Le Féminisme au temps de Molière/Malthusiennes !

La Renaissance du Livre (p. 51-65).

4o — MALTHUSIENNES !

On pourrait objecter aux discours d’Eulalie, comme à ceux de Tullie, que ces ardentes précieuses se leurrent et que, croyant avoir à se plaindre de l’institution éternelle du mariage, elles ne sont victimes, en réalité, que d’une étroite conception de l’union matrimoniale propre à des temps périmés et qui ne se prolonge encore que par la force de la coutume. On pourrait déjà, — car Molière va le faire, — prophétiser que la tyrannie des ancêtres ne tardera pas à fléchir devant les impérieuses revendications du droit individuel. Aussi bien Eulalie accepte l’hypothèse ; elle suppose la femme « délivrée des beaux-pères, belles-mères, aïeuls et marâtres, et tout ce reste bizarre de l’importune antiquité ». Cette chaîne rompue, il en reste encore une qui n’est pas la moins lourde et qu’on ne saurait briser…

Eulalie fait figure de malthusienne, un siècle avant la naissance de Malthus. Elle plaint la femme « de la jeunesse féconde et trop abondante qui la fait mère et qui l’expose tous les ans à un nouveau poids, à un péril visible, à une charge importune, à des douleurs indicibles et à mille suites fâcheuses [1]. Cependant il les faut subir et souffrir sans mot dire ; la pensée du devoir surveille à toutes les autres et vous reproche tous les moments d’indifférence que vous pouvez avoir ; c’est bien pis ou peut-être plus plaisant, un refus est un crime ; la peine, la mortification, la froideur et cette élévation de l’honnête personne au-dessus de la matière et de la brutalité d’un mari sont des crimes d’état de ce tyrannique du joug mariage ».

Gélasire, — c’est l’abbé de Pure, — entre dans ces vues et confirme par un témoignage nouveau la justesse des observations d’Eulalie. À n’en pas douter, la maternité est déjà un fardeau très lourd aux précieuses de ce temps : je cite textuellement, et pour une fois, en respectant même l’orthographe.

« Vne ieune dame des meilleurs (sic) maisons de France, & de très bel esprit, femme d’un des plus grands Seigneurs du Royaume & mère de deux ou trois enfants, s’estoit nouuellement aquitée d’un tribut que la vigueur du mary & la fidelle correspondance de la femme auoit rendu annuellement à leur mariage. Elle n’estoit pas encore releuée, qu’elle me permit de m’aller coniouïr avec elle de ce dernier fruit de leur trauaux et de ce nouvel rejeton de leur tige : Elle me receut avec sa bonne grâce & sa ciuilité ordinaire ; & comme elle a le plus ioly air du monde en tout ce qu’elle dit. Elle me repartit froidement sur ma ioye, & parut plutost disposée à se plaindre qu’à se réjouyr. Je iurais sur la bonne foy de la coustume, & me tuois de luy faire valoir ce qu’on dit de la bénédiction des enfants, dont le nombre n’apauurit jamais (dit-on) par mille raisons que ie tachois à luy déduire pour tromper son mal un peu plus délicatement. Elle ne fut point dupe, & ne donna point dans mon paneau ; elle se tourne contre moy, & me dit d’un ton d’indignation, & de colère ; cela est bon à dire aux pères qui n’en ont que… & ne voulut jamais passer outre. Ie la presse, mais vainement : Ie voulus employer tout mon art pour luy faire passer carrière, mais ie ne pus en venir à bout, & ie fus contraint de luy dire, comme l’entendais bien qu’elle portoit enuie au plaisir paternel qui est tout entier, & qui paroist n’estre point interrompu par les suites de la grossesse ny de l’accouchement. Mais comme ie luy disois qu’ils ne laissoient pas de compatir à ces maux qu’ils voyent souffrir à leurs femmes. Eux dist-elle, ils n’en ont non plus de compassion qu’un Turc & ne se soucient que de leur plaisir : Monsieur le Comte est party, adjoûta-elle, & puis rougissant et se cachant, elle ne voulut iamais rien dire, sinon qu’il n’y auoit tyran plus barbare ny plus cruel que le mariage, et cette cruelle seruitude d’une pauure femme. »

Mais on dira qu’après tout, l’abbé de Pure a écrit un roman satirique, et que, intervenant après le discours d’une précieuse exaltée, il se moque à la fois des colères d’Eulalie et des plaintes des femmes, à qui pèsent les soucis de la maternité. Cette crainte des douleurs de l’accouchement et cette répulsion pour les grossesses multipliées, qui risquaient de compromettre leur beauté et de les reléguer hors de la vie de société qu’elles adoraient, n’en habitaient pas moins le cœur des femmes de l’aristocratie et particulièrement celui des précieuses les plus authentiques. Mme de Sévigné, la plus aimable et la plus raisonnable peut-être de toutes les précieuses qui nous sont connues, donnait assurément raison à la jeune accouchée de l’abbé de Pure. Ses lettres témoignent de l’état d’esprit des honnêtes femmes à cet égard.

« Cette pauvre Mme de Béthune est encore grosse, écrit-elle ; elle me fait grand’pitié. On craint que la princesse d’Harcourt ne soit grosse aussi… Mme de Soubise est grosse ; elle s’en plaint à sa mère, mais inutilement. »

Et quand sa fille se trouve enceinte, quelles angoisses ! Quelle impatience de la savoir délivrée ! Sans doute, ce sont là des sentiments bien naturels chez une mère. Mais les arguments dont elle use pour convaincre son « fripon » de gendre de ne plus commettre ses « iniquités », ses « forfaits », sont bien les arguments d’une précieuse.

« Ah ! mon cher comte, écrit-elle, le 18 mai 1671, je le crois assurément ; il n’y a personne qui n’en eût fait autant que vous, s’il eût été à votre place… mais songez pourtant que la jeunesse, la beauté, la gaieté et la vie d’une femme que vous aimez, toutes ces choses sont détruites par les rechutes fréquentes du mal que vous faites souffrir. »

Et le 23 mai : « Quand on aime une femme, dit-elle à sa fille, quelquefois on en a pitié. »

Puis le 12 juillet : « Conduisez votre grossesse à bon port ; et, après cela, si M. de Grignan vous aime, et qu’il n’ait pas entrepris de vous tuer, je sais bien ce qu’il fera, ou plutôt ce qu’il ne fera point. »

Plus significative encore est cette prière qu’elle adresse à son gendre, en octobre, alors que Mme de Grignan approche de son terme. « Écoutez, monsieur le Comte, c’est à vous que je parle. Vous n’aurez que des rudesses de moi pour toutes vos douceurs. Vous vous plaisez dans vos œuvres ; au lieu d’avoir pitié de ma fille, vous ne faites qu’en rire ; il paraît bien que vous ne savez ce que c’est d’accoucher ; mais écoutez, voici une nouvelle que j’ai à vous dire : c’est que si, après ce garçon-ci, vous ne lui donnez quelque repos, je croirai que vous ne l’aimez point et que vous ne m’aimez point aussi ; je n’irai point en Provence : vos hirondelles auront beau m’appeler, point de nouvelles ; et de plus j’oubliais ceci : c’est que je vous ôterai votre femme ; pensez-vous que je vous l’aie donnée pour la tuer, pour détruire sa santé, sa beauté, sa jeunesse ? Il n’y a point de raillerie ; je vous demanderai cette grâce à genoux, en temps et lieu. »

Le danger passé, les couches heureusement effectuées, les récriminations ne cessent point ; elles redoublent au contraire. Mme de Sévigné vit dans la terreur obsédante d’un nouvel « accident ».

« Vous voyez bien que je vous écris comme à une femme qui sera dans son vingt-deuxième ou vingt-troisième jour de couche. Je commence même à penser qu’il est temps de faire souvenir à M. de Grignan de la parole qu’il m’a donnée. Enfin songez que voici la troisième fois que vous accouchez. Si vous le gouvernez un peu, demandez-lui cette grâce en faveur du joli présent que vous lui avez fait. Voici un autre raisonnement : vous êtes bien plus malade que si on vous avait rouée, cela est certain ; ne serait-il pas au désespoir, s’il vous aime, que tous les ans vous souffrissiez un pareil supplice ? Ne craint-il point, à la fin, de vous perdre ? Après toutes ces bonnes raisons, je n’ai plus rien à lui dire, sinon que, par ma foi, je n’irai pas en Provence si vous êtes grosse… »

Mme de Sévigné, qui, dit-on, n’avait point un tempérament des plus ardents, en arrivait à persuader sa fille d’employer le remède le plus radical au mal de la grossesse : c’est-à-dire de refuser, à l’occasion, le devoir conjugal.

« M. de Grignan a bien du caquet ; il commence à gratter du pied, cela me fait grand’peur ; mais, s’il succombe à la tentation, ne croyez pas qu’il vous aime ; quand on aime bien, on aime tout, et la beauté qui ne donne aucun chagrin, comme la vôtre, n’est pas une chose à oublier : si M. de Grignan la détruit, tenez-vous pour dit que sa tendresse n’est pas d’un bon aloi. »

Deux jours plus tard, elle explique sa pensée sans ambage avec une verdeur d’expression dont une précieuse de nos jours rougirait peut-être :

« Je veux vous avertir d’une chose que je soutiendrai en face de votre mari et de vous, c’est que si, après vous être purgée, vous avez seulement la pensée de coucher avec M. de Grignan, comptez que vous êtes grosse, et si quelqu’une de vos matrones dit le contraire, elle sera corrompue par votre mari. Après cet avis, je n’ai plus rien à dire. »

Et six semaines plus tard : « Enfin Mme de Guerchi n’est morte que pour avoir le corps usé à force d’accoucher. J’honore bien les maris qui se défont de leurs lemmes sous prétexte d’en être trop amoureux. »

Le remède de Mme de Sévigné ne semble pas avoir été du goût de sa fille, encore moins de celui de M. de Grignan.

Mais on sait assez qu’il en était d’autres et que, pour mieux assurer la limitation des naissances si désirée des habituées des ruelles, les moyens pratiques ne manquaient pas plus que de nos jours. J’ai dit que le premier volume de la précieuse a paru en 1656. Le 22 juin 1660, le protestant Guy Patin raconte à l’un de ses correspondants comment les vicaires généraux du diocèse de Paris viennent de révéler au premier président Lamoignon que, depuis un an, « plus de six cents femmes se sont confessées d’avoir tari et étouffé leur fruit ».



  1. Voici un sujet qu’il était difficile à Molière de porter à la scène. Il n’a pas laissé cependant d’y penser et d’y faire penser. Car, presque toutes les objections des précieuses trouvent place, dans son théâtre ; les unes sont effleurées, les autres développées ; quelques-unes sont suggérées par voie d’allusions dont rien n’échappait aux contemporains, mais que le lecteur moderne ne saisit pas toujours. L’objection tirée « de la jeunesse féconde et trop abondante qui fait mère la jeune femme et l’expose tous les ans à un nouveau poids, etc… », Molière y fait allusion, notamment, dans le Mariage forcé. Pour la voir surgir, il suffit de comparer la conception du mariage d’après la coquette Dorimène et d’après Sganarelle.