Le Fantôme de l’Opéra/Chapitre XXV

Société d’éditions et de publication (p. 57-63).

XII

« tonneaux, tonneaux, avez-vous des tonneaux à vendre ? ? ? »


(Suite du récit du Persan.)


J’ai dit que cette chambre dans laquelle nous nous trouvions, M. le vicomte de Chagny et moi, était régulièrement hexagonale et garnie entièrement de glaces. On a vu depuis, notamment, dans certaines expositions, de ces sortes de chambres absolument disposées ainsi et appelées : « maison des mirages » ou « palais des illusions ». Mais l’invention en revient entièrement à Erik, qui construisit, sous mes yeux, la première salle de ce genre lors des heures roses de Mazenderan. Il suffisait de disposer dans les coins quelque motif décoratif, comme une colonne, par exemple, pour avoir instantanément un palais aux mille colonnes, car, par l’effet des glaces, la salle réelle s’augmentait de six salles hexagonales dont chacune se multipliait à l’infini. Jadis, pour amuser « la petite sultane », il avait ainsi disposé un décor qui devenait le « temple innombrable »; mais la petite sultane se fatigua vite d’une aussi enfantine illusion, et alors Erik transforma son invention en chambre des supplices. Au lieu du motif architectural posé dans les coins, il mit au premier tableau un arbre de fer. Pourquoi, cet arbre, qui imitait parfaitement la vie, avec ses feuilles peintes, était-il en fer ? Parce qu’il devait être assez solide pour résister à toutes les attaques du « patient » que l’on enfermait dans la chambre des supplices. Nous verrons comment, par deux fois, le décor ainsi obtenu se transformait instantanément en deux autres décors successifs, grâce à la rotation automatique des tambours qui se trouvaient dans les coins et qui avaient été divisés par tiers, épousant les angles des glaces et supportant chacun un motif décoratif qui apparaissait tour à tour.

Les murs de cette étrange salle n’offraient aucune prise au patient, puisque, en dehors du motif décoratif d’une solidité à toute épreuve, ils étaient uniquement garnis de glaces et de glaces assez épaisses pour qu’elles n’eussent rien à redouter de la rage du misérable que l’on jetait là, du reste, les mains et les pieds nus.

Aucun meuble. Le plafond était lumineux. Un système ingénieux de chauffage électrique qui a été imité depuis, permettait d’augmenter la température des murs à volonté et de donner ainsi à la salle l’atmosphère souhaitée…

Je m’attache à énumérer tous les détails précis d’une invention toute naturelle donnant cette illusion surnaturelle, avec quelques branches peintes, d’une forêt équatoriale embrasée par le soleil de midi, pour que nul ne puisse mettre en doute la tranquillité actuelle de mon cerveau, pour que nul n’ait le droit de dire : « Cet homme est devenu fou » ou « cet homme ment », ou « cet homme nous prend pour des imbéciles »[1].

Si j’avais simplement raconté les choses ainsi : « Étant descendus au fond d’une cave, nous rencontrâmes une forêt équatoriale embrasée par le soleil de midi », j’aurais obtenu un bel effet d’étonnement stupide, mais je ne cherche aucun effet, mon but étant, en écrivant ces lignes, de raconter ce qui nous est exactement arrivé à M. le vicomte de Chagny et à moi au cours d’une aventure terrible qui, un moment, a occupé la justice de ce pays.

Je reprends maintenant les faits où je les ai laissés.

Quand le plafond s’éclaira et, qu’autour de nous, la forêt s’illumina, la stupéfaction du vicomte dépassa tout ce que l’on peut imaginer. L’apparition de cette forêt impénétrable, dont les troncs et les branches innombrables nous enlaçaient jusqu’à l’infini, le plongea dans une consternation effrayante. Il se passa les mains sur le front comme pour en chasser une vision de rêve et ses yeux clignotèrent comme des yeux qui ont peine, au réveil, à reprendre connaissance de la réalité des choses. Un instant, il en oublia d’écouter !

J’ai dit que l’apparition de la forêt ne me surprit point. Aussi écoutai-je ce qui se passait dans la salle d’à côté pour nous deux. Enfin, mon attention était spécialement attirée moins par le décor, dont ma pensée se débarrassait, que par la glace elle-même qui le produisait. Cette glace, par endroits, était brisée.

Oui, elle avait des éraflures ; on était parvenu à « l’étoiler », malgré sa solidité et cela me prouvait, à n’en pouvoir douter, que la chambre des supplices dans laquelle nous nous trouvions, avait déjà servi !

Un malheureux, dont les pieds et les mains étaient moins nus que les condamnés des heures roses de Mazenderan, était certainement tombé dans cette « Illusion mortelle », et, fou de rage, avait heurté ces miroirs qui, malgré leurs blessures légères, n’en avaient pas moins continué à refléter son agonie ! Et la branche de l’arbre où il avait terminé son supplice était disposée de telle sorte qu’avant de mourir, il avait pu voir gigoter avec lui — consolation suprême — mille pendus !

Oui ! oui ! Joseph Buquet avait passé par là !…

Allions-nous mourir comme lui ?

Je ne le pensais pas, car je savais que nous avions quelques heures devant nous et que je pourrais les employer plus utilement que Joseph Buquet n’avait été capable de le faire.

N’avais-je pas une connaissance approfondie de la plupart des « trucs » d’Erik ? C’était le cas ou jamais de m’en servir.

D’abord, je ne songeai plus du tout à revenir par le passage qui nous avait conduits dans cette chambre maudite, je ne m’occupai point de la possibilité de refaire jouer la pierre intérieure qui fermait ce passage. La raison en était simple : je n’en avais pas le moyen !… Nous avions sauté de trop haut dans la chambre des supplices et aucun meuble ne nous permettait désormais d’atteindre, à ce passage, pas même la branche de l’arbre de fer, pas même les épaules de l’un de nous en guise de marchepied.

Il n’y avait plus qu’une issue possible, celle qui ouvrait sur la chambre Louis-Philippe, et dans laquelle se trouvaient Erik et Christine Daaé. Mais si cette issue était à l’état ordinaire de porte du côté de Christine, elle était absolument invisible pour nous… Il fallait donc tenter de l’ouvrir sans même savoir où elle prenait sa place, ce qui n’était point une besogne ordinaire.

Quand je fus bien sûr qu’il n’y avait plus aucun espoir pour nous, du côté de Christine Daaé, quand j’eus entendu le monstre entraîner ou plutôt traîner la malheureuse jeune fille hors de la chambre Louis-Philippe pour qu’elle ne dérangeât point notre supplice, je résolus de me mettre tout de suite à la besogne, c’est-à-dire à la recherche du truc de la porte.

Mais d’abord il me fallut calmer M. de Chagny, qui déjà se promenait dans la clairière comme un halluciné, en poussant des clameurs incohérentes. Les bribes de la conversation qu’il avait pu surprendre, malgré son émoi, entre Christine et le monstre, n’avaient point peu contribué à le mettre hors de lui ; si vous ajoutez à cela le coup de la forêt magique et l’ardente chaleur qui commençait à faire ruisseler la sueur sur ses tempes, vous n’aurez point de peine à comprendre que l’humeur de M. de Chagny commençait à subir une certaine exaltation. Malgré toutes mes recommandations, mon compagnon ne montrait plus aucune prudence.

Il allait et venait sans raison, se précipitant vers un espace inexistant, croyant entrer dans une allée qui le conduisait à l’horizon et se heurtant le front, après quelques pas, au reflet même de son illusion de forêt !

Ce faisant, il criait : Christine ! Christine !… et il agitait son pistolet, appelant encore de toutes ses forces le monstre, défiant en un duel à mort l’Ange de la Musique, et il injuriait également sa forêt illusoire. C’était le supplice qui produisait son effet sur un esprit non prévenu. J’essayai autant que possible de le combattre, en raisonnant le plus tranquillement du monde ce pauvre vicomte : en lui faisant toucher du doigt les glaces et l’arbre de fer, les branches sur les tambours et en lui expliquant, d’après les lois de l’optique, toute l’imagerie lumineuse dont nous étions enveloppés et dont nous ne pouvions, comme de vulgaires ignorants, être les victimes !

« Nous sommes dans une chambre, une petite chambre, voilà ce qu’il faut vous répéter sans cesse… et nous sortirons de cette chambre quand nous en aurons trouvé la porte. Eh bien, cherchons-la ! »

Et je lui promis que, s’il me laissait faire, sans m’étourdir de ses cris et de ses promenades de fou, j’aurais trouvé le truc de la porte avant une heure.

Alors, il s’allongea sur le parquet, comme on fait dans les bois, et déclara qu’il attendrait que j’eusse trouvé la porte de la forêt, puisqu’il n’avait rien de mieux à faire ! Et il crut devoir ajouter que, de l’endroit où il se trouvait, « la vue était splendide ». (Le supplice, malgré tout ce que j’avais pu dire, agissait.)

Quant à moi, oubliant la forêt, j’entrepris un panneau de glaces et me mis à le tâter en tous sens, y cherchant le point faible, sur lequel il fallait appuyer pour faire tourner les portes suivant le système des portes et trappes pivotantes d’Erik. Quelquefois ce point faible pouvait être une simple tache sur la glace, grosse comme un petit pois, et sous laquelle se trouvait le ressort à faire jouer. Je cherchai ! Je cherchai ! Je tâtai si haut que mes mains pouvaient atteindre. Erik était à peu près de la même taille que moi et je pensais qu’il n’avait point disposé le ressort plus haut qu’il ne fallait pour sa taille — ce n’était du reste qu’une hypothèse, mais mon seul espoir. — J’avais décidé de faire ainsi, sans faiblesse, et minutieusement le tour des six panneaux de glaces et ensuite d’examiner également fort attentivement le parquet.

En même temps que je tâtais les panneaux avec le plus grand soin, je m’efforçais de ne point perdre une minute car la chaleur me gagnait de plus en plus et nous cuisions littéralement dans cette forêt enflammée.

Je travaillais ainsi depuis une demi-heure et j’en avais déjà fini avec trois panneaux quand notre mauvais sort voulut que je me retournasse à une sourde exclamation poussée par le vicomte.

« J’étouffe ! disait-il… Toutes ces glaces se renvoient une chaleur infernale !… Est-ce que vous allez bientôt trouver votre ressort ?… Pour peu que vous tardiez, nous allons rôtir ici ! »

Je ne fus point mécontent de l’entendre parler ainsi. Il n’avait pas dit un mot de la forêt et j’espérai que la raison de mon compagnon pourrait lutter assez longtemps encore contre le supplice. Mais il ajouta :

« Ce qui me console, c’est que le monstre a donné jusqu’à demain soir onze heures à Christine : si nous ne pouvons sortir de là et lui porter secours, au moins nous serons morts avant elle ! La messe d’Erik pourra servir pour tout le monde ! »

Et il aspira une bouffée d’air chaud qui le fit presque défaillir…

Comme je n’avais point les mêmes désespérées raisons que M. le vicomte de Chagny pour accepter le trépas, je me retournai, après quelques paroles d’encouragement, vers mon panneau, mais j’avais eu tort, en parlant de faire quelques pas ; si bien que dans l’enchevêtrement inouï de la forêt illusoire, je ne retrouvai plus, à coup sûr, mon panneau ! Je me voyais obligé de tout recommencer, au hasard… Aussi je ne pus m’empêcher de manifester ma déconvenue et le vicomte comprit que tout était à refaire. Cela lui donna un nouveau coup.

« Nous ne sortirons jamais de cette forêt ! » gémit-il.

Et son désespoir ne fit plus que grandir. Et, en grandissant, son désespoir lui faisait de plus en plus oublier qu’il n’avait affaire qu’à des glaces et de plus en plus croire qu’il était aux prises avec une forêt véritable.

Moi, je m’étais remis à chercher… à tâter… La fièvre, à mon tour, me gagnait… car je ne trouvais rien… absolument rien… Dans la chambre à côté c’était toujours le même silence. Nous étions bien perdus dans la forêt… sans issue… sans boussole… sans guide… sans rien. Oh ! je savais ce qui nous attendait si personne ne venait à notre secours… ou si je ne trouvais pas le ressort… Mais j’avais beau chercher le ressort, je ne trouvais que des branches… d’admirables belles branches qui se dressaient toutes droites devant moi ou s’arrondissaient précieusement au-dessus de ma tête… Mais elles ne donnaient point d’ombre ! C’était assez naturel, du reste, puisque nous étions dans une forêt équatoriale avec le soleil juste au-dessus de nos têtes… une forêt du Congo…

À plusieurs reprises, M. de Chagny et moi, nous avions retiré et remis notre habit, trouvant tantôt qu’il nous donnait plus de chaleur et tantôt qu’il nous garantissait, au contraire, de cette chaleur.

Moi, je résistais encore moralement, mais M. de Chagny me parut tout à fait « parti ». Il prétendait qu’il y avait bien trois jours et trois nuits qu’il marchait sans s’arrêter dans cette forêt, à la recherche de Christine Daaé. De temps en temps, il croyait l’apercevoir derrière un tronc d’arbre ou glissant à travers les branches, et il l’appelait avec des mots suppliants qui me faisaient venir les larmes aux yeux. « Christine ! Christine ! disait-il, pourquoi me fuis-tu ? ne m’aimes-tu pas ?… Ne sommes-nous pas fiancés ?… Christine, arrête-toi !… Tu vois bien que je suis épuisé !… Christine, aie pitié !… Je vais mourir dans la forêt… loin de toi !… »

« Oh ! j’ai soif ! » dit-il enfin avec un accent délirant.

Moi aussi j’avais soif… j’avais la gorge en feu…

Et cependant, accroupi maintenant sur le parquet, cela ne m’empêchait pas de chercher… chercher… chercher le ressort de la porte invisible… d’autant plus que le séjour dans la forêt devenait dangereux à l’approche du soir… Déjà l’ombre de la nuit commençait à nous envelopper… cela était venu très vite, comme tombe la nuit dans les pays équatoriaux… subitement, avec à peine de crépuscule…

Or la nuit dans les forêts de l’équateur est toujours dangereuse, surtout lorsque, comme nous, on n’a pas de quoi allumer du feu pour éloigner les bêtes féroces. J’avais bien tenté, délaissant un instant la recherche de mon ressort, de briser des branches que j’aurais allumées avec ma lanterne sourde, mais je m’étais heurté, moi aussi, aux fameuses glaces, et cela m’avait rappelé à temps que nous n’avions affaire qu’à des images de branches…

Avec le jour, la chaleur n’était pas partie, au contraire… Il faisait maintenant encore plus chaud sous la lueur bleue de la lune. Je recommandai au vicomte de tenir nos armes prêtes à faire feu et de ne point s’écarter du lieu de notre campement, cependant que je cherchais toujours mon ressort.

Tout à coup le rugissement du lion se fit entendre, à quelques pas. Nous en eûmes les oreilles déchirées.

« Oh ! fit le vicomte à voix basse, il n’est pas loin !… Vous ne le voyez pas ?… là… à travers les arbres ! dans ce fourré… S’il rugit encore, je tire !… »

Et le rugissement recommença, plus formidable. Et le vicomte tira, mais je ne pense pas qu’il atteignit le lion ; seulement, il cassa une glace ; je le constatai le lendemain matin à l’aurore. Pendant la nuit, nous avions dû faire un bon chemin, car nous nous trouvâmes soudain au bord du désert, d’un immense désert de sable, de pierres et de rochers. Ce n’était vraiment point la peine de sortir de la forêt pour tomber dans le désert. De guerre lasse, je m’étais étendu à côté du vicomte, personnellement fatigué de chercher des ressorts que je ne trouvais pas.

J’étais tout à fait étonné (et je le dis au vicomte) que nous n’ayons point fait d’autres mauvaises rencontres, pendant la nuit. Ordinairement, après le lion, il y avait le léopard, et puis quelquefois le bourdonnement de la mouche tsé-tsé. C’étaient là des effets très faciles à obtenir, et j’expliquai à M. de Chagny, pendant que nous nous reposions avant de traverser le désert, qu’Erik obtenait le rugissement du lion avec un long tambourin, terminé par une peau d’âne à une seule de ses extrémités. Sur cette peau est bandée une corde à boyau attachée par son centre à une autre corde du même genre qui traverse le tambour dans toute sa hauteur. Erik n’a alors qu’à frotter cette corde avec un gant enduit de colophane et, par la façon dont il frotte, il imite à s’y méprendre la voix du lion ou du léopard, ou même le bourdonnement de la mouche tsé-tsé. Cette idée qu’Erik pouvait être dans la chambre, à côté, avec ses trucs, me jeta soudain dans la résolution d’entrer en pourparlers avec lui, car, évidemment, il fallait renoncer à l’idée de le surprendre. Et maintenant, il devait savoir à quoi s’en tenir sur les habitants de la chambre des supplices. Je l’appelai : Erik ! Erik !… Je criai le plus fort que je pus à travers le désert, mais nul ne répondit à ma voix… Partout autour de nous, le silence et l’immensité nue de ce désert pétré… Qu’allions-nous devenir au milieu de cette affreuse solitude ?…

Littéralement, nous commencions à mourir de chaleur, de faim et de soif… de soif surtout… Enfin, je vis M. de Chagny se soulever sur son coude et me désigner un point de l’horizon… Il venait de découvrir l’oasis !…

Oui, tout là-bas, là-bas, le désert faisait place à l’oasis… une oasis avec de l’eau… de l’eau limpide comme une glace… de l’eau qui reflétait l’arbre de fer !… Ah ça… c’était le tableau du mirage… je le reconnus tout de suite… le plus terrible… Aucun n’avait pu y résister… aucun… Je m’efforçais de retenir toute ma raison… et de ne pas espérer l’eau… parce que je savais que si l’on espérait l’eau, l’eau qui reflétait l’arbre de fer et que si, après avoir espéré l’eau, on se heurtait à la glace, il n’y avait plus qu’une chose à faire : se pendre à l’arbre de fer !…

Aussi, je criai à M. de Chagny : « C’est le mirage !… c’est le mirage !… ne croyez pas à l’eau !… c’est encore le truc de la glace !… » Alors il m’envoya, comme on dit, carrément promener, avec mon truc de la glace, mes ressorts, mes portes tournantes et mon palais des mirages !… Il affirma, rageur, que j’étais fou ou aveugle pour imaginer que toute cette eau qui coulait là-bas, entre de si beaux innombrables arbres, n’était point de la vraie eau !… Et le désert était vrai ! Et la forêt aussi !… Ce n’était pas à lui qu’il fallait « en faire accroire »… il avait assez voyagé… et dans tous les pays…

Et il se traîna, disant :

« De l’eau ! De l’eau !… »

Et il avait la bouche ouverte comme s’il buvait… Et moi aussi, j’avais la bouche ouverte comme si je buvais…

Car non seulement nous la voyions, l’eau, mais encore nous l’entendions !… Nous l’entendions couler… clapoter !… Comprenez-vous ce mot clapoter ?… C’est un mot que l’on entend avec la langue !… La langue se tire hors de la bouche pour mieux l’écouter !…

Enfin, supplice plus intolérable que tout, nous entendîmes la pluie et il ne pleuvait pas ! Cela, c’était l’invention démoniaque… Oh ! je savais très bien aussi comment Erik l’obtenait ! Il remplissait de petites pierres une boîte très étroite et très longue, coupée par intervalles de vannes de bois et de métal. Les petites pierres, en tombant, rencontraient ces vannes et ricochaient de l’une à l’autre, et il s’ensuivait des sons saccadés qui rappelaient à s’y tromper le grésillement d’une pluie d’orage.

… Aussi, il fallait voir comme nous tirions la langue, M. de Chagny et moi, en nous traînant vers la rive clapotante… nos yeux et nos oreilles étaient pleins d’eau, mais notre langue restait sèche comme de la corne !…

Arrivé à la glace, M. de Chagny la lécha… et moi aussi… je léchai la glace…

Elle était ardente !…

Alors nous roulâmes par terre, avec un râle désespéré. M. de Chagny approcha de sa tempe le dernier pistolet qui était resté chargé et moi je regardai, à mes pieds, le lacet du Pendjab.

Je savais pourquoi, dans ce troisième décor, était revenu l’arbre de fer !…

L’arbre de fer m’attendait !…

Mais comme je regardais le lacet du Pendjab, je vis une chose qui me fit tressaillir si violemment que M. de Chagny en fut arrêté dans son mouvement de suicide. Déjà, il murmurait : « Adieu, Christine !… »

Je lui avais pris le bras. Et puis je lui pris le pistolet… et puis je me traînai à genoux jusqu’à ce que j’avais vu.

Je venais de découvrir auprès du lacet du Pendjab, dans la rainure du parquet, un clou à tête noire dont je n’ignorais pas l’usage…

Enfin ! je l’avais trouvé le ressort !… le ressort qui allait faire jouer la porte !… qui allait nous donner la liberté !… qui allait nous livrer Erik.

Je tâtai le clou… Je montrai à M. de Chagny une figure rayonnante !… Le clou à tête noire cédait sous ma pression…

Et alors…

… Et alors ce ne fut point une porte qui s’ouvrit dans le mur, mais une trappe qui se déclencha dans le plancher.

Aussitôt, de ce trou noir, de l’air frais nous arriva. Nous nous penchâmes sur ce carré d’ombre comme sur une source limpide. Le menton dans l’ombre fraîche, nous la buvions.

Et nous nous courbions de plus en plus au-dessus de la trappe. Que pouvait-il bien y avoir dans ce trou, dans cette cave qui venait d’ouvrir mystérieusement sa porte dans le plancher ?…

Il y avait peut-être, là-dedans, de l’eau ?…

De l’eau pour boire…

J’allongeai le bras dans les ténèbres et je rencontrai une pierre, et puis une autre… un escalier… un noir escalier qui descendait à la cave.

Le vicomte était déjà prêt à se jeter dans le trou !…

Là-dedans, même si on ne trouvait point d’eau, on pourrait échapper à l’étreinte rayonnante de ces abominables miroirs.

Mais j’arrêtai le vicomte, car je craignais un nouveau tour du monstre et, ma lanterne sourde allumée, je descendis le premier…

L’escalier plongeait dans les ténèbres les plus profondes et tournait sur lui-même. Ah ! l’adorable fraîcheur de l’escalier et des ténèbres !…

Cette fraîcheur devait moins venir du système de ventilation établi nécessairement par Erik que de la fraîcheur même de la terre qui devait être toute saturée d’eau au niveau où nous nous trouvions… Et puis, le lac ne devait pas être loin !…

Nous fûmes bientôt au bas de l’escalier… Nos yeux commençaient à se faire à l’ombre, à distinguer autour de nous, des formes… des formes rondes… sur lesquelles je dirigeai le jet lumineux de ma lanterne…

Des tonneaux !….

Nous étions dans la cave d’Erik !

C’est là qu’il devait enfermer son vin et peut-être son eau potable…

Je savais qu’Erik était très amateur de bons crus… Ah ! il y avait là de quoi boire !…

M. de Chagny caressait les formes rondes et répétait inlassablement :

« Des tonneaux ! des tonneaux !… Que de tonneaux !… »

En fait, il y en avait une certaine quantité alignée fort symétriquement sur deux files entre lesquelles nous nous trouvions…

C’étaient des petits tonneaux et j’imaginai qu’Erik les avait choisis de cette taille pour la facilité du transport dans la maison du Lac !…

Nous les examinions les uns après les autres cherchant si l’un d’entre eux n’avait point quelque chantepleure nous indiquant par cela même qu’on y aurait puisé de temps à autre.

Mais tous les tonneaux étaient fort hermétiquement clos.

Alors, après en avoir soulevé un à demi pour constater qu’il était plein, nous nous mîmes à genoux et avec la lame d’un petit couteau que j’avais sur moi, je me mis en mesure de faire sauter la « bonde ».


À ce moment, il me sembla entendre, comme venant de très loin, une sorte de chant monotone dont le rythme m’était connu, car je l’avais entendu très souvent dans les rues de Paris :

« Tonneaux !… Tonneaux !… Avez-vous des tonneaux… à vendre ?… »

Ma main en fut immobilisée sur la bonde… M. de Chagny aussi avait entendu. Il me dit :

« C’est drôle !… on dirait que c’est le tonneau qui chante !… »

Le chant reprit plus lointainement…

« Tonneaux !… Tonneaux !… Avez-vous des tonneaux à vendre ?… »

« Oh ! oh ! je vous jure, fit le vicomte, que le chant s’éloigne dans le tonneau !… »

Nous nous relevâmes et allâmes regarder derrière le tonneau…

« C’est dedans ! faisait M. de Chagny ; c’est dedans !… »

Mais nous n’entendions plus rien… et nous en fûmes réduits à accuser le mauvais état, le trouble réel de nos sens…

Et nous revînmes à la bonde. M. de Chagny mit ses deux mains réunies dessous et, d’un dernier effort, je fis sauter la bonde.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria tout de suite le vicomte… Ce n’est pas de l’eau ! »

Le vicomte avait approché ses deux mains pleines de ma lanterne… Je me penchai sur les mains du vicomte… et, aussitôt, je rejetai ma lanterne si brusquement loin de nous qu’elle se brisa et s’éteignit… et se perdit pour nous…

Ce que je venais de voir dans les mains de M. de Chagny… c’était de la poudre !

  1. À l’époque où écrivait le Persan, on comprend très bien qu’il ait pris tant de précautions contre l’esprit d’incrédulité ; aujourd’hui où tout le monde a pu voir de ces sortes de salles, elles seraient superflues.