Le Féminisme aux États-Unis, en France, dans la Grande-Bretagne, en Suède et en Russie/5


LE FÉMINISME EN RUSSIE


[Environ 100 millions d’habitants ; sauf en Pologne, le nombre des hommes est partout supérieur à celui des femmes.]

Située sur les confins de l’Asie, la Russie n’a pu se soustraire à certaines influences orientales. La polygamie, il est vrai, n’y a jamais été admise ; mais les femmes des classes moyennes et élevées menaient dans des gynécées (terems) une vie de réclusion complète.

Privées d’instruction, souvent même d’éducation, tenues, comme dit une chanson populaire russe, sous vingt-six verrous, elles étaient, quant à leur personne, entièrement au pouvoir du père ou du mari. Mais la femme russe vivait toujours sous le régime de la séparation de biens. Sa fortune personnelle, ses acquêts, son salaire lui appartenaient en propre et, à moins d’une autorisation spéciale, le mari ne pouvait même pas administrer la fortune de la femme.

Actuellement encore, le régime de la séparation est le régime légal en Russie.

Suivant d’anciennes institutions, la femme russe exerçait et exerce encore le suffrage administratif. Dans les campagnes, elle l’obtient lorsqu’elle est chef de famille. Comme tel, elle reçoit aussi sa part des terres labourables de la commune, dont le partage se fait annuellement.

Même, lorsque le mari est incapable ou indigne de gérer les affaires de la communauté, c’est à la femme que le maire de village attribue le champ auquel la famille a droit.

Dans les villes, les femmes propriétaires et contribuables sont électeurs pour les conseils municipaux. Elles votent par délégation.

Toute femme propriétaire et contribuable vote également par délégation pour les assemblées provinciales.

Conservant les libertés du passé, les femmes russes en ont cependant secoué les entraves. Le signal de leur émancipation intellectuelle leur vint d’en haut. Ce fut Pierre le Grand (1689-1725) qui décréta l’abolition des terems, immense bienfait pour les femmes qui n’avaient pu se développer librement dans leurs gynécées. Tristes victimes d’un régime absurde, n’avaient-elles pas souvent fini dans une dévotion exaltée, dans l’ivrognerie ou dans l’aliénation mentale ?


Mais si Pierre le Grand rendit les femmes russes à la vie du monde, il oublia de les préparer à cette émancipation. Et jetées sans éducation, sans instruction sérieuses dans leur existence nouvelle, au milieu d’hommes grossiers ou dissolus, elles ne savaient pas toujours faire un usage fort recommandable de leur liberté. Aussi une grande légèreté de mœurs résulta-t-elle d’abord de l’admission des femmes dans la société russe.

L’impératrice Catherine II (1762-1796) vit le remède du mal dans l’éducation intellectuelle et morale des jeunes filles.

Elle s’adressa à des personnages de marque dans l’Europe occidentale, notamment à Voltaire, qui résidait alors en Suisse, et demanda qu’on lui envoyât en Russie des femmes-professeurs instruites et bien élevées pour entreprendre, dans son empire, l’éducation primaire et secondaire des jeunes filles de l’aristocratie et de la bourgeoisie.

Le Conseil de la République de Berne, auquel Voltaire s’adressa dans la circonstance, s’opposa formellement au départ d’un certain nombre de jeunes Suissesses, disposées à se faire professeurs en Russie. Le Conseil n’admettait pas qu’une femme qu’on soupçonnait d’avoir fait tuer son époux et dont l’Europe entière citait les amants, pût faire œuvre civilisatrice.

L’Impératrice trouva ailleurs des gouvernants moins pudibonds et fut ainsi à même de créer les Instituts de demoiselles, c’est-à-dire des internats où l’on enseignait aux jeunes filles russes les connaissances élémentaires, beaucoup de français, très peu de sciences, la musique, le dessin, la danse et surtout les belles manières.

Quelque défectueux qu’il paraisse aujourd’hui, cet enseignement fut, à l’époque de sa création, un grand progrès.

Les guerres napoléoniennes, la réaction politique sous Paul et Alexandre Ier arrêtèrent le développement du féminisme en Russie.

Mais les tendances émancipatrices qui ne pouvaient se manifester au dehors, continuaient à vivre dans les cœurs. La femme russe des classes cultivées, mesurant la disproportion énorme qui existait entre ce qu’elle voulait et ce qu’elle pouvait faire, reconnut l’inanité de l’éducation qu’on lui donnait dans les Instituts de demoiselles. L’Institutka (élève de l’institut) devint alors un personnage grotesque dont la Russie intellectuelle raillait la science superficielle et l’ignorance profonde.

Ce ne fut qu’en 1857 qu’une réforme se fit dans l’enseignement secondaire des jeunes filles russes.

L’empereur Alexandre II, accessible aux idées libérales de l’Europe occidentale, méditait alors l’émancipation des serfs.

L’Impératrice et sa tante, Hélène Pavlovna, toutes deux favorables à l’émancipation des femmes, profitèrent des dispositions libérales de l’Empereur pour lui demander la fondation, à Saint-Pétersbourg, d’un lycée de jeunes filles.

Elle eut lieu en 1857. Ce lycée fut une innovation complète : c’était non un internat, comme les instituts de demoiselles, mais un externat. Et au lieu d’admettre seulement les filles de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie, la nouvelle école ouvrait ses portes toutes grandes aux élèves venant de toutes les classes de la société.

Le programme du nouveau lycée était, en outre, presque identique à celui des lycées de garçons, et les études qu’on y faisait étaient sérieuses.

Il y a aujourd’hui en Russie 350 lycées de jeunes filles avec 10,000 élèves.

Au sortir du lycée, les premières bachelières prirent le chemin de l’Université. Elles furent admises par des professeurs de Saint-Pétersbourg qui, en 1861, malgré la désapprobation du gouvernement, ouvraient des cours libres d’enseignement supérieur à l’hôtel de ville de la capitale.

D’autres femmes, désireuses de faire leur médecine et de suppléer au manque de docteurs-médecins, si sensible dans les vastes campagnes russes, s’adressèrent au Ministre de la Guerre, au département duquel appartient l’Académie de médecine. Celles-là obtinrent l’accès des cours à l’Académie de médecine même.

Une de ces femmes y fut admise en sa qualité de boursière des Kosacks-Bachkirs. Ce corps de troupe, professant l’islamisme, désirait assurer aux femmes mahométanes de la tribu les secours d’un docteur du sexe féminin.

Beaucoup de ces étudiantes russes, très pauvres ou privées de subsides parce qu’elles avaient quitté la maison paternelle contre le gré de leurs parents, ont dû faire des efforts héroïques pour continuer leurs études en dépit de la faim et de la misère.

Les femmes, cependant, n’allaient pas jouir longtemps de l’enseignement universitaire. Le gouvernement commençait à entrevoir le lien étroit qui unit l’émancipation intellectuelle d’un peuple et son émancipation politique. Résolu à conserver le statu quo politique de la Russie, il crut ne pouvoir tolérer qu’on instruisît les femmes et il considéra désormais le féminisme, même dans le domaine de l’instruction, comme un mouvement révolutionnaire ayant un caractère politique. Il usa contre ce mouvement de tous les moyens répressifs dont il disposait.

Nous résumerons ici brièvement les phases principales de cette lutte entre les féministes et le gouvernement russe.

La réaction commença en 1862, par la fermeture des cours libres d’enseignement supérieur pour femmes, à Saint-Pétersbourg.

Nous constatons en ce moment le premier exode des étudiantes russes qui se rendent en Allemagne et frappent aux portes des paisibles Universités de Gœttingue, de Heidelberg, etc. Bien que leur demande de suivre les cours des Universités étonnât, on leur fit en général bon accueil. Elles vécurent ici aussi pauvrement qu’en Russie, avec 45 francs par mois, et ne parvinrent à se tirer d’affaire que grâce à un admirable esprit de solidarité.

Mais les femmes de Saint-Pétersbourg ne se découragèrent pas. Un comité d’initiative se forma et la présidente, Mme  Conradi, adressa, en 1867, une pétition au premier Congrès des médecins et des naturalistes de Russie.

La pétition demandait la réouverture des cours supérieurs pour femmes, et la docte assemblée, l’élite intellectuelle de la Russie, fit un accueil tout à fait sympathique à la pétition féministe, l’approuva à l’unanimité, l’appuya de signatures célèbres et la transmit au Ministre de l’Instruction publique.

Trois années passèrent sans apporter de décision. Enfin en 1870, le comité de Mme  Conradi fut averti que le Ministre autorisait des conférences de littérature russe et de sciences naturelles pour les deux sexes. Il limitait la durée de ces cours à l’espace de deux ans, ce qui empêchait étudiants et étudiantes de recevoir un enseignement universitaire complet dans les sujets désignés plus haut. Le Ministre imposait, en outre, une censure rigoureuse, gênante et vexatoire, aux professeurs de l’Université de Saint-Pétersbourg, qui se chargeaient de ces conférences, leur refusait le droit de faire passer des examens, de conférer des titres et demandait au comité de femmes de faire seul les frais de cet enseignement.

Bien que fort déçues par ces demi-mesures, les femmes russes acceptèrent ce qu’on voulait bien leur accorder, et la salle de conférences que le Ministre de l’instruction publique mit à la disposition du comité fut bondée d’auditeurs des deux sexes.

Les professeurs, d’un commun accord, donnèrent l’enseignement à titre tout à fait gracieux pour dégrever, dans la mesure du possible, le budget de la jeune Société.

Le succès de ces cours allait grandissant. En 1874, on les réserva exclusivement aux femmes et on les transféra dans un lycée de jeunes filles.

En 1885, la Société qui continuait à faire les frais de cet enseignement acheta une maison où elle installa les cours supérieurs. Mais à la suite d’agitations politiques, ces cours furent fermés en 1886. Un nouvel exode d’étudiantes russes eut lieu. Elles se dirigèrent cette fois surtout vers la Suisse, où l’Université de Zurich les admettait depuis 1867. C’est à Zurich et à Genève que, à partir de cette date, les étudiantes auxquelles les cours supérieurs de Saint-Pétersbourg ne pouvaient suffire, avaient passé leurs examens et obtenu leurs titres.

Effrayé de l’émigration des femmes étudiantes en Suisse, où leurs tendances révolutionnaires ne pouvaient que se développer, le gouvernement, en 1889, permit de rouvrir les cours supérieurs de Saint-Pétersbourg. Il y mit pour condition que le nombre des étudiantes ne dépasserait pas 600, que l’élément non catholique serait réduit à 3 p. 100 et que les rétributions seraient beaucoup plus élevées que celles payées par les étudiants des Universités.

Malgré ces restrictions, les demandes d’admission excédèrent le chiffre de 600.

Ces cours fonctionnent actuellement à Saint-Pétersbourg.

Disons encore un mot des femmes-médecins. N’étant plus, à partir de 1862, tolérées à l’Académie de médecine, elles allèrent étudier en Suisse, où Mlle  Souslova obtint, en 1867, son diplôme de docteur à l’Université de Zurich. Elle fut la première femme qui conquit ce grade en Suisse.

D’autres imitèrent son exemple, lorsque en 1872, le gouvernement créa, à l’École de médecine de Saint-Pétersbourg, des cours spéciaux pour femmes. Ces cours furent qualifiés d’École scientifique pour sages-femmes, et le titre de docteur fut refusé aux étudiantes qui passèrent avec succès les examens de sortie.

Mais en 1877 et 1878, pendant la guerre turque, les femmes-docteurs russes gagnèrent ce titre par leurs services sur les champs de bataille et dans les ambulances.

Pendant dix ans elles purent jouir de leur victoire ; les étudiantes qui suivaient les cours médicaux de l’Académie de Saint-Pétersbourg en sortirent avec leur diplôme de docteur.

Puis un décret de 1887 exclut de nouveau les étudiantes. Ce n’est qu’en automne 1898 qu’on espère voir les portes de l’Académie de médecine se rouvrir devant elles de nouveau[1].

Les Universités de Kasan, de Charkow, de Kiew ont soit admis les femmes aux cours des hommes, soit fondé des cours pour femmes. Nous ne pouvons résumer ici les ouvertures, les fermetures et les réouvertures successives de ces cours. Moscou et Dorpat ont refusé d’admettre les femmes.

Il y a aujourd’hui en Russie environ 700 femmes-médecins qui, nous l’avons déjà dit, mènent pour la plupart l’existence absorbante du médecin de campagne.

150 occupent des positions officielles de médecin de district, d’inspecteur de santé, etc.

La municipalité de Saint-Pétersbourg a réclamé en mainte circonstance le concours des femmes-médecins, soit pour combattre la fièvre typhoïde dans les bas quartiers de la ville, soit pour la visite des hôpitaux, écoles ou prisons.

La Société des femmes de Saint-Pétersbourg, qui est le centre du féminisme russe, compte environ 1,000 membres.

La présidente actuelle est Mme  Anna de Chabanoff, médecin à l’hôpital d’enfants du Prince d’Oldenbourg. Le prince d’Oldenbourg était, sous Alexandre II, un des promoteurs les plus zélés du féminisme.

Le féminisme, en Russie, est surtout remarquable par le courage et le dévouement qu’il a fait naître chez les femmes, et l’appui généreux qu’il a trouvé de la part des hommes. Tandis qu’en Angleterre les pouvoirs universitaires, les médecins, les sociétés savantes se sont montrés le plus souvent hostiles aux femmes, le premier congrès des médecins et naturalistes russes demanda pour elles le droit de recevoir l’enseignement secondaire et supérieur qui, cependant, devait les mettre en état de faire de la concurrence aux hommes. Jamais non plus les médecins russes ne se sont opposés à l’admission des femmes à l’École de médecine de Saint-Pétersbourg.

  1. Les femmes y sont admises dès maintenant.