CHAPITRE XIV.


Réponſe à une objection tirée de l'étendue du
Pays.



Nous avons vu la néceſſité de l'Union, notre ſeul rempart contre les dangers de l'extérieur, l'unique moyen de conſerver la paix au milieu de nous, de défendre notre commerce & tous nos intérêts communs, de rendre inutiles ces établiſſemens militaires qui ont renverſé la liberté de l'ancien monde, enfin de remédier avec ſuccès aux malheurs des factions, qui ont été funeſtes aux autres Gouvernemens, & dont nous avons déjà laiſſé voir des ſymptômes allarmans. Il ne nous reſte dans cette partie de nos recherches, qu'à nous occuper d'une objection tirée de l'étendue du pays que l'Union embraſſe. Quelques obſervations à cet égard ſeront d'autant moins intuiles, que les adverſaires de la nouvelle Conſtitution s'appuient ſur le préjugé trop accrédité, relativement à l'étendue qui convient au Gouvernement Républicain, ont cherché à ſuppléer par des difficultés imaginaires, au défaut réel d'objections ſolides qu'ils n'ont pu trouver.

L'erreur de ceux qui croient que le Gouvernement Républicain ne peut exiſter que dans un territoire borné, a déja été développée & réfutée dans les Chapitres précédens. Je me contenterai de remarquer ici qu'elle ſemble devoir ſon origine & ſes progrès, à ce que l'on confond toujours une République avec une Démocratie, & qu'on applique des objections tirées de la nature de celle-ci, à la premiere. Nous avons déjà fait ſentir la différence de ces deux formes du Gouvernement. Dans une démocratie le Peuple s'aſſemble & gouverne lui-même ; dans une République il adminiſtre par des Repréſentans & des Agens. Ainſi une démocratie doit être bornée à un petit eſpace, une République peut embraſſer un grand pays.

A cette ſource accidentelle d'erreurs, on peut ajouter l'artifice de quelques Auteurs célebres, dont les écrits ont puiſſamment contribué à former les opinions modernes. Sujets de Monarchies abſolues ou limitées, ils ont cherché à en rehauſſer les avantages & à en pallier les inconvéniens, par l'oppoſition des vices & des défauts du Gouvernement Républicain, & ils ont pris pour exemple, les turbulentes démocraties de la Grèce ancienne & de l'Italie moderne. Au moyen d'une équivoque dans les termes, il ne leur a pas été difficile de tranſporter aux Républiques, des obſervations uniquement applicables à la démocratie qui ne peut convenir qu'à un Peuple peu nombreux, renfermé dans un territoire borné.

Leur mauvaiſe foi a d'autant moins été découverte, que les Gouvernemens populaires de l'antiquité étoient démocratiques, & que dans l'Europe moderne, à laquelle nous devons l'important principe de la repréſentation, on n'a point vu d'exemple d'un Gouvernement qui fût à la fois entierement populaire & fondé entierement ſur le principe de la repréſentation. Si l'Europe à la gloire d'avoir découvert cet étonnant méchaniſme des Gouvernemens, dont l'action peut concentrer la volonté du plus grand corps politique, & diriger ſa force vers le but de l'intérêt public, l'Amérique peut réclamer le mérité d'avoir fait de cette découverte la baſe d'un Gouvernement Républicain ſans mêlange & qui s'étend ſur un vaſte eſpace. Nous n'avons qu'un malheur à déplorer ; c'eſt qu'un partie de ſes Citoyens cherchent à la priver de l'avantage d'en développer tout l'efficacité, en adoptant le vaſte ſyſtême d'Union aujourd'hui ſoumis à ſon examen.

Comme les limites naturelles d'une démocratie doivent être fixées à une diſtance du point central, qui permette aux Citoyens les plus éloignés, de s'aſſembler auſſi ſouvent que leurs fonctions publics l'exigent, & qu'elle ne doit pas en embraſſer un plus grand nombre, ainſi les limites naturelles d'une République ſont à une diſtance du centre, qui permette aux Repréſentans du Peuple de s'aſſembler auſſi ſouvent que cela peut être néceſſaire pour l'adminiſtration des affaires publiques. Peut-on dire que les limites des Etats-Unis excedent cette diſtance ? Qu'on ſonge que le rivage de l'Océan Atlantique forme leur principale longueur ; que durant l'eſpace de treize ans les Repréſentans du Peuple ont été preſque continuellement aſſemblés, & que les Membres des Etats les plus éloignés ne ſe ſont pas abſentés plus ſouvent que les Membres des Etats voiſins du Congrès.

Pour rectifier nos idées ſur cet important ſujet, penſons aux dimenſions actuelles de l'Union. Les limites fixées par le traité de paix ſont, du côté de l'Eſt, l'Océan Atlantique, au Midi la latitude de 31 degrès, à l'Occident le Miſſiſſipi, au nord une ligne irrélugiere qui s'étend quelquefois au-de là du 45 degré & ſe replie en d'autres endroits en deça du 42. La rive Méridionale du lac Erié eſt au-deſſous de cette latitude. La diſtance entre le 31 & le 45 degré eſt de 973 milles ordinaires : de 31 à 42 degrés, elle eſt de 764 milles & demi. Si nous prenons un terme moyen, nous aurons une diſtance de 868 milles . La diſtance moyenne entre l'Océan & le Miſſiſſipi ne doit pas excéder 740 milles. En comparant cette étendue à celle des différens pays de l'Europe, il eſt aiſé de prouver qu'elle s'accorde avec l'établiſſement de notre ſyſtême. Elle n'eſt gueres au-deſſous de celle de l'Allemagne où eſt continuellement aſſemblée une Diete qui repréſente tout l'Empire, ou de celle de la Pologne, avant ſon démembrement, où une Diete étoit auſſi dépoſitaire du pouvoir ſuprême. Laiſſant la France & l'Eſpagne, nous trouverons que dans l'Angleterre, inférieure en étendue, les Repréſentans de l'extrémité ſeptentrionale de l'iſle, ont, pour ſe rendre au Conſeil National, autant de chemin à faire, que ceux des parties les plus éloignées de l'Union.

Quelque favorable que ce point de vue paroiſſe à notre ſujet, il nous reſte des obſervations qui pourront le placer ſous un jour plus ſatisfaiſant encore.

En premier lieu ; il faut obſerver que le Gouvernement général ne doit pas être revêtu de la plénitude du pouvoir légiſlatif & exécutif. Sa Juriſdiction eſt limitée à un certain nombre d'objets qui intéreſſent tous les Membres de la République, ſans entrer dans les fonctions particulieres d'aucuns d'entr'eux.

Les Gouvernemens ſurbordonnés des Etats, toujours chargés du ſoin de tous les objets qui pourront être ſoumis à des déciſions particulieres, conſerveront l'autorité & l'activité qu'ils doivent avoir. Si le plan de la convention étoit d'abolir les Gouvernemens des Etats particuliers, l'objection de ſes adverſaires pourroit avoir quelque fondement. Encore ſeroit-il aiſé de prouver que, s'ils étoient abolis, le Gouvernement général ſeroit forcé pour l'intérêt de ſa conſervation de les réintégrer dans les fonctions qui leur conviennent.

En ſecond lieu ; le but ſpécial de la Conſtitution fédérale eſt d'affermir l'Union des Treize-Etats primitifs, ce dont la poſſibilité nous eſt démontrée, & de réunir avec eux tous les autres Etats qui pourroient ſe former dans leur ſein ou dans leur voiſinage, ce dont la poſſibilité eſt auſſi peu douteuſe. Quant aux arragemens néceſſaires, relativement à ces portions anguleuſes de notre territoire, ſituées vers la frontiere du Nord-Oueſt, il faut les laiſſer aux ſoins de ceux que des découvertes ultérieures & une expérience plus conſommée mettront plus à portée de les faire avec ſuccès.

Obſervons encore que le commerce ſera chaque jour facilité dans le territoire de l'Union, par le progrès des arts & de l'induſtrie. Les routes ſeront raccourcies & entretenues avec plus de ſoin ; les commodités pour les voyageurs ſeront multipliées & perfectionnées. Une navigation intérieure s'ouvrira dans la partie de l'Eſt & bientôt dans toute l'étendue des Etats-Unis. La communication entre les Diſtricts maritimes, & ceux de l'Oueſt, entre leurs différentes parties, ſera de plus en plus facilitée par ces nombreux canaux dont la bienfaiſance de la nature a arroſé notre pays, & qui pour être réunis & perfectionnés, n'attendent que les premiers efforts de l'art.

Mais il eſt une quatrieme conſidération plus importante encore ; il n'eſt preſqu'aucun des Etats qui n'ait un de ſes cotés expoſé aux attaques de l'extérieur, & qui ne trouve dans l'intérêt de ſa sûreté un motif pour acheter par quelques ſacrifices, les avantages de la protection générale. Ceux qui ſont ſitués à la plus grande diſtance du centre de l'Union, & qui par là en reſſentent moins l'heureuſe influence, ſont en même-temps limitrophes avec des Nations étrangeres & peuvent dans des occaſions particulieres avoir un plus grand beſoin de ſa force & de ſon appui. Il peut être incommode pour la Géorgie ou pour les Etats qui forment nos limites à l'Oueſt ou au Nord-Eſt, d'envoyer leurs Repréſentans au Chef-lieu du Gouvernement ; mais il leur ſeroit plus dur encore de combattre ſeuls les attaques de l'ennemi, ou de ſupporter ſeuls les frais des précautions que néceſſitent la continuité & la proximité du danger. Si à quelques égards l'exiſtence de l'Union eſt moins pour eux que pour les autres un bienfait habituel, ils en tirent à d'autres égards un plus grand avantage, & ainſi ſe maintient entr'eux un juſte équilibre.

Je vous ſoumets ces conſidérations, mes Concitoyens ; & le bon ſens qui a juſqu'ici marqué toutes vos déciſions, leur aſſurera, j'oſe le croire, le poids & l'influence qu'elles doivent avoir. Vous ne vous laiſſerez pas entraîner par des difficultés formidables en apparence & fondées ſur une erreur trop accréditée, dans le labyrinthe ténébreux & ſemé d'écueils où les partiſans de la déſunion cherchent à vous perdre. N'écoutez pas la voix perfide qui vous dit que les Peuples de l'Amérique, unis par tant de liens, ne peuvent plus vivre enſemble comme les membres d'une même famille ; ne peuvent plus de voir leur bonheur à la réunion de leurs efforts mutuels ; qu'ils ne peuvent plus être les Citoyens d'un reſpectable & floriſſant Empire. N'écoutez pas la voix imprudente qui vous dit que la forme du Gouvernement ſoumiſe à votre examen eſt une nouveauté dans l'ordre politique ; qu'elle n'avoit jamais encore trouvé place dans les théories des plus extravagans novateurs ; que c'eſt une folle tentative dont l'exécution eſt impoſſible : non, mes Concitoyens ! Fermez l'oreille à ce langage impie ; armez votre cœur contre le poiſon qu'il renferme. Le ſang fraternel qui coule dans les veines des Citoyens de l'Amérique, le ſang qu'ils ont verſé & confondu pour la défenſe de leurs droits ſacrés, ſanctifie leur Union & fait frémir, à la ſeule idée de les voir devenir étrangers, rivaux, ennemis. S'ils faut fuir les nouveautés, croyez-moi, la plus allarmante de toutes les nouveautés, le plus fou de tous les projets, la plus extravagante de toutes les tentatives, eſt ce déchirement qu'on oſe vous propoſer, comme le moyen de maintenir votre Liberté & de vous mener au bonheur.

Mais faut-il rejeter le plan d'une grande République, uniquement parce qu'elle renferme des idées nouvelles ? N'eſt-ce pas la gloire de l'Amérique d'avoir ſu, ſans manquer au reſpect qu'on doit au temps & à l'exemple des autres Nations, empêcher une aveugle vénération pour l'antiquité, pour l'habitude & pour des mots, de vaincre les conſeils de ſa raiſon, la connoiſſance de ſa ſituation perſonnelle, & les leçons de ſa propre expérience ? C'eſt à cet eſprit indépendant que notre poſtérité devra la jouiſſance, & le monde l'exemple de ces innovations nombreuſes en faveur des droits individuels & du bonheur public, dont l'Amérique aura été le théâtre. Sans la démarche hardie des Chefs d'une révolution à laquelle on ne peut trouver dans l'hiſoitre un objet de comparaiſon, le Peuple de l'Amérique ſeroit aujourd'hui la triſte victime d'une oppreſſion étrangère, ou gémiroit du moins ſous le poids de ces inſtitutions qui ont détruit la Liberté du reſte du monde. Heureuſement pour l'Amérique, heureuſement, j'oſe le croire, pour tout le genre humain, ils ont ſuivi une nouvelle & plus noble carriere ; ils ont accompli une révolution qui n'a point d'égale dans les annales des ſociétés humaines ; ils ont fondé des édifices politiques dont on ne voit point de modeles ſur le ſurface du globe ; ils ont formé le plan d'une vaſte Confédération ; c'eſt à leurs ſucceſſeurs de la perfectionner & de le maintenir. Si leur ouvrage eſt terni par quelques imperfections, nous devons nous étonner de n'en pas trouver d'avantage. S'ils ſe ſont égarés dans la forma tion de l'Union, c'étoit le plus difficile de leur ouvrage. Elle a été formée ſur un nouveau plan par l'acte de la Convention que vous avez convoquée, c'eſt ſur cet acte que vous allez prononcer.