, ayant été choisis pour les remplacer, ils se félicitèrent de servir dans le même régiment et de pouvoir combattre l’un près de l’autre, sous les ordres d’un général dont la jeunesse et la valeur leur servaient à la fois d’émule et de modèle.

On croira facilement que sous de tels drapeaux les deux amis se distinguèrent. Nous ne les suivrons pas dans les différentes affaires de cette campagne si glorieuse et si funeste ; le courage de la raconter n’appartient qu’au soldat qui l’a bravée, et nous nous bornerons à dire qu’après avoir mérité un grade et la croix d’honneur à la bataille de la Moskowa, après avoir traversé les flammes de Moscou, tous deux tombèrent au pouvoir de l’ennemi dans la malheureuse bataille de Malo-Jaroslavetz. Attaqué par des forces supérieures, le général Delzons, qui défendait avec obstination la barrière de la ville, venait d’être tué. Théobald et Léon, empressés de venger la mort d’un aussi brave général, se précipitèrent dans la mêlée, sans penser que la division, découragée par la perte de son chef, s’était dispersée, et qu’ils combattaient presque seuls contre une armée. Léon, frappé d’une balle, succomba le premier, et Théobald, déjà couvert de blessures, ne pensa plus à se défendre en voyant tomber son ami.

Il espérait la mort ; mais s’adressant aux officiers russes qui, même en l’accablant, ne pouvaient s’empêcher d’admirer son courage :

— Arrêtez, leur dit-il, ma vie vous appartient ; mais je pourrais la disputer encore, et je ne vous demande, pour prix de ma résignation, que la douceur d’embrasser une seule fois mon ami avant de mourir ; ne me la refusez pas.

Ce noble désespoir, l’accent qui accompagnait cette touchante prière pénétrèrent jusqu’au cœur du commandant russe : il ordonna que Théobald fût conduit auprès du corps de Léon, qu’une horde de cosaques s’empressait déjà de dépouiller de ses vêtements. Il fallut les frapper à coups de sabre pour les forcer à quitter leur proie. Mais, ô joie inespérée, à peine Théobald s’est-il précipité sur le sein de son ami, qu’il croit le sentir renaître. Ce n’est point une erreur : un léger souffle s’échappe de ses lèvres livides.

— Grand Dieu ! s’écrie Théobald, il respire encore ! Ah ! mes amis ! secourez-le !

Les officiers russes, touchés de ce spectacle, et souriant du nom que l’espérance de Théobald leur accordait, l’aidèrent à soulever le pauvre blessé et à le transporter à l’ambulance. Là, un habile chirurgien parvint à extraire la balle qui avait mis Léon dans le plus grand danger ; et grâces aux soins de son ami, et aux recommandations d’un aide de camp du général Platow, Léon fut bientôt en état de partager le sort destiné aux malheureux prisonniers français.

Ils étaient déjà réunis à Colomna au nombre de cinquante, tant soldats qu’officiers, lorsqu’ils reçurent l’ordre de se mettre en route pour Tombow. À l’air affligé que prit l’aide de camp russe, en apportant cette nouvelle aux deux infortunés amis, ils devinèrent une partie des mauvais traitements qu’ils allaient avoir à supporter. Cependant ils étaient mis sous la garde d’un jeune prince, qui, élevé dans la cour d’un souverain poli et affable, ne devait pas ignorer les égards dus à la bravoure et au malheur.

Mais cet élégant Tartare, si galant avec les femmes, plus que doux avec ses égaux, était l’homme le plus dur envers ceux que son grade ou leur position lui soumettaient. Son premier acte d’autorité, en arrivant à Colomna, fut de faire fouiller les prisonniers, et de s’emparer des lettres et de l’argent dont ils étaient munis ; l’aide de camp, instruit de cette mesure, en prévint Léon, et lui dit :

— Remettez moi ce soir ce que vous voulez sauver de la perquisition de nos chefs ; je vous le rendrai demain cousu dans les manches de deux grosses pelisses qui vous aideront à braver notre climat ; car vous ne savez pas quel froid vous attend dans les plaines d’Oriembourg.

À ces mots, Théobald et Léon se regardèrent comme pour se confier leur attendrissement ; puis tendant la main à son jeune protecteur, Léon dit :

— Je vous devais déjà la vie, et je vous en devrai la consolation si vous pouvez me conserver le seul bien qui me reste.

Alors il lui remit un portefeuille contenant les lettres de sa mère, de sa sœur, et la boîte qui renfermait leurs deux portraits. Ce portefeuille précieux avait été apporté à Léon par l’auditeur chargé des dépêches du Conseil d’État, peu de jours avant le désastre de Moscou, et ces gages de la tendresse d’une mère, ce touchant souvenir lui devenaient aujourd’hui d’autant plus chers qu’il n’avait pas l’espoir d’en recevoir de longtemps de semblables.

Le lendemain, au moment de se mettre en route, le brave Nerskin, fidèle à sa promesse, vint embrasser ses deux prisonniers ; mais sans vouloir entendre les expressions de leur reconnaissance, il les conduisit dans la salle basse où leurs camarades d’infortune attendaient le signal du départ ; là un cosaque s’étant approché d’eux, leur jeta à chacun une pelisse sur les épaules, et s’enfuit en poussant un cri sauvage, qui témoignait sans doute la joie d’avoir gagné la récompense promise à son intelligence et à son zèle.