Michel Lévy frères, éditeurs (p. 5-11).


I


C’était dans la fatale année où l’incendie de Moscou éclaira nos derniers triomphes. Le froid, la victoire et la mort, conjurés contre nous, semblaient s’être coalisés pour venger le monde de l’excès de notre gloire. Les soldats que le fer et le feu n’avaient pu abattre, succombaient à la rigueur d’un ciel glacé, et regrettant la vie moins que le combat, expiraient honteux de leur mort inutile. Parmi ceux que la confiance ou la jeunesse aidaient à braver tant de maux, on remarquait Théobald et Léon. Séparés par la naissance, par le crime d’un père, unis par les périls, le courage et l’amour de la patrie, ils offraient le modèle de cette amitié sainte, consacrée par les poètes antiques. Ce culte de deux âmes pures, cette religion divine, on y croyait après les avoir vus ; et depuis les généraux qui les commandaient jusqu’aux soldats qui leur étaient soumis, tous les estimaient, les aimaient en commun. L’un d’eux se distinguait-il par un trait généreux, par une action glorieuse, on ne les racontait jamais qu’en disant : « Ils ont secouru tel malheureux, ils ont fait tant de prisonniers, » et le pauvre blessé rendu à la vie par leurs soins, lorsqu’il avait remercié l’un, se croyait quitte envers l’autre.

Cependant cette amitié si noble et si dévouée était née de la haine. Léon de Saint-Irène, fils d’un riche colon, avait perdu son père dans ces temps affreux où le rang, la fortune étaient punis de mort. Le comte de Saint-Irène, caché dans un village aux environs de Paris, avait été découvert et dénoncé par le trop célèbre Eribert[1]. Ce membre zélé d’un gouvernement féroce n’aurait peut-être laissé de lui que le souvenir d’un homme doux et spirituel, si les horreurs de la Révolution n’étaient point venues éprouver son courage. Mais dans ce chaos d’actions extravagantes et de sages principes, d’audace et de frayeur, de lâcheté et d’héroïsme, Eribert avait, pour ainsi dire, perdu le cœur et la raison ; comme plusieurs autres, il s’était fait bourreau de peur d’être victime. Sans pitié pour tout ce qui l’avait ému dans sa vie, la crainte de paraître sensible aux cris de désespoir qui retentissaient de toute part, le rendait plus barbare encore ; car le moindre signe d’attendrissement pouvait le dénoncer lui-même, et le conduire sur cet échafaud quotidien dont l’image le frappait d’un terrible pressentiment. Hélas ! il ne le couvrait de tant de victimes que pour s’en dérober l’aspect épouvantable.

Mais si la peur, ce démon des âmes faibles, les délivre parfois d’un danger, c’est pour les précipiter dans un péril plus grand encore. En se faisant la créature, l’instrument des tyrans de cette époque, Eribert se trouva enveloppé dans l’arrêt qui en fit justice ; et le 9 thermidor rendit Théobald orphelin.

Les désordres de la Révolution n’ayant ni accru ni diminué la fortune de son père, l’héritage qu’il en recueillit, joint à celui de sa mère, lui composèrent un revenu de quinze à seize mille francs. La moitié de cette somme, confiée à l’administration d’un honnête tuteur, avait été consacrée à l’éducation de Théobald. Admis à dix-huit ans à l’école militaire de Saint-Cyr, c’est là qu’il avait rencontré Léon de Saint-Irène. Leur première entrevue fut le signal d’un combat sanglant : Léon n’avait pu entendre prononcer le nom d’Eribert sans entrer en fureur, sans demander à Théobald compte du sang répandu par son père. Ils s’étaient battus un jour de sortie, et Théobald était tombé percé d’un coup violent ; il le crut mortel :

— Que ton père soit satisfait, dit-il ; comme lui, je meurs innocent.

À ces mots, Léon, déchiré de remords, le conjurait de vivre, et voulait se frapper lui-même, pour expier son injuste fureur.

— Je suis un assassin, s’écriait-il, devais-je t’accuser, te flétrir d’un crime qui n’est pas le tien, et venger sur toi un meurtre déjà puni par le ciel !

Enfin, les soins, l’amitié de Léon ranimèrent Théobald ; mais sa convalescence fut longue. Le bruit de cette affaire étant parvenu aux oreilles des chefs de l’école, il fallut de hautes protections pour maintenir les noms des deux nouveaux amis sur le tableau des élèves. Mais on eut bientôt à se féliciter de l’indulgence exercée envers eux ; car depuis ce moment, assidus au travail, soumis à la discipline, Léon et Théobald offrirent l’exemple d’une conduite irréprochable et d’une application qui prouvait à la fois leurs moyens et leur vif désir de se distinguer parmi nos officiers les plus instruits : bons, dévoués, ils se faisaient pardonner leurs succès par leur soin à n’en jamais humilier leurs camarades ; aussi le jour où, choisis pour aller remplir les cadres de l’armée, ils quittèrent l’école au son du tambour, on vit tous les élèves pleurer en leur portant les armes.

Arrivé à Mayence, Léon trouva une lettre qui lui apprit que sa mère et sa jeune sœur venaient de débarquer à Bordeaux, pour se rendre au château de Melvas, où le frère de madame de Lormoy était retiré depuis peu d’années. À cette heureuse nouvelle, Théobald s’étonna de voir son ami s’affliger.

— Après une si longue absence, disait Léon, ne pas la revoir, mourir peut-être sans l’embrasser, sans connaître ma sœur ! m’éloigner de la France au moment où elles y viennent pour moi, au moment où j’allais enfin trouver une famille ! rendre à ma mère ce fils qu’elle a eu le courage d’envoyer en France si jeune, pour faire son éducation ; qu’elle aura peine à le reconnaître.

— Tu la reverras bientôt, répondit Théobald d’un ton imposant, et je te défends de douter des succès qui nous attendent, car le guerrier qui prévoit sa défaite est à moitié vaincu.

— Tu le sais bien, cher Théobald, ce n’est pas pour moi que je redoute la mort, mais ma mère !…

Et Léon ne pouvait retenir ses larmes.

Ta mère te pardonnera de lui avoir désobéi en te revoyant paré de l’ordre des braves ; d’ailleurs, en suivant ta vocation pour les armes, tu fais de bonne volonté ce que les autres sont forcés de faire. La conscription et les grades d’honneur te justifieront assez ; et ta mère elle-même n’aurait pu différer ton départ pour l’armée.

— Elle s’en flattait pourtant, reprit Léon, mon oncle devait l’appuyer de son crédit auprès du ministre de la guerre, et elle espérait que la voix de ce malheureux père serait entendue, et qu’après avoir vu périr son fils unique dans la dernière campagne, il pourrait conserver son neveu à sa famille. Mais loin de me prêter à ce projet, j’en ai rendu l’exécution impossible, en priant nos chefs avec instance de me comprendre dans le nombre des élèves qui sortiraient les premiers pour être envoyés à l’armée. Voilà mon tort. J’aurais dû attendre le retour de ma famille pour disposer de moi.

— Qu’en serait-il résulté ? elle n’aurait point consenti à ce que tu désirais, et il aurait fallu braver son autorité ou t’y soumettre en la maudissant : deux partis également pénibles. Ne vaut-il pas mieux céder à sa propre impulsion ? Crois-moi, Léon, la vocation des hommes est une inspiration du ciel, et l’enfant qui se sent enflammer à la vue d’un casque et d’une épée, est né général.

— Oui ! répliqua Léon d’un ton animé ; je ne pouvais suivre d’autre carrière, et l’on verra bientôt si j’avais raison de la choisir.

C’est ainsi que l’espérance d’un succès prochain triomphait des regrets du fils le plus tendre. Mais au milieu de ce bruit de conquêtes, pouvait-on écouter d’autres conseils que ceux de la gloire.



  1. Nom substitué au véritable.