Le Fantôme de l’Opéra/Chapitre XXVI

Société d’éditions et de publication (p. 63-68).

XIII

faut-il tourner le scorpion ?
faut-il tourner la sauterelle ?


(Fin du récit du Persan.)


Ainsi, en descendant au fond du caveau, j’avais touché le fin fond de ma pensée redoutable ! Le misérable ne m’avait point trompé avec ses vagues menaces à l’adresse de beaucoup de ceux de la race humaine ! Hors de l’humanité, il s’était bâti loin des hommes un repaire de bête souterraine, bien résolu à tout faire sauter avec lui dans une éclatante catastrophe si ceux du dessus de la terre venaient le traquer dans l’antre où il avait réfugié sa monstrueuse laideur.

La découverte que nous venions de faire nous jeta dans un émoi qui nous fit oublier toutes nos peines passées, toutes nos souffrances présentes… Notre exceptionnelle situation, alors même que tout à l’heure nous nous étions trouvés sur le bord même du suicide, ne nous était pas encore apparue avec plus de précise épouvante. Nous comprenions maintenant tout ce qu’avait voulu dire et tout ce qu’avait dit le monstre à Christine Daaé et tout ce que signifiait l’abominable phrase : « Oui ou non !… Si c’est non, tout le monde est mort et enterré !… » Oui, enterré sous les débris de ce qui avait été le grand Opéra de Paris !… Pouvait-on imaginer plus effroyable crime pour quitter le monde dans une apothéose d’horreur ? Préparée pour la tranquillité de sa retraite, la catastrophe allait servir à venger les amours du plus horrible monstre qui se fût encore promené sous les cieux !… « Demain soir, à onze heures, dernier délai !… » Ah ! il avait bien choisi son heure !… Il y aurait beaucoup de monde à la fête !… beaucoup de ceux de la race humaine… là-haut… dans les dessus flamboyants de la maison de musique !… Quel plus beau cortège pourrait-il rêver pour mourir ?… Il allait descendre dans la tombe avec les plus belles épaules du monde, parées de tous les bijoux… Demain soir, onze heures !… Nous devions sauter en pleine représentation… si Christine Daaé disait : Non !… Demain soir, onze heures !… Et comment Christine Daaé ne dirait-elle point : Non ? Est-ce qu’elle ne préférait pas se marier avec la mort même qu’avec ce cadavre vivant ? Est-ce qu’elle n’ignorait pas que de son refus dépendait le sort foudroyant de beaucoup de ceux de la race humaine ?… Demain soir, onze heures !…

Et, en nous traînant dans les ténèbres, en fuyant la poudre, en essayant de retrouver les marches de pierre… car tout là-haut, au-dessus de nos têtes… la trappe qui conduit dans la chambre des miroirs, à son tour s’est éteinte… nous nous répétons : Demain soir, onze heures !…

… Enfin, je retrouve l’escalier… mais tout à coup, je me redresse tout droit sur la première marche, car une pensée terrible m’embrase soudain le cerveau :

« Quelle heure est-il ? »

Ah ! quelle heure est-il ? quelle heure !… car enfin demain soir, onze heures, c’est peut-être aujourd’hui, c’est peut-être tout de suite !… qui pourrait nous dire l’heure qu’il est !… Il me semble que nous sommes enfermés dans cet enfer depuis des jours et des jours… depuis des années… depuis le commencement du monde… Tout cela va peut-être sauter à l’instant !… Ah ! un bruit !… un craquement !… Avez-vous entendu, monsieur ?… Là !. là, dans ce coin… grands dieux !… comme un bruit de mécanique !… Encore !… Ah ! de la lumière !… c’est peut-être la mécanique qui va tout faire sauter !… je vous dis : un craquement… vous êtes donc sourd ?

M. de Chagny et moi, nous nous mettons à crier comme des fous… la peur nous talonne… nous gravissons l’escalier en roulant sur les marches… La trappe est peut-être fermée là-haut ! C’est peut-être cette porte fermée qui fait tout ce noir… Ah ! sortir du noir ! sortir du noir !… Retrouver la clarté mortelle de la chambre des miroirs !…

… Mais nous sommes arrivés en haut de l’escalier… non, la trappe n’est pas fermée, mais il fait aussi noir maintenant dans la chambre des miroirs que dans la cave que nous quittons !… Nous sortons tout à fait de la cave… nous nous traînons sur le plancher de la chambre des supplices… le plancher qui nous sépare de cette poudrière… quelle heure est-il ?… Nous crions, nous appelons !… M. de Chagny clame, de toutes ses forces renaissantes : « Christine !… Christine !… » Et moi, j’appelle Erik !… je lui rappelle que je lui ai sauvé la vie !… Mais rien ne nous répond !… rien que notre propre désespoir… que notre propre folie… quelle heure est-il ?… « Demain soir, onze heures !… » Nous discutons… nous nous efforçons de mesurer le temps que nous avons passé ici… mais nous sommes incapables de raisonner… Si on pouvait voir seulement le cadran d’une montre, avec des aiguilles qui marchent !… Ma montre est arrêtée depuis longtemps… mais celle de M. de Chagny marche encore… Il me dit qu’il l’a remontée en procédant à sa toilette de soirée, avant de venir à l’Opéra… Nous essayons de tirer de ce fait quelque conclusion qui nous laisse espérer que nous n’en sommes pas encore arrivés à la minute fatale…

… La moindre sorte de bruit qui nous vient par la trappe que j’ai en vain essayé de refermer, nous rejette dans la plus atroce angoisse… Quelle heure est-il ?… Nous n’avons plus une allumette sur nous… Et cependant il faudrait savoir… M. de Chagny imagine de briser le verre de sa montre et de tâter les deux aiguilles… Un silence pendant lequel il tâte, il interroge les aiguilles du bout des doigts. L’anneau de la montre lui sert de point de repère !… Il estime à l’écartement des aiguilles qu’il peut être justement onze heures…

Mais les onze heures qui nous font tressaillir, sont peut-être passées, n’est-ce pas ?… Il est peut-être onze heures et dix minutes… et nous aurions au moins encore douze heures devant nous.

Et, tout à coup, je crie :

« Silence ! »

Il m’a semblé entendre des pas dans la demeure à côté.

Je ne me suis pas trompé ! j’entends un bruit de portes, suivi de pas précipités. On frappe contre le mur. La voix de Christine Daaé :

« Raoul ! Raoul ! »

Ah ! nous crions tous à la fois, maintenant, de l’un et de l’autre côté du mur. Christine sanglote, elle ne savait point si elle retrouverait M. de Chagny vivant !… Le monstre a été terrible, paraît-il… Il n’a fait que délirer en attendant qu’elle voulût bien prononcer le « oui » qu’elle lui refusait… Et cependant, elle lui promettait ce « oui » s’il voulait bien la conduire dans la chambre des supplices !… Mais il s’y était obstinément opposé, avec des menaces atroces à l’adresse de tous ceux de la race humaine… Enfin, après des heures et des heures de cet enfer, il venait de sortir à l’instant… la laissant seule pour réfléchir une dernière fois…

… Des heures et des heures !… Quelle heure est-il ? Quelle heure est-il, Christine ?…

« Il est onze heures !… onze heures moins cinq minutes !…


— Mais quelles onze heures ?…

— Les onze heures qui doivent décider de la vie ou de la mort !… Il vient de me le répéter en partant, reprend la voix râlante de Christine… Il est épouvantable ! Il délire et il a arraché son masque et ses yeux d’or lancent des flammes ! Et il ne fait que rire !… Il m’a dit en riant, comme un démon ivre : « Cinq minutes ! Je te laisse seule à cause de ta pudeur bien connue !… Je ne veux pas que tu rougisses devant moi quand tu me diras « oui », comme les timides fiancées !… Que diable ! on sait son monde ! » Je vous ai dit qu’il était comme un démon ivre !… « Tiens ! (et il a puisé dans le petit sac de la vie et de la mort) Tiens ! m’a-t-il dit, voilà la petite clef de bronze qui ouvre les coffrets d’ébène qui sont sur la cheminée de la chambre Louis-Philippe… Dans l’un de ces coffrets, tu trouveras un scorpion et dans l’autre une sauterelle, des animaux très bien imités en bronze du Japon ; ce sont des animaux qui disent oui et non ! C’est-à-dire que tu n’auras qu’à tourner le scorpion sur son pivot, dans la position contraire à celle où tu l’auras trouvé… cela signifiera à mes yeux, quand je rentrerai dans la chambre Louis-Philippe, dans la chambre des fiançailles : oui !… La sauterelle, elle, si tu la tournes, voudra dire : non ! à mes yeux, quand je rentrerai dans la chambre Louis-Philippe, dans la chambre de la mort !… » Et il riait comme un démon ivre ! Moi, je ne faisais que lui réclamer à genoux la clef de la chambre des supplices, lui promettant d’être à jamais sa femme s’il m’accordait cela… Mais il m’a dit qu’on n’aurait plus besoin jamais de cette clef et qu’il allait la jeter au fond du lac !… Et puis, en riant comme un démon ivre, il m’a laissée en me disant qu’il ne reviendrait que dans cinq minutes, à cause qu’il savait tout ce que l’on doit, quand on est un galant homme, à la pudeur des femmes !… Ah ! oui, encore il m’a crié : La sauterelle !… Prends garde à la sauterelle !… Ça ne tourne pas seulement une sauterelle, ça saute !… ça saute !… ça saute joliment bien !… »

J’essaie ici de reproduire avec des phrases, des mots entrecoupés, des exclamations, le sens des paroles délirantes de Christine !… Car, elle aussi, pendant ces vingt-quatre heures, avait dû toucher le fond de la douleur humaine… et peut-être avait-elle souffert plus que nous !… À chaque instant, Christine s’interrompait et nous interrompait pour s’écrier : « Raoul ! souffres-tu ?… » Et elle tâtait les murs, qui étaient froids maintenant, et elle demandait pour quelle raison ils avaient été si chauds !… Et les cinq minutes s’écoulèrent et, dans ma pauvre cervelle, grattaient de toutes leurs pattes le scorpion et la sauterelle !…

J’avais cependant conservé assez de lucidité pour comprendre que si l’on tournait la sauterelle, la sauterelle sautait… et avec elle beaucoup de ceux de la race humaine ! Point de doute que la sauterelle commandait quelque courant électrique destiné à faire sauter la poudrière !… Hâtivement, M. de Chagny, qui semblait maintenant, depuis qu’il avait réentendu la voix de Christine, avoir recouvré toute sa force morale, expliquait à la jeune fille dans quelle situation formidable nous nous trouvions, nous et tout l’Opéra… Il fallait tourner le scorpion, tout de suite…

Ce scorpion, qui répondait au oui tant souhaité par Erik, devait être quelque chose qui empêcherait peut-être la catastrophe de se produire.

« Va !… va donc, Christine, ma femme adorée !… » commanda Raoul.

Il y eut un silence.

« Christine, m’écriai-je, où êtes-vous ?

— Auprès du scorpion !

— N’y touchez pas ! »

L’idée m’était venue — car je connaissais mon Erik — que le monstre avait encore trompé la jeune femme. C’était peut-être le scorpion qui allait tout faire sauter. Car, enfin, pourquoi n’était-il pas là, lui ? Il y avait beau temps maintenant que les cinq minutes étaient écoulées… et il n’était pas revenu… Et il s’était sans doute mis à l’abri !… Et il attendait peut-être l’explosion formidable… Il n’attendait plus que ça !… Il ne pouvait pas espérer, en vérité, que Christine consentirait jamais à être sa proie volontaire !… Pourquoi n’était-il pas revenu ?… Ne touchez pas au scorpion !…

« Lui !… s’écria Christine. Je l’entends !… Le voilà !… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il arrivait, en effet. Nous entendîmes ses pas qui se rapprochaient de la chambre Louis-Philippe. Il avait rejoint Christine. Il n’avait pas prononcé un mot…

Alors, j’élevai la voix :

« Erik ! c’est moi ! Me reconnais-tu ? »

À cet appel, il répondit aussitôt sur un ton extraordinairement pacifique :

« Vous n’êtes donc pas morts là-dedans ?… Eh bien, tâchez de vous tenir tranquilles. »

Je voulus l’interrompre, mais il me dit si froidement que j’en restai glacé derrière mon mur : « Plus un mot, daroga, ou je fais tout sauter ! »

Et aussitôt il ajouta :

« L’honneur doit en revenir à mademoiselle !… Mademoiselle n’a pas touché au scorpion (comme il parlait posément !), mademoiselle n’a pas touché à la sauterelle (avec quel effrayant sang-froid !), mais il n’est pas trop tard pour bien faire. Tenez, j’ouvre sans clef, moi, car je suis l’amateur de trappes, et j’ouvre et ferme tout ce que je veux, comme je veux… J’ouvre les petits coffrets d’ébène : regardez-y, mademoiselle, dans les petits coffrets d’ébène… les jolies petites bêtes… Sont-elles assez bien imitées… et comme elles paraissent inoffensives… Mais l’habit ne fait pas le moine ! (Tout ceci d’une voix blanche, uniforme…) Si l’on tourne la sauterelle, nous sautons tous, mademoiselle… Il y a sous nos pieds assez de poudre pour faire sauter un quartier de Paris… si l’on tourne le scorpion, toute cette poudre est noyée !… Mademoiselle, à l’occasion de nos noces, vous allez faire un bien joli cadeau à quelques centaines de Parisiens qui applaudissent en ce moment un bien pauvre chef-d’œuvre de Meyerbeer… Vous allez leur faire cadeau de la vie… car vous allez, mademoiselle, de vos jolies mains — quelle voix lasse était cette voix — vous allez tourner le scorpion !… Et gai, gai, nous nous marierons ! »

Un silence, et puis :

« Si, dans deux minutes, mademoiselle, vous n’avez pas tourné le scorpion — j’ai une montre, ajouta la voix d’Erik, une montre qui marche joliment bien… — moi, je tourne la sauterelle… et la sauterelle, ça saute joliment bien !… »

Le silence reprit plus effrayant à lui tout seul que tous les autres effrayants silences. Je savais que lorsque Erik avait pris cette voix pacifique, et tranquille, et lasse, c’est qu’il était à bout de tout, capable du plus titanesque forfait ou du plus forcené dévouement et qu’une syllabe déplaisante à son oreille pourrait déchaîner l’ouragan. M. de Chagny, lui, avait compris qu’il n’y avait plus qu’à prier, et à genoux, il priait… Quant à moi, mon sang battait si fort que je dus saisir mon cœur dans ma main, de grand’peur qu’il n’éclatât… C’est que nous pressentions trop horriblement ce qui se passait en ces secondes suprêmes dans la pensée affolée de Christine Daaé… c’est que nous comprenions son hésitation à tourner le scorpion… Encore une fois, si c’était le scorpion qui allait tout faire sauter !… Si Erik avait résolu de nous engloutir tous avec lui !

Enfin, la voix d’Erik, douce cette fois, d’une douceur angélique…

« Les deux minutes sont écoulées… adieu, mademoiselle !… saute, sauterelle !…

— Erik, s’écria Christine, qui avait dû se précipiter sur la main du monstre, me jures-tu, monstre, me jures-tu sur ton infernal amour, que c’est le scorpion qu’il faut tourner…

— Oui, pour sauter à nos noces…

— Ah ! tu vois bien ! nous allons sauter !

— À nos noces, innocente enfant !… Le scorpion ouvre le bal !… Mais en voilà assez !… Tu ne veux pas du scorpion ? À moi la sauterelle !

— Erik !…

— Assez !… »

J’avais joint mes cris à ceux de Christine. M. de Chagny, toujours à genoux, continuait à prier…

« Erik ! J’ai tourné le scorpion ! !… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ah ! la seconde que nous avons vécue là !

À attendre !

À attendre que nous ne soyons plus rien que des miettes, au milieu du tonnerre et des ruines…

… À sentir craquer sous nos pieds, dans le gouffre ouvert… des choses qui pouvaient être le commencement de l’apothéose d’horreur… car, par la trappe ouverte dans les ténèbres, gueule noire dans la nuit noire, un sifflement inquiétant — comme le premier bruit d’une fusée — venait…

… D’abord tout mince… et puis plus épais… puis très fort…

Mais écoutez ! écoutez ! et retenez des deux mains votre cœur prêt à sauter avec beaucoup de ceux de la race humaine.

Ce n’est point là le sifflement du feu.

Ne dirait-on point une fusée d’eau ?…

À la trappe ! à la trappe !

Écoutez ! écoutez !

Cela fait maintenant glouglou… glouglou…

À la trappe !… à la trappe !… à la trappe !…

Quelle fraîcheur !

À la fraîche ! à la fraîche ! Toute notre soif qui était partie quand était venue l’épouvante, revient plus forte avec le bruit de l’eau.

L’eau ! l’eau ! l’eau qui monte !…

Qui monte dans la cave, par-dessus les tonneaux, tous les tonneaux de poudre (tonneaux ! tonneaux !… avez-vous des tonneaux à vendre ?) l’eau !… l’eau vers laquelle nous descendons avec des gorges embrasées… l’eau qui monte jusqu’à nos mentons, jusqu’à nos bouches…

Et nous buvons… Au fond de la cave, nous buvons, à même la cave…

Et nous remontons, dans la nuit noire, l’escalier, marche à marche, l’escalier que nous avions descendu au-devant de l’eau et que nous remontons avec l’eau.

Vraiment, voilà bien de la poudre perdue et bien noyée ! à grande eau !… C’est de la belle besogne ! On ne regarde pas à l’eau, dans la demeure du Lac ! Si ça continue, tout le lac va entrer dans la cave…

Car, en vérité, on ne sait plus maintenant où elle va s’arrêter…

Nous voici sortis de la cave et l’eau monte toujours…

Et l’eau aussi sort de la cave, s’épand sur le plancher… Si cela continue, toute la demeure du Lac va en être inondée. Le plancher de la chambre des miroirs est lui-même un vrai petit lac dans lequel nos pieds barbotent. C’est assez d’eau comme cela ! Il faut qu’Erik ferme le robinet : Erik ! Erik ! Il y a assez d’eau pour la poudre ! Tourne le robinet ! Ferme le scorpion !

Mais Erik ne répond pas… On n’entend plus rien que l’eau qui monte… nous en avons maintenant jusqu’à mi-jambe !…

« Christine ! Christine ! l’eau monte ! monte jusqu’à nos genoux », crie M. de Chagny.

Mais Christine ne répond pas… on n’entend plus rien que l’eau qui monte.

Rien ! rien ! dans la chambre à côté… Plus personne ! personne pour tourner le robinet ! personne pour fermer le scorpion !

Nous sommes tout seuls, dans le noir, avec l’eau noire qui nous étreint, qui grimpe, qui nous glace ! Erik ! Erik ! Christine ! Christine !

Maintenant, nous avons perdu pied et nous tournons dans l’eau, emportés dans un mouvement de rotation irrésistible, car l’eau tourne avec nous et nous nous heurtons aux miroirs noirs qui nous repoussent… et nos gorges soulevées au-dessus du tourbillon hurlent…

Est-ce que nous allons mourir ici ? noyés dans la chambre des supplices ?… Je n’ai jamais vu ça ? Erik, au temps des heures roses de Mazenderan, ne m’a jamais montré cela par la petite fenêtre invisible !… Erik ! Erik ! Je t’ai sauvé la vie ! Souviens-toi !… Tu étais condamné !… Tu allais mourir !… Je t’ai ouvert les portes de la vie !… Erik !…

Ah ! nous tournons dans l’eau comme des épaves !…

Mais j’ai saisi tout à coup de mes mains égarées le tronc de l’arbre de fer !… et j’appelle M. de Chagny… et nous voilà tous les deux suspendus à la branche de l’arbre de fer…

Et l’eau monte toujours !

Ah ! ah ! rappelez-vous ! Combien y a-t-il d’espace entre la branche de l’arbre de fer et le plafond en coupole de la chambre des miroirs ?… Tâchez à vous souvenir !… Après tout, l’eau va peut-être s’arrêter… elle trouvera sûrement son niveau… Tenez ! il me semble qu’elle s’arrête !… Non ! non ! horreur !… À la nage ! À la nage !… nos bras qui nagent s’enlacent ; nous étouffons !… nous nous battons dans l’eau noire !… nous avons déjà peine à respirer l’air noir au-dessus de l’eau noire… l’air qui fuit, que nous entendons fuir au-dessus de nos têtes par je ne sais quel appareil de ventilation… Ah ! tournons ! tournons ! tournons jusqu’à ce que nous ayons trouvé la bouche d’air… nous collerons notre bouche à la bouche d’air… Mais les forces m’abandonnent, j’essaie de me raccrocher aux murs ! Ah ! comme les parois de glace sont glissantes à mes doigts qui cherchent… Nous tournons encore !… Nous enfonçons… Un dernier effort !… Un dernier cri !… Erik !… Christine !… glou, glou, glou !… dans les oreilles !… glou, glou, glou !… au fond de l’eau noire, nos oreilles font glouglou !… Et il me semble encore, avant de perdre tout à fait connaissance, entendre entre deux glouglous… « Tonneaux !… tonneaux !… Avez-vous des tonneaux à vendre ? »