Revue des Deux Mondes4e période, tome 162 (p. 721-772).

DEUXIÈME PARTIE


III. — L’ÉNIGME D’UN MÉNAGE (Suite).


— Et tu me dis que tu ne sais rien, absolument rien, de ce qui a pu le pousser à une pareille résolution ?… fit d’Andiguier après un silence. C’était lui maintenant dont la voix tremblait, tant ce récit l’avait bouleversé jusqu’au fond de l’être. Quand elle avait raconté son accès de folie, et comment elle avait pris l’arme chargée par son mari, il avait lui-même, d’un geste instinctif, saisi et serré cette petite main, et il continuait de la presser, jusqu’à lui faire mal, en interrogeant : — Quand vous vous êtes retrouvés, ce matin, après cette terrible nuit, il n’a pas éprouvé le besoin de tout te raconter, de te demander pardon, de tout effacer ?… Non, puisque tu ne sais rien. Mais, quand on ne sait rien, on imagine. Avant d’en arriver à cette affreuse scène, vous en avez traversé d’autres, qui la préparaient, et qui ont dû te faire réfléchir… Enfin, qu’y avait-il eu entre vous auparavant ?…


— Je voudrais vous l’expliquer, dit Éveline, après un silence, où elle semblait chercher à rassembler ses idées, et je vous répète que c’est si difficile… Ce malaise, cette anxiété où nous sommes vis-à-vis l’un de l’autre, Étienne et moi, depuis notre mariage, comment vous les rendre palpables ?… Non, il n’y a pas eu de scènes entre nous. Il n’y a pas eu de faits. Du moins ils sont si petits que je ne peux pas les rapporter. C’est une situation. C’est une atmosphère… Il vous est bien arrivé, dans votre existence, de vous trouver en face d’un ami qui avait quelque chose contre vous sur le cœur, de le sentir, à ses yeux, à son accent, à son silence, et de ne pas savoir ce que c’était ?… Oui ?… Eh bien ! Imaginez cette impression-là, prolongée pendant des jours et des jours, renouvelée, multipliée à toutes les heures, à toutes les minutes, et que l’être qui vous la donne soit ce que vous avez de plus cher au monde, voilà ma vie. Avant nos fiançailles, quand il commençait à venir beaucoup chez ma tante, il avait bien des crises de silence et de tristesse qui le saisissaient tout d’un coup, au moment où il venait d’être le plus gai, le plus confiant. Mais j’avais deviné que je l’intéressais, et j’attribuais ces passages à une hésitation. Je l’avais vu quitter brusquement Hyères, puis y revenir, sans prétexte, sans raison, comme quelqu’un qui lutte. Je l’en aimais mieux. Je l’avais tant aimé tout de suite ! S’il hésitait, s’il luttait, c’est qu’il pensait à me demander, c’est qu’il m’aimait !… Une fois fiancés, il sembla bien, qu’avec l’indécision, ces crises eussent passé. À peine mariés, elles ont repris, et dès le lendemain. Ah ! ce lendemain, je ne l’oublierai jamais. Nous nous étions arrêtés, vous vous le rappelez, dans une petite terre qu’il a, pas très loin de chez sa mère… Personne ne peut savoir ce que c’est pour une femme, dans un jour comme celui-là, de voir son mari devant elle, taciturne, le front sombre, les yeux voilés d’une pensée qu’il ne dit pas, se débattant contre cette pensée, n’arrivant pas à la vaincre ! Étienne sentit quelle peine il me faisait, et il s’attendrit. Je lui demandai, bien timidement, ce qu’il avait, et il me répondit en me plaisantant. Et depuis, ç’a été ainsi toujours, — des alternatives quotidiennes de tendresse et d’éloignement, d’effusions et de silences, d’élans vers moi et de peur, presque d’aversion. J’ai d’abord eu des inquiétudes sur sa santé. J’ai pensé qu’il souffrait physiquement, et qu’il ne voulait pas me le dire, pour ne pas me tourmenter. Je me suis figuré ensuite que j’avais en moi des choses qui lui déplaisaient. Je me suis observée, pour être bien sûre que ce n’était pas un mot, un geste, qui l’avaient froissé. Je l’interrogeais, à cette époque-là ! Peu à peu, comme il me faisait toujours des réponses évasives, je compris que ces inexplicables mélancolies, qui se mettaient ainsi entre nous, avaient une cause ; que, cette cause, il ne voulait pas me la dire. Nous voyagions alors en Italie, et, comme nous ne nous quittions guère de la journée, rien de ce qui se passait en lui ne m’échappait. Je remarquais que ces accès d’humeur noire surgissaient avec plus de force, justement après des instans d’entière union, d’intimité d’esprit, de paix complète et d’abandon. On eût dit qu’une sorte de mauvais génie se révoltait dans son cœur contre toutes ces émotions douces. À peine s’il essayait de lutter maintenant. Quand je voyais une certaine ombre passer dans ses yeux, je pouvais être sûre qu’il trouverait, après quelques minutes de résistance intérieure, un prétexte pour me quitter. Il revenait dans une heure, deux heures, trois heures quelquefois. Un jour, à Naples, il fit un effort pour m’expliquer ces étranges accès. Il me dit qu’il avait toujours souffert de désordres nerveux ; qu’à de certains instans, il lui prenait comme une manie, une anxiété, qui ne s’apaisait que dans la solitude. Ce furent des phrases compliquées et embarrassées, qui se terminèrent par une demande que je le laissasse pendant deux ou trois jours aller quelque part sans moi. J’acceptai. Il partit pour Sorrente. Le lendemain même il rentrait, pour me demander pardon, en proie à un véritable délire de tendresse, qui me fut, à moi, une affreuse douleur. Je compris alors, pour la première fois, ce que j’ai tant senti depuis, et cette nuit encore : lorsqu’il m’aime à présent, c’est par pitié… Ah ! quelle misère !…

Elle s’était interrompue dans cette étrange confidence, comme si rappeler ces retours de son mari vers elle, par la compassion, lui était réellement trop pénible. Qu’elle avait dû souffrir, pour en être arrivée, et après un an de mariage, à cette lucidité de la femme qui, derrière les paroles d’amour de celui qu’elle aime, discerne autre chose que de l’amour, qui les accepte pourtant, ces paroles, qui les écoute, qui leur cède, et qui sait qu’elle n’est caressée, désirée, possédée, que parce qu’elle est plainte ! Il y avait, dans ces rapports entre elle et son mari, qu’elle révélait en des termes forcément énigmatiques, une telle anomalie ; d’Andiguier, obsédé par le souvenir du ménage de la mère, avait imaginé des causes si différentes aux troubles de celui de la fille, que le déconcertement dominait tout en lui, même la sympathie :

— Mais c’est de la folie en effet ! s’écria-t-il, et il répétait : C’est de la folie !… Et, comme Éveline disait « non » en secouant la tête : — Non ?… répéta-t-il. Alors, comment interprètes-tu sa conduite ?…

— Je ne l’interprète pas, répondit-elle, et c’est ce qui me désespère. Moi aussi, j’ai pensé, à notre retour, qu’il y avait là un trouble mental. Ce n’est pas vrai. On n’a pas l’esprit dérangé parce que l’on a un chagrin secret. Il a un chagrin secret. La vérité est là. Elle n’est pas ailleurs. Je me suis dit que peut-être il avait eu avant son mariage une liaison, qu’il avait rompu avec une maîtresse, qu’il redoutait une vengeance. J’ai cherché, autour de nous, dans notre société. Je n’ai rien trouvé. D’ailleurs, quand il est venu à Hyères, c’était presque aussitôt après son retour d’un grand voyage en Orient. L’année précédente, il était allé en Espagne et au Maroc. Une autre année, aux Indes. Cette existence errante ne s’accorde pas avec un attachement… J’ai cherché ailleurs. J’ai supposé qu’il avait un enfant et qu’il n’osait pas me l’avouer. Cela m’aurait fait bien du mal de l’apprendre ! Je l’aime tant, j’aurais aimé aussi l’enfant. J’ai eu le courage de lui dire une fois cette hypothèse, comme en riant. À la manière dont il m’a répondu, j’ai compris que ce n’était pas cela… Mais toutes les chimères qui m’ont traversé la tête n’importent pas. Ce qui importe, c’est que cette espèce de maladie de notre mariage, je ne trouve pas d’autres mots, n’a fait que s’exaspérer depuis ce retour. Il y a des momens, où il semble prendre en aversion, non pas moi seulement, non pas ma présence, mais jusqu’aux objets qui nous entourent, jusqu’à la maison que nous habitons. J’ai espéré, — et ici sa voix s’étouffa de nouveau, pour ce dernier aveu, — j’ai espéré que la perspective d’être père aurait raison des idées qui le hantent, quelles qu’elles soient. Il n’a jamais été plus troublé, plus inquiet, plus inégal que depuis ma grossesse. Et enfin, cet égarement de cette nuit !… Vous savez tout, maintenant… Elle ajouta : — Je n’ai pas cru que j’aurais l’énergie d’aller jusqu’au bout. C’est si dur pour une femme de parler de son ménage. C’est la fierté du foyer, voyez-vous, cela, que le mari et la femme ne fassent qu’un, qu’il n’y ait, après lui, rien pour elle, et, après elle, rien pour lui… Mais, si je n’avais pas parlé, c’est moi qui serais devenue folle. M’adresser à ma tante ? je ne pouvais pas. Vous la connaissez. Elle m’aurait fait du mal sans le vouloir. J’ai l’âme si meurtrie, si blessée !… Il n’y avait que vous, parce que vous, c’est encore un peu de maman…

— Que n’ai-je son intelligence des choses du cœur ! gémit d’Andiguier avec un accent de véritable désespoir. Je pourrais t’aider alors, te donner un conseil, au lieu que tu me vois bouleversé de ce que tu m’as dit, et, moi non plus, n’y comprenant rien… Mais tu as raison. Il faut que ton mari s’explique. Avoir le bonheur d’épouser une femme comme toi, — il répéta, en la regardant avec une extase douloureuse : — Comme toi, et la faire souffrir ! La voir dans l’état où tu es, et lui donner des émotions, comme celle que tu viens de traverser, mais c’est un crime, et Malclerc le saura, je le lui dirai !…

— C’est justement ce que je voulais obtenir de vous, reprit Éveline avec une supplication dans la voix, de ne pas lui dire cela, de ne pas lui parler avec ces sentimens, et de le voir cependant. Oui, continua-t-elle : je suis venue vous demander d’avoir un entretien avec lui. Si ma mère vivait, ou mon père, après ce qui s’est passé entre nous cette nuit, il serait bien naturel qu’ils allassent le trouver. Vous les représentez, vous, mon plus vieil ami, qui m’avez vue naître, qui avez été l’exécuteur testamentaire de maman… Il y a des choses qu’un homme ne dira jamais, même à sa femme, et qu’il dit à un autre homme. Et puis, je suis sûre que je ne me trompe pas : quand nous étions là, tous deux, près de sa table, sur cette grande enveloppe, la dernière écrite, j’ai vu votre nom… Dites-le-lui, et que c’est moi qui vous ai répété cela. Ce qu’il vous écrivait dans cette minute tragique, pour être lu après sa mort, qu’il vous le montre seulement…

— Il m’écrivait ? À moi ?… fit d’Andiguier. Si, tu t’es trompée, ce n’est pas possible… Puisque nous en sommes à nous parler à cœur ouvert, pourquoi te cacherais-je que, depuis le premier jour où tu me l’as amené, ici, il ne m’a jamais montré que de l’antipathie ?…

— Il avait peur de votre perspicacité, dit Mme  Malclerc, et de votre amitié pour moi, voilà tout. Mais cette réserve n’était pas de l’antipathie. Je ne lui ai jamais entendu prononcer votre nom qu’avec respect, presque avec vénération. Il n’y a pas bien longtemps encore, un jour que nous avions causé avec plus d’intimité que de coutume, il m’a parlé de vous. J’ai trop bien compris pourquoi, depuis. Il m’a dit que, si jamais il venait à me manquer, c’est sur vous que je devrais compter, à vous que je devrais avoir recours, et il m’a fait de votre caractère un si sincère éloge, et si juste ! Il vous a à peine vu, et il vous connaît comme moi. Mon instinct ne m’abuse pas. S’il doit parler à quelqu’un, c’est à vous qu’il parlera. Et puis, même s’il ne veut rien vous dire, vous l’aurez vu, vous l’aurez regardé. Vous aurez votre impression, vous aussi. Vous devinerez peut-être. Enfin, vous irez ? Ne me répondez pas non !… Et vous ne lui ferez pas de reproches, promettez-le-moi ! Il y a certainement de ma faute. Si j’avais été moins maladroite, les choses auraient tourné autrement…

— J’irai, répondit d’Andiguier, avec une espèce de solennité, après avoir recommencé à marcher dans la pièce, comme tout à l’heure, quand il était seul, mais cette fois en proie à des réflexions dont Éveline Malclerc pouvait suivre le passage sur ce vieux visage, demeuré si expressif. Il répéta : J’irai, et je te promets de lui parler sans un reproche… Mais je te demande de bien te dire que tu me fais faire une démarche presque sans espoir… Si j’échoue, tu ne m’en voudras pas. Et je te demande aussi une autre promesse : quand j’aurai vu ton mari, il est possible que je te donne un conseil qui ne soit pas ce que tu désires. Promets-moi, non pas de le suivre, mais d’essayer de le suivre…

— Je vous le promets, fit-elle ; et, anxieusement : — Je comprends. Vous pensez qu’il faudra nous séparer ?…

— Pour quelque temps peut-être, fit d’Andiguier. Mais je n’en sais rien, et je n’en saurai rien avant d’avoir causé à fond avec Malclerc. Il faut maintenant que tu le prépares à ma visite. Quand crois-tu que je pourrai le voir ?

— Mais tout de suite, s’écria-t-elle. Vous le trouverez à la maison maintenant. Il doit m’attendre. Je suis sortie ce matin, en disant que j’allais à l’église. Je n’ai pas menti. J’ai passé à Sainte-Clotilde, là où ma pauvre maman s’est mariée… J’en avais tant besoin !.. Vous n’avez pas à cacher que je suis venue chez vous. Au contraire. Il n’y a pas à le préparer, voyez-vous. S’il ne s’ouvre pas à vous à présent, sous le coup des émotions de cette nuit, il ne s’ouvrira jamais… Vous voulez bien ? Vous allez prendre ma voiture, qui est en bas. Ah ! Vous me sauvez ! vous me sauvez !… Comme je vais prier pendant que vous serez parti !…

La naïve ardeur de sa dévotion la fit, quand le vieillard fut sur le pas de la porte, courir encore une fois vers lui, pour esquisser le signe de la croix sur son front et sur sa poitrine. Elle revint, une fois seule, s’agenouiller en effet devant le fauteuil où elle s’était assise, durant sa longue et cruelle confession. Certes les madones des vieux maîtres, qui ornaient le musée de Philippe d’Andiguier, avaient vu bien des ferventes oraisons monter vers elles, quand elles souriaient et songeaient dans la paix des chapelles italiennes, leur patrie d’origine. Jamais plus pur et plus douloureux cœur ne s’était répandu à leurs pieds, que celui de cette enfant de vingt-deux ans, à la veille d’être mère, et qui, dans cette période d’un début de mariage, où tout est espoir, lumière, confiance, commencement, se débattait contre un mystère, dont, hélas ! elle ne soupçonnait pas toute l’amertume ! S’il flotte, dans l’atmosphère invisible dont sont entourées les belles œuvres d’art, quelques atomes épars des émotions qu’elles ont suscitées, un peu des âmes qu’elles ont consolées et charmées, certes une influence d’apaisement dut descendre sur cette tête blonde, convulsivement pressée contre ces mains jointes… Où va la prière ? Quand des profondeurs de notre être intime jaillit un appel comme celui-là, vers la cause inconnue qui a créé cet être, qui soutient son existence, qui recevra sa mort, nous ne pouvons pas comprendre que cet appel ne soit pas entendu, que la cause de toute pensée n’ait pas de pensée, la cause de tout amour pas d’amour. Mais quelles sont les voies de cette communication entre le monde de l’épreuve, où nous avons été jetés sans le demander, et le monde de la réparation, où nous aspirons par toutes nos fibres saignantes, dans ces minutes de nos agonies intérieures ? Cela, nous l’ignorerons à jamais, comme aussi la raison de cette loi d’expiation, — du sacrifice de l’innocent pour le coupable, — qui pesait sur la femme d’Étienne Malclerc, sans qu’elle le sût, sans qu’elle eût, par elle-même, rien mérité que du bonheur… Et elle priait, elle priait toujours, jusqu’à ce que, redevenue maîtresse d’elle-même, elle se releva, et elle commença, elle aussi, de ne plus pouvoir détacher ses yeux de l’antique pendule, qui lui mesurait les minutes de l’attente, comme elle les avait mesurées à d’Andiguier avant son arrivée. Le balancier passait et repassait, emplissant la vaste pièce de l’implacable monotonie de son battement. La fièvre gagnait Éveline de nouveau. Elle se représentait les deux hommes l’un en face de l’autre, et elle avait peur. Un remords d’avoir provoqué cette explication la saisissait. L’idée la prenait de faire venir une autre voiture, de rentrer chez elle, d’interrompre cet entretien. Puis, l’angoissante question se posait : — Que se disent-ils ? Vais-je enfin savoir ? Ah ! mon Dieu ! Faites que je sache !… Et elle se remettait à genoux, pour prier encore… Une heure s’était écoulée de la sorte, dans ces alternatives d’exaltation et d’abattement, d’espérance et d’inquiétude, lorsque, avec l’acuité des sens propre à de pareilles minutes, elle entendit à travers les murs le roulement de la voiture qui annonçait le retour de son messager. Elle n’eut pas l’empire sur ses nerfs que son vieil ami avait eu, lui, pour la recevoir, et ce fut avec un visage fou d’anxiété qu’elle se précipita sur lui, quand il entra dans la pièce :

— Eh bien ! s’écria-t-elle, vous l’avez vu ? Que vous a-t-il dit ?… Et elle dévorait des yeux cette physionomie, qu’elle connaissait si bien, pour y déchiffrer la vérité. Elle eut comme un coup au cœur à rencontrer un regard atone, des traits tendus et immobiles, une bouche serrée, la face enfin d’un homme qui s’est composé un masque derrière lequel il est impossible de rien lire, sinon la conscience d’une extrême responsabilité dans une crise extrêmement sérieuse. Que signifiait cette gravité ? Pourquoi d’Andiguier était-il parti, remué, ouvert, vibrant à son unisson, et revenait-il comme fermé, comme noué ? Pourquoi avait-il dans la voix, en répondant à sa question, cette espèce de lenteur surveillée d’un homme qui pèse chacun de ses mots ? Ce ne fut qu’une nuance, mais Éveline, comme elle l’avait dit, avait l’âme trop blessée pour que la plus légère impression ne lui fît pas mal, et elle écoutait son confident lui raconter ainsi sa visite :

— Oui, je l’ai vu, et il ne m’a rien dit de bien différent de tout ce qu’il t’a dit à toi-même… Mais sois calme, d’abord. Sinon, je ne pourrai pas te parler comme je dois te parler, en détail… Je suis donc arrivé. Il m’attendait. Ne te voyant pas rentrer, il avait pensé que tu étais venue chez moi… Il prétend qu’il t’a dit la vérité à Naples, qu’il souffre de passages d’idées noires, durant lesquels toute conversation lui est très pénible. C’est l’effort pour te cacher ces passages qui aurait causé tous vos malentendus… Quant à la scène de cette nuit, il continue à affirmer qu’il avait simplement de l’insomnie, et qu’il la trompait en réglant des lettres d’affaires. Le pistolet, il le chargeait, comme il te l’a dit, pour ne pas l’oublier, s’il sortait le lendemain soir. Il ajoute qu’il t’a donné sa parole de ne pas attenter à ses jours, tout naturellement, parce que tu la lui demandais, et sans que cela signifie en aucune façon qu’il a voulu y attenter auparavant… Il désire que tu rentres maintenant et que vous ne parliez pas des événemens de cette nuit, afin que vous puissiez reprendre votre tranquillité tous les deux, et, comme tu m’as promis de m’obéir, tu te le rappelles, tu te conformeras à ce désir, qui est aussi le mien. Est-ce promis ?

— Voilà tout ce qu’il vous a dit ?… reprit Éveline, mais, vous-même, que pensez-vous ?

— Ce que je pense ?… fit d’Andiguier. C’est d’abord qu’il n’y a aucune raison pour que cette explication ne soit pas la vraie. Mais, quand il s’agit de choses qui intéressent deux existences, bientôt trois, — et il attira la jeune femme contre lui, et lui mit un baiser sur le front, — il faut avoir un peu de patience, avant d’arriver à une conclusion définitive. Ce qu’il y a de certain, c’est que vous avez traversé, l’un vis-à-vis de l’autre, une période très douloureuse, qui ne doit pas continuer et, — il souligna ces quatre mots par l’accent dont il les prononça : — elle ne continuera pas. Fais ce que je t’ai dit. Rentre chez toi. Sois avec ton mari comme s’il ne s’était rien passé. Maintenant que je suis entre vous deux, que tu m’as parlé et qu’il m’a parlé, tu es toujours sûre d’avoir un appui, et que ces silences dont tu as tant souffert ne se reproduiront plus. Si ton mari a été sincère, et je te répète que je crois qu’il l’a été, ces états nerveux sont une épreuve à supporter, une épreuve très pénible. Il y en a de pires, ma pauvre petite… Aie confiance en moi, conclut-il, et souviens-toi que tu vas être mère, et que toutes tes émotions de ces temps-ci auront leur contre-coup dans ton enfant…

Il avait, en lui parlant ainsi, gardé la tête d’Éveline appuyée contre son épaule, de manière qu’elle ne pût pas voir ses yeux. Il redoutait trop une perspicacité, qui se révéla, même à l’instant où la jeune femme lui accordait cette confiance et cette soumission qu’il demandait. Car elle n’essaya pas de discuter davantage. Elle rajusta la mante qui lui servait à dissimuler la lourdeur de sa taille, et elle se prépara à rentrer, comme il l’en priait, en disant : — Je vous obéirai. Je m’efforcerai d’être calme et de ne pas revenir sur ce qui s’est passé, puisque vous croyez que c’est mieux… Mais, avant de partir, il lui fut impossible de ne pas s’arrêter devant d’Andiguier, et de ne pas l’interroger encore une fois d’une voix profonde : — Vous ne cachez rien, au moins ?… et elle répéta : — Vous ne me cachez rien ? Songez que maman nous voit… Puis, tout de suite, comme le vieillard joignait les mains à ces mots, avec un véritable geste de détresse, elle se repentit du doute qu’elle venait d’exprimer. Elle regretta cette évocation de la morte, pour qui elle savait le culte de son ami, et elle dit : Pardon, si je vous ai peiné. Vous avez été si bon, si bon, si loyal ! Et vous ne me tromperiez pas. vous… Mais cette lettre qu’Étienne vous avait écrite, il ne vous l’a donc pas remise ? Vous ne l’avez pas interrogé sur ce qu’elle contenait ?…

— Je n’ai pas pensé à lui en parler,… répondit d’Andiguier. Tu m’as dit que c’était une grande enveloppe. Je suppose qu’il me retournait quelques catalogues d’art… Une rougeur lui vint aux joues, plus forte que sa volonté, et qui dénonçait trop le saisissement où l’avait jeté cette demande. Éveline Malclerc eut une autre question aux lèvres, qu’elle ne posa point. Elle venait de sentir, chez le vieil ami de sa mère, le même parti pris de silence auquel elle se heurtait depuis tant de mois chez son mari. Cette impression était si complètement inattendue qu’elle en restait comme soudain paralysée. Elle dit simplement, en mettant d’elle-même son front sous les lèvres qui, elles aussi, ne voulaient plus parler :

— Adieu, mon ami, je vous remercie de ce que vous avez fait pour moi, ce matin…

Et déjà elle avait quitté la pièce et l’appartement, sans que d’Andiguier eût même tenté de dissiper le doute cruel qu’il venait de lire distinctement dans ces yeux. Il restait là, écoutant. Éveline était partie, et ce qu’il éprouvait, ce n’était pas une pitié pour elle, qui s’en allait de cette entrevue avec un soupçon pire que celui qu’elle y avait apporté. Non. C’était une délivrance de l’horrible comédie qu’il venait d’être obligé de jouer. C’était le sauvage soulagement qu’un homme, frappé à la place la plus profonde et la plus vivante de son cœur, éprouve à du moins souffrir en liberté ! Pour la première fois de sa vie, ce grand honnête homme venait en effet de mentir, d’essayer de mentir plutôt, par sa parole et par son visage, par son attitude et par tout son être. Mais pouvait-il rapporter à Éveline la conversation qu’il avait eue avec son mari et qui lui fit jeter ce cri, quand le bruit de la porte de l’hôtel, en se refermant, lui eut appris que la jeune femme était bien partie :

— Ah ! la malheureuse !…

Sur un point, d’Andiguier n’avait pas menti. Quand il était arrivé à l’hôtel de la rue de Lisbonne, le premier mot de Malclerc avait été : — Je vous attendais. J’étais sûr qu’Éveline serait allée chez vous et que vous viendriez… Il avait ajouté, comme à part lui : — Et c’est mieux ainsi… — L’accent profond de ces dernières paroles avait saisi le vieillard. Elles se raccordaient trop bien à l’attitude présente de cet homme qu’il avait toujours connu si surveillé, presque si hautain, et qu’il retrouvait comme humilié, comme vaincu, comme brisé dans le principe même de son énergie : — Que vous a dit Éveline ? avait encore demandé Malclerc. Répétez-moi tout. Je peux tout entendre. — Et il avait écouté le récit que d’Andiguier lui avait fait de son entretien avec la jeune femme, accoudé à sa table, le front dans sa main, jusqu’au bout, sans l’interrompre d’une remarque, sans donner d’autre signe d’émotion, par instans, qu’un frémissement nerveux de sa bouche. Ensuite il avait tourné sur son interlocuteur ses yeux bruns, dont le contraste avec la nuance fauve de ses cheveux n’avait jamais donné davantage à d’Andiguier l’idée de sa ressemblance avec quelque ancien portrait, et il avait dit : — Il y a bien longtemps que je vous connais, sans que vous me connaissiez, monsieur d’Andiguier… plus de dix ans… J’ai toujours respecté, vénéré en vous un des plus beaux caractères qui soient. La preuve en est dans cette lettre dont vous a parlé cette pauvre enfant, et que j’avais préparée en effet pour vous être remise après ma mort. Car, c’est vrai, j’ai voulu mourir… Je dis : j’ai voulu. J’ai eu trop pitié d’Éveline cette nuit pour ne pas essayer de tenir la promesse que je lui ai faite de ne plus attenter à mes jours… Je dis encore : essayer… Seul, je ne peux pas… Il avait répété : — Je ne peux pas… Peut-être vous-même, quand vous saurez tout, me direz-vous que je ne dois pas la tenir, cette promesse, et que je n’ai qu’à m’en aller… Et, sur une exclamation de d’Andiguier : — Ne vous récriez pas, attendez de savoir… Puis, tirant, d’un des tiroirs du bureau, la grande enveloppe dont la suscription avait frappé Éveline, et avec une gravité singulière :

— Voici, avait-il continue, les papiers que je voulais vous faire tenir après ma mort, avec un billet où je vous disais ce que je vais vous dire de vive voix. Quand j’eus pris la résolution d’en finir avec une torture intolérable, j’ai pensé qu’au lendemain de mon suicide Éveline en chercherait la raison. Si j’avais été sûr, bien sûr qu’elle ne la découvrirait jamais, je serais parti en détruisant tous les documens en ma possession qui pouvaient servir, non pas à justifier, mais à expliquer ma vie. Je n’en ai pas été sûr. J’ai écrit autrefois des lettres dont je ne sais pas si elles ont été détruites. J’ai eu des gens à mon service, autrefois, dont je ne sais pas s’ils ne m’ont pas espionné, s’ils n’ont pas surpris mon secret. Ces idées, je ne les avais pas eues auparavant. Je les ai eues, dans ces momens que je croyais les derniers. J’ai dû prévoir le cas où Éveline apprendrait ce que vous trouverez consigné ici, — et il frappa de la main l’enveloppe. — Je n’ai pas supporté la pensée qu’elle pût me juger ainsi quelque jour sur le fait brutal, sans avoir connu par quelles luttes j’ai passé, sans m’avoir compris. Voilà pourquoi, durant ces longues nuits d’insomnie, j’ai déchiré, de mon journal, — j’en ai toujours tenu un, j’ai été si seul ! — une soixantaine de feuillets qui correspondent aux deux périodes critiques de mon existence, avant mon mariage et après. Je les ai classés et mis à la suite. C’est toute mon histoire, telle que je l’ai vécue et que je l’ai sentie. Ce travail fait, j’ai voulu me garder une chance qu’Éveline ignorât toujours tant de misères. J’ai voulu, si tout devait lui être révélé, qu’il y eût, entre elle et l’horrible chose, un intermédiaire de dévouement, d’intelligence, de tendresse, pour lui adoucir le coup. J’avais pensé à vous, monsieur d’Andiguier. C’est la mission dont mon billet vous demandait de vous charger… Maintenant que je veux quand même essayer de vivre, je vous répète que, seul, je ne peux pas. Il me faut quelqu’un qui m’aide, quelqu’un qui me soutienne, à qui je puisse parler. C’était aussi de silence que je mourais. J’en étouffais… Accepterez-vous d’être cet appui pour moi à cause d’Éveline ? Je n’en suis pas sûr. Si quelqu’un peut me comprendre pourtant, me comprendre et me plaindre, c’est vous… Ne soyez pas étonné de ce langage. Il s’éclairera pour vous, quand vous aurez lu ces pages. Emportez-les. Ce que vous me direz de faire, après en avoir pris connaissance, je le ferai… Je vous demande seulement qu’à tout prix, Éveline ne sache rien, à l’heure présente, de ce que je viens de vous dire, ni que vous avez ces papiers. Après cette lecture, vous agirez, à cet égard, comme vous jugerez devoir agir… Pour le moment, vous lui direz que je vous ai répondu comme à elle, et que vous ne savez rien de plus. Aujourd’hui, je suis sûr que je ne traverserai plus de crise et que je pourrai lui être bienfaisant. De ne plus être seul à porter ce poids sur mon cœur va le permettre. Je vous en prie, ne m’interrogez pas davantage, et laissez-moi vous serrer la main… C’est peut-être pour la dernière fois… Oui, avait-il conclu, avec une expression plus découragée encore, qui sait si vous voudrez me revoir ensuite ?…

Sur ces énigmatiques paroles, les deux hommes s’étaient séparés. D’Andiguier, une fois remonté en voiture, avait été pris d’une si ardente fièvre d’impatience qu’il avait ouvert l’enveloppe. Elle contenait en effet une soixantaine de feuillets, arrachés à des cahiers de grandeurs différentes et classés par liasses sous des numéros. Quand le vieillard eut jeté les yeux sur un de ces feuillets, au hasard, un nom qu’il rencontra lui fit jeter un cri… S’il avait menti à Éveline, c’est qu’il n’avait pas pu lui dire ce qu’il avait appris au premier regard dans un sursaut inexprimable d’étonnement et d’épouvante, cette chose extraordinaire et inattendue pour lui jusqu’à la monstruosité : — que Malclerc tout jeune avait connu Mme  Duvernay ; qu’il l’avait aimée ; qu’il en avait été aimé ; qu’il avait été son amant ; et que, plus tard, il avait épousé la fille de sa maîtresse, à travers quels désordres de conscience, poussé par la recherche de quelles émotions, puni de cette espèce d’inceste sentimental par quels remords, c’est ce que cette confession allait révéler à d’Andiguier, en même temps que le détail des circonstances, si particulièrement romanesques, où Antoinette avait cherché l’oubli de son funeste mariage… Il était seul ! Il allait pouvoir enfin la lire, cette confession, en dévorer toutes les lignes, tous les mots. À peine assuré du départ définitif d’Éveline, il courut dans l’antichambre, retirer l’enveloppe d’un meuble où il l’avait cachée en rentrant. Quand il la tint de nouveau entre ses mains, et qu’ayant condamné sa porte pour tout le monde, — même pour Mme  Malclerc, — il se retrouva, dans le silence de son musée, parmi les nobles objets qui avaient été les muets témoins de sa noble vie, de ses rêves, de ses regrets, de son idolâtrie pour cette Antoinette, dont il avait cru tout savoir, — dont il n’avait pas su cela ! — une lointaine image s’évoqua soudain. Il se revit, dans cette pièce, dix ans auparavant, devant cette haute cheminée, tenant aussi entre ses mains une enveloppe, et la brûlant avec tous les papiers qu’elle enfermait, pour obéir à son amie. Comme il s’était révolté contre le soupçon, apparu alors dans son esprit, que c’étaient des lettres d’amour ! À ce souvenir, une indicible émotion détendit les traits rigides de son visage, que la magnificence de ses sentimens avait fini par empreindre d’une beauté. Une suprême tristesse passa dans ses yeux, et il commença de lire et de relire les pages, pour lui vivantes jusqu’à l’hallucination, où Malclerc lui révélait enfin quels secrets bonheurs, quelles audaces et quelles ardeurs, avaient cachés jadis au monde et même à lui, les prunelles impénétrables, le sourire contenu et la mystérieuse douceur de la morte.


IV. — UNE CONFESSION


Premiers fragmens du journal de Malclerc.

1.

Nice, 3 décembre 1891.

… C’était chez moi, ce « chez moi » qui fut notre seul « chez nous, » il y a dix ans, vers cette époque, pas beaucoup avant cette mort tragique dont l’anniversaire tombe demain. Le soir venait, un soir voilé et gris de la fin de novembre, et il emplissait de sa mélancolie ce petit appartement de l’avenue de Saxe que j’avais arrangé pour la recevoir, et dont je n’ai jamais eu, depuis, le courage de me défaire. Faut-il qu’elle soit entrée en moi à une profondeur extraordinaire pour qu’après ces dix ans, l’idée de ces tentures arrachées, de ces meubles vendus, de ces trois chambres détruites me donne toujours cette impression de la seconde mort ! Et d’y entrer me fait si mal que je n’y vais pas six fois l’an !… Ce soir-là, nous n’avions pas fermé les volets de la fenêtre qui donnait sur l’étroit jardin. Nous n’avions pas de lumière, et la flamme de la cheminée luttait seule dans la pièce contre l’envahissement du crépuscule. Antoinette était assise sur une chaise basse, au coin de ce feu. Je ne voyais d’elle que son profil gagné par l’ombre. Elle appuyait sa joue sur sa main, et son bras sortait, nu et blanc, de la manche de cette souple tunique en soie mauve que j’ai toujours, avec les autres menus objets qui lui ont appartenu. J’y retrouve, quand j’ose la toucher, la forme de son corps, ses gestes, sa grâce, tout ce qui n’est plus !… La flamme du foyer donnait des reflets fauves à ses cheveux blonds, qu’elle avait relevés elle-même en grosses torsades au-dessus de sa nuque, et elle me parlait, comme elle faisait dans ces fins de rendez-vous, dans ces agonies du jour, avec cette voix qui semblait venir de si loin dans son âme, et elle allait chercher dans la mienne une fibre de volupté et de tendresse qui, depuis, n’a plus jamais été touchée. C’était une émotion à la fois douce à s’en évanouir et pénétrante à en crier. Elle n’avait qu’une semaine à vivre, et, comme si elle eût deviné sa fin toute proche, elle disait, je l’entends encore :

— Mon rêve, vois-tu, ce serait de m’en aller ainsi, à cette heure, le jour où tu m’aurais le plus aimée, et pour toujours. Je n’ai plus longtemps à être jolie. Je voudrais disparaître avant ma première ride, avant ta première lassitude… Je serais certaine, bien certaine alors, de te laisser de moi un souvenir unique, une trace sur ton cœur que rien ne pourrait plus effacer… Tu auras d’autres amours, — ne dis pas non ! — tu te marieras peut-être. Je ne peux pas lutter contre ta vie. Je t’ai connu trop tard, et, quand je t’aurais connu plus tôt, j’étais ton aînée. Je ne devais pas t’épouser… Mais je veux t’avoir tant aimé, si profondément, si tendrement, que ta pauvre Ante ait toujours son coin de regret dans ton cœur… Je l’aurais, si tu me perdais maintenant… Ah ! laisse-moi poser ma tête sur ce cœur ! Je n’ai été heureuse que là…

Et elle m’avait attiré vers elle. Je m’étais mis à genoux, sa tête appuyée contre ma poitrine. Nous nous taisions. La nuit finissait de tout noyer d’ombre autour de nous. La grande fenêtre pâle laissait arriver le bruit de la vie, si lointain, si sourd. Je respirais le parfum qui montait de sa chevelure, et une contagion d’amour émanait d’elle qui s’insinuait jusqu’au plus intime de mon être… doux fantôme ! c’est trop vrai que tu m’as trop bien aimé, trop vrai que tu m’as marqué le cœur de la trace qui ne peut plus s’effacer, trop vrai qu’entre ce cœur et les femmes que j’ai essayé d’aimer après toi, toujours ton image est venue se glisser, pour me rappeler qu’elles n’étaient pas toi, que je ne les aimais pas comme tu m’avais fait t’aimer… La preuve en est que, chaque année, à l’approche de ce fatal 4 décembre, ces souvenirs, qui devraient s’être apaisés, recommencent d’obséder ma mémoire. Un rien les réveille, une comparaison aussi puérile que celle qui m’a, ce soir, représenté de nouveau, avec tant de force la « pauvre Ante » assise au coin du feu, par la fin de l’après-midi, et parlant, comme elle parlait : il m’a suffi de me trouver à cinq heures en visite chez la jeune comtesse Osinine, qui me plaisait pourtant beaucoup, et qu’à une seconde, elle se levât, pour sonner, en disant : « Il n’y a pas de moment que je déteste plus que celui-ci, entre chien et loup… » Oui, elle me plaisait, avec le velours de ses beaux yeux noirs dans son teint de camélia, ses mutineries et ses coquetteries. Je crois aussi que je ne lui déplais pas. Elle est libre et ce serait un joli emploi de cet hiver, puisque je resterai sans doute jusqu’au printemps sur la côte… Et son innocente petite phrase a eu pour effet de me rejeter tout entier, par contraste, vers ce passé — si passé. Il devrait l’être, hélas ! Il l’est si peu, que j’ai quitté la villa Osinine tout d’un coup, sur cette seule impression, pour venir m’enfermer dans cette chambre de hasard et me souvenir…


Nice, 4 décembre.

… J’ai employé cette journée d’anniversaire, comme tous les 4 décembre depuis ces dix ans, à relire les lettres qui me restent d’elle.

J’en réciterais de mémoire toutes les phrases, et il me semble chaque fois que je les découvre… Ah ! que j’ai raison de le regretter, ce passé, et comme il est naturel que, depuis, je n’aie jamais vécu dans l’heure présente, que j’aie toujours subi cette horrible impression de la déchéance, d’un Éden perdu, d’un « moi » d’autrefois dont le « moi » actuel n’est que l’épreuve dégradée, que la parodie. Est-ce que cela se produit deux fois dans la vie, une rencontre comme la nôtre ? Si ces huit mois qu’a duré notre liaison, — huit petits mois ! — sont devenus toute ma jeunesse, ce n’est pas seulement parce qu’Antoinette avait le génie de l’amour, une magie de fée pour enchanter les moindres choses associées à son sentiment. C’est aussi que j’avais apporté à cette grande artiste en tendresse, avec mon âme de vingt-quatre ans, un instrument tout accordé pour vibrer en harmonie avec elle, une sensibilité toute prête à frémir par elle et pour elle. J’étais vraiment celui qu’elle attendait. Son cruel et brutal mariage, ses longs jours de reploiement intérieur, tant de chagrins rentrés, tant de rêves sans espérance lui avaient encore affiné le cœur. Il y avait en elle à la fois la peur et le besoin de l’émotion, des susceptibilités infinies et des élans presque désespérés vers le bonheur, un tremblement devant ce bonheur enfin possédé, une terreur de le perdre, un souci presque religieux de l’embellir, de l’approfondir, d’en faire ce chef-d’œuvre à deux que je suis seul maintenant à me rappeler, et toute mon éducation sentimentale m’avait comme prédestiné à cette grande amoureuse. Je lui étais arrivé avec le cœur d’homme qu’elle n’osait plus désirer, jeune et docile, ardent et influençable, à qui elle apprît à l’aimer comme elle voulait être aimée…

Voilà l’évidence qui m’a accablé aujourd’hui durant les longues heures où j’ai revécu en esprit tous les épisodes de notre commun roman depuis les premiers. Jamais, jamais plus je ne retrouverai cela, parce qu’une autre Antoinette n’existe pas, et aussi parce que je n’ai plus en moi mon cœur d’alors. Qu’il était fou, ce cœur, à cette époque, et comme il courait, comme il se précipitait vers l’avenir, avec quelle ardeur imprudente, avec quelle avidité de la vie ! Il y a des êtres qui ont, innée en eux, la sagesse d’attendre leur âme, qui laissent pousser, se lever, grandir leurs sentimens, comme le jardinier laisse pousser ses plantes. Ils acceptent leur vie comme on accepte les saisons, ils ne la devancent pas. Il en est d’autres dont l’impatience de vivre se révolte contre la lenteur du temps, qui veulent avoir tout senti et tout de suite, dont les mains se tendent vers les grappes avant qu’elles ne soient mûres, vers les fleurs avant qu’elles ne soient ouvertes. J’étais de ce nombre. Dès ma première enfance, le désir, chez moi, avait été une force incontrôlable, si violente qu’elle épuisait à l’avance mon pouvoir de sentir. D’où ai-je hérité cette frénésie d’imagination, cette intempérance de la convoitise ? Je n’en sais rien. Où ai-je donc pris, moi, l’enfant grandi dans un milieu de vieille bourgeoisie provinciale, cette incapacité de durer, cette ardeur exaspérée qui, tout de suite, et dès que le monde passionnel se fut révélé à mon adolescence, se tourna uniquement, fixement, vers l’émotion amoureuse ? Je n’en sais rien. Est-ce l’atmosphère d’irréligion et d’impureté des deux lycées où j’ai grandi qui, en m’enlevant la foi et en m’initiant trop jeune aux désordres des sens, m’a laissé désarmé contre les enivremens de ma précoce imagination ? Sont-ce les livres que j’ai lus à cette époque qui ont développé en moi le goût passionné de sentir ? J’en ai tant dévoré alors, et les plus maladifs, ceux où l’on dirait que l’écrivain s’est déchiré, déchiqueté toute l’âme pour y aiguiser la vie ! Étais-je, — et je l’ai pensé souvent, en constatant combien la vie physique m’a toujours laissé insatisfait, quand elle n’était pas imprégnée d’âme, quelle place ont tenue dans mes jouissances et dans mes souffrances des espérances et des déceptions, des souvenirs et des regrets, c’est-à-dire des idées, — étais-je un mystique manqué ; et, n’ayant plus de Dieu auquel croire, cet élan vers l’amour, qui m’a soulevé si jeune d’une telle fièvre, n’était-il qu’une nostalgie de la piété perdue ? Étais-je, tout simplement, un enfant de la fin du siècle, venu dans un moment de grande détresse publique, où aucun souffle de vaste enthousiasme ne courait dans l’air, où aucune terre promise n’apparaissait à l’horizon ? Qu’importent les causes ? Il est certain qu’aussitôt que j’ai commencé de me connaître, je n’ai jamais conçu qu’un bonheur, nourri qu’une ambition, poursuivi qu’un idéal : aimer et être aimé !… Aimer, être aimé ! Me les suis-je assez répété entre ma quinzième et ma vingtième année, ces trois mots ! Y ai-je assez fait tenir un infini d’extase, et une terreur infinie de ne pas l’atteindre ! Me les suis-je assez enfoncés au vif de mes sensibilités, pour y redoubler le malaise secret qu’ils y ont éveillé ! Ai-je assez désiré sentir ! Ai-je assez été un passionné de la passion, un amoureux de l’amour, ne voyant de prix à la vie que là, mettant au-dessus de tous les succès de carrière, de toutes les ambitions et de tous les devoirs ce que j’appelais, à cette époque, ce que j’appellerais encore : l’émotion sacrée.

C’est toute la ferveur sentimentale de cette jeunesse que j’apportais à Antoinette. Pourrais-je encore la retrouver en moi aujourd’hui ? Non. Pas plus que l’espèce d’audace intérieure, de décision presque désespérée que m’avaient données de précoces désenchantemens. Les années qui s’étaient écoulées entre ma sortie du lycée et cette rencontre avec elle avaient été dépensées en si vaines, en si stériles expériences ! Je le comprends aujourd’hui, et un obscur instinct m’en avertissait dès lors, cette passion de la passion, cet amour de l’amour, sont une des pires conditions pour arriver à la vraie passion et au véritable amour. Il y a, dans le jeune homme qui aime à aimer, une précipitation à sentir qui le fait s’attacher à la première femme venue, pour peu qu’elle soit un peu semblable de visage au modèle idéal qu’il porte en soi. Il s’efforce d’éprouver à cette occasion ces sentimens dont le désir et comme le dessin anticipé flottent en lui. Il n’aime pas cette femme, il essaye de l’aimer. Un instant arrive, et qui ne tarde guère, où ce mensonge volontaire se dissipe, et où l’amoureux de l’amour s’aperçoit qu’il n’a pas aimé. Il recommence ailleurs, pour éprouver de nouveau la même désillusion, et, souvent, courir ainsi, de mirage en mirage, jusqu’au moment où il est trop tard !… Ah ! que cette misérable poursuite de l’émotion jamais atteinte a bien failli être mon histoire ; comme elle l’était ! Et qui sait ce qui serait advenu de moi, si le hasard — un de ces hasards qui vous donnent, lorsqu’on s’en souvient, une sensation de destinée, — ne m’avait pas fait monter, par ce jour de mars 1882 dont je vois encore l’azur clair, chez cette vieille Mme  Saulnier, l’amie de ma famille, à qui je rendais visite une fois l’an. Mme  Duvernay, qui la connaissait, y venait à peu près autant. Elle y était ce jour-là… Je la vis, avec cette beauté si à elle, comme pétrie de grâce et d’amertume, avec ce regard si caressant et si surveillé, cette bouche ourlée pour l’amour et si réservée, cette délicatesse nerveuse de ses mains, de ses pieds, de tout son être, et je compris que, si je devais l’éprouver enfin, cette émotion sacrée, dont j’avais tant rêvé, et que j’avais poursuivie vainement déjà à travers bien des aventures, ce serait pour cette femme. J’avais eu des maîtresses et je n’avais pas aimé. Dès cette première heure, je crus deviner, à l’expression si particulière de ses yeux, qu’elle n’avait pas été heureuse. Cela voulait dire pour moi que jusqu’ici elle non plus n’avait pas aimé ! Et, comme si nos désirs vraiment profonds avaient à leur service un don infaillible et mystérieux de double vue, dès cette première heure, j’étais sûr que, si j’arrivais à me faire connaître d’elle, elle m’aimerait. Me faire connaître d’elle ? Mais comment ? Il fallait avoir les vingt-quatre ans que j’avais alors pour concevoir la déraisonnable, l’incroyable démarche que je hasardai au lendemain de cette rencontre ; il fallait être égaré par cette passion de la passion qui me donnait un tremblement intérieur, toujours plus fiévreux à chaque nouvelle déception, lorsque je pensais que j’étais dans la fleur de ma jeunesse, que cette jeunesse allait passer et que je n’avais pas vraiment aimé, que je risquais de n’aimer jamais, si je laissais s’en aller la femme que je devais aimer, le jour où elle se trouverait sur mon chemin ! Ce qui était naturel, ce qui était simple, c’était qu’après cette présentation à Mme  Duvernay, j’essayasse d’aller chez elle, d’y être reçu, de lui plaire, de me faire accepter dans son milieu, de la courtiser enfin. Au lieu de cela, de quel expédient m’avisai-je ? Je lui écrivis, et quelle lettre !… Comme de juste elle ne me répondit pas… J’osai lui écrire une seconde lettre, une troisième, une quatrième, d’autres encore. Ce n’était pas seulement la quasi-certitude d’être à jamais condamné par elle. C’était risquer, une fois de plus, de voir avorter le sentiment que cette rencontre avait commencé d’éveiller en moi. En surexcitant mon cœur à vide, dans ces pages écrites à une femme dont je ne savais pour ainsi dire rien, je courais le danger, si le hasard nous remettait de nouveau en présence, que le désaccord entre mon exaltation imaginative et sa personne réelle ne me desséchât subitement. Mais cette femme était Antoinette, toute la bonté, comme elle était toute la beauté, toute l’intelligence, comme elle était toute la grâce. L’homme qu’il y avait derrière ces lettres d’enfant, elle le comprit. L’appel désespéré de ma jeunesse vers la passion, elle l’entendit. Cet amour imaginatif, elle n’eut qu’à vouloir, pour en faire la plus vraie, la plus brûlante des tendresses…

Quels souvenirs ! Je viens de m’arrêter dans cette évocation. Toute cette entrée dans mon paradis se présentait à moi avec trop de force. J’en revivais avec trop de fièvre tous les épisodes : et ma seconde visite chez la bonne Mme  Saulnier, où j’apprenais que Mme  Duvernay aussi était revenue, — et je devinais trop que c’était pour savoir quelque chose sur moi, — et mes stations à l’angle de sa rue pour la regarder sortir ! Je n’avais plus le courage de me présenter chez elle maintenant. Je me revoyais au moment où je n’espérais plus approcher jamais d’elle, recevant sa première réponse, et notre premier rendez-vous et ceux qui le suivirent, presque tous dans ce lointain Jardin des Plantes, où nous nous sommes tant promenés, et le reste, et l’asile de l’avenue de Saxe, et le doux roman caché de nos tendresses. J’entendais sa voix, me dictant cette volonté d’absolue séparation entre notre vie d’amour et sa vie de veuve et de mère, — volonté romanesque et folle en apparence, comme mes lettres, comme la divination que nous avions eue, sans nous connaître, elle de moi et moi d’elle, — volonté si sage et qui a fait de cet amour ce chef-d’œuvre d’émotion partagée qu’elle avait rêvé ! Elle disait :

— Quand on s’aime, il faut vivre ensemble tout à fait, ou pas du tout… Promets-moi que tu n’essayeras jamais de changer ce qui est, que tu ne voudras pas venir chez moi, te mêler à mon autre vie. Nous y perdrions notre bonheur. Je ne prends rien à ma fille en t’aimant, je ne te prends rien en l’aimant, parce que, ne vous connaissant pas l’un l’autre, vous ne pouvez être jaloux, ni elle de toi, ni toi d’elle… Appelle-moi, j’apparaîtrai toujours. Quand tu ne voudras plus, tu ne m’appelleras plus… Je veux que tu ailles, que tu viennes, que notre cher secret te suive, et qu’il ne te représente pas un devoir, pas un ennui, rien que de la douceur et de l’extase. C’est comme un palais magique que tu aurais quelque part pour t’y retirer, et que tu pourrais faire se dresser ou s’évanouir à ton gré… C’est ma seule revanche contre celle qui t’aura à elle toujours, que j’aie été pour toi quelque chose que personne ne pourra jamais être…

Elle parlait ainsi, et je lui promettais, je lui jurais de respecter sa volonté. Il eût été trop naturel que cette insistance à me tenir hors de son milieu d’habitudes m’empoisonnât d’affreux soupçons. Mais non. Je savais qu’Antoinette était vraie, vraie jusqu’à l’âme de son âme. D’ailleurs, je n’aurais pas pu discuter le moindre de ses désirs. Quand elle était là, il émanait d’elle un magnétisme qui me contraignait de sentir comme elle voulait que je sentisse. Quelquefois, en me regardant avec ses yeux bleus, d’un regard où ses énergies les plus intimes semblaient passer, elle me disait encore : « C’est moi qui ai voulu que tu m’aimes… J’en avais tant besoin… » Et c’était vrai, qu’elle me faisait l’aimer comme elle voulait. C’était une possession de ma sensibilité par la sienne, si profonde, si totale que je ne l’ai jamais secouée tout à fait, que je l’éprouve à cette minute au point de me demander si elle n’est pas là, invisible, à me répéter : « Aime-moi !… »


Nice, 6 décembre.

… Était-ce un pressentiment, que cette récurrence, si vive, si intense de ces souvenirs toujours si présens ? mais hier et avant-hier ils avaient pris une force d’obsession. Durant les toutes premières années qui suivirent sa mort, j’ai été souvent bien près de croire qu’un lien d’outre-tombe continuait de m’unir à elle. L’excès du regret a de ces illusions auxquelles je n’ai jamais cédé. Où il n’y a plus rien, il faut avoir le courage de se dire : il n’y a plus rien. Mais les médecins les plus matérialistes n’admettent-ils pas cet inexplicable phénomène de la télépathie, de l’impression à distance ? Mettons donc que la crise aiguë de mémoire qui m’a saisi au sortir de la villa Osinine, n’avait pas seulement pour cause la phrase insignifiante de la jeune comtesse et son aversion pour le soir qui tombe, ni le retour du triste anniversaire, mais l’arrivée, dans cet hôtel où je loge, de quelqu’un qu’il me sera impossible désormais de ne pas associer à l’idée de la « pauvre Ante. » Et pourtant !… Nous étions donc, tout à l’heure, mon compagnon préféré d’ici, mon voisin d’étage, Jacques de Brèves, et moi, à fumer dans son salon, en bavardant, lorsque nous voyons entrer un de nos camarades de l’Agricole, le petit René de Montchal, que nous savions installé à Hyères avec sa mère.

— J’en arrive, répond-il à notre question, et j’y retourne la semaine prochaine. Je suis venu me dégourdir un peu, et puis Lucie Tardif a quelques jours à elle, avant l’arrivée d’Abel Mosé… J’ai vu vos noms sur la pancarte du bureau et je suis monté vous serrer la main. Je ne vous dérange pas ?…

Il serait assez joli garçon, ce jeune Montchal, il a des traits fins et un air de race, mais, à vingt-sept ans, la fête l’a déjà tout délavé et fripé physiquement, et, moralement, il est de son temps, le temps des syndicats. Il avait surtout tenu à nous bien faire savoir, à nous ses aînés, qu’il a toujours son dixième de part dans les faveurs d’une des filles les plus cher cotées de Paris.

— Vous voyez bien qu’il n’y a que Nice, lui dit Jacques, je vous avais averti… Cannes, Saint-Raphaël, Hyères, ce n’est pas pour un viveur comme vous, ces vertueuses villes…

— Vous oubliez que je suis en puissance maternelle, interrompit René. D’ailleurs, n’était Lucie, je passerais le temps assez doucement là-bas. Il y a une bonne partie de poker au cercle, et quelques maisons vraiment très agréables… Je vis passer dans les yeux de Jacques un certain petit éclair que je connais bien. Je devinai qu’il allait persifler notre cadet. Entre nous, je crois qu’il ne lui pardonne pas Lucie, ou qu’il ne le pardonne pas à Lucie. Il a eu aussi une histoire avec elle, très courte et déjà ancienne, et cela suffit pour expliquer qu’à cinquante ans qu’il aura bientôt, il n’aime pas beaucoup ses tout jeunes successeurs. Il ne serait sans doute pas fâché de mettre la discorde dans ce faux ménage, — ou faux dixième de ménage, mais les syndicats n’empêchent pas les scènes. — Toujours est-il que, se tournant vers moi, il me dit avec une gravité comique :

— Étienne, regarde bien ce garçon-là. Je ne lui donne pas six mois pour avoir fait la grande gaffe. C’est du mariage que je parle, traduisit-il.

— Moi ! Quelle idée !… s’écria Montchal. Il eut une toute petite rougeur sur ses joues, mais si légère, et il ajouta : Et Lucie ?

— Lueur mourante de célibat, — reprit Brèves ; mais, quand on est de la grande tradition de Caderousse, — c’était une de ses plaisanteries de donner à ce pauvre René le surnom de ce célèbre élégant, — et qu’on parle de maisons vraiment très agréables, et sur ce ton-là, — il l’avait imité, — on est mûr pour épouser… Tenez, continua-t-il, en avisant un journal de saison sur la table, parions-nous un dîner à Monte-Carlo, avec Malclerc et Lucie, que je trouve le nom de la future Mme  de Montchal ?

— Eh bien ! essayez… dit celui-ci. Et voilà Jacques qui cherche dans ce journal la rubrique : Hyères, et qui commence de lire une longue liste de dames et de demoiselles installées dans les hôtels ou les villas ; et, à chaque fois, le petit de Montchal répondait, suivant le cas : « inconnue, » « jeune » ou « vieille, » — « pas mal » ou « affreuse, » jusqu’à un moment où le liseur appela un nom qui me fit m’intéresser tout d’un coup à ce cocasse examen : « Comtesse Édouard Muriel et famille. Villa des Cystes. » — « Cinquante ans, » répliqua Montchal. Il me semble que de nouveau un rien de rougeur lui était venu aux joues. « Oui, » insista l’autre, mais « la famille ? » — « Quatre filles et une nièce. »

— « Et les filles ? » — « Pas trop mal. » — « Et la nièce ? »

— « Très jolie. » Encore un rien de rougeur, mais la voix était restée calme. Si calme, que Jacques continua son interrogatoire sans s’être aperçu de rien jusqu’à un moment où il jeta la feuille en disant : — J’ai perdu mon pari. Quand voulez-vous dîner ?

— Quand vous voudrez, répondit Montchal.

— Pourquoi pas ce soir ? dis-je à mon tour.

— Va pour ce soir, reprit le jeune homme. Lucie est libre justement.

— Je te croyais engagé chez Mme  Osinine, me dit Jacques quand nous fûmes seuls.

— Je me dégagerai, voilà tout, répondis-je. Lucie nous aurait peut-être manqué un autre jour, et elle est si agréable à regarder ! Tu en sais quelque chose… — Comment aurais-je donné à ce camarade de club, qui ne connaît rien de ma vie secrète, la véritable raison ? Cette indéfinissable gêne, surprise sur le visage de Montchal, quand le nom de la comtesse Muriel avait été prononcé, pouvait venir de ce qu’il pense vaguement à épouser une des filles de cette dame. Ce pouvait être aussi qu’il pense à épouser la nièce. Et cette nièce, j’ai toutes les raisons de croire que c’est la fille d’Antoinette. Que Mme  Édouard Muriel soit sa belle-sœur, je le sais. Je sais aussi qu’Éveline, l’enfant de mon amie, lui a été confiée après la mort de la mère. Je sais que cette enfant vit, qu’elle doit avoir vingt ans, et rien de plus. C’est la logique de la volonté d’Antoinette que mon ignorance totale à ce sujet. C’est la suite nécessaire de ce divorce qu’elle avait exigé entre sa vie de famille et sa vie d’amour. Combien de fois, depuis qu’elle m’a quitté si tragiquement, ai-je souhaité de voir son enfant, de la connaître, de lui parler, de savoir si elle lui ressemble ! Et puis de faire quoi que ce soit pour ce rapprochement m’a paru une espèce de manque à la parole donnée autrefois, presque un sacrilège envers sa mémoire. Combien de fois ai-je imaginé un hasard qui nous mettrait en face l’un de l’autre, cette jeune fille et moi, sans que j’eusse rien fait pour cela, afin de concilier mon scrupule et cette envie ! Et cette rencontre n’a jamais eu lieu. Mademoiselle Duvernay vit d’habitude, si mes renseignemens sont exacts, — car je n’ai jamais pu en prendre qu’avec tant de prudence, — hors de Paris. Et moi, j’ai tant voyagé, depuis ces dix années, tant trompé par du mouvement cette impuissance à sentir, cette incapacité de me rajeunir dans des émotions nouvelles, rançon de ce trop complet amour !… Et tout à l’heure, après cette crise aiguë de souvenirs, cette soudaine révélation que cette enfant se trouvait si près de moi à mon insu m’a de nouveau donné le frisson superstitieux, ce sentiment, que je n’accepte pas, d’une communication entre la morte et moi. Pendant une seconde, devant ces tout petits signes de trouble que je croyais surprendre chez René de Montchal, l’idée m’a saisi qu’elle était revenue, la veille, me demander de partir, me demander de défendre sa fille contre un désastreux mariage… Quelle ironie que ce sursaut d’illusion mystique aboutisse à me faire dîner ce soir, avec ce pince-sans-rire de Jacques, ce petit rien du tout de René de Montchal, et une créature, — dans un des restaurans de Monaco ! Comment m’y prendre pour que Montchal me dise si cette nièce de Mme  Muriel est vraiment Éveline Duvernay, et qu’il ne puisse même pas soupçonner que je connais son nom ?

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2

Hyères, 17 décembre.

… Ce n’est pas sans remords que je suis venu ici, mais comment les garder, ces remords, après l’émotion de cette journée qui m’a comme galvanisé l’âme ? Si Antoinette pouvait recevoir encore quelque joie dans ce pays de l’éternel oubli où elle est entrée, de sentir combien elle me reste vivante ne lui serait-il pas une douceur ? Car c’est à cause d’elle, uniquement d’elle, que j’ai voulu voir sa fille, et, dans cette fille, c’est elle que j’ai revue, avec quelle poignante surprise, dont je ne sais pas si elle m’a fait plus de mal ou plus de plaisir, si j’accepterai de la renouveler ou si je la fuirai pour toujours !… Mettons un peu d’ordre dans ces souvenirs, puisque j’ai repris ce journal une fois de plus, et que j’ai recommencé de me raconter mon cœur à moi-même. J’aurais plié sous le fardeau, à une époque, si je n’avais pas eu ce moyen de tromper l’horrible solitude, et cette époque est revenue. Sais-je pourquoi ? À cause de la saison sans doute et du récent anniversaire, à cause de ce cœur surtout qui ne veut pas, qui ne sait pas s’assagir et qui, maintenant, se plaît à se faire souffrir pour sentir. À vingt ans, j’avais du moins cette excuse, dans mes recherches folles de l’émotion, que je voulais vivre. J’ai vécu. Je voulais aimer et être aimé. J’ai aimé, j’ai été aimé. Quel spasme nouveau de ce cœur vieilli souhaitai-je donc d’éprouver ?… Mais je m’égare encore. Notons des faits.

Premier fait qui m’a décidé à quitter brusquement Nice : l’insupportable ennui que m’a soudain représenté mon début d’affaire avec Mme  Osinine, à cette date ! Rien que d’avoir causé avec Montchal à plusieurs reprises et de l’avoir amené, ce qui a été plus aisé que je ne croyais, à me parler d’Éveline Duvernay avait suffi à me rappeler de nouveau tout le passé avec trop de force, et cette aventure m’excédait par sa banalité, presque avant d’avoir commencé. — Second fait : ce que Montchal m’avait dit de lui-même au cours de ces diverses conversations, et certaine petite phrase qui traduisait chez lui le projet bien arrêté d’un beau mariage et très prochain. Ce moqueur de Jacques y avait vu juste, quand il qualifiait l’histoire avec Lucie de « lueur mourante de célibat. » Le dernier soir du séjour de Montchal à Nice, et comme j’entrais au cercle de la Méditerranée, je le trouvai qui en sortait la mine déconfite : — Je rentre à Hyères demain, me dit-il, ce voyage m’a coûté trop cher… — Vous venez de jouer ? lui demandai-je. — J’en suis pour cinq cents louis, rien que depuis le dîner, me répondit-il. — Et Lucie Tardif ? interrogeai-je. — C’est comme le jeu et comme Nice, répliqua-t-il dans son langage : — J’en ai soupé… Quand je pense, continua-t-il (je dois ajouter qu’il avait bu un ou deux cock-tails de trop pour oublier sa déveine au baccara), quand je pense qu’il ne dépendrait que de moi d’avoir un intérieur charmant, et beaucoup, beaucoup d’argent, avec une femme aussi distinguée que Lucie est rosse… Car enfin, cette Mme  Duvernay, la nièce de Mme  Muriel, si je voulais !… Et, ma foi, je crois que je vais vouloir… — Oui ; ce fut la raison déterminante de mon départ, à moi, pour Hyères, ce propos-là. Un irrésistible besoin de savoir ce qui en était au juste de ses relations avec Éveline et de ses chances de succès, m’a fait prendre le train hier soir, après beaucoup d’hésitation, et me voici.

Je passai une partie de la nuit de mon arrivée à la fenêtre de ma chambre d’hôtel, à regarder l’horizon de la plaine qui sépare Hyères de la mer, les phares tournans là-bas sur les îles, les allées de palmiers éclairées par la lune, la palpitation des larges étoiles. Je ne pouvais dormir. Le scrupule de manquer à l’ancienne promesse luttait en moi de nouveau contre l’envahissement de ce mirage mystique, contre cette folle illusion d’une influence d’outre-tombe, m’invitant, m’inclinant à préserver d’un mariage détestable l’enfant de la morte. Comme si je pouvais quoi que ce soit sur la destinée d’une jeune fille pour qui je ne saurais être qu’une connaissance de ville d’eaux ! Non. Je sais bien que ce n’est là qu’un sophisme, qu’un prétexte. Si je suis venu dans la même ville que la fille d’Antoinette, ç’a été simplement par une irrésistible curiosité de voir ce qu’Éveline avait de sa mère. Mon vrai, mon profond désir, ç’a été de me procurer encore une sensation d’Antoinette, à propos de cette enfant qui lui tenait de si près. Je ne soupçonnais pas quel choc je me préparais à recevoir. Je savais que j’en aurais un, et j’en avais presque un appétit physique. C’est bien pour cela que le scrupule continuait de me tourmenter encore ce matin, lorsque, m’étant enquis de l’adresse de Mme  Muriel, je m’acheminai vers le quartier de Costebelle, où l’on m’avait dit qu’était la villa des Cystes. Il faut une petite demi-heure pour gagner d’Hyères cette colline au joli nom toute boisée de pins d’Alep et que domine le blanc clocher d’une église dédiée à une Notre-Dame de Consolation. Tout le long de la route, de place en place, se dressent de modestes édicules, fermés d’une grille, où s’abrite dans sa niche une statuette, ici de Madone, là d’un saint Roch, ailleurs d’un saint Joseph. Ils marquent les étapes d’un pèlerinage, et la naïve dévotion des femmes de ce pays de fleurs pare ces niches de bouquets toujours renouvelés. Dans la disposition d’esprit où je me trouvais, ce gracieux symbole m’attendrit comme une sympathie. N’était-ce pas un pèlerinage d’amour que j’étais en train d’accomplir, moi aussi, non pas avec la foi des fidèles de la blanche église, mais avec la seule piété de l’incrédule : la religion de la mort et du souvenir ? Le hasard voulait qu’il fît, par cette matinée pour moi si particulière, un de ces temps de Provence, à la fois clairs et âpres, où il flotte, dans l’atmosphère, du soleil caressant et de la brise un peu mordante, et qui vous énervent en vous vivifiant. Et quel paysage autour de moi ! Là-bas, la plaine d’où je venais, avec la ville à l’arrière-plan collée contre son rocher que couronnent les ruines de son château, la mer plus au loin, semée de grands vaisseaux, toute bleue et emprisonnée dans le vaste cercle de Giens, de Porquerolles, de Port-Gros, et de la côte. Devant moi, une route bordée de haies de roses, sinueuse et blanche, entre des champs de violettes, des vignes, des oliviers, et les pentes boisées des mamelons. À gauche, le clocher de la chapelle. À droite, par une échancrure de la colline, la silhouette abrupte des montagnes de Toulon ; et, sur tout cela, le rayonnant azur du ciel du Midi répandait comme une gloire. Cette divine lumière donnait de la grâce, même aux bicoques des maraîchers éparses de-ci de-là. Elle avivait et fondait à la fois les couleurs claires dont étaient peintes les façades des villas aperçues à travers les arbres. J’allais lentement, regardant cet horizon, respirant la salubre senteur des pins, lisant les inscriptions gravées aux portes des jardins, pensant à Antoinette et à l’enfant inconnue qui lui survivait, jusqu’au moment où ces deux mots : Les Cystes, répétés sur deux piliers de pierre, le long desquels montaient d’immenses géraniums grimpans, me firent m’arrêter, le cœur un peu remué. J’étais arrivé. Ces piliers servaient de supports aux battans d’une grille, à travers les barreaux de laquelle j’aperçus tout un parterre de végétations tropicales : des jubæas aux larges palmes souples, des yuccas hérissés de feuilles barbelées, des agaves énormes, des bosquets de mandariniers dont les fruits d’or brillaient dans la frondaison noire, des pentes de gazon avec des corbeilles d’anémones, et des bordures de narcisses et de frésias. L’arôme un peu sucré de ces fleurs m’arrivait, mêlé au parfum d’invisibles violettes, dont les planches devaient s’étendre tout près de moi. Et, au fond, la maison se blottissait, toute rose, et revêtue, elle aussi, de plantes grimpantes jusqu’à son premier étage. C’était une construction très simple, plus large que haute, avec une terrasse à l’italienne, à l’extrémité de chaque aile. Par derrière, la colline redressée subitement, et presque à pic, suspendait sa pinède. Il était visible que l’admirable jardin, avec ses beaux arbustes exotiques, avait été conquis sur la forêt primitive, car il était enserré des deux autres côtés par des massifs de ces mêmes pins d’Alep, où le vent éveillait cette rumeur vague et berceuse, si pareille à celle de la mer dans la distance. Je n’avais jamais entendu parler de ce jardin et de cette maison avant de les voir ; on ne m’en avait montré aucune peinture, aucune photographie, et il me semblait que je les reconnaissais, tant c’était l’asile que j’eusse souhaité à une fuite avec Antoinette autrefois, tant l’aspect des choses y parlait de la paix dans la lumière et dans la solitude, tant c’était vraiment l’abri, la retraite où ne plus vivre que pour se sentir sentir !

Un mur à hauteur d’homme partait de chacun des deux piliers et entourait le vaste parc. Après être resté longtemps à regarder cette maison de songe, je me mis à suivre ce mur de l’extérieur, sans autre intention que de donner un but à ma promenade. Quand je fus arrivé dans la partie haute, je vis que, pour assurer aux personnes qui habitaient la villa des perspectives sur la pleine forêt, on avait abaissé la muraille, et, sur les malons, posés à plat, qui la couronnaient, fiché une longue palissade à claire-voie. Je m’assis sur une des pierres du chemin creux, sous les pins, parmi les lentisques et les bruyères, les romarins et les cystes. Cette plante si méridionale, d’après laquelle on a baptisé le domaine, abonde sur cette colline. Il s’en exhale une senteur fine et sauvage, que l’on n’oublie plus quand on l’a respirée une fois. Napoléon prétendait la reconnaître dans l’air marin, à l’approche de la Corse. Moi, je l’associerai toujours maintenant à l’apparition, — car c’en fut une, — qui vint tout à coup me surprendre dans cette solitude, où je me laissais enivrer par mes souvenirs et par la nature, sans plus songer à la curiosité, toute mêlée de remords et d’espérance, qui m’avait amené à Costebelle dès ce matin. J’étais donc plongé dans cette rêverie indéterminée et comme dispersée dans la douceur des choses, quand des bruits de voix, m’arrivant par-dessus le mur, me rendirent à la réalité de ma situation. Des promeneurs ou des promeneuses s’approchaient de l’autre côté du clos, dans le parc. Je me dis soudain qu’il n’était pas impossible qu’Éveline Duvernay fût du nombre. Cette seule idée me fit me redresser et aller vite jusqu’au bout du chemin, vers l’extrémité opposée à celle d’où partaient les voix. J’avais calculé qu’en revenant ensuite en sens inverse, je croiserais les promeneurs. Mon calcul se trouva juste, et, quand je longeai le mur de nouveau, à pas lents cette fois et comme distraitement, je pus, à travers les barreaux de bois de la demi-grille, voir s’avancer de l’autre côté un groupe, composé de trois personnes : trois femmes, une âgée, très forte et haute en couleur que j’ai su depuis être Mme Muriel, une seconde toute jeune et insignifiante, et la troisième… Sous un chapeau de jardin qui encadrait de sa paille souple son délicat visage, je venais de revoir Antoinette, — une Antoinette plus jeune, plus rieuse, avec des joues plus pleines, et, sur tout son teint, un air de jeunesse et d’enfantine gaieté que je n’avais pas connu à l’autre… Mais c’étaient ses traits, sa bouche, la coupe de son menton, son port de tête, ses cheveux, sa silhouette, sa démarche, — et surtout son regard, — sauf que les autres yeux, ceux de la morte, avaient toujours eu, pour se poser sur moi, la caresse et la flamme de l’amour, et les yeux bleus de la vivante ne me connaissaient pas. J’étais pour eux un touriste indifférent, tel qu’il en passait des vingtaines par jour, sur ce chemin de la colline et le long de ce mur… Les trois femmes s’éloignèrent, en continuant de causer, comme s’il ne s’était rien produit d’extraordinaire à cette place et parmi ces pins, sous lesquels je venais, moi, d’assister au miracle de ma maîtresse ressuscitée, de ma jeunesse rappelée hors du tombeau, de l’irréparable passé redevenu, pour une seconde, le présent, par le sortilège d’une ressemblance, saisissante jusqu’à l’hallucination !

Quand je me retrouvai seul sur ce chemin, le ciel était aussi clair, les romarins et les cystes aussi odorans, les pins d’Alep aussi sonores et aussi mystérieux avec leur mélange de verdure sombre et de ramures grisâtres ; la villa des Cystes dormait d’un aussi paisible sommeil parmi ses palmiers, ses agaves et ses fleurs ; les îles, à l’horizon, dressaient des rochers aussi grandioses hors d’une mer aussi bleue ; Hyères, là-bas, développait avec autant de grâce les étagemens de ses maisons au pied de son vieux château ; — mais, pour moi, l’heure avait changé. Cette ressemblance entre la mère et la fille, qui ne m’avait pas permis une seconde de doute sur l’identité d’Éveline, m’avait, une fois de plus, rendu si réel, si poignant mon veuvage sentimental, ma grande misère ! Je ne sais plus qui les a comparées, ces ressemblances entre deux êtres dont l’un nous a aimé et dont l’autre ne nous aime pas, à l’oiseau moqueur qui vole devant les chasseurs de branche en branche, en sifflant la chanson de l’oiseau que guettent ces chasseurs, et qui n’est pas lui. Une intense mélancolie s’empara de moi, qui aurait dû, en bonne logique, me décider à reprendre le train pour Nice et le petit salon où je savais que Mme  Osinine me recevrait avec ses minauderies, qui me laissaient bien froid ; du moins, elles n’avaient rien de commun avec l’insaisissable bonheur, possédé quelques mois, regretté dix ans ! — Eh bien ! non. On dirait qu’il y a dans certaines souffrances un irrésistible attrait pour le cœur qui vieillit. Sa pire misère n’est pas de saigner. C’est d’être paralysé. La preuve en est qu’à peine rentré à Hyères, mon premier soin fut de consulter, non pas l’indicateur des chemins de fer, mais celui des hivernans, comme Jacques, l’autre jour ; et, aussitôt après le déjeuner, j’allais tout droit sonner à la porte de René de Montchal. Que lui demanderais-je ? Je n’en savais rien. Mais j’étais sûr, d’après ses propos de Nice, qu’il s’ennuyait ferme dans son tête-à-tête avec sa vieille mère. Il était donc immanquable qu’il m’accueillît trop bien, et qu’il m’offrît de me présenter dans les quelques maisons où il fréquentait et qu’il avait, pour la plus grande joie de Jacques, qualifiées si bourgeoisement de très agréables. Sans aucun doute celle de Mme  Muriel était du nombre. Quant au prétexte de ma subite arrivée, il était tout trouvé. Je lui dirais ce que j’avais dit à Jacques, mon désir d’essayer d’un climat moins excitant que celui de Nice. Les choses se passèrent exactement comme je l’avais prévu. Au bout de cinq minutes, et après les inévitables exclamations d’étonnement, René m’avait déjà proposé de m’emmener en promenade à la plage, puis, au retour, d’aller prendre le thé chez les Vertaubanne :

— Ce sont les gens du pays qui reçoivent le plus, insista-t-il. Ils ont un hôtel assez curieux dans la basse ville et un trésor d’admirables meubles provençaux. À la Révolution, ils ont eu la chance de n’être pas pillés. Vous y verrez tout ce qu’on peut voir ici. Ça fait bien une quinzaine de familles en tout. Maman, qui n’est pas du tout nouveau jeu, prétend que c’est de la très bonne compagnie. Moi, j’aime mieux la mauvaise… Mais, quand on vient d’être échaudé ! Dites donc ? Vous ne me dénoncerez pas à de Brèves ? Il y aura peut-être la petite Duvernay, dont je vous ai parlé, et qu’on voudrait me faire épouser. Vous me direz ce que vous en pensez…

Cette nouvelle allusion me prouvait que Jacques ne s’était pas trompé sur les projets matrimoniaux de l’ami de la belle Lucie Tardif, ni moi sur la personne que visaient ces projets. À entendre ces mots jetés avec une affectation d’indifférence : « la petite Duvernay, » je retrouvai le frisson dont j’avais été saisi à Nice, quand cette perspective d’une union entre ce pauvre sire et la fille de ma chère Antoinette s’était soudain offerte à moi. Maintenant que j’avais dans les yeux la silhouette d’Éveline, un tel mariage m’apparaissait comme plus détestable encore. Mais était-il possible ? Cette question, je me la posai et reposai à toutes les minutes, durant le temps que nous mîmes à gagner la plage d’abord, puis les marais salins, et l’une des pointes par où se termine la presqu’île de Giens, en face de Porquerolles, et qui s’appelle la Tour-Fondue. Ah ! que j’étais loin de ce riant horizon, de ce ciel bleu, de cette mer pacifique, de ces pins d’Italie avec leurs cimes en parasol, de ces meulons de sel, étincelans de soleil, de ces haies de roses frileusement ouvertes auvent : « Eh ! oui, me disais-je, tous les mariages sont possibles ! Antoinette avait bien épousé ce Duvernay, dont elle a tant souffert… » Je me rappelais ce que ma pauvre maîtresse m’avait raconté autrefois de cette horrible histoire, et la surprenante ressemblance qui m’avait tant troublé à la première vue me remuait de nouveau. Elle m’attendrissait comme un malheur, comme si cette analogie de grâce et de délicatesse présageait une analogie de destinée. Je regardais mon compagnon, qui fumait ses cigarettes, enfoui dans le coin de la voiture. Il avait des traits réguliers et fins, où les stigmates de la fête parisienne se discernaient déjà, mais pour qui ? Pour moi, qui connaissais les dessous de sa vie. Cette précoce flétrissure de sa physionomie ne l’empêchait pas d’être ce que l’on est convenu d’appeler un joli garçon. Je l’écoutais causer, et je constatais qu’en effet Paris et ses plus vulgaires plaisirs faisaient le fond de toutes ses pensées. Ce n’était qu’un gamin, et un gamin corrompu… Cela aurait dû m’être bien égal, car enfin qu’est Éveline pour moi, qu’était-elle surtout au moment de cette promenade ? Une jeune fille dont je n’avais même pas entendu la voix, et que j’avais aperçue l’éclair d’un instant à travers la grille d’un parc. Si elle n’avait été que l’enfant de sa mère, je n’aurais certes pas éprouvé cette impression d’une révolte presque insupportable contre l’idée de ce mariage. C’était la ressemblance qui me faisait substituer irrésistiblement mon ancienne amie à sa fille, et sentir un peu à propos de celle-ci comme j’aurais senti à propos de l’autre, — une ressemblance, quelle folie ! dont je n’étais même pas absolument sûr ! Il arrive si souvent qu’au passage, et dans un coup d’œil qui saisit seulement l’ensemble, on aperçoit une identité entre deux physionomies, puis on reconnaît que c’était, comme dit le langage commun, l’air de famille, — un air en effet, une fugitive apparence, où l’analyse distingue surtout des dissemblances. Allais-je avoir tout de suite l’occasion de vérifier si c’était le cas pour la fille d’Antoinette ? La reverrais-je dès aujourd’hui ? À mesure que l’après-midi s’avançait, et comme notre voiture retournait du côté d’Hyères, ce désir de me retrouver en face d’elle finit par absorber toutes mes pensées. Éprouverais-je de nouveau ce coup au cœur qui m’avait, tout à l’heure, bouleversé d’une émotion si étrange ? Quand nous arrivâmes devant l’hôtel des Vertaubanne, cet état anxieux fut porté soudain à son comble. Plusieurs landaus stationnaient devant le perron de la maison. René de Montchal reconnut celui de la comtesse Muriel :

— Quelle chance ! dit-il : Éveline Duvernay va être là.

Elle y était en effet, et au premier regard je ne vis qu’elle, dans ce salon qu’emplissait une quinzaine de visiteurs. Les domestiques n’avaient pas encore apporté les lampes, et le jour commençait à répandre dans cette pièce, toute meublée d’antiques fauteuils et d’énormes bahuts en noyer sculpté, ces teintes neutres, si spéciales au Midi, lorsque le soleil se retire et qu’il se fait comme un brusque passage d’une lumière presque aveuglante à une lumière presque amortie. Cette clarté décolorée convenait trop bien à la sensation que je venais chercher là, et que je retrouvai aussitôt, mais plus pénétrante, plus intense que sur le chemin du bois. Par bonheur, Éveline était assise quand j’entrai dans le cercle formé, autour de la cheminée, par la maîtresse de la maison et deux autres dames dont le nom m’échappe, en sorte que je lui fus présenté dès les premières minutes, et que je pus me placer presque en face d’elle. Le petit de Montchal, lui, avait hardiment pris une chaise qu’il était venu mettre à côté du fauteuil de la jeune fille. La manière dont fut accueilli cet empressement me prouva tout de suite que ce mariage, dont il nourrit l’absurde projet, n’a guère de chance d’avoir lieu. Éveline ne s’intéresse à lui d’aucune façon, c’est bien évident. Mais s’intéresse-t-elle à quelqu’un ? Que veut-elle ? Que sent-elle ? Que pense-t-elle ? Qui est-elle ? Pendant la demi-heure qu’a duré cette visite, je ne me suis pas posé ces questions qui me viennent maintenant. Je n’ai été occupé qu’à détailler sa personne, en essayant de ne pas trop perdre le fil de la conversation. Par bonheur encore, la maigre et loquace Mlle  de Vertaubanne est une Marseillaise exubérante qui fait volontiers, à elle seule, les demandes et les réponses, en sorte que causer avec elle se réduit à l’écouter ou à en avoir l’air. J’eus donc tout le loisir d’étudier la physionomie de la jeune fille et d’y démêler les lignes du visage de mon fantôme, comme, dans une copie faite de mémoire, on démêle le dessin de l’original, Antoinette, mon Antoinette du moins, celle que j’ai connue et qui avait vécu, qui avait souffert, était plus pâle. Son teint n’avait pas l’éclat rosé, le velouté d’adolescence de ce teint-ci. Mais que c’est bien le même sang de blonde, ce sang qui, à la moindre rougeur, éclaire tout le visage d’un flot profond et transparent ! Antoinette avait autour des yeux un halo de lassitude qui ne se retrouve pas sur les paupières si fraîches d’Éveline. Mais que c’est bien le même regard, ces mêmes prunelles bleues, à la fois si douces et si impénétrables, ce je ne sais quoi de caressant et de farouche, de trop sensible et de si volontaire ! Antoinette n’avait pas, n’avait plus ce rire enfantin et sans arrière-pensée. Mais que c’est bien la même bouche, renflée et ourlée, avec ce pli au coin des lèvres qui décèle une inconsciente amertume, une sensibilité toujours contenue et trop aisément froissée ! Les joues d’Antoinette étaient plus amincies, plus creusées, mais elle avait la même fossette, là, à gauche, et la même construction nettement dessinée du menton. Éveline a aussi de sa mère le front réfléchi, la finesse du nez, la nuance des cheveux, la taille, les mains et les pieds, et, dans tout l’être, ce quelque chose de frémissant et de fermé, de passionné et de dominé, qui était la caractéristique d’Antoinette. La voix, chez celle-ci, est un peu différente, plus claire dans les notes hautes, moins étouffée dans les notes basses. Mais que c’est bien la même manière de la poser, calmement, également, sans aucun à-coup d’impulsion ! Elle ne s’est pas assez mêlée à l’entretien général pour que je lui aie entendu dire quoi que ce soit que je puisse noter ici. À vrai dire, chaque fois qu’elle a parlé, j’ai moins écouté ses paroles que sa voix, si pareille de timbre et d’accent à celle qui m’a dit les mots les plus doux que j’aie entendus. J’aurais voulu avoir le droit d’être seul avec cette enfant dans cette clarté crépusculaire, je lui aurais demandé de me répéter indéfiniment certaines phrases dont la tendresse me fait défaillir le cœur, à m’en rappeler seulement les termes… Elle me les dirait dans cette pénombre. Je serais devant elle à la regarder, et j’entendrais, je verrais l’autre… Je l’ai presque entendue, je l’ai presque vue, dans ce salon qui allait s’obscurcissant, jusqu’au moment où l’arrivée des lumières vint dissiper ce commencement d’hallucination rétrospective. Ce fut aussi le moment où une personne de forte tournure, dans laquelle je reconnus une des promeneuses du parc des Cystes, s’étant approchée, je fus présenté à la comtesse Muriel, avec laquelle j’eus la sagesse de causer assez longtemps pour qu’elle me dît, au départ :

— Le jardin de notre villa est assez beau. Nous pouvons l’avouer, puisque nous n’y sommes pour rien… Si vous voulez venir le visiter. Monsieur, vous nous trouverez presque toujours après le déjeuner…

— Eh bien ? me demanda le petit de Montchal, quand nous fûmes de nouveau à la porte de l’hôtel Vertaubanne, quelle impression vous a faite Mlle  Duvernay ? Un peu froide, n’est-ce pas, mais charmante…

— Charmante, répondis-je, avec la plus jouée des indifférences. — Le pauvre garçon ne se doutait pas qu’à cause de son « un peu froide » et de sa « Mademoiselle, » qui prouvait qu’il avait réellement senti cette froideur de l’accueil d’Éveline, je lui pardonnais tous ses propos de l’après-midi. Pourquoi faut-il que j’aie été présenté à cette enfant sous son patronage ? Pourvu que la visible antipathie qu’elle a pour lui ne s’étende pas jusqu’à moi ! Quoique la rencontre qui vient de faire se croiser nos deux existences ne doive pas avoir de lendemains, — car, je le sens, je ne supporterai pas de rester à Hyères, cette ressemblance finirait par me faire trop mal, — il me serait dur qu’avec ce visage-là, elle me fût hostile… Et ce n’est que l’oiseau moqueur !…

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Hyères, 2 février 1892.

… Ce qui m’arrive est si complètement extraordinaire, c’est une surprise à ce point inattendue que j’ai besoin, pour y croire, de ramasser toutes mes forces d’esprit et de me prouver que ces meubles de la chambre d’hôtel où s’est passée la scène dénonciatrice sont bien là, que je n’ai pas rêvé en écoutant Montchal me parler, lui assis sur ce fauteuil et moi sur celui-ci, comme il m’a parlé. Mais oui, ces paroles ont été prononcées, à cette place, entre ces quatre murs, et, à travers ma fenêtre, je vois se profiler au loin le clocher qui domine Costebelle. Je vois les masses des pins derrière lesquels se dissimulent les Cystes. Tout est réel, bien réel, d’une réalité qui me déconcerte jusqu’à m’affoler. Le doute n’est plus possible sur un point, et il faut regarder la situation bien en face. Elle tient tout entière dans ces mots, que j’écris avec un tremblement : on répète partout ici qu’Éveline m’aime, et ma conscience me dit que c’est vrai, ou que cela va l’être, qu’elle m’aime ou va m’aimer !

Éveline m’aimerait !… Ce serait là l’œuvre de ces quelques semaines d’une intimité dont je n’ai pas soupçonné le danger ! Mais qu’ai-je soupçonné ? Qu’ai-je observé, depuis ce premier jour où cet hypnotisme de ressemblance a commencé d’agir sur moi ? Il y a dans cette petite ville d’hiver, plus chaude et plus paisible que les autres, un charme de langueur qui ne convenait que trop à la sorte de volupté d’âme à laquelle je me suis abandonné, pour aboutir à ce réveil. Je peux me rendre la justice que je n’ai pas voulu cela, mais seulement revivre en imagination les heures les plus regrettées de ma jeunesse, grâce à ce rappel vivant de la beauté de celle qui les enchanta. La tentation était trop forte, pour ce cœur qui ne s’est jamais guéri entièrement, de rouvrir sa blessure, de la sentir saigner et d’y sentir en même temps pénétrer, ruisseler un baume. Car c’en était un que cette présence. C’était une douceur que cette substitution innocente, — du moins je la croyais innocente. — C’était comme si j’eusse demandé à une vivante de me poser une morte, comme si, plutôt, j’eusse eu le pouvoir magique d’animer, de faire bouger, respirer le portrait d’une amie longtemps pleurée. Comment résister à ce sortilège, auquel les conditions de l’existence d’ici ne se prêtaient que trop complaisamment ? Dans cette petite société très étroite et très fermée qui n’a pas l’incohérence cosmopolite de Cannes et de Nice, tout le monde se connaît. Les gens sont sans cesse les uns chez les autres. Depuis ma présentation à Éveline, chez les Vertaubanne, il ne s’est guère passé de jour où je ne l’aie rencontrée, guère de jour non plus où je ne sois tombé dans cette espèce d’inexprimable état de demi-vision où elle m’a jeté dès la première minute… Elle était là, elle marchait, elle riait, elle causait. C’était bien elle que je voyais d’abord. Puis, lentement, irrésistiblement, une autre figure se superposait à la sienne, flottante, incertaine, enfin précise. Éveline faisait un des gestes familiers à l’autre, le plus simple geste, celui, par exemple, d’accepter des fleurs dans un jardin, et les années s’abolissaient, l’endroit s’évanouissait. Ce n’était plus Éveline, c’était Antoinette, telle que je l’abordais dans un de nos rendez-vous hors de Paris, — nous en avons eu de si doux ! — et je lui offrais des violettes qu’elle respirait avec le même abaissement de ses paupières sur ses yeux, le même frémissement de ses minces narines, et la blancheur de ses dents apparaissait ainsi, sous sa lèvre supérieure, abaissée aux coins de même, — exactement de même !… Comment aurais-je pu me rendre compte de ce qui se passait chez la jeune fille dans des instans pareils ? Cette sensation du déjà vu, du déjà entendu m’envahissait à la manière d’un de ces songes de morphine, où les choses présentes sont comme des choses passées, les choses rapprochées comme des choses lointaines. Avec un caractère moins renfermé que celui de Mlle  Duvernay, cette recherche d’une autre personne à travers sa personne eût été sans doute impossible. Mais Éveline est une silencieuse, comme sa mère, une surveillée, une concentrée qui sent en dedans, qui ne s’étale pas, qui ne s’affirme pas. Voilà pourquoi je n’ai pas su lire dans ses yeux l’intérêt que j’y éveillais. Je n’ai pas compris ce que cette ressemblance avec Antoinette aurait pourtant dû me faire au moins redouter : c’est la même femme avec la même sensibilité. Je suis resté, moi, par tant de traits de ma nature, le même homme que j’étais lorsque j’ai connu la mère. Il était donc presque inévitable que les mêmes causes produisissent les mêmes effets. Les manières d’être qui se constituent dans mon arrière-fond le plus intime risquaient de jouer sur elle comme elles ont joué sur l’autre. Je n’ai pas même entrevu cette possibilité, presque cette nécessité. De toutes petites scènes, comme celles que je viens d’évoquer, en toutes petites scènes, où en suis-je arrivé ?… Oui. Ces longues semaines de fréquentation quotidienne ont été un songe, où la vérité s’est estompée, s’est fondue pour moi dans la chimère. — Je suis réveillé. — Que vais-je faire ?

Si seulement il n’y avait que moi à le savoir, l’éveil en elle de ce sentiment ! Mais les événemens d’hier et d’aujourd’hui ne me permettent pas d’en douter : toutes les personnes qui nous connaissent, Éveline et moi, ont deviné ce que je n’ai pas su voir. Il a fallu, pour m’éclairer, l’incident le plus grotesque ! Et encore est-il heureux que je sois tombé sur un garçon qui, à travers de très grands défauts, avec son mauvais ton, ses basses fréquentations, sa vanité, reste capable de certains élans et d’une généreuse franchise. Le premier coup de cloche me fut sonné hier seulement. Je venais justement de rencontrer la comtesse Muriel et deux de ses filles, Annette et Mathilde, les aînées, et de les accompagner jusqu’à la confiserie qui est le Rumpelmayer du pays, — dans l’espérance d’y retrouver Éveline et ses deux autres cousines, Rose et Louise. Ces trois demoiselles étaient déjà reparties. J’allais pour mettre la comtesse en voiture, quand Mme  de Montchal, la mère de René, vint à passer. Elle s’arrête pour parler aux dames Muriel, et à peine me rend-elle mon salut, avec tant de mauvaise grâce, d’un mouvement de tête si sec, si distant, si hostile, que je faillis en demeurer déconcerté. — Que lui ai-je donc fait ? me demandai-je. Je m’examinai vainement sur le chapitre de ces petits égards auxquels tiennent beaucoup les vieilles personnes du style de celle-ci. Ma conscience ne me reprochant rien, je cessai d’y penser, quand un autre petit fait vint s’ajouter à celui-là, et me prouver que mon impression sur l’attitude de Mme  de Montchal ne m’avait pas trompé. J’étais monté au cercle par désœuvrement. Le petit de Montchal était assis, comme d’habitude, à la table de poker. Je m’approchai de lui pour suivre la partie, et je n’eus pas de peine à remarquer qu’il commença de faire fautes sur fautes. Or, je le connais pour un pokériste de premier ordre, le tas de jetons amoncelés devant lui en témoignait. Il était devenu très rouge, et toute son attitude, ses mains, ses épaules, sa bouche, trahissaient une extrême agitation. Si étrange que cela pût me paraître, ma présence en était la cause. J’en eus la certitude en constatant, un quart d’heure plus tard, et comme je m’étais mis dans un des coins de la salle à lire un journal, qu’il était parti du cercle sans me serrer la main. Lui aussi m’en voulait de quelque chose ? Mais de quoi ?…

Si peu d’importance que pût avoir une brouillerie avec les Montchal, mère et fils, cette question me poursuivit hier soir et ce matin, comme une assez irritante énigme. Ayant toujours vécu très indépendant, je ne me suis pas endurci contre ces mesquines difficultés de rapports, inhérentes à toutes les coteries. C’est pour m’y soustraire que je n’habite presque jamais Dôle. Dans l’espèce, j’appréhendais surtout que Mme  de Montchal, qui connaît beaucoup Mme  Muriel, ne me desservît auprès de celle-ci, et ne me rendît les visites aux Cystes moins aisées. Qui sait si cette subite froideur n’était pas due à quelque calomnie ? Et, surtout, comment René se trouvait-il prendre le même parti que sa mère à mon endroit ?… Attribuait-il par hasard à mon influence son peu de progrès dans ses desseins sur Éveline ? Ses desseins ? Mais les avait-il encore ?… Je discutais avec moi-même ces diverses hypothèses, vers les onze heures, en traversant, par un temps assez aigre, la chaussée qui coupe les marais salans, au trot d’une assez bonne jument de louage que j’ai trouvée ici. Comme je débouchais sur la route de la presqu’île de Giens, je vis un cavalier s’enfoncer dans le petit bois de pins maritimes qui sépare cette route du hameau de l’Accapte. Je reconnus le cheval rouan de Montchal. Nous avons fait ensemble, depuis que je suis à Hyères, assez de promenades pour qu’il fût naturel que je le rejoignisse. Ce m’était une trop bonne occasion de tirer au net mes impressions de la veille. Je poussai donc ma bête et je m’engageai sur l’étroite piste ménagée entre les arbres. Comme ma jument est plus vite que son cheval, et que d’ailleurs le bruit des sabots s’étouffait dans le sable, je l’eus bientôt rejoint. Je l’abordai comme à l’ordinaire, avec un amical reproche de ne pas m’avoir prévenu qu’il montait ce matin. Il me répondit sur le ton embarrassé d’un homme qui n’a aucun prétexte plausible pour changer d’attitude vis-à-vis d’un autre, et qui, cependant, dissimule à peine le ressentiment d’une véritable rancune. Presque tout de suite, il mit son cheval au petit galop, visiblement pour éviter la conversation. Ma bête prit le galop aussi, et nous débouchâmes ainsi sur le terrain du champ de courses. Au détour et dans le brusque passage de l’ombre du bois à ce vaste espace, ma jument aperçut une large flaque d’eau qui miroitait. Elle prit peur et fit un bond à droite. Elle vint donner de la croupe sur la monture de mon compagnon. Je vis alors, avec une stupeur qui m’arracha par deux fois ce cri : « Mais vous êtes fou, Montchal, vous êtes fou ! » celui-ci lever sa cravache et cingler violemment ma bête, qui sauta de nouveau de l’autre côté. Puis, avant que je n’eusse eu le temps même de répéter mon exclamation, il donna du talon dans les flancs de son cheval, le cravacha aussi fortement, et déjà l’insensé avait disparu de nouveau sous bois, dans la direction de la plage, en galopant, comme dit l’expressif dicton, à tombeau ouvert.

Je n’essayai pas de le suivre, persuadé que, dans l’état d’exaspération où il se trouvait, et, je dois ajouter, où il m’avait mis, par son inqualifiable attitude, nous risquions d’en arriver l’un sur l’autre à des voies de fait. Or, je tenais, vu la différence de nos âges, à ne rien me permettre d’incorrect, et, tout en m’enfonçant à mon tour dans l’allée, je me disais, avec une colère qui dominait encore la contrariété : — Une affaire avec ce garçon, voilà qui est vraiment par trop ridicule ! Il me la faut pourtant. Je ne peux pas accepter cela ! Qui vais-je prendre comme témoins ? Mais est-ce imbécile ! Dieu ! est-ce imbécile ! Qu’a-t-il à m’en vouloir, ce malheureux ?… Puis, pour la première fois, j’entrevis non pas toute la vérité, mais une partie. L’accès de rage impulsive dont je venais de voir le jeune homme atteint était trop-évidemment un accès de passion, et, à vingt-sept ans, quelle pouvait être cette passion ? Il y avait une femme entre nous. Quelle femme, sinon Mlle  Duvernay ? J’y avais pensé, mais en me trompant sur la nature du grief. Cette fureur ne pouvait provenir simplement d’une intrigue contrariée. Elle supposait la passion et la jalousie. — Mais oui, me dis-je, il est devenu amoureux d’elle, voilà tout, et il est jaloux de mon assiduité. C’est trop naturel. Il ne sait rien. Ce qui n’est pas naturel, c’est d’agir ainsi et de ne pas penser aux conséquences. On cherchera pourquoi nous nous sommes querellés, et on trouvera. Le nom d’Éveline sera prononcé. Il faut empêcher cela à tout prix. Cette affaire doit absolument rester secrète. Tout dépend des témoins. Lesquels prendre ?… Et je retombais sur mon refrain : Dieu ! est-ce imbécile !… Puis, je concluais : — Évidemment, j’ai été imprudent moi-même. Je me suis trop occupé d’elle, sans faire attention qu’il y tenait, lui, plus que je ne croyais, et qu’il nous observait. Ce remords d’avoir donné prétexte, par mon étourderie, à une aventure compromettante pour une jeune fille, — et quelle jeune fille ! — se doubla aussitôt d’une autre crainte. Que la chose s’ébruitât, même légèrement, et c’en était fini de la délicieuse intimité de ces dernières semaines : Mme  Muriel ne la permettrait plus. Je rentrai donc extrêmement préoccupé, et je m’enfermai après mon déjeuner dans la chambre où j’écris en ce moment le mémorandum de tout ce petit drame, afin d’examiner à fond les données de la situation avant de rien décider d’irrévocable. J’étais donc là, en train de méditer sur cette difficile question des témoins, quand le portier de l’hôtel vint m’apporter une carte où je lus avec une stupeur, singulièrement soulagée, cette fois, le nom de René de Montchal, et, une minute après, mon agresseur de ce matin entrait lui-même, très rouge encore, très nerveux, mais avec une virilité de visage et d’accent que je ne lui connaissais pas.

— Vous ne vous attendiez pas à me voir ? me dit-il. Mais j’ai tenu à venir avant que vous ne m’eussiez envoyé vos amis, pour que tout se passe, s’il est possible, de vous à moi… Je n’ai pas été maître de mes nerfs tout à l’heure et je vous en exprime mes regrets, tout en restant prêt à vous accorder une autre satisfaction, si vous la désirez…

— Donnez-moi la main, répondis-je, en lui tendant la mienne, mettons que c’est un écart de ma jument qui a été cause de tout. Vous avez eu un geste involontaire. Après votre démarche, il n’en reste plus rien. L’incident est clos. Parlons d’autre chose…

— Non, reprit-il, — après m’avoir en effet serré la main, mais fébrilement, — parlons de cela. Cette démarche que je fais auprès de vous m’en donne le droit. Elle m’a coûté, je ne vous le cache pas, elle me coûte horriblement. Ma mère, qui est l’honneur même, m’a dit que je la devais, pour qu’aucun nom ne fût prononcé à propos de nous… Malclerc, vous voyez que j’agis avec vous en toute franchise, pourquoi n’avez-vous pas agi franchement avec moi ?

— Je n’ai pas agi franchement avec vous ?… lui demandai-je. Quoiqu’il n’eût pas nommé Éveline Duvernay, l’allusion était pour moi parfaitement claire, et non moins claire la différence entre ses sentimens actuels et ceux d’avant mon arrivée. J’avais deviné juste sur un point : il s’était pris au charme d’Éveline, après n’avoir vu en elle qu’un bon mariage possible, sans doute en me regardant m’en occuper. Son antipathie, son accès de colère, et aussi sa démarche s’expliquaient par là. Une fois son incartade commise, il en avait jugé les conséquences comme moi. Il avait voulu les empêcher, et, en même temps, probablement sur le conseil de sa mère, savoir au juste mes intentions. Quoiqu’un tel entretien me coûtât beaucoup, à moi aussi, il m’était impossible de m’y soustraire, dans les circonstances où il s’engageait. J’ajoutai donc, afin d’en avoir du moins fini plus vite : — Mais questionnez-moi, c’est bien plus simple, et vous vous rendrez compte qu’il n’y a entre nous qu’un malentendu…

— Quand vous êtes venu ici, reprit Montchal, vous vous souvenez que je vous ai parlé d’un projet de mariage que ma mère avait pour moi ?… J’hésitais beaucoup, mais ce projet n’en existait pas moins. Je vous l’avais confié. Je vous avais dit le nom de la jeune fille dont il s’agissait… Il hésita, puis, âprement : Quand vous-même, vous avez commencé à vous occuper d’elle, ne deviez-vous pas m’avertir ? Trouvez-vous cela bien, d’avoir été présenté par moi, et d’avoir travaillé contre moi, sous main, sans me prévenir ?… Si vous m’aviez dit, loyalement, amicalement, que vous pensiez, vous aussi, à la demander en mariage, j’aurais su ce que j’avais à faire, je ne vous en aurais pas voulu. Je vous en ai voulu de votre silence, et, pour être franc jusqu’au bout, je vous en veux encore…

— Et vous auriez complètement raison, lui répondis-je, si c’était vrai. Mais ce n’est pas vrai. Tout cela s’est passé dans votre imagination. Je ne peux vous dire qu’une chose : je trouve Mlle  Duvernay délicieuse, j’ai beaucoup de plaisir à la voir, à causer avec elle, mais je n’ai jamais eu, et je n’ai pas l’intention de l’épouser…

— Alors, pourquoi vous en êtes-vous fait aimer ? s’écria Montchal avec une véritable douleur.

— Moi ! m’écriai-je à mon tour, je me suis fait aimer d’elle ?…

— Ah ! vous le savez bien, reprit-il, et tout le monde à Hyères l’a remarqué comme moi. Il n’y faut pas beaucoup d’observation, d’ailleurs. Depuis que vous êtes ici, son caractère a changé ; elle n’a jamais été très gaie. Mais elle était enjouée et causeuse ; elle est devenue rêveuse et taciturne… Elle n’a jamais été familière. Elle est devenue plus réservée encore et plus inabordable… Quand vous devez venir quelque part et que vous tardez, il est visible qu’elle attend et qu’elle souffre… Arrivez-vous ? Elle n’a de cesse qu’elle ne soit assise auprès de vous… Avez-vous émis une idée devant elle ? Elle l’adopte… L’autre jour, — pourquoi ne vous dirais-je pas cela ? — elle était en visite, chez nous, avec sa tante. On s’est mis à parler de vous, et moi, à vous critiquer. Que voulez-vous ! J’en avais gros sur le cœur. Elle a commencé à vous défendre, avec une vivacité si différente de sa douceur habituelle ! Tout d’un coup, elle-même s’est aperçue qu’elle se trahissait. Elle s’est arrêtée court, et tout son sang lui est venu à la fois au visage. Ah ! si vous l’aviez vue rougir ainsi, vous ne diriez pas que vous ne vous en êtes pas fait aimer…

Il continuait, dégonflant en effet son cœur d’un flot d’amertume amassée, et, à mesure qu’il mentionnait les signes qu’il avait recueillis, les scènes auxquelles sa passion s’était envenimée, chacun de ses mots éveillait en moi des images qui s’interprétaient soudain comme autant de preuves indiscutables, auxquelles j’avais pris à peine garde, tant l’hypnotisme de mes souvenirs m’avait comme grisé durant tout ce séjour. Je revoyais l’Éveline rieuse du premier soir, et une autre Éveline, celle avec qui je me promenais avant-hier encore, toute pensive, avec un regard profond de ses yeux bleus, une réflexion dans le pli de sa bouche. Était-il possible que je fusse la cause de ce changement de l’enfant inconsciente en femme ? Je me souvenais qu’à plusieurs reprises, en effet, m’étant trouvé en retard à quelques-uns de ces demi-rendez-vous, comme il s’en donne sans cesse entre personnes qui se voient quasi quotidiennement, elle m’avait paru nerveuse. La dernière semaine encore, nous avions pris heure avec sa tante, pour visiter les ruines romaines de Pomponiana, à l’entrée des bois de Costebelle, au bord de la mer. Une erreur de montre m’avait fait manquer ces dames aux Cystes, et j’étais allé aux ruines directement. J’avais été frappé du saisissement qu’Éveline avait éprouvé en me voyant tout d’un coup déboucher du chemin creux. Dans cette visite même, et quoique je n’aie aucune vocation pour le métier de cicérone, je ne sais pourquoi je m’étais laissé aller à parler de Rome et des souvenirs de mon voyage d’Italie. C’est vrai qu’elle m’avait écouté avec un intérêt singulier. Sur le moment, ces divers indices avaient passé pour moi inaperçus. Près d’Éveline, j’avais toujours pensé à une autre. Ce n’était pas elle que j’avais regardée en elle. Pour la première fois, j’étais brusquement rappelé à cette évidence que je n’aurais jamais dû oublier : cette créature, à propos de laquelle je m’étais livré à ce jeu d’évocation, était une créature vivante et qui avait sa personnalité. Je n’avais voulu voir en elle qu’un portrait près duquel rêver à une chère morte, et c’était un portrait sentant, un portrait souffrant. Une épouvante m’envahit devant ce qui se révélait et que je n’avais pas su reconnaître. Je la dominai, pour répondre de manière à clore un entretien qui n’avait plus rien à m’apprendre, et qui me bouleversait :

— Vous me voyez confondu d’étonnement, mon cher René. Par bonheur, tout cela se passe dans votre imagination, je vous le répète… Ce qui n’est pas de l’imagination, ce sont les propos des gens d’Hyères. Il faut qu’ils cessent… Pour moi, deux choses ressortent de cette conversation : la première, c’est que vous avez agi comme un très galant homme, en voulant qu’il n’y eût pas un nouveau prétexte à racontars, et je vous en estime beaucoup… La seconde, c’est que j’apporterai dorénavant plus de prudence à mes relations avec Mlle  Duvernay.

Il secoua la tête presque impatiemment. Ce garçon, que j’ai connu si léger, si commun aussi de façons et de langage, avait, en ce moment, une expression d’une réelle noblesse, à cause de l’évidente passion dont il était possédé. Le désintéressement de la démarche à laquelle cette passion l’entraînait lui donnait presque une autorité :

— Il n’y a aucune imagination là dedans, dit-il. C’est très, très sérieux. Si vraiment vous ne voulez pas épouser Mlle  Duvernay, quittez Hyères, Malclerc, vous le devez, et il répéta : Vous le devez


Hyères, 3 février.

Vous le devez ! Vous le devez ! Eh oui ! je le dois, et d’une bien autre obligation que celle qu’imagine ce brave garçon, si naïf, si honnête encore dans ce qu’il prend pour de l’expérience. Oui, je dois m’en aller. Car c’est bien vrai qu’Éveline m’aime. Je le sais. Je l’ai vu. Je ne peux pas plus en douter que de ma propre existence. Et la chose folle, la chose terrible, ah ! oserai-je seulement l’écrire ici ?… Et pourquoi non, puisque je n’ai pas voulu cela, puisque ce sentiment est né en moi à mon insu, qu’il a grandi à mon insu, puisque je suis résolu à ne pas y céder ? la chose monstrueuse, c’est que, moi aussi, je l’aime !

Je l’aime ? Comment ? De quelle passion, inintelligible à mon propre cœur, où le présent se confond avec le passé ? De quelle émotion complexe, où le souvenir de ce que j’ai éprouvé autrefois se mélange à l’acre et violent désir de l’éprouver encore ? Par quel prodige d’inconscience n’ai-je pas aperçu dans quel abîme je roulais ? Par quelle aberration ai-je cru que je jouais un jeu que j’interromprais à mon gré, alors que je m’éprenais à chaque jour, à chaque heure plus profondément ? En m’hypnotisant à chercher sur ses traits l’image d’autres traits, associés pour moi à des extases comme je n’en avais jamais connu auparavant, comme je n’en avais jamais connu depuis, la vibration des anciennes caresses s’est-elle réveillée en moi ? Sont-ce les baisers de jadis, ces baisers goûtés sur une bouche si pareille à cette bouche, dont la douceur brûle encore mes lèvres ? Je ne sais pas, je ne sais pas. Mais je sais bien que la grande vague intérieure a recommencé de me soulever, de me rouler, que cette enfant, qui ne devait être que du rêve contemplé, de la nostalgie consolée, m’a glissé de nouveau dans les veines le cuisant poison. Je sais que de la quitter, de fuir la ville où elle respire, ces routes où je peux la rencontrer, m’est, à cette minute, un affreux déchirement. C’est la rentrée, non plus dans la mélancolie de la solitude, mais dans le désespoir. Et je sais aussi que je le dois. Car j’ai été l’amant de sa mère, je l’ai été. Je le suis encore, après tant d’années, dans ma pensée, dans mes regrets, dans le plus intime de ma chair. Cette fièvre qui m’a envahi avec cette indomptable frénésie, ce n’est pas une nouvelle maladie qui commence, c’est l’ancienne qui continue. C’est la morte que je désire dans la vivante… Non. Je ne veux pas, je ne dois pas aller jusqu’au bout de cet égarement. Aimer d’un même amour la mère et la fille, c’est un crime, et qui a un nom : c’est un inceste. Non. Non. Non. Je ne le commettrai pas. Pour me guérir, il faut m’en aller, avoir le courage de ne pas la revoir. Maintenant que l’équivoque est dissipée, il émane de ses regards, de ses mouvemens, du son de sa voix, de sa seule présence, — comme de l’autre, jadis, — une force toute-puissante qui annihile mon énergie. L’idée que je peux me sentir aimé comme je me suis senti aimé il y a dix ans, avec la même sensibilité, par la même femme, m’emplit d’un vertige qui m’entraînerait aux pires folies, à la prendre dans mes bras, à baiser ses yeux, ses lèvres, à la serrer éperdument contre mon cœur, si elle n’était pas cet être, que, malgré tout, son innocence rend sacré, une jeune fille, — une jeune fille, une âme de pureté qui a sa vie entière devant elle, dont on risque de gâter toute la destinée, avec une seule parole, — une âme sans défense, et dont il est si honteux, si lâche d’abuser ! Déjà ce que j’ai fait aujourd’hui est bien criminel !… À la suite de l’entretien d’avant-hier, j’avais réfléchi sérieusement, longuement. J’avais pris, avec le ferme propos de n’y point manquer, la résolution que commandent la prudence et l’honneur. Il m’a été impossible de la tenir. J’avais raisonné : — Quand même Montchal n’aurait fait que me rapporter des propos de salon, je devrais déjà m’en aller, par délicatesse et pour épargner toute calomnie à la réputation de cette enfant, et, si ce ne sont pas seulement des propos de salon, si elle a commencé de s’intéresser à moi, ce devoir de partir est bien plus impérieux encore… Ces « si » n’étaient pas sincères. Je savais tellement que Montchal avait dit vrai. Sa révélation avait du coup fait lumière en moi. N’était-ce pas une révélation aussi, et non moins indiscutable, cette chaleur que la certitude d’être aimé mettait dans tout mon sang, cette vitalité soudain renouvelée, presque cette joie dont j’étais rempli même dans mon épouvante ? Mais cette seconde vérité, la vérité sur mon propre cœur, c’est aujourd’hui seulement que j’ose me l’avouer. Je m’en étais tenu, hier, à ce qui touchait Éveline. Je m’étais dit encore : — Pour que ce départ soit efficace dans les deux cas, pour couper court à la fois à ces commérages certains et à ses sentimens possibles, il faut avoir le courage de m’en aller sans la revoir. C’est si facile ! Je n’ai qu’à prétexter un rappel soudain à Nice. J’envoie à sa tante un billet d’excuse de n’avoir pu prendre congé d’elle. Arrivé à Nice, je n’écris plus. Dans un mois, les gens d’Hyères m’auront oublié, et elle aussi… Après une longue lutte intérieure, l’évidence du devoir l’avait emporté. Je m’étais rangé à cette décision du départ sans adieu. J’avais dit à mon valet de chambre de tout préparer, demandé ma note à l’hôtel, réglé quelques factures en retard. C’est la ressource des volontés qui se savent chancelantes que ces petits commencemens d’exécution précipitée. Il y avait un train rapide ce matin. J’avais annoncé à mon domestique que nous le prendrions… Nous ne l’avons pas pris, et, aujourd’hui, à deux heures, c’est-à-dire à un moment où j’étais presque absolument sûr de trouver Éveline, je sonnais à la grille de la villa des Cystes. Mme  Muriel et ces demoiselles étaient à la maison. — Dès mes premiers pas dans l’allée, le souvenir me revint, saisissant comme la réalité, de mon premier rendez-vous avec mon amie d’il y a dix ans. C’était la même fièvre nerveuse qu’alors, le même arrêt de la vie dans le désir de la présence, les mêmes battemens secs et rapides du cœur, et cette constriction à la gorge, comme si une main me l’eût serrée. Cette identité entre mes impressions d’autrefois et d’aujourd’hui aurait dû me repousser de cet endroit. Tout au contraire, elle me fascinait, elle m’attirait, elle m’entraînait. C’est là, et à cette minute, que j’ai compris quel sacrilège travail de substitution était en train de se faire dans mon cœur, et vers quelle aventure je marchais, — et j’y ai marché !

Il n’y avait personne dans le grand salon où le domestique m’introduisit. Cet homme alla frapper à la porte de la chambre de la comtesse, puis, ne recevant pas de réponse, il me dit qu’elle était sans doute dans le jardin, qu’il allait l’avertir. Je restai donc seul dans cette pièce, où tout me parlait d’Éveline, à regarder la place où elle s’assied d’habitude, et l’idée que je ne viendrais plus m’y asseoir moi-même auprès d’elle me fit soudain si mal ! Si mal, l’admirable horizon déployé au delà des fenêtres, et ce paysage de pins verdoyans, de mer bleuissante et d’îles violettes, sur lequel je ne verrais plus se détacher la ligne pure de son profil ! J’appuyai mon front sur les carreaux pour rafraîchir ma fièvre, tout en regardant sous le ciel tout clair les arbres frémir, les lames, là-bas, broder la grève d’écume, un paquebot raser la falaise, et voici que tout d’un coup mes yeux abaissés aperçurent celle qui me rendait si cher ce coin béni de nature. Éveline marchait dans une des allées qui montent vers la maison, à petits pas, toute seule. Elle était coiffée du même chapeau de jardin qu’elle portait la première fois qu’elle m’était apparue, et dont les ailes de paille fine, remuées au rythme de sa démarche, faisaient une ombre mobile sur son visage qui me parut un peu lassé et maigri depuis les trois jours que je ne l’avais vue. Elle avait à la main un fragile panier plein de roses, de blondes roses pâles, juste de la nuance de son teint, qu’elle venait de couper et qui gisaient pêle-mêle parmi leur feuillage. Comme elle était jolie ainsi, toute mince dans une robe de serge d’un bleu sombre qui accentuait encore les reflets fauves de ses beaux cheveux ! Elle avait la tête penchée. Impulsivement, je frappai deux petits coups contre la vitre pour la lui faire relever et qu’elle me regardât. Elle redressa son front, en effet, elle me vit, et un sourire passa sur ses lèvres, une lueur brilla dans ses prunelles. Ah ! si j’avais eu le moindre doute sur la justesse des divinations inspirées à Montchal par la jalousie, je l’aurais perdu à rencontrer ce sourire et ce regard ! Comme ils disaient, sans coquetterie, sans mensonge, sans défiance, la joie que ma présence donnait à ce charmant être ! Et moi, comme mes raisonnemens de la veille et du matin étaient oubliés ! Je la trouvais si délicieuse ainsi, c’était tellement, cet accueil attendri, l’accueil de jadis, celui de l’ancien bonheur, que je ne réfléchis pas. L’opportunité de lui parler pendant quelques minutes en tête à tête était trop tentante, j’y succombai. Le temps de descendre l’escalier, et j’étais auprès d’elle.

— Ma tante ne doit pas être loin,… fit-elle aussitôt, après que nous eûmes échangé les premiers propos de banalité. Je voyais, et cette impression achevait de me troubler délicieusement, qu’elle était tout émue d’avoir été surprise ainsi, et, de sa voix mal assurée, elle jeta un cri d’appel, que j’interrompis en lui disant :

— On la cherche, mais je vous ai vue seule au jardin et je suis descendu. J’ai si peu d’occasion de causer seul avec vous !… Je m’écoutais prononcer ces paroles, absolument contraires à celles que j’aurais dû prononcer. Mon honneur me les reprochait au moment même ! Mais je la voyais qui, pour se donner une contenance, rangeait ses roses dans son panier de sa main restée libre, et ses paupières abaissées me rappelaient tellement des expressions de l’autre, toutes pareilles, qu’il me fallait, à tout prix, que cette ressemblance s’achevât par une effusion de tendresse, comme alors, et j’insistai, je ne lui en avais jamais dit autant : — Donnez-moi une de vos roses, lui demandai-je, que je la garde en souvenir de cette belle journée et du plaisir que j’ai eu à vous approcher par cette allée, et sans personne…

Je vis ses paupières, toujours baissées, battre nerveusement, ses mains trembler un peu en prenant dans son panier une de ses roses qu’elle me tendit, simplement et comme si elle n’eût pas voulu comprendre ce qu’il y avait de trop direct dans ma phrase. Elle me regarda pourtant avec des prunelles où je pus lire une supplication de ne pas continuer, et elle dit, remettant d’un mot la conversation à notre ton habituel :

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu nous voir hier ? Ma tante vous avait prié ?…

— J’ai eu un ennui, répondis-je, un gros ennui… Son parti pris de réserve dans ces rapides instans, les derniers peut-être que nous aurions ensemble, me charmait et m’irritait à la fois. J’étais sûr qu’en me plaignant, même un peu, je la ferais se départir de cette attitude. Son visage se tourna vers moi, en effet, avec une anxiété ingénue. Ah ! je la voyais, je la sentais sentir ! je la sentais m’aimer ! Et cette sensation me rajeunissait de tant d’années que, pour la redoubler et la prolonger, j’eus la folie de lui dire encore : — Mais oui. Une mauvaise lettre d’un de mes amis, qui n’est pas bien, et qui est seul à Nice… Je vais le rejoindre et je pars demain…

— Vous partez ?… demanda-t-elle d’une voix dont elle ne put dominer le tremblement. Elle m’aurait juré qu’elle m’aimait que ce serment n’aurait pas valu cet aveu de son accent étouffé, où passait la palpitation soudaine de son jeune cœur. Les grandes feuilles des palmiers emmêlés en voûte au-dessus de nos têtes se choquaient lentement, paisiblement. Le soleil, glissant au travers, tissait sous nos pieds comme une dentelle mouvante de lumière et d’ombre. J’étais dans un de ces états d’égarement comme je n’en connaissais plus depuis ma jeunesse, où, pour l’émotion de la seconde, cette seconde qui passe, qui n’est déjà plus, on jouerait toute sa vie sans hésiter, et je continuai :

— Oui, je pars, et j’étais venu pour vous dire adieu…

— Et quand reviendrez-vous ? interrogea-t-elle.

— Jamais, répondis-je, à moins que…

— À moins que ?… répéta-t-elle. La pauvre enfant sentait trop que j’allais lui dire de nouveau des phrases qu’elle ne devait pas entendre. Je sentais, moi, qu’elle voulait ne pas m’écouter et qu’elle ne le pouvait pas. Je repris :

— À moins que vous ne me demandiez, que vous ne m’ordonniez de revenir… En même temps, ma main avait saisi sa main, et je l’attirai vers moi. Elle se dégagea avec un frémissement presque convulsif. Elle étendit le bras, pour s’appuyer contre le tronc d’un des arbres, tant elle tremblait, et elle laissa tomber son panier de roses. Les fraîches fleurs se répandirent à ses pieds sur le sable, et, juste à ce moment, nous entendîmes la voix de la comtesse Muriel qui l’appelait d’une allée toute voisine. Éveline revint à elle. Une ondée de pourpre envahit son visage. Elle répondit : — Je suis ici, ma tante… Puis, sans me regarder, elle se mit à ramasser ses roses, pour se donner une contenance. Moi-même, je n’osais l’aider. Je me tenais à côté d’elle, perdu d’émotion. Quand elle eut fini sa gracieuse besogne, elle releva ses yeux vers moi, ses chers yeux bleus où je pus lire tant de loyauté, de pudeur, et pas un reproche, et elle me dit :

— Pourquoi avez-vous été ainsi avec moi ?… Ce n’est pas bien. Il n’y a qu’une personne ici à qui vous deviez demander le droit de revenir, c’est ma tante…

Elle était à l’extrémité de l’allée, cette tante, à la minute où la tendre enfant me parlait ainsi, et elle nous souriait de l’air indulgent d’une femme âgée devant le gentil manège de deux amoureux à la veille d’être fiancés. Quand je lui eus dit que je venais prendre congé d’elle, ses yeux exprimèrent une réelle surprise. Elle regarda Éveline. Elle me regarda. Je vis distinctement sur ses lèvres la phrase qu’avait prononcée sa nièce : Et quand reviendrez-vous ?… Elle ne la prononça point, et moi, la coupable folie de ma conduite m’apparut dans l’éclair de ma raison soudain retrouvée. La parole de René de Montchal, hier, résonna tout à coup âmes oreilles : Si vous ne voulez pas épouser Mlle  Duvernay, quittez Hyères, Malclerc, vous le devez !… L’épouser !… Malheureux, tu ne peux pas faire cela, tu ne peux pas commettre l’inceste… Et alors, ta visite, tes gestes, tes discours d’aujourd’hui ?… Malheureux ! malheureux !… Il faut que cette criminelle faiblesse ait du moins été la dernière. Je me donne ma parole d’honneur de prendre le premier train demain matin pour Nice, sans être retourné aux Cystes… Cette fois je la tiendrai. Dieu ! Que ce sera dur !…

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4

Nice, 26 février.

… Insensé que j’ai été de croire que je pourrais supporter cela, cette renonciation à ce qui fut le bonheur de ma jeunesse, miraculeusement retrouvé dans le moment même où cette jeunesse va finir, quand je touche à l’âge des aridités intérieures et des abdications définitives ; que j’étoufferai mon cœur, quand il s’est remis à palpiter, à saigner en moi avec cette ampleur de désirs, cette force d’impression dont je ne me croyais plus capable ! Et pourquoi ? Pourquoi ? Combien les plus libres, ceux qui ont toujours lutté en eux-mêmes, contre l’esclavage de l’opinion, demeurent les esclaves du préjugé ! Oui ! Pourquoi ai-je quitté cette paisible petite ville d’Hyères, où ce pauvre cœur vieillissant s’était réchauffé et rajeuni ? Pourquoi ai-je quitté cette adorable enfant qui m’aimait, qui m’aime, que je vois toujours s’appuyant d’une main à cet arbre, quand j’ai voulu l’attirer à moi, et de l’autre laissant tomber la corbeille d’où roulaient ses roses ? Elle m’attend, elle m’appelle tout bas et elle désespère ! Pourquoi suis-je venu ici, souffrir et la faire souffrir, me martyriser dans cette existence de faux plaisirs, de fausses sympathies, de fausses haines, où j’ai tant traîné d’heures misérables ? Je pouvais la subir, cette existence, quand je me disais, dévoré du regret d’Antoinette : Qu’importe où et comment je vis, puisque je sais que je ne la retrouverai pas ?… Et je l’ai retrouvée. Elle est toute voisine de moi. Elle me veut. Elle m’aime. Et je sacrifie cette émotion divine qui m’est réservée auprès d’elle, à quoi ? Au plus vulgaire, au moins justifié des préjugés. Qu’est devenu ce courage de ma propre sensibilité dont j’avais fait, à vingt ans, ma religion, quand j’entrai dans le monde, bien décidé à jouir de mes joies, à souffrir de mes souffrances, à vouloir mes volontés, à vivre ma vie ? J’ai aimé, j’aime la mère, ah ! passionnément, profondément ! J’aime la fille. Je les aime toutes deux, l’une morte, l’autre vivante. Toute la vérité de mon cœur est là. Le reste est mensonge… Mais on n’aime pas la fille après avoir aimé la mère !… Et pourquoi ? Si je sens ainsi, je sens ainsi. Et la logique de ce sentiment, veut que j’aille jusqu’à son extrémité et que je piétine un scrupule qui n’a qu’un motif, — ah ! le lâche motif ! — l’idée de ce que l’on penserait de moi, si ce secret était connu. Et qui, on ? Ce troupeau d’âmes conventionnelles que je méprise d’un si entier mépris, ces femmes et ces hommes qui condamneront en paroles l’amant marié à la fille de sa maîtresse, et qui se rueront à ses fêtes, s’il est très riche. On ? Qui encore ? Ces âmes froides qui s’épouvantent de la passion, qui redoutent sa brûlure, sa fièvre, sa frénésie. Mais cette brûlure, cette fièvre, cette frénésie, c’est tout ce que j’ai désiré et regretté, — et j’hésite encore !

Si j’avais connu et aimé Antoinette toute jeune, à l’âge qu’Éveline a aujourd’hui, que nous eussions été séparés dix ans, et que je la retrouvasse maintenant, à l’âge qu’elle avait dans les enivrantes après-midi de l’avenue de Saxe, aurais-je du remords d’aller à elle ? Ne m’agenouillerais-je pas devant elle, avec extase, pour lui prendre les mains, comme je faisais, mettre ma tête sur ses genoux, et lui dire : « Merci d’être revenue ?… » Qu’aurais-je à renier alors de mes émotions d’autrefois, à travers mes émotions d’à présent, puisque j’apporterais le même cœur à la même femme ? Qu’y aurait-il de criminel à cette reprise de l’ancien bonheur ? Rien, et c’est strictement, absolument, l’actuelle situation. Quand je dis que je les aime toutes les deux, je mens. Je n’en aime qu’une, car elles ne sont qu’une. Puis-je les distinguer dans ma pensée, dans ma tendresse, dans mon désir ? Ai-je pour l’une un sentiment, pour l’autre un autre ? N’est-ce pas la même adoration de la même beauté, le même cœur allant vers le même cœur ? La seule différence est qu’entre Antoinette et moi, il y avait ce contre quoi l’amour même est désarmé : le temps. Le temps nous séparait, dans mon passé et dans son avenir, puisqu’elle avait vécu, senti, souffert, avant moi, et qu’elle appréhendait si douloureusement que je ne la visse vieillir. Éveline, c’est Antoinette sans passé, Antoinette avec toute sa jeunesse devant elle, pour recevoir et pour donner l’amour. Ah ! si la « pauvre Ante » vivait encore, qu’elle commençât de vieillir et qu’elle me vît chercher l’or de ses cheveux, que j’ai tant dénoués, et devenus blancs, dans les cheveux de sa fille, ses yeux bleus où je me suis tant noyé dans les fraîches prunelles de sa fille, son sourire perdu dans le sourire de sa fille, et que la jalousie la mordît au cœur, ce cœur auquel j’ai tant caressé le mien, alors il serait infâme de lui infliger cette torture. Et même non. Je l’ai trop connue, et toutes les magnanimités de sa tendresse, tout l’infini de son dévouement. Je l’entends, si elle m’avait vu m’éprendre d’Éveline, je l’entends me dire, de sa voix des heures suprêmes : — C’est moi que tu aimes en elle. N’aie pas de remords. Abandonne-toi à cet entraînement. Tu me resteras fidèle. Aime-la. En te la donnant, c’est encore moi que je te donne. Elle est jeune. Tu auras plus longtemps à m’aimer en elle… Oui, elle me parlerait ainsi. Elle me parle ainsi. De nouveau, j’ai l’irrésistible impression que cette rencontre, c’est elle qui l’a voulue, qu’elle est là, invisible et présente, qu’elle me pousse par une influence mystérieuse et bienfaisante, qu’elle me soupire : Va… L’épreuve est achevée. J’ai essayé bien loyalement de résister à cet appel, à mon fantôme redevenu vivant et qui me sourit, qui me tend les bras, qui m’offre sa vie, la Vie. À qui fais-je du tort en allant à lui ? À qui prendrai-je quelque chose le jour où j’épouserai Éveline, si je l’épouse ? Je suis celui dont elle a besoin, comme elle est celle dont j’ai besoin. D’avoir tant aimé l’autre me servira seulement à mieux l’aimer, elle, à mieux savoir comment ménager cette divine sensibilité… Pourvu qu’elle me pardonne d’être parti ainsi, qu’elle ne m’aime pas moins à ce retour que dans cette minute inoubliable où elle a laissé rouler ses roses ; pourvu que… Je saurai tout cela demain, si je veux ! Demain, dans moins de vingt-quatre heures, je puis reprendre la route blanche de Costebelle entre les niches parées de fleurs, demain revoir les pins d’Alep, les oliviers, le portail des Cystes parmi ses plantes grimpantes, l’allée sous les palmiers, revoir la maison, la revoir, elle, demain, si je veux !


Nice, 27 février.

Je veux. La résolution est prise cette fois. Il est sept heures du matin. J’écris ceci en attendant la voiture qui doit m’emmener à la gare. Le train part à trois heures. À onze heures et demie, je serai à La Pauline, à midi à Hyères. À une heure, je la verrai. Dans quelques jours, je peux être son fiancé… mon fantôme, qu’il me fût permis de t’évoquer vraiment et de te demander que tu prononces matériellement ces mots que j’entends tout bas dans mon cœur : Aime-la ! Aime-nous !… — Ah ! j’ai peur !