Le Féminisme au temps de Molière/Réquisitoire contre le mariage

La Renaissance du Livre (p. 35-48).

3o — RÉQUISITOIRE CONTRE LE MARIAGE

L’indépendance relative dont les femmes avaient fait la conquête commençait déjà, vers le milieu du siècle, à ne point suffire à certaines d’entre elles. On n’ignore pas que beaucoup de précieuses portaient avec peine le poids des lourdes chaînes matrimoniales. Aussi voyons-nous qu’elles dressent, dans le roman de l’abbé de Pure, un terrible réquisitoire contre le mariage. Je ne crois pas qu’aucune George Sand moderne ait instruit ce procès avec plus de vigueur ni d’apparente logique.

« Évandre, raconte Eulalie, acheta une terre en notre province, et quelque temps après il y acheta aussi une femme, car il faut que je parle ainsi d’un mariage où l’on demeura trois mois à stipuler seulement le prix et la somme qui devaient être mis dans le contrat. L’autorité du favori, ou, pour dire plus vrai, l’intérêt, sous le prétexte de l’autorité, « aveugla si fort Théorisbe qu’il consentit à ce mariage et livra sa fille à la bourse d’Évandre [1] ».

La famille de cet Évandre était en rivalité avec celle d’Eulalie. Le père de cette dernière, avant qu’elle naquît, n’avait que des fils, et il s’en réjouissait, parce que le « sexe de ses enfants les obligeait à épouser l’intérêt de sa maison », et un si beau nombre de mâles « pouvait soutenir son nom et son intérêt au gré de sa haine ».

La naissance d’une fille fut accueillie avec dépit par le vindicatif gentilhomme ; autour de lui, au contraire, on se félicita « de voir une fille qui pouvait, par la douceur d’une alliance, calmer la fougue de tant de haine et réunir deux maisons

qui étaient depuis si longtemps et si cruellement divisées ».

« Aussi, dit Eulalie, à peine vis-je le jour que je fus destinée et comme sacrifiée à la paix par tous ceux qui se mêlaient de la faire et qui prenaient quelque part dans les intérêts de ma maison… On m’éleva dans cette pensée ; et pour mon dernier malheur les yeux du fils d’Évandre approuvèrent les miens : ils me trouvèrent belle et, par un regard autant injuste que fatal, crurent voir des beautés que je n’avais pas et s’enflammèrent malheureusement pour moi de la flamme qui a depuis fait l’incendie de notre mariage…

« Je fus une innocente victime sacrifiée à des motifs inconnus et à des obscurs intérêts de maison, mais sacrifiée comme une esclave, liée, garrottée, sans avoir la liberté de pousser des soupirs, de dire mes désirs, d’agir par choix. On se prévaut de ma jeunesse et de mon obéissance, et on m’enterre ou plutôt on m’ensevelit toute vive dans le lit du fils d’Évandre… »

Est-il besoin d’insister sur ce que fut la vie de la triste Eulalie après une telle union ? Elle était honnête fille, elle fut honnête femme ; elle épousa les intérêts de son mari et ne fit pas « comme ces éventées qui aiment mieux flétrir leur mari que perdre leur plaisir… ». Elle cacha ses larmes et ne laissa jamais paraître ses douleurs, même devant ses plus chers confidents.

Mais le mariage lui devint odieux à tout jamais : « Je vous supplie, mesdames, s’écrie-t-elle, de me permettre de vous dire que, nonobstant le respect que je pouvais avoir pour mon mari, je ne laisse pas d’avoir une horreur inconcevable pour le mariage ; et qu’ainsi je sépare ce que je suis de ce que je pourrais être : la condition de mariée de celle de fille, et qu’enfin je crois pouvoir justement distinguer par ces deux mots d’esclavage et de liberté [2]. »

Et Eulalie développe amplement sa pensée.

« Y a-t-il, demande-t-elle, une tyrannie au monde plus cruelle, plus sévère, plus insupportable que celle de ces fers qui durent jusqu’au tombeau ? »

Elle montre la femme honnête torturée dans sa conscience, en proie à des révoltes intimes, rivée pourtant à son devoir par les prescriptions des lois et les exigences de la coutume :

« L’honneur la menace, son devoir la ferre, et, par-dessus tous ces différents bourreaux qui la tourmentent, elle se voit obligée d’aimer ce qu’elle hait, d’ériger des autels à une idole, de respecter un objet de mépris, d’avaler malgré son dégoût une éternelle amertume [3]. Elle est obligée de supporter une chose insupportable ; et ce qui, à mon sens, est le plus haut point de la tyrannie du mariage, elle est obligée, dis-je, de recevoir dans son sein glacé les ardeurs de son mari, d’essuyer les caresses d’un homme qui lui déplaît, qui est l’horreur de ses sens et de son cœur. Elle se trouve dans ses bras, elle en reçoit des baisers, et, quelque obstacle que son aversion et sa peine puissent rechercher, elle est contrainte de se soumettre et de recevoir la loi du vainqueur… »

On reconnaît là, déjà, l’essentiel des arguments que feront valoir au XIXe siècle les partisans du divorce contre l’indissolubilité du mariage.

D’ailleurs l’éloquente Eulalie ne prend pas en considération seulement un cas d’espèce ; elle ne vise pas seulement les mariages imposés, subis sous la contrainte de l’autorité paternelle ; elle estime que le bon mariage lui-même, c’est-à-dire le mariage accepté joyeusement, soit en raison d’une inclination mutuelle, soit par convenance raisonnée, entraîne avec soi des inconvénients redoutables.

« Que si vous voulez changer de supposition, dit-elle, donner un autre visage à la chose, supposons qu’il y ait de l’amour, ou du moins qu’il n’y ait point de haine, le mariage de soi ne laisse pas de faire et d’avoir la tyrannie injuste, cruelle et qui, dans une manière quoique différente, ne laisse pas de faire sentir une peine égale, un poids insupportable et un joug accablant…

« Ces soins mutuels qui vont et viennent sans interruption de l’un à l’autre ; cette communauté de bien et de douleur ; ce prétexte trompeur d’une société fatale qui vous intéresse à tous les maux d’une famille, qui vous embarrasse aux divers événements de sa fortune, qui vous rend sensible aux maux qui ne vous touchent pas, qui vous engage dans les intérêts qui ne vous regardent pas ; qui vous oblige à mille complaisances importunes et fatigantes, tantôt envers un père chagrin, bourru et vieillard, qui est cassé de chagrin et d’années, et qui semble n’avoir pour tout signe de vie que la toux et la gronderie qui ne le quittent point. Tantôt envers une belle-mère qui observe sa bru, qui la couve des yeux et, qui pis est, qui la prêche et voudrait la faire vieillir dès sa jeunesse, lui donner des poils gris à vingt ans. Elle voudrait rappeler les branles de Bocan, les pas de la Guimbarde, les modes de la Reine Marguerite ; elle ne l’entretient que du bon temps du roi Guillemot, de la prudence des Fées et ne veut ouïr parler que des pièces qui furent jouées à Loche.

« Cependant il faut être soumise à cette mégère ; un soupir, l’apparence d’un chagrin passerait pour crime et serait puni de mille gronderies. Le tonnerre n’est pas si subit à punir les injures qu’on fait aux grands dieux que celui de cette radoteuse ; il se forme de la moindre vapeur et éclate à la moindre occasion. Les pensées mêmes sont examinées et vous rendent aussi coupables que les discours. Les tyrans exercent-ils plus de tyrannie ; sont-ils plus sévères ; sont-ils plus cruels et plus persécutants ? »

De telles pages font songer à Molière : on ne les saurait lire sans évoquer la silhouette redoutable et la voix acide de dame Pernelle.

Au surplus, les précieuses mises en scène par Mlle de Scudéry agitent les mêmes questions et posent les mêmes problèmes.

C’est ce qu’a bien vu jadis Saint-Marc-Girardin, dont on ne lit plus beaucoup les études, pourtant fort substantielles, en dépit de leur tendance « cléricale », si j’ose dire :

« Quel est le rang que la civilisation moderne donne à la femme et que doit faire la femme pour avoir et garder ce rang ? Voilà, écrivait-il, le sujet de la Clélie. Le roman n’est que le cadre ou l’accessoire de ce grand sujet de controverse, et, dans cette controverse, nous retrouvons tous les débats qui se sont émus de nos jours sur la liberté de la femme. »

Des pages comme celles qu’on vient de lire, d’après le roman de l’abbé de Pure, on en pourrait extraire plus d’une de la Clélie ou du Grand Cyrus.

« Quant à moi, dit Tullie (de la Clélie), je m’affranchirais volontiers des lois auxquelles la nature et la coutume ont assujetti les femmes et, si j’avais en mon choix d’être plutôt un vaillant soldat que d’être ce que je suis, j’aimerais mieux être soldat que princesse, tant je suis peu satisfaite de mon sexe… »

Suit un réquisitoire tout à fait semblable à celui d’Eulalie : la femme y est représentée comme l’esclave de ses parents, de son mari, et surtout de la coutume et de la bienséance ; car, dit-elle, « dès que la raison commence de nous faire discerner les choses, on nous dit qu’il faut l’assujettir à l’usage… On dit que nous avons beaucoup d’imagination et beaucoup d’esprit, mais il faut conclure que nous n’avons guère de cœur de nous contenter d’être seulement les premières esclaves de toutes les familles et même souvent les plus malheureuses et les plus maltraitées ».

  1. C’est bien sous ce jour que le problème apparaît à Molière dès la première fois qu’il aborde la question du mariage dans le Cocu (sc. i) :
    Clélie.

    Quoi ! vous prétendez donc, mon père, que j’oublie
    La constante amitié que je dois à Lélie ?
    J’aurais tort si sans vous je disposais de moi ;
    Mais vous-même à ses vœux engageâtes ma foi.

    Gorgibus.

    Lui fût-elle engagée encore davantage,
    Un autre est survenu dont le bien l’en dégage.
    Lélie est fort bien fait ; mais apprends qu’il n’est rien
    Qui ne doive céder au soin d’avoir du bien ;
    Que l’or donne aux plus laids certain charme pour plaire,

    Et que, sans lui, le reste est une triste affaire.
    Valère, je crois bien, n’est pas de toi chéri ;
    Mais, s’il ne l’est amant, il le sera mari.
    Plus que l’on ne le croit ce nom d’époux engage,
    Et l’amour est souvent un fruit du mariage.
    Mais suis-je pas bien fat de vouloir raisonner
    Où de droit absolu j’ai pouvoir d’ordonner ?

    On pourrait considérer combien cette scène i du Cocu tranche, par son ton de haute comédie, avec le reste de la farce.

  2. Ces deux mots sont soulignés dans le texte de l’abbé de Pure.
  3. Cf. Princesse d’Élide, acte II, sc. ii :
    « Pour moi, quand je regarde certains exemples et les bassesses épouvantables où cette passion ravale les personnes sur qui elle étend sa puissance, je sens tout mon cœur qui s’émeut… »
    Pour être à peu près traduite de l’espagnol, cette œuvre bâclée et inachevée n’en est pas moins intéressante, si l’on veut rechercher l’influence de la préciosité sur la pensée de Molière. (Cette considération et plusieurs autres signalées en note dans la présente étude trouverait leur développement dans un ouvrage intitulé : Molière auteur précieux), qui paraîtra prochainement.)