Revue des Deux Mondes4e période, tome 162 (p. 481-521).

PREMIÈRE PARTIE


I. — UN HOMME DU PASSÉ


Ce matin-là. — un des premiers du mois de mai 1895, — M. Philippe d’Andiguier, le célèbre collectionneur, « le d’Andiguier des tarots, » comme on l’appelle, entre initiés, à cause d’une pièce merveilleuse de son musée, se promenait de long en large, dans le grand salon qui sert de galerie à ce musée, dévoré par une agitation dont ses collègues en manie quattrocentiste eussent été bien étonnés, s’ils avaient pu le voir aller et venir ainsi, et savoir la cause réelle de cette fièvre d’attente. C’était, autour du vieillard, — M. d’Andiguier, né en 1831, avait alors soixante-trois ans très accomplis, — le plus paisible, le plus enveloppant décor de belles choses, auquel aient jamais pu se caresser les yeux et les rêves d’un sage, désabusé de la vie et décidé à ne plus l’accepter qu’à travers l’ennoblissement et la purification de l’art. Les trois hautes fenêtres de la vaste chambre ouvraient sur un jardin privé, attenant lui-même à un autre enclos, de sorte que les profondeurs vertes d’un véritable parc s’étendaient au loin, baignées de soleil, remuées par une brise tiède, et peuplées à cette heure et en cette saison de cris joyeux d’oiseaux. Les très rares portions du faubourg Saint-Germain épargnées par le vandalisme des dernières percées ont de ces retraites provinciales, d’une poésie d’intimité d’autant plus prenante que la rumeur de la ville fait comme un accompagnement lointain de menace à cette tranquillité.

Le collectionneur avait choisi pour y installer ses trésors le second étage d’un hôtel du siècle dernier, situé au fond d’une cour et dans cette extrémité de la rue de la Chaise qui jouxte la légendaire Abbaye-au-Bois, de mystérieuse mémoire. Il semble qu’il flotte autour de cet antique couvent, où Chateaubriand vieilli a tant causé, comme une atmosphère d’autrefois. Mais les moindres objets, dans le salon où M. d’Andiguier marchait nerveusement, n’attestaient-ils pas l’amour, l’idolâtrie et le fanatisme du passé, et d’un passé autrement lointain ? Il n’y avait pas dans ce musée, sévère à force d’être exclusif, un seul bibelot qui n’eût près de quatre siècles d’âge, et qui ne fût italien, depuis les deux tapisseries florentines du fond, exécutées sur des dessins de Filippino Lippi, jusqu’aux chaires d’église rangées auprès et dans le dos desquelles se voient des marqueteries, dignes de celles des portes du chœur de Saint-Pierre à Pérouse. Quels chefs-d’œuvre d’un art qui devrait être mesquin et que le génie du xve siècle a magnifié, comme le reste ! Et quels chefs-d’œuvre aussi que les morceaux d’orfèvrerie rangés sous la vitrine du centre : aiguières et poignées d’épées, reliquaires et crosses d’abbé, gobelets et préféricules, ici un fermoir de pluvial où se retrouvait la facture des Pollajuoli, là un nautile monté en argent doré dans le style du célèbre bijou de Windsor ! Pour que le possesseur et l’amant de ces merveilles ne leur donnât pas un regard, dans la gaie clarté de ce beau matin, il fallait que sa préoccupation fût bien forte. Il ne regardait pas davantage l’admirable série des cartes de tarot dont j’ai parlé, — vingt-sept sur les soixante-dix-huit du jeu complet, — et qui, étalées sous verre, sur une espèce de lutrin tournant, montraient leurs enluminures, attribuées par Morelli lui-même à Ambrogio de Prédis, l’artiste favori de Ludovic le More. Dans sa marche de long en large, M. d’Andiguier passait de même, sans un coup d’œil, devant ses pièces favorites : son profil de femme de Pisanello, sa tablette de cassone où se trouvaient représentées avec la plus élégante fantaisie toscane les scènes comiques de la quatrième nouvelle de la neuvième journée du Décaméron, — son tableau d’autel du Ferrarais Cossa, — son haut crucifix d’argent et d’or, probablement ciselé dans l’atelier du Verocchio ! Parmi tant de richesses, dont chacune évoquait pour le dilettante des sensations si vives de découverte et de désir, de poursuite et de conquête, une seule existait pour lui en ce moment : la pendule en forme d’ostensoir qui lui servait à savoir l’heure, — bien paradoxalement ; — car le Florentin, serviteur des premiers Médicis, qui avait modelé les figurines du piédestal, n’avait certes pas prévu qu’après cinq cents ans, une savante introduction de ressorts modernes ferait encore aller l’aiguille sur l’antique cadran, et mesurerait le temps aux petits-fils des arrière-petits-fils de ses contemporains. L’aiguille avançait, de cette invisible et irrésistible marche qui, dans quelques années encore, arracherait et cette horloge elle-même et ces tableaux et ces sculptures et ces orfèvreries à leur présent possesseur, comme elle les avait arrachés aux autres. Mais ce n’était pas cette philosophique réflexion sur la fuite des jours que le battement du balancier inspirait au vieillard. L’aiguille marquait en cet instant un peu plus de neuf heures et demie, et M. d’Andiguier attendait pour dix heures, avec une véritable fièvre d’impatience, quelqu’un qui n’était ni un antiquaire détenteur d’un des cinquante-et-un tarots restans du jeu d’Ambrogio, ni un érudit, capable de lui bien authentiquer son crucifix. Non. Cette visite dont l’approche troublait à ce point le collectionneur ne se rattachait à aucune des préoccupations esthétiques qui semblaient seules devoir l’impressionner. Il s’agissait, — quel contraste avec les splendeurs partout éparses sur les chevalets et sur les murs ! — de la plus quotidienne, de la plus bourgeoise aventure qui puisse se produire dans l’entourage d’un vieux Parisien : une difficulté devinée dans un ménage auquel M. d’Andiguier s’intéressait, parce qu’il avait connu la jeune femme tout enfant. Cette jeune femme, mariée depuis un peu plus d’un an, venait de lui écrire, le matin même, qu’il lui arrivait un grand, un affreux malheur, que lui seul pouvait l’aider et la sauver, et qu’elle serait rue de la Chaise à dix heures. Les termes de cette lettre, l’agitation de l’écriture, l’insistance avec laquelle Éveline Malclerc, — c’était son nom, — le suppliait de la recevoir aussitôt, tout avait prouvé à M. d’Andiguier que certains pressentimens dont il était tourmenté depuis plusieurs semaines à son endroit ne le trompaient pas, et cette seule idée suffisait pour bouleverser ainsi ce passionné d’art, à qui ses ennemis, — on en a toujours, — auraient volontiers dit, comme je ne sais quelle Allemande à Heine : « Vous qui n’avez jamais aimé que des femmes sculptées ou peintes… »

On sait la phrase du poète à ce méchant compliment : « Je vous demande pardon, madame, j’ai aussi aimé une morte… » Cette réponse que l’ironique auteur des Reisebilder prononça sans doute en se moquant et avec son mauvais sourire, Philippe d’Andiguier aurait pu la prendre à son propre compte, mais, comme il faisait tout, sérieusement et sincèrement. Cet amoureux des princesses sculptées et peintes du xve siècle avait eu, dans son existence vraie, autant dire son existence inconnue, un romanesque attachement que la mort n’avait pu rompre. S’il allait et venait dans sa galerie, depuis qu’il avait reçu le billet de Mme  Malclerc, trompant, à force de mouvement, une sollicitude inquiète jusqu’à l’anxiété, c’est que la jeune femme lui en représentait une autre, disparue depuis tantôt dix ans dans des circonstances tragiques et dont la mémoire n’avait été touchée en lui ni par d’autres émotions, ni par l’irrévocable absence, ni par l’usure intérieure. Cette morte, demeurée si vivante dans ce cœur d’homme, était, — on l’a deviné aussitôt, — la mère d’Éveline. Hâtons-nous d’ajouter, pour donner à cette noble fidélité d’un homme vraiment digne de s’appeler comme le héros d’un très beau livre : « Un homme d’autrefois, » son haut et fier caractère, qu’aucune idée de paternité clandestine ne se mêlait à cet intérêt. Cette femme que M. d’Andiguier aimait encore assez, dix ans après sa mort, pour se tourmenter à ce degré du malheur possible de sa fille, il l’avait aimée vivante pendant plus de dix autres années, sans qu’elle fût sa maîtresse. Ç’avait été, c’était encore, comme on voit, un sentiment d’un ordre plus rare que les précieux objets au milieu desquels le vieillard continuait de marcher sans les voir, — plus rare qu’une carte de tarots, fût-elle peinte pour un Sforza, plus rare qu’un crucifix d’argent et d’or, fût-il ciselé pour une chapelle du Magnifique ! Ce roman d’un collectionneur que la plus impérieuse des manies intellectuelles semblait devoir garantir contre toute autre passion vaudrait la peine d’être raconté, pour cette rareté et cette singularité seules, quand bien même la dévotion de M. d’Andiguier au souvenir de la mère de Mme  Malclerc ne l’aurait pas amené à intervenir d’une façon aussi directe dans la tragédie conjugale dont le billet d’Éveline allait provoquer le premier épisode décisif. D’ailleurs, à mesure que les péripéties de cette tragédie se dérouleront, l’historien de cette douloureuse aventure se trouvera condamné à l’analyse d’une si lamentable aberration morale, il lui faudra étudier et montrer une anomalie d’âme si criminellement pathologique, qu’il est bien excusable s’il éprouve comme un besoin de mettre en prologue à ces scènes d’émotions coupables le rappel d’une grande et délicate chose humaine, dût ce rappel sembler disproportionné. C’est le chirurgien qui, avant d’entrer à l’hôpital, s’attarde à regarder les fraîches fleurs d’un étalage en plein vent, comme pour se prouver qu’il y a autre chose au monde que des corps rongés d’ulcères, des plaies purulentes et des agonies. Voici donc les images qui surgissaient du passé de M. d’Andiguier, pour s’interposer entre les merveilles de son musée et son regard, tandis qu’il attendait Éveline Malclerc. Voici les souvenirs qui se pressaient autour de lui, et qui lui faisaient, durant cette demi-heure, revivre en esprit plus de vingt années de sa vie. Il avait trop aimé, il aimait trop la mère disparue, pour n’être pas vulnérable jusqu’au sang dans cette fille vivante qui allait dans quelques instans, rien qu’en entrant dans la chambre, lui rendre la morte si présente, tant elles se ressemblaient de silhouettes, de gestes, de physionomies. Ce n’était pas d’aujourd’hui que le vieillard avait peur qu’elles ne se ressemblassent aussi dans leur destinée et une hallucination rétrospective l’évoquait pour lui, cette destinée de la mère, dans ce qu’il en avait connu, dans ce qu’il en avait partagé, depuis l’automne de 1871, où son romanesque amour avait commencé.

J’ai déjà dit que M. d’Andiguier, à cette date de 1895, avait soixante-trois ans très passés. Il venait donc d’atteindre la quarantaine, en 1871, lorsqu’il avait connu la mère d’Éveline. Cet âge, où, pour la plupart des hommes, la vie sentimentale s’apaise, avait marqué l’éveil de la sienne, pour des raisons qui tenaient aux conditions très exceptionnelles où s’était écoulée sa jeunesse. Aussi la mémoire de cette rencontre était-elle demeurée nette et précise en lui dans son moindre détail. Quand il pensait à Antoinette, — c’était le nom de son amie morte, — il la revoyait toujours telle qu’elle lui était apparue pour la première fois, par une lumineuse et douce soirée d’octobre, dans le décor le plus fait, il faut l’avouer, pour s’imposer à l’imagination, à celle surtout d’un fervent de l’art tel que lui, habitué à sans cesse associer l’idée de beauté aux traits caractéristiques du paysage italien. Cette rencontre avec la jeune fille, — Antoinette alors n’était pas mariée, — avait eu lieu dans un endroit cher à tous ceux qui ont erré au delà des Alpes, à la Villa d’Este, sur le bord de ce lac de Côme, dont les profondeurs bleues, encaissées dans un sinueux couloir de montagnes, servent de motif à tant d’arrière-fonds dans les peintures de l’école lombarde. Philippe d’Andiguier s’était arrêté par hasard dans cet ancien palais de plaisance transformé en hôtel, et qui garde, en dépit de son adaptation utilitaire, son charme élégant et fastueux de jadis, avec le perron de sa terrasse descendant au lac par un large escalier, avec son parc semé d’urnes et de bancs de marbre, avec son château d’eau, aboutissant par une suite de bassins étages à une grotte en rocaille, pittoresque niche d’une colossale statue, toute blanche, le Gigante, comme l’appellent les enfans du pays. Combien le touriste collectionneur se doutait peu, en arrivant dans ce calme asile, choisi sans autre motif que les indications du guide, qu’il approchait d’un tournant de sa destinée et que jamais plus il ne pourrait songer sans émotion à ce village de Cernobbio, si paisible au fond de sa baie et dans le pli de son promontoire, aux grands orangers et aux palmiers de la villa, au clapotement du flot sur les marches du débarcadère, à la couleur du ciel d’une si large et d’une si transparente clarté, à l’atmosphère enfin, à cette fraîche caresse de la Breva, cette brise des Alpes, qui, vers le milieu de l’après-midi, promène sur les eaux attiédies par le soleil la fraîcheur des prochains glaciers ! Il était si loin de penser qu’il pût devenir amoureux, à son âge, et brisé par la longue épreuve de sa jeunesse ! Cette escale à Cernobbio était la dernière d’un voyage, entrepris à travers les petites villes de la Toscane, des Marches et de la Vénétie, afin d’oublier les chagrins de l’année terrible, qui, pour lui, l’avait été deux fois. Le désastre public s’était doublé d’un désastre privé. Il avait, le jour même de l’entrée des Allemands dans Paris, perdu sa mère, qui avait été le dévouement et le martyre de toute cette jeunesse. Un mot résumera ces longues années d’une piété filiale qui précéda chez ce grand romanesque la piété amoureuse : Mme  d’Andiguier était devenue folle, dix-huit ans auparavant, à la mort de son mari, et Philippe n’avait jamais consenti qu’elle fût internée. Il s’était consacré à la soigner, s’interdisant de se marier, par scrupule d’associer une jeune femme à cette terrible servitude, s’interdisant d’aller dans le monde, par crainte de laisser sa pauvre malade seule, s’emprisonnant, pour trouver un alibi à ses tristesses, dans les besognes de sa carrière, — il était entré, du vivant de son père, à la Cour des comptes et il y restait, par terreur de l’oisiveté, — enfin se consolant par ses études d’art, par cette manie de la collection, réchauffée, exaltée en lui systématiquement. C’était à cette passion artificielle qu’il avait demandé la force de supporter ce deuil qui aurait dû lui être une délivrance, mais, ayant concentré toutes ses forces de cœur autour de cette mère infortunée, en la perdant, il lui semblait avoir perdu le principe même de sa vie. Et puis, son voyage en Italie l’avait tout de même arraché à l’idée fixe. Il s’était intéressé à la découverte et à l’achat de quelques objets capables de prendre place dans son musée, dès lors un des plus choisis de Paris, grâce à sa fortune et à son goût. Quand il se figurait son débarquement à la Villa d’Este, il revoyait un homme tout en noir, préoccupé d’empêcher que les bateliers ne manœuvrassent trop brutalement les caisses de bois, où il avait fait emballer plusieurs pièces uniques. Dieu ! que le sort est étrange, et que l’on eût surpris ce touriste, qui portait empreinte partout sur lui la trace du souci, dans la flétrissure de ses paupières et de sa bouche, dans les plaques rouges de son teint, dans le grisonnement des touffes de ses cheveux, dans ses épaules voûtées, si on lui avait annoncé que, le soir même, une enfant de vingt ans entrerait dans son cœur pour n’en plus sortir, et qu’il suffirait pour cela du plus banal incident d’hôtel : un voisinage de chambre, une fenêtre ouverte, et une curiosité !

Philippe était arrivé vers les cinq heures. Le dîner était à sept. Le temps d’ouvrir sa valise, de faire ranger dans sa chambre les précieuses caisses de ses acquisitions et, comme il avait renvoyé son domestique à Paris, en avant, de disposer lui-même ses objets de toilette, il se dit qu’il n’aurait pas le loisir de prendre seulement connaissance du parc. Remettant donc sa première promenade au lendemain, il roula un fauteuil au bord du large balcon de pierre qui courait tout le long de l’aile. Des chaînes basses, accrochées d’un côté aux balustres, de l’autre à des anneaux scellés dans le mur, distribuaient ce balcon en autant de petites terrasses ménagées devant chaque fenêtre. Il était vide en ce moment, de sorte que Philippe se trouva dans une solitude parfaite, pour jouir de l’admirable paysage qui se développait devant lui. Pour les dévots de peinture comme lui, ces horizons italiens ont un double charme : leur beauté propre, et le rappel d’aspects déjà aimés dans les chefs-d’œuvre des vieux maîtres. Sous la lumière de ce soir tombant, ce coin retiré du lac de Côme révélait, avec plus d’évidence encore, ce qui fait sa poésie spéciale et celle aussi des toiles et des fresques des artistes grandis sur ses bords : un Luini, un Gaudenzio Ferrari, un Boltraffio, ce mélange incomparable d’opulence et de grâce, de noblesse et de volupté, d’intimité et de splendeur, ce soave austero dont parle un poète. Une immense barre d’ombre coupait l’eau dans sa longueur. Toute la rive où se trouvait Philippe était déjà abandonnée par le soleil, tandis que la rive opposée demeurait chaudement illuminée. Les larges barques plates, à tendelets roulés sur leur armature, qui passaient de la partie assombrie à la partie claire, semblaient entrer tout d’un coup dans une gloire, et glisser sur une nappe miraculeuse vers quelque côte enchantée où les façades peintes des villas rayonnaient parmi les feuillages à peine dorés par l’automne, tandis que là-haut, la ligne du sommet des montagnes se détachait sur l’azur profond du ciel, avec le je ne sais quoi de grandiose dans le dessin qui est comme la marque des paysages d’Italie. Et c’était, dans le vaste soir, entre ces eaux apaisées, ces pentes boisées, ce ciel du couchant, un silence de toute la nature, — un de ces silences recueillis des choses, comme il s’en produit en octobre, et qui, annonçant la mort de l’année, envahissent, enveloppent, baignent le cœur d’une mystérieuse mélancolie, même quand nous n’avons pas, pour être tristes, les motifs qu’avait Philippe d’Andiguier. Il était donc là, au seuil du balcon, s’abandonnant en pleine liberté à l’impression de cette délicieuse fin d’après-midi, et subissant cette défaillance de tout l’être qui nous rend, à de pareilles minutes, si sensibles, si vibrans au moindre contact. Et voici qu’un bruit, échappé de la chambre à côté de la sienne, vint tout à coup le surprendre dans cette espèce de songe attendri où l’on est si peu maître de ses nerfs. Cela commença par un gémissement étouffé, puis distinct et achevé dans un véritable sanglot, comme de quelqu’un qui essaie de contenir une peine trop forte et qui finit par éclater. Philippe, absorbé dans sa rêverie, n’avait pas entendu tout à l’heure la porte de la pièce voisine s’ouvrir et une personne entrer. Comme il se tenait lui-même parfaitement immobile et un peu en arrière du balcon, cette personne non plus n’avait pas soupçonné sa présence. La plus élémentaire discrétion commandait qu’il la révélât, cette présence, en remuant son fauteuil ou en marchant avec un peu de fracas. Un mouvement d’une curiosité irrésistible voulut que, tout au contraire, il restât plus immobile et s’arrêtât presque de respirer. Comme les sanglots continuaient, coupés maintenant de ce cri : « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! » cette curiosité grandit encore, et le fit se lever avec des précautions de coupable et s’avancer jusqu’au balcon sur la pointe des pieds. Les gémissemens ne cessèrent pas. Il crut reconnaître un accent de femme. Jamais il ne put s’expliquer plus tard quelle impulsion, si entièrement contraire à son caractère, le conduisit à franchir la petite chaîne qui séparait la partie du balcon réservée à sa chambre, et à marcher, toujours sur la pointe des pieds, jusqu’à la fenêtre de la pièce d’où s’échappait cette plainte. Cette fenêtre était à demi ouverte. Il put voir, par l’entre-bâillement, une femme assise dans un fauteuil, la tête renversée en arrière, les mains allongées sur ses genoux, dans l’attitude du plus complet désespoir, les joues inondées de larmes, les lèvres ouvertes et frémissantes, le sein soulevé d’une palpitation convulsive. L’inconnue était jeune, et si belle que même cette tension de toutes ses fibres dans ce spasme de chagrin ne la défigurait pas. Philippe put voir qu’elle était blonde, qu’elle avait des yeux bleus dont les larmes fonçaient encore l’azur, des traits d’une extrême finesse dans un teint d’une transparence rosée, une bouche un peu renflée et des dents charmantes, des pieds et des mains tout frêles. Avec ce regard dressé à l’observation inquisitive du détail qui est celui des experts en tableaux, il vit aussi qu’elle ne portait aucune bague à ses doigts, ce qui acheva de lui persuader qu’elle était une jeune fille. Rentrée de promenade depuis quelques instans à peine, elle avait mis sur une chaise, auprès d’elle, son chapeau, sa voilette, son ombrelle, ses gants, et gardé sa robe de serge blanche, assez courte et qui, découvrant ses chevilles menues, lui donnait un air plus jeune encore et presque enfantin. Ce caractère d’adolescence fragile, comme répandu sur toute sa personne, achevait de rendre plus saisissante l’extraordinaire intensité de la souffrance qu’exprimait ce joli visage. Le spectacle de cette enfant en train de pleurer ainsi, dans le cadre de cette nature, où tout, à cet âge, aurait dû lui parler de bonheur et d’espérance, excita chez Philippe un intérêt si vif qu’instinctivement, et oubliant qu’il ne la connaissait point, il fit un pas vers elle. La jeune fille l’entendit à son tour. Elle se redressa tout d’un coup et poussa un léger cri. C’en fut assez pour que l’indiscret se rejetât en arrière en balbutiant des mots d’excuse ; et, la pourpre de la honte aux joues, il rentra dans sa chambre, bouleversé d’une émotion où il ne voulut voir d’abord que le remords de son inqualifiable curiosité, tandis qu’il écoutait l’inconnue refermer sa fenêtre d’une main évidemment tremblante d’indignation.

La cloche du dîner, dont le premier appel retentit presque aussitôt, vint subitement prouver au héros de cette scène muette que ce bouleversement n’était pas la simple confusion d’un galant homme surpris dans une attitude équivoque. Philippe n’eut pas plutôt entendu ce tintement qu’il se dit : « Elle va être dans la salle à manger, je vais la revoir. » L’idée de cette rencontre, après ce qui venait de se passer, lui fut si pénible qu’il se leva pour sonner lui-même et demander son dîner dans sa chambre. Mais, quand sa main fut sur le timbre, il ne pressa pas. Il lui était plus pénible encore de laisser échapper ainsi cette unique occasion peut-être de revoir ce visage dont les lignes délicates se peignirent soudain devant son esprit avec une telle netteté de dessin qu’il ferma les yeux pour retenir cette image. Ce ne fut qu’une seconde, et ce fut assez pour que son cœur battît plus vite. Il se rassit, étonné de l’émotion, pour lui absolument nouvelle, qui envahissait tout son être, sans s’avouer encore qu’il venait de recevoir là, sur ce balcon, dans la clarté crépusculaire du beau soir, et devant cette jeune fille en larmes, le coup de foudre de l’amour le plus entier, le plus passionné. L’image s’évanouit, et déjà l’amoureux commençait d’avoir peur, non plus de rencontrer l’inconnue, mais qu’elle-même ne descendît pas pour le dîner. Il écouta. Il crut entendre que l’on marchait dans la chambre voisine, et, détail qui faisait sourire le vieillard, quand il se le rappelait, il commença de chercher précipitamment dans le fond de sa malle son frac qu’il n’avait pas mis une fois depuis son départ de France, sa chemise la moins chiffonnée par l’emballage, sa cravate noire la plus fraîche. Enfin, ce grave fonctionnaire de quarante ans, pour qui de s’habiller avait toujours été une corvée, se dirigea vers la salle à manger de l’hôtel, au second coup de cloche, après avoir pris de sa toilette du soir autant de soin qu’un échappé du collège qui se rend à son premier bal ! — « Sera-t-elle là ? » se demandait-il en descendant les marches de l’escalier d’un pas presque tremblant. « Mais qui est-elle ? Comment le savoir ? Comment arriver à lui parler, à lui expliquer ma présence devant sa fenêtre ?… Comme elle pleurait !… Qu’avait-elle ?… Ah ! Si je pouvais quelque chose pour elle !… Comment la connaître ?… » Le tourbillonnement de ces questions confondait sa pensée et lui donnait une espèce de fièvre. Que devint-il, lorsqu’il entra dans le hall, où plusieurs personnes attendaient avant de passer dans la salle à manger et qu’il aperçut la jeune fille dont il venait de surprendre les larmes désolées, assise dans un des coins et causant avec trois personnes : une femme plus âgée, sa mère, sans doute, et deux hommes, un de trente ans à peine… Dans l’autre, Philippe reconnut, avec un saisissement dont il n’aurait su dire si c’était de la joie ou de la douleur, un de ses aînés de la Cour des comptes, un conseiller référendaire comme lui-même, démissionnaire depuis le 4 septembre, un certain André de Montéran. Et aucun moyen de reculer. Montéran l’avait reconnu aussi, et, tout en esquissant un geste de surprise, il s’avançait droit sur lui, la main ouverte, et lui disait :

— Vous ici, mon cher d’Andiguier ?… Mais quelle bonne chance ! et il répétait : Quelle bonne chance ! Vous venez de passer vos vacances en Italie ? Vous nous avez rapporté des merveilles, j’en suis sûr !… Et notre pauvre palais du quai d’Orsay ?… Vous allez me donner des nouvelles des collègues… Depuis le siège, je n’en ai plus… Vous avez eu plus de patience que moi, vous, et vous n’avez pas démissionné… Vous avez peut-être eu raison… Mais nous aurons le temps de causer de tout cela… Venez que je vous présente à Mme  de Montéran, à ma fille Antoinette et à M. Albert Duvernay, mon futur gendre… Un mariage qui me rend très heureux. Je vous conterai cela…

Ces confidences, passablement incohérentes, avaient été faites, pêle-mêle, avec l’expression, officiellement attristée, mais réellement triomphante, d’un homme qui en retrouve un autre après d’horribles catastrophes nationales, et qui tout de même n’ose pas trop étaler son contentement privé. Ce ne fut pas le contraste entre les désastres de la France et l’égoïste satisfaction de son ancien collègue qui frappa Philippe en ce moment. Ce fut un autre contraste, et rendu plus poignant par son immédiate évidence. M. d’Andiguier devait revoir toute sa vie l’aspect indifférent de ce hall d’hôtel, et le groupe vers lequel son camarade l’entraînait : le sourire banal de Mme  de Montéran, le salut correct du fiancé et le regard impénétrable de la jeune fille. Était-ce bien elle qui, une demi-heure plus tôt, gémissait désespérément dans la solitude de sa chambre ? Ce délicat et joli visage, que Philippe d’Andiguier avait vu, si peu d’instans auparavant, comme révulsé de douleur, ne montrait à ce moment aucune trace de l’émotion qui s’était épanchée dans de tels sanglots. Il y avait dans cette physionomie, qui n’était pourtant pas hypocrite, — elle était si pure, si virginale ! — une espèce de douceur distante, quelque chose de gracieux et d’inaccessible à la fois, une réserve trop surveillée pour n’être pas toujours un peu mystérieuse. Mais, ayant vu ce qu’il avait vu, et retrouvant cette enfant, qui sortait de cette effroyable crise de douleur, si calme entre sa mère, son père et son fiancé, comment Philippe n’aurait-il pas éprouvé, à un degré presque affolant, cette sensation de mystère ? Il vit distinctement, sur ce visage absolument fermé, passer comme une ondée du sang à son approche et dans ces yeux bleus comme une supplication… Et ce fut tout. Ni la mère, ni le père, ni le fiancé ne s’en aperçurent. Aucune de ces trois personnes, d’ailleurs, soupçonnait-elle qu’Antoinette cachât, derrière son attitude modeste et paisible, la tempête d’une grande douleur intérieure ? D’instinct, Philippe se répondit que non, et d’instinct aussi il se dit que le principe de douleur était là, dans ce mariage que le père lui avait annoncé avec cet accent de triomphe, et, maintenant que Philippe d’Andiguier voyait les jeunes gens l’un en face de l’autre, comment n’eût-il pas pensé que le cri de désespoir jeté par Mlle  de Monteran n’avait pas d’autre cause ? L’antithèse était trop forte entre ces deux êtres. Durant tout le dîner, qu’il prit à une petite table voisine de la leur, Philippe eut le loisir de s’abîmer, de s’hypnotiser dans l’étude des deux fiancés, et aussi, hélas ! d’achever de boire par les yeux, en regardant la jeune fille, ce poison de l’amour, qui courait déjà dans ses veines. Plus il l’analysait, plus la grâce idéale et un peu souffrante de cette tête le ravissait, et, plus aussi le souvenir des larmes qu’il avait vues couler sur ces joues minces lui brûlait le cœur d’une inexprimable pitié. Il voyait maintenant le détail de ces traits dont il avait, au premier regard, admiré la finesse et il les trouvait plus fins, plus suaves encore, et la nuance des cheveux blonds plus soyeuse, et la coupe du front plus noble, et la ligne du nez plus délicate, et plus charmante la bouche avec des lèvres roulées qui s’abaissaient au coin dans un pli presque amer, et plus ensorcelante la profondeur bleue des prunelles, que les larmes de tout à l’heure avaient comme voilées, et plus frais, plus transparent ce teint, où la suffusion d’un jeune sang mêlait un rose si tendre à la pâleur. La robe d’Antoinette en taffetas mauve, échancrée à peine, dégageait son cou d’un modelé encore un peu grêle, mais si flexible, et elle mettait à chacun de ses mouvemens cette inexprimable souplesse qui donne aux plus humbles gestes une distinction innée. En face d’elle, le jeune homme à qui cette fleur d’aristocratie était destinée montrait une physionomie et une encolure, des attitudes et des façons de respirer, de se tenir, de manger, de regarder, désastreusement, irrémédiablement communes. C’était un garçon assez gros déjà et lourd, dont on n’aurait pu dire qu’il était laid, car il avait un visage assez régulier, et un certain air de santé et de force. Mais sa vulgarité était si déplaisante, si étalée aussi, qu’elle eût été odieuse, même à quelqu’un de moins partial que ne l’était déjà Philippe. L’hérédité paysanne était reconnaissable aux moindres gestes de cet individu, fabriqué trop évidemment avec de l’épaisse étoffe humaine. Ses pieds larges étaient posés à terre disgracieusement, dans des escarpins du soir qu’ils déformaient, ses mains velues tenaient son couteau et sa fourchette brutalement. La grossièreté extérieure de ce plébéien, comme endimanché dans son habit, correspondait-elle à une grossièreté intérieure ? Philippe devait savoir plus tard que oui. Il devait savoir aussi quel martyre de dévouement filial représentait le consentement de Mlle  de Montéran à ce mariage. C’était une histoire à la fois très tragique et très simple : les Montéran s’étaient ruinés et donnaient leur fille à un butor riche, attiré sans doute vers cette fine enfant par cette antithèse même, et par la vanité d’unir sa roture à une famille de très authentique noblesse, et Mlle  de Montéran acceptait ce mariage, parce qu’elle savait ses parens à bout de ressources et qu’elle pourrait, riche à son tour, les aider, payer leurs dettes, leur faciliter la vie. Ce drame de famille s’était dessiné tout entier dans la divination de d’Andiguier, rien qu’à comparer les deux jeunes gens, à se souvenir du cri jeté par la fiancée, quand elle se croyait seule, de cet « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! » où grondait une si violente révolte de tout son être, — contre quoi ; sinon contre cela ? Il connaissait Montéran de longue date, et, sans l’avoir jamais fréquenté hors du service, il savait, par les racontars de leurs communs collègues, ses habitudes de vie chère, de dissipation et de jeu. C’était de quoi le mettre sur la piste de la vérité, et plus encore les discours que lui tint ce père inconscient, quand, après le dîner, celui-ci prit le bras de son ancien camarade du quai d’Orsay et commença de célébrer les louanges de son futur gendre. Les deux hommes allaient et venaient sur la terrasse du bord du lac. En relevant la tête, Philippe pouvait voir la fenêtre de la chambre où la fille de son interlocuteur sanglotait, une heure et demie auparavant. En se retournant, il pouvait la voir elle-même, qui, assise, enveloppée d’un châle blanc, regardait, entre sa mère et son fiancé, la vaste nappe de l’eau palpiter doucement sous les étoiles, et il écoutait son compagnon parler :

— Oui, mon cher d’Andiguier, disait Montéran, je suis bien, bien heureux de ce mariage ! On ne s’enrichit pas dans notre carrière, comme vous savez ; moi du moins. Vous, vous étiez vraiment riche d’abord, et vous avez vécu comme un sage. Vous n’avez jamais eu de vices, ni de ces vertus qui coûtent plus cher que les vices : une maison à tenir, une femme et une fille à mener dans le monde. Il y a bien vos bibelots, je sais… C’est un placement à 100 pour 100, cela, quand on s’y connaît comme vous… Et puis, moi, je n’ai pas eu de chance. Vous savez comme j’aimais l’Empire ? Quand, au mois de juillet, je les ai vus déclarer la guerre, j’ai cru qu’ils étaient prêts. J’ai joué sur la victoire… Cette croyance-là m’a coûté cher, très cher, comme à beaucoup de gens, d’ailleurs, pas à tous… Tenez, les Duvernay, Albert et son père, ont doublé leur fortune, qui était déjà énorme. Ils ont de grandes fabriques de drap dans le Nord. Vous n’avez pas idée de ce qu’ils ont gagné en fournitures, ni de ce qu’ils gagnent chaque jour. C’est leur maison qui va rhabiller toute l’armée… Antoinette aura une position magnifique. Avec cela, un mari qui est fou d’elle et qui fera tout ce qu’elle voudra. Ah ! elle le mérite. Ce n’est pas parce que c’est ma fille, mais c’est un ange sur la terre, que cette enfant… Son bonheur est assuré. Ma pauvre femme et moi, nous vieillirons tranquillisés du moins sur son avenir, avec ce qui nous reste. Peut-être aussi, maintenant que je n’ai plus la Cour des comptes, m’occuperai-je à aider mon gendre… Une énorme affaire, comme la sienne, avec les marches qu’ils ont à passer, c’est une véritable administration, et on s’y entendait, au quai d’Orsay, en administration ! Vous surtout, d’Andiguier… En avez-vous abattu de la besogne, dans cette maison-là !…

Que le souvenir de cette première soirée était précis et net dans la mémoire de Philippe ! Comme il en retrouvait à volonté le moindre détail, avec une fraîcheur d’impression demeurée intacte, chaque fois qu’il se reportait, qu’il se réfugiait en pensée vers ce début de sa dévotion pour son Antoinette. « Son Antoinette ! » Il l’appelait ainsi dans son cœur, bien qu’elle n’eût jamais été sienne et que dès lors elle fût déjà promise à un autre… Et tout de suite les images affluaient, se mêlaient, se confondaient, comme les émotions avaient afflué en effet, comme elles s’étaient mêlées et confondues en lui durant les journées qui avaient suivi ce premier soir. Devant l’intensité de ce trouble intime, il avait bien dû s’avouer, avec ivresse et avec épouvante, qu’il aimait Mlle  de Montéran, — sans espoir de s’en faire aimer, puisqu’il avait vingt ans de plus qu’elle et que d’ailleurs elle n’était pas libre, — sans espoir même d’empêcher ce mariage dont il avait deviné aussitôt qu’elle l’acceptait comme un sacrifice. Les preuves qu’il ne s’était pas trompé dans cette intuition ne se multiplièrent que trop dans la semaine qu’il passa auprès d’elle, contre toute raison. Car, de même qu’il lui avait été impossible, dès la première soirée et après avoir surpris les larmes de la jeune fille, de ne pas descendre à la salle à manger pour la voir, il lui fut impossible de ne pas rester à la Villa d’Este, jusqu’à ce qu’elle en partît elle-même, alors qu’il aurait dû fuir à tout prix. Au lieu de cela, il se revoyait, le lendemain de ce premier soir, et les jours d’après, descendant sur la terrasse et dans le jardin, aussitôt levé, avec l’idée de l’y rencontrer, elle, ou quelqu’un des siens. Il se revoyait, s’y attardant après le déjeuner, avant le dîner, le soir encore, le tout pour subir le plus souvent les confidences de Montéran ou le bavardage de Mme  de Montéran ! Et chacune de ces conversations redoublait chez Philippe l’évidence que la délicieuse fille s’immolait à l’égoïsme de ses parens. Le père n’avait pas causé dix minutes qu’une allusion à des affaires de Bourse révélait le spéculateur, obsédé par la hantise du jeu. Quant à la mère, la minutie de son élégance, le soin qu’elle prenait de parer les restes fanés de sa beauté, son constant rappel des insignifiantes ou scandaleuses anecdotes de la chronique parisienne, sa connaissance approfondie des figurans de la haute vie, de leurs fortunes et de leur parenté, tout chez elle révélait une hantise non moins obsédante, celle du monde. L’argent et les relations, les relations et l’argent, la pensée de ces deux êtres oscillait d’un de ces pôles à l’autre. Leur histoire était aussi banale que sinistre : ils s’étaient ruinés pour se maintenir dans un décor social qui voulait beaucoup d’argent, et parce que la tentation d’accroître ses revenus avec des coups de hausse et de baisse est trop grande pour un homme placé, comme l’était Montéran, sur le bord de la finance et de la politique. Dans quelles conditions leur fille avait-elle appris cette ruine ? L’avait-elle devinée d’elle-même, ou bien ses criminels parens la lui avaient-ils révélée pour la décider à ce mariage riche ? C’était là une énigme dont Philippe ne devait pas avoir le mot. Quand, plus tard, Antoinette devint son amie intime, elle lui avoua bien qu’elle avait accepté d’épouser Albert Duvernay, pour réparer autant qu’il était en elle les imprudences des siens et assurer une position à la vieillesse de son père. Elle ne laissa jamais échapper une seule parole qui pût laisser croire que ce sacrifice lui avait été demandé. Un des traits marqués de cette nature devait toujours être le silence sur ses émotions profondes, et, bien jeune encore, dans cette période de sa vie où M. d’Andiguier la rencontra, elle avait déjà cette domination absolue d’elle-même, ce quant à soi, caché sous des façons si gracieuses que l’on pouvait la fréquenter bien longtemps avant de soupçonner les frémissemens de sa sensibilité passionnée. Pour Philippe, que le hasard avait rendu témoin d’un éclat de cette sensibilité, cette semaine de voisinage et d’intimité quotidienne se passa tout entière à chercher dans les profondeurs de ces yeux bleus, toujours si calmes, les traces des pleurs qu’ils continuaient certainement de verser, dans ce sourire, d’une amabilité si indifférente, le pli de la révolte, dans cette voix, si douce, si égale, l’écho d’une plainte, — et à ne pas les trouver. Il aurait cru qu’il avait rêvé, que la scène du balcon n’avait jamais eu lieu, qu’il n’avait jamais surpris cette bouche criant de douleur, ces yeux inondés de larmes, ce sein gémissant, si la pâleur croissante de ces joues amincies n’avait trahi, pour l’observateur averti qu’il était, la souffrance intérieure, et surtout s’il n’avait pas senti auprès d’elle ce je ne sais quoi d’indéfinissable qui flotte entre une femme et un homme dont elle sait qu’il sait son secret.

Toute femme, dans une pareille circonstance, agit de même. Elle commence par se défier de cet homme qui a surpris ce qu’elle voulait cacher. Même quand elle a acquis la certitude qu’il ne parlera pas, elle appréhende qu’il ne se fasse un droit de sa discrétion, qu’il ne se permette d’être plus familier avec elle que ne le comportent leurs rapports officiels, qu’il ne la questionne surtout, qu’il ne touche à des portions réservées, douloureuses parfois, de sa vie intime. Mais, si elle constate au contraire chez lui un désir de se faire pardonner sa découverte, une peur de froisser celle qui est un peu à sa merci, presque un remords de le pouvoir, c’est de la part de cette femme, quand elle est fine, un de ces jolis mouvemens de cœur comme elles en ont toutes, quand elles se sentent vraiment comprises, un élan de reconnaissance bien voisin de l’amitié. Cette évolution de la méfiance, presque de la rancune, vers une gratitude attendrie, Philippe d’Andiguier put du moins la suivre, dans les yeux, dans la voix, dans toutes les manières d’Antoinette, et ce sentiment d’un progrès silencieux, mais sûr, dans la sympathie de la jeune fille, fut la poésie inoubliable de ces huit jours, l’attrait aussi qui acheva de le rendre éperdument amoureux. Il se rappelait combien, durant les premières quarante-huit heures de cette étrange semaine, il avait été troublé du visible parti pris qu’elle avait eu de ne pas le laisser approcher d’elle. Sans que ses yeux se détournassent, sans qu’elle eût l’air irritée contre lui, elle avait une façon de ne pas le voir, de ne pas l’écouter, qui, vingt fois, lui fit prendre la résolution de partir par le prochain train. Il avait su, par une phrase incidente du père, qu’elle avait demandé à changer de chambre. « J’ai tout mérité, » s’était-il dit, en apprenant cet affront. Puis, avec quel étonnement avait-il constaté que cette attitude d’hostilité se modifiait, comme si Antoinette lui avait su gré de quelque chose ! Avec quel intérêt ému il avait commencé de causer un peu avec elle, d’abord en tiers, et, une après-midi qu’ils visitaient tous ensemble le parc d’une des villas de l’autre côté du lac, seul à seul !…

Ce souvenir, de nouveau, se faisait distinct comme la réalité même. Quand Philippe songeait à ce lointain passé, les années s’abolissaient toujours, et cette après-midi, la première après leur rencontre, où il y eût eu entre eux un commencement d’intimité, lui redevenait absolument présente. Il apercevait une longue allée de chênes verts, avec des statues debout, de place en place, le ciel bleu au-dessus des sombres feuillages, et l’eau du lac violette à l’extrémité. Il s’apercevait lui-même, marchant en avant des autres avec la jeune fille. Il revoyait la silhouette de celle-ci, mince et souple, son visage, si clair dans l’ombre de son chapeau un peu avancé, et sa démarche légère. Il entendait sa voix le questionnant sur les tableaux de sa collection de Paris, sur leur histoire, sur les raisons de ses préférences, sur ce qu’elle devait voir elle-même dans son voyage, et s’écriant : « Quel dommage que vous rentriez et que vous ne puissiez pas nous montrer Florence !… » Son émotion d’alors se renouvelait tout entière, délicieuse à en défaillir, tandis qu’Antoinette lui parlait ainsi, — amère à en mourir, quand, à un moment, craignant sans doute de s’être trop livrée, elle s’était soudain arrêtée pour appeler son fiancé qui marchait en arrière avec M. et Mme  de Montéran. Et Philippe revoyait le gros et lourd Albert Duvernay s’avancer vers eux du fond de l’allée, fumant un cigare, balançant sa canne, si brutalement lourd et commun que l’idée du prochain mariage de la jeune fille avec ce garçon lui avait causé une douleur physique presque insupportable et qu’il avait eu, lui aussi, comme elle l’autre jour, des larmes dans les yeux… Les avait-elle vues, ces larmes de pitié, rouler tout à coup sur ces joues d’homme, et, devant cette preuve d’une trop complète intelligence du drame secret de ses fiançailles, avait-elle redouté de n’être plus assez maîtresse de sa propre émotion ? Avait-elle deviné, derrière cette pitié, un sentiment plus tendre et qu’il lui était interdit d’encourager ? Toujours est-il, qu’à partir de ce moment, elle évita de nouveau tout entretien particulier avec Philippe, mais elle semblait lui en demander pardon cette fois, par une touchante gentillesse de manières à son égard, se rapprochant de son père et de sa mère quand il était avec eux, l’écoutant causer avec une attention presque admirative, si séduisante enfin de grâce et de réserve, qu’à la veille de la séparation, le désir de lui parler en tête à tête et de lui montrer ce qu’il pouvait lui montrer de ses sentimens fut plus fort chez l’amoureux que la timidité, que la prudence, que les convenances mêmes. Les Montéran devaient le lendemain de bonne heure prendre le train pour Milan et Venise, et lui pour la France. Il osa, ayant rencontré Antoinette seule dans le salon d’en bas et qui rapportait des livres à la bibliothèque de l’hôtel, lui demander de faire quelques pas avec lui. Il l’entraîna jusqu’à la balustrade de la terrasse, et là, tous deux accoudés, regardant le même paysage de lac devant lequel il l’avait vue sangloter l’autre soir, et à la même heure, il lui dit, stupéfié lui-même d’entendre les paroles que sa bouche prononçait :

— Nous allons nous quitter demain, Mademoiselle. Je vous connais depuis si peu de jours… Je n’ai pas le droit de vous parler comme un ami… Pourtant, mon âge, ma longue camaraderie avec votre père, la respectueuse et profonde sympathie que je sens pour vous, une certaine circonstance aussi, m’autorisent peut-être à vous dire que vous êtes dans un moment bien grave de votre vie, et à vous supplier de ne rien faire d’irréparable, sans avoir bien réfléchi…

— J’ai bien réfléchi, interrompit-elle vivement, et, le regardant avec une expression d’une énergie singulière, elle répéta : Oui. J’ai bien réfléchi. Je sais ce que je veux, pourquoi je le veux, et que cela doit être ainsi… Quant à la circonstance à laquelle vous faites allusion…

— Je vous ai froissée, s’écria-t-il. Ah ! pardonnez-moi…

— Vous auriez dû me froisser, interrompit-elle de nouveau et avec un demi-sourire dont la grâce émue contrastait singulièrement avec sa fermeté de tout à l’heure, mais, je ne sais pas pourquoi, je ne vous connais non plus que depuis bien peu de jours, et j’ai déjà tant d’estime pour vous, une si complète confiance, qu’au lieu de vous en vouloir de m’avoir parlé comme vous venez de faire, j’ai envie de vous en remercier… et elle ajouta, en quittant la balustrade pour marquer qu’elle ne voulait pas prolonger cet entretien : J’espère que nous nous reverrons, que vous viendrez chez moi quand je serai mariée, et que nous serons amis, si vous savez — et son délicat visage reprit sa physionomie sérieuse et volontaire — oublier ce qu’il faut oublier, puis, avec un autre sourire qui creusa une fossette dans une de ses joues, et vous souvenir du reste.


II. — LA MÈRE ET LA FILLE


Profondément, violemment sensible, avec cette maîtrise singulière de son visage, de sa voix, de son regard qui lui permettait de tout cacher de ses émotions, — d’une fermeté réfléchie et indomptable avec des dehors d’une extrême douceur, — ayant encore développé cette dualité de sa nature, par son éducation entre ce père et cette mère, si différens d’elle, et à qui elle ne pouvait pas se montrer, — habituée à toujours chercher son point d’appui en elle-même, et par suite capable, sous ses dehors de raison, des plus inattendus partis pris et des plus romanesques, — car toute solitude confine à l’exaltation et aucun être au monde n’est plus solitaire qu’une jeune fille silencieuse et concentrée ; — avec cela belle de cette beauté trop fine, presque fragile, attendrissante, qui appelle la protection, et dont le charme chez elle se doublait d’un charme d’énigme, à cause des portions inconnues de son caractère : telle Antoinette de Montéran s’était révélée à Philippe durant ce séjour à la Villa d’Este, telle Mme  Duvernay était restée jusqu’à la fin durant les onze années écoulées entre cette première rencontre et l’accident qui lui avait coûté la vie. Et l’intérêt passionné qui avait envahi Philippe durant cette semaine avec une énergie si subite, si incontrôlable, était, lui aussi, demeuré le même, durant ces onze années. À quarante ans, lorsqu’un homme est resté chaste, comme celui-ci, dans ses actes et dans son imagination, qu’il s’est ennobli, comme celui-ci encore, par un quotidien sacrifice à quelque haute idée : devoir de famille ou foi religieuse, culte de la science ou de l’art, sa sensibilité conserve une fraîcheur et une force qui le rendent capable de certaines émotions très rares dont le scepticisme vulgaire sourit, et qui sont en effet dans l’ordre sentimental ce que sont les chefs-d’œuvre dans l’ordre littéraire, exceptionnelles, et pourtant incontestables. De ce nombre est cette sorte de tendresse entièrement, chevaleresquement désintéressée, cet amour platonique, à qui le même scepticisme a donné un brevet de chimère en le baptisant du nom d’un philosophe. Il tient pourtant à des fibres si intimes de la nature humaine que c’est le premier rêve du cœur à son éveil, et c’est aussi le dernier rêve du cœur à son couchant, lorsque ce cœur est resté ardent et délicat, et qu’il se sent pris trop tard d’une passion dont il sait qu’elle ne sera jamais partagée, pour une créature toute jeune, toute pure et dont il lui semble que seulement la désirer serait la profaner. C’est alors, et dans cet automne de la vie, si riche à la fois, comme l’autre automne, celui de l’année, en aspects sévères et en reflets enflammés, que se révèle la beauté du sentiment sans retour égoïste, de la passion qui se donne pour se donner, sans rien demander en échange, de cette idolâtrie dévouée qui est, à sa manière, une possession, toute spirituelle, mais si pénétrante. Se faire, des moindres désirs d’une femme, une étude pour essayer d’en contenter tout ce que l’on peut en contenter, épier les moindres nuances de sa sensibilité afin d’y conformer la sienne et de ne jamais la froisser, penser à elle avec une fixité si continue que l’on se déprenne de ses propres joies et de ses propres douleurs pour ne plus éprouver que ses joies et ses douleurs à elle, considérer comme une suprême conquête d’être accepté par elle pour confident, pour serviteur, pour appui ; tout subordonner : habitudes, plaisirs, intérêts, à la possibilité de se trouver dans sa présence, de respirer dans son atmosphère, — toutes ces délices, tour à tour disputées et savourées, de l’amour désintéressé, ne sont-elles pas des émotions d’une intensité souveraine ? Et que possédons-nous jamais d’un être, sinon les émotions qu’il nous donne ? Il faut certes, beaucoup d’âme pour se mouvoir dans ce monde du dévouement, j’allais dire de la dévotion amoureuse, et une telle passion exige cette puissance d’idéalisme, dans la vraie acception du mot, qui est à la base de toute intense vie intérieure. Peut-être l’anomalie du sort de Philippe d’Andiguier, cette sollicitude de tant de jours pour une mère dont la raison égarée ne le reconnaissait pas, l’avait-elle prédisposé à concevoir comme naturelle cette tendresse sans réciprocité, dont la ferveur de martyre a été profondément exprimée dans le cri célèbre : « Si je t’aime, est-ce que cela te regarde ? » Peut-être ses goûts d’amateur d’art, en lui dévoilant les secrètes poésies de la contemplation, avaient-ils exagéré en lui cette faculté méditative qui confine au mysticisme ?… Quelles que fussent les sources cachées de cet amour, telles elles avaient jailli de ce cœur d’homme à l’apparition de cette jeune fille, séparée de lui par d’infranchissables abîmes, telles elles avaient continué d’y couler, à flots tour à tour doux et amers, mais toujours aussi brûlans, aussi nourris, pendant ces onze années que la jeune femme avait vécues encore, — et depuis.

Onze années, cent trente mois ! Comme c’est long quelquefois à vivre ! Comme c’est court à se rappeler, dans cette perspective du passé qui ramasse tant d’impressions dans l’éclair impuissant du souvenir ! D’Andiguier se faisait parfois l’effet, quand il y songeait, d’un piéton fatigué, qui, arrivé au sommet d’une haute montagne, après des heures et des heures, se retourne, et, voyant le ruban de la route qu’il a parcourue se dérouler sous ses yeux, s’étonne de l’apercevoir si près, — si près et si loin ! Le marcheur essaie alors de mettre les choses à leur point et de situer les étapes, allègres ou pénibles, de sa montée. D’Andiguier aussi les recherchait, les étapes de son ancien chemin, et il les retrouvait les unes après les autres, avec le progrès que chacune avait marqué dans ce pèlerinage d’amour, terminé au seuil d’un tombeau. Hélas ! dès la première de ces étapes, vers quel but marchait-il ? Est-ce qu’il l’avait su ?… Ce qu’il savait, c’est qu’il eût tout donné, toutes les gouttes de son sang, tous les trésors de son musée, pour revivre une seule de ses heures d’alors, les douloureuses, comme les heureuses. Oui, qu’elles lui semblaient proches, et qu’elles étaient loin !… N’était-ce pas hier qu’il était allé voir les Montéran, à leur retour d’Italie, hier qu’Antoinette était venue chez lui, pour la première fois, avec son père, visiter sa galerie ? Ah ! que les vieux tableaux et les vieilles sculptures avaient resplendi de jeunesse, ce jour-là !… N’était-ce pas hier, qu’après avoir nourri une folle espérance qu’au dernier moment ce détestable mariage ne se ferait pas, il y avait assisté, perdu dans la foule, derrière un des piliers de cette église Sainte-Clotilde, où il n’entrait plus, même aujourd’hui, sans un serrement de cœur ? Une musique triomphante la remplissait, tandis qu’Antoinette marchait à l’autel au bras de son père. Qu’elle était belle dans sa toilette de mariée, le front haut sous les fleurs, le regard sérieux, avec quelque chose de si fier, de si résolu dans sa pâleur ! Et, quand il l’avait saluée à la sacristie, elle avait eu pour lui, au lieu du sourire d’amabilité distante qu’elle avait pour tous, un regard singulièrement dur, presque impérieux, comme pour lui rappeler leur dernier entretien, au bord du lac de Côme, et lui ordonner, une fois de plus, l’oubli de ce qu’il avait deviné. Et il avait détourné ses yeux à lui, pour qu’elle n’y vît pas ses pensées, — bouleversé d’une espèce d’admiration et de terreur devant cette fille qui se vendait ainsi, — pour ses parens, mais c’était se vendre tout de même. Ce sacrifice, il le savait, lui déchirait l’âme, et personne, pas même lui, ne pouvait saisir, dans cette physionomie si jeune et qui semblait si transparente, une trace de son secret martyre… N’était-ce pas d’hier aussi que, rentrée à Paris, et s’occupant d’installer l’hôtel que son mari avait acheté rue de Lisbonne, Antoinette avait laissé Philippe s’insinuer dans son amitié, chaque semaine, chaque jour un peu davantage ? Il avait mis toutes ses connaissances d’amateur d’art à sa disposition, avec quelle ivresse ! courant les magasins et les ventes pour elle et quelquefois avec elle, heureux, comme il ne l’avait jamais été de ses plus miraculeuses trouvailles, quand il avait pu lui procurer un meuble rare, une étoffe qu’elle désirait, un bronze précieux. L’indifférence avec laquelle M. Duvernay acceptait cette intimité grandissante aurait assez prouvé à l’amoureux quadragénaire combien il était peu dangereux, quand bien même les glaces des brocanteurs, dans les boutiques desquels il accompagnait Antoinette, ne lui eussent pas montré sans cesse son visage flétri, ses cheveux grisonnans, ses gestes gauches, à côté du sourire frais, du teint clair, de la chevelure blonde, du buste svelte de la jeune femme. Ce n’étaient pas ces comparaisons qui avaient empoisonné d’amertume son entrée dans la familiarité du jeune ménage, mais de constater combien sa première impression sur Albert Duvernay avait été juste et à quel compagnon la fine Antoinette était liée. Cet homme, sensuel et volontaire, avait eu pour cette femme un caprice tout physique. Il l’avait assouvi par le seul moyen qu’il eût à sa disposition, — le mariage. — Et puis, s’était-il passé entre eux un de ces drames d’alcôve, où l’abandon glacé d’une femme tourne un caprice de cet ordre en aversion haineuse ? Ou bien ce brutal garçon était-il de ceux qui n’ont d’amour que dans le désir et que la possession détache ? — Toujours est-il que, dès la fin de la seconde année, il s’était mis à traiter sa femme avec une extrême dureté. Elle commençait une grossesse qui devait être rendue plus pénible encore par la mort, survenue coup sur coup, de sa mère et de son père… N’était-ce pas hier encore, qu’au lendemain de l’enterrement de son ancien collègue, d’Andiguier avait trouvé Mme  Duvernay dans son petit salon, au crépuscule, seule, sans lumières, étendue sur sa chaise longue, au coin du feu ? Et là, pour la première fois, pour la dernière aussi, elle avait rompu le pacte de silence qu’elle lui avait imposé jadis et qu’elle-même gardait scrupuleusement. Il la revoyait, toute en noir, fixant la flamme de ses yeux profonds, reprenant leur conversation de la Villa d’Este, avouant enfin la cause vraie de ses sanglots d’alors, racontant ses luttes, ses hésitations, son désespoir avant la décision, puis cette décision, et la torture de ses fiançailles, la torture pire du mariage. Le cri, entendu jadis par d’Andiguier, le « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! » du balcon, avait eu là son horrible commentaire. Cette conversation ne s’était pas renouvelée. Elle avait suffi pour que Philippe, une fois de plus, demeurât épouvanté devant la frénésie de révolte dont cette femme, aux manières si douces, si égales, était capable, devant les tempêtes dans le silence que dissimulait le calme de ce visage. Ce jour-là, était née en lui une appréhension extrêmement douloureuse, et qu’il avait en vain combattue. Il s’était dit qu’une heure viendrait où, mariée ainsi, avec la sensibilité brûlante que ces éclats révélaient, elle rencontrerait un homme dont elle s’éprendrait, et quelle influence arrêterait alors cette âme effrénée ?… Il avait voulu voir dans la naissance d’Éveline, survenue peu de temps après ce cruel entretien, un gage d’apaisement pour la jeune mère, de quoi la maintenir dans cette voie d’honnêteté, d’où il lui aurait été si dur de la voir sortir. De cet instant datait sa tendresse pour cette enfant. Il aurait dû la haïr comme la vivante preuve d’une union dont la seule idée l’avait tant supplicié, le suppliciait encore. Mais, quand il s’était penché sur le berceau où dormait cette pauvre petite chair issue de celle de son amie, un seul sentiment avait dominé en lui, une reconnaissance infinie envers la nouvelle venue, pour le bienfait moral qu’elle serait, qu’elle était déjà à l’autre…

Seconde étape : Éveline avait commencé de grandir, et, avec elle, dans le cœur de l’amoureux sans espoir, presque sans désirs, mais non sans jalousie, avait grandi aussi cette gratitude éprouvée devant son berceau. Et c’était bien vrai, que la jolie enfant semblait avoir tout calmé des secrètes révoltes de sa mère. Ces premières années qui avaient suivi sa naissance, et durant lesquelles il l’avait vue croître comme une tendre fleur, faisaient une oasis dans les souvenirs de d’Andiguier. Ç’avait été, dans cette ascension d’amour, le moelleux plateau de gazon où les pieds se reposent, où la poitrine respire à l’aise. Et l’on eût dit qu’Antoinette avait voulu que cette période se développât sans un heurt, sans un nuage. Évidemment, elle avait deviné que d’Andiguier souffrait un peu de ses relations sans cesse grandissantes, et qui, une fois son deuil fini, étaient devenues ce que son mari désirait qu’elles fussent, celles d’une femme riche et très entourée, — et elle avait eu, pour endormir ces susceptibilités d’une amitié qui lui était chère, d’infinies délicatesses, affectant de réserver au vieux collègue de son père une place bien à part dans son intimité, rentrant pour lui seul à de certaines heures, ne l’invitant qu’avec des gens qui lui convenaient, ne le sacrifiant jamais à aucun plaisir. Enfin, elle avait déployé, pour cet ami plus âgé, un tact exquis du cœur, dont celui-ci eût joui davantage, s’il n’y avait pas discerné cette volonté un peu trop réfléchie, cette stricte surveillance de soi qui continuait à doubler de mystère ces calmes et impénétrables yeux bleus. Mais d’Andiguier espérait que c’était du mystère heureux, maintenant que ces beaux yeux profonds avaient d’autres prunelles où retrouver leur couleur et leur expression. Car, tout de suite, et à travers les différences inévitables de l’âge, une ressemblance réellement saisissante s’était déclarée entre la petite fille et la mère. C’était exactement, à vingt-deux ans de distance, le même être, avec la même délicatesse de traits, le même teint transparent de blonde, les mêmes formes des doigts, les mêmes gestes, le même regard, et, à de tout petits signes, d’Andiguier devinait que ce serait aussi la même nature, concentrée, repliée, toute en silences. Elles se peignaient ainsi dans sa mémoire, l’une à côté de l’autre, l’une enfant, l’autre femme, et si pareilles, telles qu’il les avait contemplées tant de fois, et, chaque fois, il avait aimé l’enfant davantage, persuadé qu’elle suffirait, qu’elle suffisait à la jeune mère, et que celle-ci, sous cette innocente influence, faisait mieux que subir, qu’elle acceptait son sort…

Troisième étape : un événement bien simple, mais dont Philippe n’avait jamais admis l’hypothèse, avait tout d’un coup rouvert la période des appréhensions anxieuses. Antoinette était devenue veuve. Albert Duvernay, passionné de chasse, et qui se trouvait le locataire d’un des plus beaux tirés de Compiègne, s’étant obstiné à recevoir la pluie torrentielle d’une après-midi d’automne, avait pris là une fluxion de poitrine. Il avait été emporté en une semaine. Antoinette veuve ! Antoinette libre, — libre de refaire sa vie, — libre d’aimer et d’épouser qui elle aimerait ! Comment l’amoureux, qui se savait toléré parce que son amie n’aimait personne d’amour, n’eût-il pas été bouleversé d’inquiétude à cette idée ? Comment n’eût-il pas redouté, en se le reprochant, cette possibilité pour la jeune femme d’un second mariage, et suivant son cœur ? Quelle crise de jalousie à vide il avait subie, et à travers quels remords ! Quand il se dirigeait vers l’hôtel de la rue de Lisbonne, dans ces temps-là, et qu’il voyait les fenêtres du salon, il lui fallait s’arrêter un moment. Tout son cœur lui faisait mal à la pensée qu’il allait peut-être rencontrer, là, dans ce petit salon, son œuvre, décoré, paré par ses soins, l’homme qui intéresserait Antoinette, qui la tenterait d’essayer un nouveau pacte avec la destinée !… Ah ! la douloureuse, la misérable crise, encore endolorie par le remords de sentir avec tant d’égoïsme et de ne pouvoir s’en empêcher !… Et c’était la petite Éveline qui l’avait, sans le savoir, l’innocente bienfaitrice, aidé à en sortir. Comment ? Par sa seule existence. Un bien simple incident avait servi d’occasion. Philippe avait déjeuné rue de Lisbonne, ce jour-là, cinq mois environ après la mort d’Albert Duvernay. L’enfant s’était trouvée en tiers entre Antoinette et lui, sans la gouvernante anglaise qui l’avait élevée, et qui, d’ordinaire, le matin, mangeait à table. En réponse à l’étonnement de d’Andiguier, Mme  Duvernay lui avait expliqué que cette personne, rappelée subitement à Londres, par une grave maladie de son père, avait dû les quitter et qu’elle ne pourrait sans doute pas revenir, à cause d’une difficulté de famille. D’Andiguier savait que cette gouvernante était très aimée d’Éveline, et il s’était étonné, tandis que sa mère parlait, de ne la voir manifester aucun signe d’émotion. Après le repas, elle avait demandé la permission d’aller ranger quelque chose dans sa chambre, et il avait dit cet étonnement à Mme  Duvernay.

— Vous la croyez indifférente, avait répondu celle-ci : Venez, et elle avait entraîné d’Andiguier jusqu’à la chambre de la petite fille, qu’ils avaient surprise, couchée sur son lit, en train de sangloter convulsivement. Après avoir apaisé l’enfant à force de caresses, et, une fois en tête à tête, la mère avait repris :

— Vous voyez comme vous vous trompiez tout à l’heure… Elle est ainsi : plus elle est remuée, plus elle se tait… Je me retrouve toute en elle, et cela m’inquiète beaucoup pour son avenir. Je sais trop le mal que cela fait de se concentrer, de vivre sur soi, de sentir en dedans, de ne jamais s’ouvrir… C’est une des raisons, quand je n’en aurais pas d’autres, pour lesquelles je ne me remarierai jamais. J’aurais trop peur de lui donner un beau-père, quel qu’il fût…

Cette petite scène avait été une grande date pour d’Andiguier. Elle avait marqué le tournant de la quatrième étape, — la dernière. Il connaissait trop son amie pour n’être pas sûr qu’elle avait parlé intentionnellement. Elle avait deviné ses inquiétudes et elle avait tenu à y mettre fin d’un coup. Cette déclaration, qu’elle ne donnerait jamais un beau-père à Éveline, « quel qu’il fût, » avait bien touché en lui un point malade. Aurait-il aimé, s’il n’avait pas été en contradiction avec sa propre sagesse, et souffert d’apprendre à nouveau ce qu’il savait pourtant si bien, ce qu’il acceptait, ce qu’il oubliait sans cesse : — qu’Antoinette ne l’aimait pas, qu’elle ne l’aimerait jamais ? Cette souffrance n’était rien auprès de son soulagement à voir briller dans les yeux de la jeune femme cet éclair de volonté qu’il connaissait pour l’avoir vu à la Villa d’Este passer dans ces prunelles dont l’azur si tendre devenait alors presque métallique. Il n’avait point douté que cette résolution de rester veuve ne fût aussi réfléchie, aussi fixe, qu’autrefois sa résolution de se marier. Et une nouvelle période avait commencé, si brève, mais si délicieuse, qu’à se la rappeler, des larmes d’attendrissement lui mouillaient les paupières, tant son amour passionné pour la mère et sa reconnaissante affection pour la petite fille s’étaient alors mélangés dans des émotions d’une inexprimable douceur. Insensé ! Comment avait-il pu croire qu’une telle félicité était le lot durable d’un homme ? Il l’avait cru pourtant, et que cela ne finirait jamais, qu’ils vivraient ainsi indéfiniment : — elle, menant, comme elle faisait depuis son veuvage, l’existence d’une femme isolée, pas tout à fait recluse, mais presque, qui ne reçoit plus qu’un nombre restreint de parens et d’amis, et qui, absorbée par l’éducation de sa fille, s’applique à se dérober au monde, à s’effacer, à passer inaperçue, — lui, l’hôte assidu de cette maison paisible, regardant la mère sourire à l’enfant, réchauffant la solitude de sa vieillesse à l’intimité de ce foyer et ne les quittant l’une et l’autre, que pour s’occuper encore d’elles. Il avait trouvé le moyen de concilier son amour et ses goûts de collectionneur. Il avait, par testament, fait Mme  Duvernay, et, à son défaut, sa fille, les héritières de son musée, dont il s’occupait maintenant avec plus d’ardeur encore. Ses seules absences étaient des courses en Italie, dans cette inépuisable Italie, où il ne désespérait pas de découvrir le tout ou partie des cinquante-huit tarots restans d’Ambrogio de Predis, et, en attendant, il rapportait de chaque voyage quelque chef-d’œuvre de plus à léguer à son amie, avec l’ivresse de penser que, plus tard, quand il serait parti pour toujours, un peu de lui l’envelopperait, la comblerait, la charmerait… C’était au cours d’un de ces voyages que, rentrant à Pise, d’une excursion à Montalcino, au delà de Sienne, il avait appris par télégramme cette effroyable nouvelle : Mme  Duvernay avait été tuée dans un accident de voiture. Les affreux détails lui avaient été donnés par un journal. Elle descendait l’avenue des Champs-Élysées dans sa Victoria. Les chevaux avaient pris peur. Ils s’étaient emportés à une vitesse vertigineuse jusqu’à la place de la Concorde. Là, le cocher, impuissant à les retenir, les avait précipités contre une grosse voiture de déménagement, qui se trouvait devant lui, au coin de la rue de Rivoli. La voiture avait été brisée en morceaux, Mme  Duvernay précipitée sur le trottoir. Sa tête avait donné contre l’angle. Elle était morte du coup…

Il y a des chagrins si imprévus et si terribles, que nous nous étonnons ensuite, quand le temps a, malgré tout, fait son œuvre d’endormement, d’avoir pu, frappés par eux, les supporter. La stupeur de les apprendre nous a, au premier moment, empêchés de les réaliser, et nous les avons traversés, parce que nous les avons sus, sans y croire vraiment. Cette espèce de désarroi mental qui fait, pendant quelques heures, pendant quelques semaines parfois, vaciller en nous le sens de la certitude est comme un anesthésique de la nature. Elle veut que nous durions, même après la mort de ceux qui semblaient ne pas devoir, une fois disparus, nous laisser tout entiers vivans, tant nous les sentions amalgamés à notre être intime. D’Andiguier se souvenait d’avoir regagné Paris d’un trait, la fatale nouvelle reçue, — comme en rêve, — d’avoir, comme en rêve, assisté à l’enterrement de son amie, tellement atterré de cette catastrophe qu’il ne l’admettait pas, même en voyant les draperies noires, le cercueil, tout le funeste appareil, même en embrassant avec des larmes la pauvre petite Éveline. La réalisation de la monstrueuse chose ne s’était faite en lui que plus tard, quand il avait dû, en sa qualité d’exécuteur testamentaire, veiller à l’accomplissement des dernières volontés d’Antoinette, — d’une surtout, dans laquelle s’était ramassée toute la douleur de cette mort. Que la jeune femme, à un âge où l’on n’a guère de ces précautions, eût écrit, elle aussi, son testament, cela n’était point pour l’étonner, la sachant prévoyante jusqu’à en être minutieuse, — tout au plus eût-il pu être surpris qu’au contraire, elle se fût avisée de ce soin si tard. Ce testament, comme inspiré par un don de seconde vue, était daté de sept mois avant le funeste accident. Qu’elle l’eût choisi, lui, d’Andiguier, pour présider à la distribution des petits souvenirs qu’elle avait voulu léguer, et surtout au règlement des futurs intérêts d’Éveline, cette reconnaissance de son dévouement était bien naturelle. Son désespoir y trouvait une espèce de consolation. Pourquoi fallait-il que, même en lui donnant ce témoignage suprême de confiance, Antoinette fût demeurée la mystérieuse amie qu’elle avait toujours été, la taciturne qui ne se livre pas tout entière, qui dérobe aux plus intimes un coin réservé d’elle, et qu’elle le suivît, même du fond de la tombe, de ce regard impénétrable, derrière lequel il n’avait jamais tout lu ? Dans une lettre, à lui adressée, qui se trouvait jointe au testament, et après l’avoir remercié en termes délicatement émus de l’amitié qu’il lui avait montrée depuis leur rencontre à la Villa d’Este, elle le priait de lui donner un dernier témoignage de cette amitié. Elle le chargeait de brûler des papiers personnels qu’il trouverait dans un coffret, fermé par une serrure de sûreté, dont elle lui indiquait le secret. Elle insistait pour qu’il se conformât exactement aux instructions écrites sur l’enveloppe où elle les avait mis, et qu’il lui pardonnât de ne pas lui en dire davantage. Philippe avait naturellement obéi à cet ordre avec la plus scrupuleuse fidélité. Il avait cherché le coffret, auquel la morte avait dû tenir beaucoup, car il se trouvait placé dans le coffre-fort où elle enfermait ses bijoux. Il l’avait ouvert, d’après ses indications, non sans difficulté, ce qui achevait de prouver l’importance des papiers ainsi défendus. Il y avait trouvé une enveloppe de cuir blanc, munie de rubans, et sur laquelle Mme  Duvernay avait écrit : « Pour mon cher ami, M. d’Andiguier, qui détruira l’enveloppe telle quelle est… » Philippe avait bien compris que ces mots soulignés étaient une manière de lui demander de ne pas prendre connaissance des papiers contenus dans cette enveloppe, sans le lui demander. Il avait compris aussi que cette enveloppe n’était pas fermée davantage, parce qu’Antoinette avait voulu se garder la liberté de reprendre ces papiers à son gré, d’y retrancher, d’y ajouter, — de les relire à son loisir tout simplement. Il se souvenait. Il était rentré chez lui avec cette enveloppe. Il avait fait allumer un énorme feu dans la plus haute de ses cheminées, quoique ce fût au printemps, et là il était demeuré longtemps, avant d’obéir à l’ordre sacré de la morte, à toucher de ses doigts ce cuir souple, à sentir au travers les feuilles confiées à sa loyauté. Quel motif son amie avait-elle eu pour tenir ainsi à ce que ces feuilles disparussent ? Qu’y avait-il eu dans sa vie, dont elle voulait à jamais abolir la trace, et pourquoi, et pour qui ? Avec cette rapidité de la pensée qui va si vite à l’extrémité d’une hypothèse dans des momens pareils, Philippe s’était dit que cette enveloppe contenait des lettres d’amour. Il s’était rappelé tout à coup, combien, à l’époque même d’où datait le testament, la beauté d’Antoinette s’était soudain épanouie, qu’un rayonnement de bonheur avait comme émané de ses yeux, de son sourire, de ses moindres gestes… Elle aurait aimé ? Elle aurait été aimée ?… Mais non. Dans un éclair, il avait passé en revue tous les hommes qui fréquentaient le petit salon de la rue de Lisbonne, et il s’était dit qu’aucun n’avait pu lui inspirer un sentiment. Et d’ailleurs, est-ce que lui, d’Andiguier, ne l’aurait pas su ? Toute son âme s’était comme rejetée en arrière devant ce soupçon. Il avait posé l’enveloppe sur le feu, entre deux bûches flamboyantes, et il était allé jusque vers la fenêtre, pour n’avoir même pas la tentation de la regarder brûler. Là, il s’était raisonné. Éveline encore s’était présentée à son esprit, pour exorciser les mauvaises idées. Pourquoi la morte avait-elle tenu ainsi à ce que ces papiers fussent détruits ? Mais à cause d’Éveline tout simplement, et parce qu’ils attestaient les mésintelligences profondes de Mme Duvernay et de son mari. C’était sans doute un journal des premiers temps de son mariage, très sévère pour son mari, c’était trop naturel, et aussi que, l’ayant gardé à sa portée, pour le relire, elle n’eût pas voulu que sa fille pût jamais savoir les dissentimens de son père et de sa mère. Avec la pudeur presque farouche qu’elle avait de ses émotions, ce n’était pas moins naturel qu’elle eût désiré soustraire ce journal, même à l’ami qu’elle chargeait de l’anéantir. Cette hypothèse à peine entrevue avait fait certitude dans le cœur de ce grand poète en idée. Il avait trouvé une espèce de passionné délice à s’imposer cet acte de foi dans la pureté absolue de celle qui avait été vraiment sa Dame, au sens le plus chevaleresque de ce noble nom, et il était revenu vers la cheminée mettre des morceaux de braise sur les fragmens de papier qui se voyaient encore, blancs parmi les débris noirs du reste. Antoinette était obéie, mais c’était la dernière preuve que Philippe pût lui donner de sa dévotion, puisque jamais plus maintenant, elle ne lui demanderait rien. Devant ce feu qui achevait de consumer ces feuilles dont il avait respecté le mystère, il avait enfin réalisé qu’elle était vraiment morte, et quelque chose en lui s’était comme arrêté, comme figé pour toujours. Il allait vivre encore, ou plutôt survivre, de cette vie de ceux qui ont enseveli sous la terre, avec un être adoré, toutes leurs raisons d’exister.

Il lui en restait une cependant, et la morte aurait pu revivre pour lui en Éveline. Ah ! s’il avait eu cette enfant auprès de lui pour l’élever, pour la défendre, pour suivre, d’année en année, de semaine en semaine, les progrès de sa ressemblance avec sa mère, pour lui éviter les moindres dangers dont l’eût averti son expérience du caractère de l’autre. Tout de suite, les circonstances en avaient décidé autrement. Éveline avait été confiée à sa plus proche parente, une sœur de son père, mariée à un comte Muriel, des Muriel du premier Empire, un gros propriétaire terrien, occupé d’élevage et qui passait huit mois sur douze dans son château de Normandie. La comtesse Muriel était une excellente femme, chez laquelle l’hérédité paysanne, tournée chez son frère en rudesse, s’était tournée en bonhomie, en une ample et généreuse manière de sentir, toute simple, tout instinctive. Mère elle-même de quatre enfans, elle avait dit, en prenant sa nièce avec elle : « C’est une cinquième fille, voilà tout… » et elle avait tenu parole. D’Andiguier avait aussitôt compris qu’il serait vain d’expliquer à cette grande et forte bourgeoise de campagne, d’un animalisme si primitif, malgré ses cent mille francs de rente, les nervosités de la fille d’Antoinette, et les complications de cette précoce sensibilité. Il s’était dit, non sans raison, que cette grosse affection ferait peut-être à cette enfant trop délicate une atmosphère plus saine que n’eût été sa sollicitude, et il s’était effacé, se contentant de ne jamais perdre le contact avec le milieu où elle grandissait, constatant à chaque séjour à Paris, qu’elle était bien traitée, et heureuse. Du moins, — car avec cette créature si pareille à sa mère il y avait toujours de l’inconnu par delà les apparences, — elle lui avait semblé heureuse, et, voyant qu’elle n’avait pas besoin de lui, il s’était de plus en plus renfermé dans son intérieur, entre son musée qu’il continuait d’enrichir, — un peu comme on dit que le castor bâtit des huttes, même inutiles, — et l’hypnotisme rétrospectif de ses souvenirs. Pourtant, malgré la séparation de leurs deux existences, un lien mystérieux n’avait pas cessé de l’unir à cette enfant qu’il avait vue naître, et, chose plus étrange, d’unir cette enfant à lui. Il n’avait pas songé à s’en étonner, trouvant tout naturel que la morte, qui lui demeurait si vivante, demeurât de même vivante à sa fille, et qu’elle fût toujours entre eux, comme autrefois. Et il semblait bien qu’elle y fût restée, soit qu’Éveline, malgré les gâteries de son nouveau milieu, ne trouvât pas chez sa tante et ses cousines de quoi satisfaire certaines choses de sa fine nature et regrettât toujours son ancienne vie, soit qu’une secrète divination l’avertît qu’elle ne rencontrerait jamais un ami qui lui fût plus ami que celui-là. Ce culte pour le vieil habitué de la maison de sa mère s’était manifesté, toute petite encore, par un accueil d’une tendresse infinie, quand ils se revoyaient, après des séparations parfois très longues. Plus grande, elle lui avait prodigué, comme d’instinct, les menues attentions de la déférence la plus émue, ne laissant jamais passer une occasion de lui prouver qu’elle ne l’oubliait pas. Jeune fille, ces témoignages avaient pris la forme de cette confiance, naïve et si touchante, qui demande un conseil, un appui, une protection… Et, chaque fois qu’un de ces témoignages lui était arrivé, il avait semblé à d’Andiguier, toujours au bord du mysticisme, comme tous ceux qui vivent avec la pensée fixe d’une morte, qu’une influence d’outre-tombe agissait sur la jeune âme, et il avait dit merci dans son cœur à l’éternelle absente, — pour lui, qui souhaitait bientôt la rejoindre et vieillissait dans cet espoir, l’éternelle présente.

S’étonnera-t-on maintenant que, portant au cœur ce monde de tendresses poignantes et d’ineffables regrets, de douloureuses extases et de rêves passionnés, ce héros d’un sentiment unique eût été remué jusqu’au bouleversement par un appel désespéré, jeté vers lui par la fille de celle qui avait été l’objet de ce sentiment ? Ce billet, où Éveline lui demandait un rendez-vous et parlait « d’un affreux malheur, » avait d’autant plus troublé d’Andiguier, que c’était là, je l’ai déjà dit, un signe après beaucoup d’autres, mais décisif et indiscutable, d’une tragédie latente qu’il soupçonnait depuis quelques semaines. Seulement, il avait pu croire jusqu’à ce matin, qu’il était, dans ces appréhensions, la victime encore de ses souvenirs, d’une de ces impressions par analogie, si difficiles à vérifier et à secouer. Son inquiétude à l’endroit du mariage d’Éveline avait, en effet, commencé sans motifs, rien qu’à recevoir la nouvelle qu’elle était fiancée. Il y avait exactement quinze mois de cela, Éveline était allée passer l’hiver dans le Midi, à Hyères, à cause de la santé d’une de ses cousines qui n’arrivait pas à se remettre d’une mauvaise bronchite. Mlle  Duvernay avait alors près de vingt et un ans, et depuis quelque temps déjà d’Andiguier s’attendait à apprendre qu’un projet de mariage se dessinait pour elle. Il aurait donc dû y habituer sa pensée. Il savait d’autre part, pour en avoir causé plusieurs fois avec Mme  Muriel, que celle-ci était très décidée à laisser sa nièce entièrement libre de son choix. Quand Éveline lui avait écrit qu’elle était engagée à M. Étienne Malclerc, il était par conséquent bien sûr qu’il ne s’agissait pas là d’une union forcée comme avait été celle de sa mère. Il ne s’agissait pas non plus d’une captation de dot. La comtesse Muriel, en lui écrivant de son côté, lui avait donné de ces fiançailles le compte rendu le plus simple du monde, le moins fait pour provoquer la défiance. M. Étienne Malclerc avait trente-cinq ans. Il appartenait à une très bonne famille de grands propriétaires franc-comtois, et sa fortune, sans égaler celle de Mlle  Duvernay, était considérable. Il passait l’hiver dans le Midi, lui aussi, pour sa santé, et, après avoir essayé de Nice qui s’était trouvé trop bruyant à son goût, il était venu à Hyères. Il avait rencontré Éveline. Il s’était fait présenter. Mme  Muriel, le voyant assidu auprès de sa nièce, et constatant que celle-ci s’intéressait à lui, avait pris des renseignemens, non seulement de fortune et de position, mais de caractère. Ils s’étaient trouvés de nature à ne permettre aucune objection, lorsque Malclerc avait fait sa demande, et qu’Éveline, consultée, avait répondu : oui. Il n’y avait certes rien d’extraordinaire dans de telles fiançailles. Elles avaient été un peu rapides, puisque Mme  Muriel avait emmené Éveline dans le Midi au milieu de novembre et que, par suite, la jeune fille n’avait guère pu connaître Malclerc plus de quatre mois. Mais c’était si naturel que, placée dans des conditions un peu anormales, elle se fût décidée plus vite qu’une autre. D’ailleurs, combien de mariages se concluent dans des périodes plus courtes et sont heureux ! Éveline, qui entretenait une correspondance régulière avec son vieil ami, lui avait mentionné plusieurs fois le nom de Malclerc parmi d’autres, dans la chronique de sa petite vie mondaine d’Hyères, sans jamais lui parler de ses sentimens naissans. N’était-ce pas bien naturel aussi ? D’Andiguier ne savait-il pas que, sur ce point encore, elle ressemblait à sa mère, et, comme cette mère le disait jadis, que plus elle était remuée, plus elle se taisait ? C’était justement cette ressemblance avec cette mère qui avait aussitôt rempli d’imaginations noires l’ancien confident des tristesses du ménage d’Antoinette. Vainement les avait-il combattues, ces imaginations, en faisant lui-même, prudemment, parmi ses connaissances, une enquête sur cet Étienne Malclerc, inconnu de lui la veille, et qui se trouvait devenir soudain un des acteurs de ce qui était toujours le drame de sa vie. Il n’avait rien appris qui contredît les assez banales indications recueillies par la tante. Il ne paraissait pas qu’il y eût jamais rien eu de saillant dans l’existence de Malclerc, qui avait été celle de presque tous les jeunes gens de sa classe, par ce triste temps de décadence nationale où la scission de la France en deux camps fait que tant de garçons riches ne prennent pas de carrière, pour ne pas servir un indigne gouvernement et restent à l’état de forces perdues. Celui-ci avait été d’abord élevé en province. Il avait terminé ses études à Paris, et, au sortir de son service militaire, fait bourgeoisement son droit. Devenu très jeune maître de sa fortune, — il avait perdu son père à vingt-deux ans, — il avait vécu entre Paris, où il avait toujours gardé un appartement, des séjours à la campagne auprès de sa sœur mariée et de sa mère, qui continuaient d’habiter leur terre aux environs de Dôle, et d’assez grands voyages, dont un, autour du monde, avait duré quinze mois. Somme toute, il avait passé plutôt inaperçu dans les milieux qu’il avait fréquentés, par exemple dans les deux cercles parisiens dont il était membre. Mais d’Andiguier le savait trop par sa propre expérience : on peut ne ressembler en aucune manière, par les côtés les plus profonds de sa vie intime, à l’idée que l’on donne de soi. Dire effacement, c’est dire souvent insignifiance, c’est dire quelquefois discrétion et supériorité. Il avait donc attendu avec une impatience extraordinaire l’occasion d’étudier, par lui-même, l’homme d’où allait dépendre tout le bonheur et tout le malheur d’Éveline. Il avait vu, à cette première rencontre, un garçon mince, de tournure plus jeune encore que son âge, avec une physionomie pour lui très frappante, car elle lui avait rappelé, par quelques traits, un type essentiellement florentin, qui se retrouve dans tant de fresques de ses maîtres préférés. De ces personnages maigres et nerveux, avec une espèce d’arrogance fine et presque de brutalité délicate. Malclerc avait la silhouette et un peu le masque, — le visage plutôt long, le nez droit et court, le menton avancé et carré, et une bouche qui eût été sensuelle, si un pli de réflexion ne l’eût comme serrée. Il était d’un châtain fauve et tirant sur le roux, avec des yeux bruns qui se détachaient parfois comme deux taches sombres sur son teint clair, — des yeux volontiers immobiles, et dont le regard procura aussitôt à d’Andiguier une sensation assez complexe pour qu’il ne sût pas si c’était de l’attrait ou de l’aversion, le prélude d’une sympathie profonde ou d’une antipathie décidée.

— Comment le trouvez-vous ? avait demandé Éveline vivement, quand ils avaient été seuls.

— Et moi, comment me trouve-t-il ? avait-il répliqué malicieusement.

— Il sait combien je vous aime, avait répondu la jeune fille, et il vous aime déjà…

Cette gentille repartie d’une enfant, qui montrait ainsi ingénument son besoin d’une harmonie de cœur entre ceux qu’elle chérissait à des titres divers, mais si profondément, n’avait pas abusé le vieillard. Il avait senti, par cette double vue du cœur, si aiguë chez les solitaires, que Malclerc éprouvait à son égard, lui aussi, une impression très indéfinissable. Il avait revu le jeune homme et de nouveau il lui avait semblé qu’ils s’attiraient à la fois et se repoussaient l’un l’autre. Ce n’avaient été que des nuances, car la date toute récente de leur présentation réciproque ne comportait que des rapports très courtois et très conventionnels. Le mariage avait eu lieu sans que ni l’un ni l’autre eût triomphé de cette sorte de difficulté à causer ensemble d’une conversation un peu intime et vraie. D’Andiguier l’avait expliquée, cette difficulté, par sa propre sauvagerie et par la différence de leurs âges. Puis les deux époux étaient partis pour le pays de Malclerc et pour l’Italie. Il avait commencé de trouver que les lettres d’Éveline prenaient un ton moins ouvert, qu’elles s’écourtaient, qu’elles trahissaient une contrainte. Il avait attribué encore ce petit changement à sa propre faute. Sans doute il avait trop abusé dans sa correspondance des droits de familiarité que lui donnaient ses relations anciennes, et Malclerc s’en était susceptibilisé. Le retour de la jeune femme ne lui avait plus permis de se contenter de cette hypothèse. Elle était rentrée de ce voyage, amaigrie, pâlie, avec une expression qui lui avait bien douloureusement rappelé celle de sa mère, à la même époque autrefois. Il avait essayé de l’interroger, avec autant de ménagement qu’une affection comme la sienne pouvait en mettre à une si délicate enquête. Il s’était heurté à cette réserve dont il avait tant souffert jadis chez son amie, à cette douceur impénétrable des yeux, de la voix, du sourire. L’attitude de Malclerc, qui, visiblement, l’évitait, avait achevé de lui persuader que le jeune ménage n’était pas heureux. Comme ces observations avaient coïncidé avec un début de grossesse d’Éveline, il s’était dit que sans doute la fille était la victime du même abandon brutal dont avait été victime sa mère, qu’avec d’autres dehors, une apparente distinction, une intelligence plus fine, Étienne Malclerc avait éprouvé pour sa femme la même passion sans amour que jadis Albert Duvernay pour la sienne, et le même détachement après la possession. Il avait espéré que cette identité entre les destinées des deux femmes se produirait du moins jusqu’au bout, et que la maternité apporterait à Éveline aussi l’apaisement. Elle en était au huitième mois, et, quoique, avec la délivrance approchante, sa mélancolie ne fit que grandir, d’Andiguier n’avait pas renoncé à cette espérance… Et voici qu’il apprenait tout d’un coup qu’un incident décisif venait de surgir entre Malclerc et sa femme. Le billet qu’il avait reçu ne s’expliquait pas autrement. Quel incident ? Quel était cet « affreux malheur » que la pauvre enfant redoutait et qui devait être bien terrible en effet pour qu’elle se fût décidée à crier vers lui ?… Encore quelques minutes, — la pendule marquait dix heures moins cinq, — et il saurait la vérité. À mesure que cet instant du rendez-vous fixé par Éveline approchait, la nervosité du vieillard augmentait. Il continuait d’aller et de venir entre ses marbres et ses tableaux, toujours sans les voir. Parfois il s’arrêtait, l’oreille au guet. Quand les deux coups de cloche que le portier sonnait pour annoncer les visiteurs eurent tinté, il dut s’asseoir, tant son émotion de cette attente était vive, — aussi vive que si, au lieu d’être le d’Andiguier de soixante et un ans qu’il était aujourd’hui, il eût été l’adolescent de dix-huit, celui d’avant les inévitables renoncemens, qui rêvait d’autres amours que celles qu’il avait eues, aussi ardentes, aussi fidèles, — mais partagées !… Il songea tout d’un coup que celle qui venait chez lui avait besoin de son aide et par conséquent de son énergie. Il eut honte de sa faiblesse et se redressa. Il évoqua mentalement la morte dont Éveline était la fille, et, quand la jeune femme entra dans le salon, elle le trouva qui venait au-devant d’elle, souriant, et les mains tendues.


III. — L’ÉNIGME D’UN MÉNAGE.


Éveline les avait prises, ces mains du vieil ami de sa mère, en faisant signe qu’elle ne pouvait pas parler. Elle se laissa conduire à un fauteuil et à peine trouva-t-elle la force de dire « merci, » en ajoutant : « J’avais si peur de ne pas vous rencontrer… Si peur… » Elle fit de nouveau signe que la voix lui manquait, et elle se mit à trembler de tous ses membres, tandis que d’Andiguier, épouvanté de son extraordinaire surexcitation, lui disait :

— Calme-toi d’abord. Tu parleras ensuite…

Il ne l’avait pas vue depuis quelques jours, et l’altération de cette physionomie le surprit si péniblement, qu’il demeura silencieux lui-même, à la regarder. Les joues d’Éveline étaient pâlies et creusées. Un cercle bleuâtre se dessinait autour de ses yeux. La fièvre avait décoloré, comme séché sa bouche. Les stigmates de souffrance ainsi empreints sur ce jeune et souple visage étaient rendus plus touchans par l’état de grossesse avancée où elle se trouvait. Elle avait encore de la grâce dans cette déformation qu’elle ne pensait pas à dissimuler, laissant glisser de ses épaules la mante qu’elle y avait jetée pour venir. À la voir ainsi, toute frémissante, si profondément atteinte dans son âme, en même temps qu’elle était si profondément éprouvée dans sa chair, l’ancien fidèle d’Antoinette sentit s’émouvoir en lui les cordes les plus secrètes de la pitié. Et, puis, comment ne se fût-il pas rappelé, lui à qui la fille représentait si vivement la mère, la scène où il avait surpris cette mère jadis, elle aussi à la veille d’avoir un enfant, malade elle aussi dans son âme et dans sa chair, et criant, dans un accès de sauvage désespoir, toute sa révolte contre sa destinée ? Et l’enfant qu’elle portait alors dans son sein était cette Éveline dont il entendait le souffle court haleter, dont il voyait le corps frissonner, les dents se serrer, les yeux, ces yeux bleus, si doux d’ordinaire, briller d’une lueur fixe de métal ! Il redoutait et il désirait à la fois l’éclat de douleur qu’annonçaient ces signes de lui trop connus. Il savait par sa première expérience que ces natures, concentrées et repliées, paient leur constant empire sur elles-mêmes par des explosions auxquelles il est affreux d’assister, quand on les aime. Pourtant, s’il avait peur de la confidence qui s’échapperait de cette bouche palpitante, il en avait soif aussi, et c’était un groupe poignant que celui de ce vieillard, debout devant cette jeune femme, tous deux contractés d’angoisse, dans ce décor de tableaux et de marbres, de tapisseries rares et de meubles précieux, par cette belle matinée de printemps, avec le bruissement vert des feuillages et le chant des oiseaux derrière les hautes fenêtres entrouvertes. Mais déjà la respiration d’Éveline se faisait plus régulière, l’agitation convulsive dont elle avait été saisie à son arrivée s’apaisait, et d’Andiguier lui disait, avec le ton affectueux, tout mélangé de gronderie et de gâterie, qu’il prenait volontiers avec elle :

— Te sens-tu mieux ?… Souffrante comme tu l’es, est-ce raisonnable, de venir de la rue de Lisbonne ici ?… Les Malclerc habitaient, depuis leur retour à Paris, l’ancien hôtel de Mme  Duvernay. — Mais oui, continua-t-il, c’était si simple de m’écrire que tu m’attendais chez toi… J’y serais allé, et tout de suite.

— Je le sais, fit Mme  Malclerc. — Elle eut un sourire de reconnaissance, et aussitôt un véritable effroi se peignit sur son expressif visage, tandis qu’elle reprenait : — Chez moi ? Non. Non. Ce n’était pas possible… Étienne aurait su que vous étiez là… Il serait entré pendant que je vous parlais. À tout prix, il fallait éviter cela…

— C’est donc de lui qu’il s’agit ? interrogea d’Andiguier, et de ton ménage ?… — et, comme elle baissait la tête, en signe d’acquiescement : — Je l’avais bien deviné ! s’écria-t-il, tu n’es pas heureuse ! Et il répétait, sans mesurer la portée de ses paroles ; — Tu n’es pas heureuse, toi non plus… Mais, voyons, je suis là, pour t’aider, pour te soutenir, pour te défendre… Aie confiance en moi, et dis-moi tout. Que se passe-t-il ?…

— Ah ! répondit-elle douloureusement, si je le savais ! Si je comprenais ce qu’a mon mari !… Car c’est vrai, c’est bien de lui que je voulais vous parler et de notre ménage, si cela peut s’appeler un ménage, de vivre côte à côte, mais sans entente, séparés par quelque chose que l’on ne peut ni définir, ni exprimer, et qui est là… Ne pensez pas que je suis folle, ni que je me sois forgé des chimères. Ce qu’il y a entre nous, je ne le sais pas. Mon mari est la victime d’une idée que je ne connais pas, que je ne devine pas… Mais que cette idée existe, qu’elle le ronge, qu’il en soit arrivé à tant souffrir qu’il ne peut plus se supporter, j’en ai une preuve trop affreuse… Je l’ai surpris cette nuit, entendez-vous, cette nuit, au moment où il allait essayer de se tuer… Et, comme d’Andiguier esquissait un geste de saisissement à la fois et de dénégation : — Vous ne me croyez pas ! insista-t-elle. Écoutez… Hier soir, aussitôt après le dîner, il était sorti, comme il fait souvent. C’est moi-même qui insiste pour qu’il ne reste pas à la maison, quand nous sommes seuls. Voilà notre intérieur !… Il était rentré plus tôt que d’habitude, vers les dix heures, et il était venu me dire bonsoir. J’aurais dû me douter de quelque chose, car il m’avait regardée longuement, et avec quel étrange regard ! Mais tout a été si étrange entre nous ces derniers temps, que même cela ne m’a pas avertie… Je me suis endormie, puis réveillée après ce premier sommeil. Un filet de lumière passait sous la porte qui sépare ma chambre de celle d’Étienne. J’ai fait sonner ma petite pendule. Il était plus de trois heures. Il ne dormait pas. J’ai eu peur qu’il ne fût souffrant. Je me suis levée. Et puis, voyez encore où nous en sommes, j’ai eu une autre peur, — qu’il ne fût mécontent, si j’allais lui demander pourquoi il veillait. J’ai écouté. Il m’a semblé entendre qu’il marchait de long en large. Ensuite un silence. Je suis venue jusqu’à la porte et je l’ai entr’ouverte, très doucement. Il était assis à sa table, au fond de la pièce, qui rangeait des papiers, des feuilles qu’il mettait dans une grande enveloppe. Il était si absorbé dans cette occupation qu’il ne m’avait pas entendue. Il y avait sur la table plusieurs autres lettres, fermées celles-là, et à côté du fauteuil, une corbeille, remplie jusqu’au bord de morceaux déchirés. Je demeurai, paralysée de terreur, devant ces préparatifs qui avaient quelque chose de sinistre, dans ce silence de la nuit, et qu’éclairaient deux bougies, à moitié consumées. Étienne ne s’était pas déshabillé. Tel il était rentré, quelques heures auparavant, tel je le retrouvais, se disposant à quoi ? Je n’osais pas croire à l’affreuse idée qui venait de surgir dans mon esprit, et je me taisais, cachée dans les plis de la portière, et tremblante comme tout à l’heure, comme maintenant… — Et elle montra à d’Andiguier qu’en effet, à ce seul souvenir, ses mains étaient agitées d’une secousse nerveuse : — Quand il eut mis ces feuilles dans la grande enveloppe, il la cacheta, la posa bien en évidence sur la table, avec les autres. Puis, il ouvrit un tiroir du bureau, il y prit un pistolet, avec une boîte de cartouches et il commença de le charger. À ce moment-là, j’ai poussé un grand cri… Son premier mouvement fut de cacher l’arme, en jetant des papiers dessus… Mais déjà, je m’étais précipitée, je le tenais dans mes bras… Il savait que j’avais tout vu, tout… Ah ! Si je ne suis pas morte d’émotion, à ce moment-là, c’est que vraiment, on a des forces pour tout supporter…

— Mais que t’a-t-il dit ? interrogea d’Andiguier : — Tu prétendais tout à l’heure que tu ne savais pas ce qu’il y a entre vous. Tu le lui as demandé pourtant, à ce moment-là ? Il a bien fallu qu’il te répondît ? Que t’a-t-il répondu ?…

— Et que vouliez-vous qu’il me répondît ? fit Éveline. Il m’a menti… Il a nié, nié l’évidence… Ces lettres ? C’étaient des lettres en retard, ou des billets d’affaires. Il se sentait pris d’insomnie. Il avait réglé sa correspondance… Ce revolver ? Il se trouvait dans le tiroir. Il l’avait vu et les balles à côté, et, comme il lui arrive quelquefois de rentrer tard et toujours sans armes, il s’était dit qu’il ferait bien mieux le soir, de prendre sur lui ce pistolet, et afin de ne pas l’oublier, il avait voulu le charger tout de suite et le placer en vue sur sa cheminée… Son trouble, quand j’étais entrée dans la chambre ? Je l’avais effrayé avec mon cri. Il s’était dit que, si je voyais l’arme, j’aurais des idées folles, celles que je lui montrais, justement, et alors il avait voulu cacher le pistolet… Que rien de tout cela ne fût vrai, sa pâleur le révélait trop, et son regard, et toute son attitude. Ah ! ce que je lui ai dit alors, et avec quelles larmes !… Que je l’adjurais, que je le suppliais de me parler avec vérité, que je voulais savoir, que j’avais le droit de savoir le motif d’une pareille résolution ! Que j’étais prête à tout accepter, tout, excepté de l’avoir vu devant moi se préparer à mourir et de ne pas savoir même pourquoi !… Et toujours cette même réponse, comme à une enfant malade, — ce : Vous vous trompez, vous vous trompez, — qui, à un instant, m’a rendue folle… Je n’ai plus su ce que je faisais. Je me suis élancée. J’ai pris l’arme qu’il venait de charger et, avant qu’il n’eût pu m’empêcher, je l’avais tournée contre moi-même, en lui disant : Alors, c’est moi qui vais mourir… Il me saisit le bras, juste au moment où je pressais sur la gâchette. Le coup partit sans m’atteindre. La balle s’était perdue dans une des tentures. Cette détonation nous fît rester immobiles une minute, l’un en face de l’autre. Instinctivement, nous écoutâmes. Heureusement nos gens dorment à un autre étage. Le bruit n’avait réveillé personne… Mes nerfs, à ce moment-là, me trahirent, et je me laissai tomber en pleurant dans les bras de mon mari, qui m’emporta jusqu’à ma chambre. Il me força de me recoucher, et, assis au chevet de mon lit, il commença de me parler avec les termes de l’affection la plus passionnée, et, comme il me répétait, comme il me jurait qu’il m’aimait, je lui dis : — Mais alors, pourquoi as-tu voulu mourir ?… Il n’osa pas me mentir cette fois. Il était trop ému pour cela. Il ne me répondit pas. Je n’avais plus la force de l’interroger de nouveau. J’eus celle de lui dire : — Si tu veux que je croie que tu m’aimes, donne-moi ta parole d’honneur que tu ne recommenceras pas… Il hésita, puis la pitié pour l’état où il me voyait la lui arracha, cette parole : — Je te la donne, me dit-il… C’était l’aveu, cela, on ne promet pas de ne pas recommencer ce que l’on n’a pas essayé de faire. Sur le moment, j’en ai éprouvé une telle joie, que je n’ai plus pensé à rien. Sans cette promesse, je ne serais pas ici. Je n’aurais pas pu le quitter…