Le Drame macédonien
Revue des Deux Mondes3e période, tome 41 (p. 783-801).
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LE
DRAME MACEDONIEN

II.[1]
LA BATAILLE D’ISSUS.


I

Je ne prétends raconter l’histoire d’Alexandre qu’à ceux qui la savent déjà ; je n’aurai donc pas besoin de m’appesantir sur les opérations militaires du grand conquérant ; je ferai mieux de réserver mon ardeur pour ses découvertes. Alexandre fut le précurseur de Vasco de Gama et de Christophe Colomb ; c’est surtout à ce titre qu’il m’appartient. La Grèce, avant l’expédition qui mit fin à l’empire des Perses, était, sous le rapport de la géographie, fort en arrière des Carthaginois, des Phéniciens, des Égyptiens même : sa navigation et sa politique s’agitaient dans un cercle borné ; avec Alexandre, elle est entrée en possession du monde :

Fluctibus ignotis insultayere carinœ.

Nous partirons, il est vrai, des bords du Strymon, mais ce sera, — j’en prends l’engagement, — pour arriver le plus rapidement possible aux bouches de l’Indus. Vers le milieu du printemps de l’année 334 avant Jésus-Christ, Alexandre confie le gouvernement de la Macédoine à Antipater ; il lui laisse en même temps 12,000 hommes de pied et 1,500 chevaux. L’armée à la tête de laquelle il se propose d’envahir l’Asie ne compte dans ses rangs que 30,000 fantassins et 5,000 cavaliers. Jeunes soldats et vieux officiers ! Beaucoup de généraux ont plus de soixante ans ; ils ont fait toutes les guerres de Philippe. Les Gètes et les Illyriens pourraient dire si leur ardeur a faibli. Cette armée emporte avec elle trente jours de vivres. C’est beaucoup pour une armée grecque, mais nulle province n’est plus riche que la Macédoine en subsistances et en hommes. Si la mer appartenait encore aux descendans de Cimon et de Thémistocle, c’est par mer que cette troupe eût gagné les côtes de la Troade ; la flotte d’Alexandre ne se sent pas de force à braver la flotte phénicienne ; il lui faut demeurer appuyée au rivage, côtoyer l’armée qu’elle a charge de nourrir et qui la protégera au besoin de ses traits. Dans cette grande levée de boucliers de la Grèce, Athènes n’a pu fournir que 20 trières. Des vaisseaux de transport, on en aura autant et plus qu’on n’en désire, car le commerce de l’Hellespont n’a pas cessé d’être florissant ; des vaisseaux de guerre, la Grèce a perdu l’habitude d’en construire. La suprématie maritime a passé aux Perses. Les Perses sont parvenus à mettre 400 galères en mer ; la Grèce et la Macédoine, en réunissant leurs efforts, ont eu peine à en équiper 160. C’est dans ces conditions qu’Alexandre entreprend d’arracher le sceptre à Darius.

La flotte macédonienne s’est rassemblée sur la côte de la Chalcidique, dans le lac Cercinite ; elle y est aussi en sûreté que le seraient nos vaisseaux réunis dans l’étang de Berre. Le lac Cercinite, — Yakinos aujourd’hui, — a cinq ou six lieues de long du nord au sud, deux ou trois de l’ouest à l’est. La flotte le traverse et s’abandonne au cours du Strymon. Elle a passé sous les murs d’Amphipolis que le fleuve environne sur trois faces ; bientôt elle débouche dans le port d’Éion. Garde un peu de souffle pour le moment où les vaisseaux se lanceront en pleine mer, vaillant fifre dont l’histoire nous a transmis le nom avec ceux de tant de héros qui seront rois un jour ! Timothée, c’est ta flûte qui a mis la flotte en branle, c’est ta flûte aussi qui doit lui ouvrir le chemin de l’Hellespont. Le port d’Éion est maintenant enseveli au milieu des marais, on reconnaît aisément l’emplacement qu’il a occupé. Peut-être quelque jour le golfe de Contessa, au fond duquel débouche le noir courant du fleuve, rendra-t-il aux explorations patientes de nos érudits et les quais qui bordaient jadis les deux rives du Strymon et l’autel de Neptune où furent offertes les dernières victimes.

La flotte est en route. Alexandre ne s’est pas embarqué ; il a reçu devant Amphipolis les adieux suprêmes d’OIympias, mère héroïque qu’il ne doit plus revoir. Roulant déjà dans sa jeune et blonde tête la conquête du monde, il suit avec son armée la route qui mène aujourd’hui le Turc indolent de Salonique à Constantinople. Le mont Pangée a vu passer l’armée de Xerxès et revenir l’armée d’Agésilas ; il regarde avec la même indifférence du haut de ses 2,000 mètres défiler à ses pieds la phalange macédonienne. La montagne a aussi ses combats à soutenir : contre la foudre qui ébrèche ses sommets, contre le torrent qui use ses arêtes ; elle n’a rien à craindre ni à espérer de nos luttes. De coteau en coteau Alexandre arrive à la plaine de Philippes, plaine encore sans nom dans l’histoire, où viendront s’asseoir, avant que trois siècles se soient écoulés, le camp de Brutus et le camp d’Octave. L’armée atteint les bords du Nestus et la vallée profonde qui sépare le mont Pangée du Rhodope. C’est là que commence la Thrace et qu’en face de Thasos se termine la Macédoine. Abdère, sur le bord de la mer, Maronée, sur le promontoire élevé qu’elle couronne, sont successivement dépassées ; l’Hèbre, qui porte aujourd’hui des barques de 50 tonneaux jusqu’à Andrinople, est franchi à la hauteur de Dorisque. Alexandre n’a pas d’équipage de pont ; les fleuves qu’il ne peut passer à gué ou dans des barques, il les traverse, comme ce Rhodien, dont parle Xénophon, voulait traverser le Tigre : sur des claies soutenues par des outres remplies d’air ou de paille. Laissons le héros poursuivre sa route du lac Stentoris au golfe d’Énos ; il n’a pas un instant jusqu’ici perdu de vue sa flotte. Chaque soir, quand il prend un nouveau bivouac, il la retrouve, fidèle au rendez-vous, à portée de la plage. Vingt jours après leur départ d’Amphipolis, flotte et armée se rejoignent à Sestos. Si elles ont toutes deux suivi, sans se quitter, les longs replis du golfe de Saros, — et je ne vois pas trop, à vrai dire, comment elles auraient pu s’épargner ce détour, — elles ont dû faire au moins 23 kilomètres 1/2 par étape. Les marches des anciens ne sont pas pour nous un moindre sujet d’étonnement que leurs exploits. Le voyageur qui aurait simplement parcouru en douze ans autant de pays qu’en visita, dans ce court laps de temps, Alexandre, mériterait de nos jours d’être présenté à toutes les sociétés de géographie.

Parménion connaissait le chemin de l’Asie ; ce fut lui qui, le premier, prit terre à la pointe d’Abydos. 160 trières et un grand nombre de navires de charge l’y transportèrent avec le gros des troupes. Alexandre partit d’Éléonte, — le château d’Europe, — et se fit débarquer au cap Sigée. Il n’eût point voulu passer si près du tombeau d’Achille sans lui aller demander conseil. Quels indignes accens cependant cette évocation généreuse l’exposait à entendre ! « Achille mort ne vaut pas un goujat vivant » est un triste aphorisme ; je ne voudrais pas le donner pour encouragement à qui s’apprête à braver la mitraille ou à se jeter dans les eaux du Granique. Quand ils n’ont rien de mieux à nous dire, les mânes des héros font bien de rester muets.

Le Granique descend d’un cours impétueux des flancs du mont Ida ; il va se perdre dans la baie de Cyzique, non loin des villes grecques de Parium et de Priapus, où nous avons déjà, au temps de la guerre du Péloponèse, rencontré Alcibiade. On était au mois de juin ; les journées étaient longues et le ciel en feu. L’armée des Perses, avec ses 30,000 mercenaires grecs et sa cavalerie nombreuse, se montrait rangée sur la rive droite du torrent. Elle défendit bravement le passage contre l’élan de la cavalerie thessaliennes les lances en bois de cornouiller n’eurent pas sans quelque peine raison de ses javelots. Alexandre pourtant ne combat plus qu’avec un tronçon. « Donne-moi ta lance, crie-t-il à son écuyer. — Cherchez-en une autre, lui répond Arès ; la mienne aussi est brisée. » Démarate le Corinthien, à ces mots, accourt ; sa lance est intacte, il en arme la main d’Alexandre ; il était temps : le gendre de Darius, Mithridate, arrivait en ce moment au galop, conduisant comme un coin au milieu de la mêlée tout un escadron. Alexandre lui épargne la moitié du chemin et d’un coup vigoureux porté en plein visage le jette à bas de sa selle. Ce n’est pas malheureusement un seul adversaire qu’il s’agit de vaincre ; le héros de toutes parts se voit entouré. Rosacès lui décharge sur la tête un coup de cimeterre ; le casque est entamé, le tranchant du fer n’a pu qu’effleurer les cheveux. Toute la noblesse perse s’acharne après le roi ; Spithridate a déjà le bras levé et va frapper Alexandre par derrière ; Clitus le Noir prévient le satrape. L’épée de Clitus a porté un coup si terrible que le bras de Spithridate, détaché près de l’épaule, tombe à terre ; il tombe avec l’arme que les doigts crispés serrent convulsivement. Le roi, pendant ce temps, est atteint d’un trait au défaut de la cuirasse et voit son cheval blessé se dérober sous lui ; mais il a pu prendre pied sur l’autre rive du Granique. La bataille est gagnée et la victoire se change bientôt en tuerie.

Une pareille entrée en campagne mettait la Troade et la petite Phrygie aux pieds d’Alexandre. Ces deux provinces s’étaient déjà trouvées, en l’année 396 avant Jésus-Christ, à la merci des Lacédémoniens. Agésilas n’avait point, comme Alexandre, passé en Asie à la tête de 35,000 hommes ; il ne s’en croyait pas moins assuré de conquérir, quand il le voudrait, l’empire d’Artaxerce. L’entreprise semblait folle ; le roi de Sparte eut bientôt trouvé le moyen de faire partager ses espérances aux rudes compagnons qui le suivaient. Il donne l’ordre de vendre comme esclaves, dans un état de nudité complète, les premiers prisonniers qui lui sont amenés. « Qu’en pensez-vous ? dit-il à ses soldats, sont-ce là des guerriers ? Ces corps blancs et obèses, ces chairs molles et flasques, vous montrent assez à quels ennemis vous avez affaire. Marchez sans crainte à la conquête de l’Asie ; vous n’aurez à combattre que des femmes. » Ce fut à Daskylium, sur les bords de la Propontide, au fond du golfe qui porte aujourd’hui le nom de Mondania, que le devancier d’Alexandre voulut prendre ses quartiers d’hiver : il s’y installa au milieu des parcs de Pharhabaze. Le fils de Philippe dut, selon moi, partir également de Daskylium où l’avait précédé Parménion ; plus heureux que le roi de Sparte, nul ordre impérieux ne vint arrêter son vol. Laissant le Mont-Olympe sur sa droite, il franchit le col du Pédase et s’abat sur la capitale de la Lydie. — On pourra contester cet itinéraire, trouver la pointe faite sur Daskylium inutile : qu’on examine attentivement nos cartes modernes ; peut-être arrivera-t-on à partager mon avis. — De Sardes, Alexandre descend par la vallée du Caystre sur Éphèse. Tout le littoral l’attend comme un libérateur. Les villes de l’Ionie ont connu deux tyrans : le roi de Perse qui les abandonnait en proie à ses satrapes, Sparte qui leur imposait ses harmostes. A Milet, à Halicarnasse, il faut combattre encore les mercenaires grecs que le grand roi a pris à sa solde ; nulle part, jusqu’au promontoire sacré, jusqu’à cette limite où la langue d’Homère cesse d’être comprise, le vainqueur du Granique ne voit les populations s’associer à la résistance de leurs maîtres. Le gouvernement oligarchique succombe ; Ioniens et Doriens applaudissent avec un égal enthousiasme à sa chute. Partout où il se présente, Alexandre rétablit l’état populaire. Il n’a, comme Duguesclin assistant à la lutte d’Henri de Transtamare et de Pierre le Cruel, qu’à faire un léger effort pour mettre dessus ce qui était dessous. Quelle différence s’il s’était trompé et eût accordé son appui à la cause frappée d’une irrémédiable impuissance !

le discernement est la première vertu de la conquête ; ne l’oublions pas quand nous nous occuperons d’organiser définitivement l’Algérie. Remis par la paix générale en possession de Java, les Hollandais ont heurté, en 1816, des préjugés dont ils appréciaient mal la force ; il en ont été punis par une longue et dangereuse révolte. La leçon leur a profité, et je ne crois pas qu’ils songent de longtemps à toucher à ces prérogatives tyranniques qu’un peuple séculairement asservi fut le premier à défendre contre ceux mêmes qui l’en voulaient affranchir. Je ne dis pas que toutes les formes de gouvernement se valent ; je crois seulement qu’il importe de ne point commettre de méprises et que ce peut être une faute de chercher à constituer à sa propre image des populations qui ont un autre goût. Les Anglais sont constamment tombés dans cette erreur ; aussi, malgré les grandes choses qu’ils ont accomplies, doit-on les tenir pour des colonisateurs bien inférieurs aux Français d’autrefois et aux Hollandais.

Suivez des yeux sur la carte tous ces golfes qui, du cap Sigée, se déroulent en cercle jusqu’aux portes de la Cilicie ; voilà l’immense pourtour qu’il faudra occuper, si l’on veut en interdire l’accès aux flottes échappées d’Halicarnasse : le golfe d’Adramity, qui s’enfonce dans les terres jusqu’au pied du mont Ida, le golfe de Sanderli, où débouche, à quatre lieues de Pergame, le Caïcus, les baies de Cymes, de Phocée, le golfe de Smyrne et, de l’autre côté de la presqu’île de Clazomène, les larges échancrures de Tchesmé et d’Erythrée, séparées l’une de l’autre par le mont Mimas. Après Tchesmé viennent le golfe d’Éphèse et le golfe de Milet, puis le golfe d’Iasus et le golfe de Cos, le golfe de la Doride et le golfe de Glaucus ; nous atteignons enfin le promontoire sacré : le vaste golfe de Satalie se déploie devant nous. C’est là que le mont Climax sépare la Pamphylie de la Lycie. A partir du promontoire sacré, que vous reconnaîtrez aisément dans le cap Chelidonia, Alexandre va trouver une autre langue, d’autres mœurs ; les colonies grecques feront place aux colonies assyriennes. Phasélis seule, assise sur le bord occidental de cette mer interdite aux vaisseaux d’Athènes, vers le point où le mont Clymax plonge brusquement dans la baie, se montre disposée à faire bon accueil au conquérant étranger. Les Phasélites sont bien connus en Grèce ; on les y tient pour les plus fourbes de tous les négocians. La crainte que leur inspirent les montagnards de la Pisidie répond heureusement de leur fidélité ; les Phasélites ont besoin d’un maître qui les protège, et ce maître n’a jamais été le roi des Perses. « Les Mysiens, écrivait Xénophon dans un temps où la monarchie était moins ébranlée qu’aux jours où la vint assaillir Alexandre, habitent dans les états du roi, malgré tous les efforts qui ont été faits pour les en chasser, des villes florissantes ; il en est de même des Pisidiens et des Lycaoniens. » Ce que le roi de Perse n’a jamais pu faire, il faut pourtant qu’Alexandre le fasse. Il ne peut laisser sur ses derrières, sans les avoir soumises, ces populations jusqu’alors indomptées. Memnon tient la mer avec 300 voiles et, si les Pisidiens lui prêtaient leur concours, il aurait bientôt repris pied sur le littoral.

Il n’est pas douteux que le moment où le roi de Macédoine tourna le promontoire sacré n’ait été pour la grande expédition d’Asie une heure assez critique. Memnon s’était emparé de Lampsaque et venait de rétablir à Chio le pouvoir oligarchique, l’île de Lesbos lui obéissait tout entière, à l’exception de la ville de Mitylène. Ce hardi marin n’avait que sa flotte, mais il en faisait un meilleur usage que le prince Rupert ne sut faire de la flotte enlevée, après la chute de Charles Ier, au parlement. Si Memnon eût vécu, la Grèce, soulevée par Lacédémone, n’eût pas tardé à lui tendre la main ; la monarchie des Perses aurait été très probablement sauvée par cette diversion. Memnon meurt, emporté par une maladie pestilentielle ; à l’instant tout se trouble. Pharnabaze, — le neveu de Memnon, — et Autophradatès achèvent, il est vrai, de réduire Mitylène ; les contributions qu’ils se voient obligés d’exiger indisposent leurs partisans mêmes. Eux, les protecteurs de l’oligarchie, ils imposent les riches ! Ne faut-il pas, puisqu’on est hors d’état d’aller chercher lus subsides de Darius, user de ce moyen pour faire subsister la flotte ? Des Perses réduits à vivre aux dépens des Grecs ! Pharnabaze et Autophradatès ne tiendront pas longtemps la campagne. La soumission forcée de Ténédos ne compense pas le fâcheux effet d’un échec essuyé par Datame. Protée, fils d’Andronicus, expédié par Antipater, a surpris, à la faveur d’une attaque de nuit, la division à la tête de laquelle Datame parcourait les Cyclades ; sur dix vaisseaux, il lui en a enlevé huit avec leurs équipages ; la marine grecque reprend peu à peu son ascendant.

Tant qu’il ne sera pas maître de la mer, comme l’était Cyrus le Jeune, quand il marcha de Sardes sur Babylone, Alexandre ne pourra faire venir de renforts qu’à travers la Phrygie. Il lui faut donc garder cette longue ligne d’opérations qui va de l’Hellespont au canal de Chypre. Quelle activité prodigieuse ne dut-il pas, à cette occasion, déployer ! Bien qu’il n’eût pas cessé de voler de triomphe en triomphe, il n’en était pas à s’apercevoir que l’attaque des places exige d’autres sacrifices que le passage des fleuves et la guerre en rase campagne. Tout homme, comme le remarquait si bien le maréchal Niel, est soldat derrière des murailles ; au siège d’Halicarnasse, Alexandre s’était vu contraint, pour repousser une sortie, de faire donner la vieille garde. Ces vétérans vivaient d’ordinaire dans le camp, sans partager les travaux et les périls de l’armée ; la plupart avaient dépassé l’âge de soixante ans, quelques-uns même étaient septuagénaires. Napoléon, dans sa plus extrême détresse, n’a songé qu’à faire combattre des enfans ; il n’a pas appelé sous les drapeaux des vieillards. Avant d’aller plus loin, Alexandre doit combler le vide de ses rangs ; il ne le pourra qu’en restant en communication avec la Grèce.

L’heure n’est pas venue de donner du repos aux soldats du Granique ; c’est au cœur de l’hiver que le roi marche au secours des Phasélites. De Phasélis il fait prendre la route des montagnes à une partie de son armée ; il conduit le reste lui-même le long du rivage. Pendant toute une journée les Macédoniens s’avancent au milieu de terres détrempées par les pluies, inondées par les vagues quand le vent souffle du midi. Les boues de la Vistule dont notre armée a gardé la mémoire n’étaient rien auprès de ce cloaque. Une forte brise de nord a heureusement refoulé les eaux de la mer ; elle n’a pas eu le temps de dessécher les marais. Nulle part le pied ne rencontre un terrain solide ; le soldat a souvent de l’eau jusqu’au nombril. Si les vents du sud avaient eu un soudain retour, c’en était fait de cette portion de l’armée ; la mer l’eût engloutie comme elle submergea les soldats de Pharaon. La chose, heureusement, était peu à craindre : le vent du nord, quand il est bien établi, a plus de durée. L’audace d’Alexandre ne fut donc pas une témérité irréfléchie ; ce n’en serait pas moins une insigne folie d’espérer qu’on pourra faire la guerre sans demander beaucoup à la fortune.

Du golfe de Glaucus, — Macri sur nos cartes modernes, — à Sélinonie, où mourut Trajan, Alexandre reçoit la soumission de plus de trente villes ; il marche sur Aspendos et sur Syde, puis s’avance résolûment jusqu’aux limites de la Cilicie. Va-t-il passer outre ? Pas encore ! Le conquérant est obligé de revenir sur ses pas pour châtier des rebelles et pour imposer des tributs. Le golfe de Satalie le voit passer et repasser sans cesse de la rive orientale à la rive occidentale. Au-delà de Syde, l’armée a peine à se faire comprendre, il lui faut des interprètes ; elle est bien cette fois en pays ennemi. Parménion heureusement a dû rassembler sur le plateau des recrues et des vivres ; Alexandre lui a donné tous les chariots qu’il a pu obtenir par voie de réquisition. A défaut de chars, il y a des chameaux en Phrygie. Les premiers chameaux qu’ait connus la Grèce lui ont été envoyés de la petite Phrygie par Agésilas. Pour vivre dans l’abondance, il suffit à l’armée de Macédoine d’aller au-devant des convois que Parménion lui amène du haut pays. Nourrir ses troupes est toujours le grand souci d’un général opérant dans une contrée pauvre ou hostile ; l’opinion publique ne voit que les lenteurs, elle ne prend pas la peine d’en chercher les motifs. Ce n’est pas une mince tâche que de plaire aux Athéniens ; tout cœur amoureux de la gloire s’y obstine cependant, et Alexandre n’eût pas cru payer trop cher, de sa vie même qu’il exposa si souvent, le suffrage de ces capricieux dispensateurs de la renommée. Le roi de Macédoine a résolu de franchir le Taurus aussitôt qu’il aura fait tomber les places fortes de la Pisidie. Il prend Termesse, Sagalasse, d’autres villes encore, fait occuper les unes et raser les autres ; rien d’insoumis ne reste sur ses derrières, il peut sans crainte monter sur le plateau. On doit se figurer ce plateau élevé comme un cône tronqué dont les flancs auraient été labourés par de larges déchirures. Alexandre suit le contour des lacs qui bordent à une assez grande distance de la mer, l’arête méridionale du massif ; il s’élève ainsi jusqu’aux sources du Méandre et, de la vallée du Méandre, se porte à la tête de la vallée qu’arrose le Sangarius. C’est là que fut bâtie Gordium, l’ancienne capitale de la Phrygie. Alexandre y tranche le nœud gordien, et Parménion y rejoint Alexandre ; la conquête de l’Asie est assurée.

Elle est assurée surtout parce qu’Alexandre a bien compris l’oracle. Quel peut-être, en effet, ce nœud inextricable qu’il faut dénouer pour mériter l’empire ? Est-ce bien le lien d’écorce qui fixa jadis au timon le joug du char de Midas ? Ne s’agirait-il pas plutôt des puissantes attaches qui arrêtent si longtemps un peuple conquis dans les liens du passé ? Alexandre eut l’art de rompre ce tissu de vieux souvenirs en le traversant bien moins du revers de son épée que du tranchant d’une civilisation nouvelle. Je reconnais encore là un trait de ressemblance entre lui et Napoléon. Les Grecs possédèrent comme nous, la vertu sympathique et le don d’assimilation. Semblable privilège n’appartient pas à toutes les races. Les Anglais ont occupé la Sicile presque aussi longtemps que nous avons gardé l’Italie : croit-on que les deux peuples aient laissé derrière eux des traces également profondes de leur passage ? La vaste péninsule que l’Euphrate borne à l’est et que la mer environne sur les trois autres faces se laissa promptement pénétrer par l’élément grec. Il est permis de supposer que ce résultat n’eût point été obtenu si la conquête avait eu la main maladroite.


II

De Gordium Alexandre marche sur Ancyre. Voilà bien la plaine où Bajazet, en l’année 402 de notre ère, rencontrera le terrible Tamerlan, plaine nue, dépouillée d’arbres, mais fertile en gras pâturages. Il ne s’agit plus que de traverser l’Halys et de gagner par la Cappadoce les Pyles ciliciennes. Que de fatigues comprises dans ces quelques mots ! On ne peut s’empêcher de remarquer ici que les défilés les plus inexpugnables n’ont jamais arrêté une armée, bien que l’empereur Napoléon considère les montagnes comme la meilleure des frontières après les déserts. Cyrus le Jeune et Alexandre ont forcé avec un égal succès les gorges qui devaient les conduire dans les plaines de la Cilicie. Après avoir gravi les pentes par lesquelles on arrive au sommet de la chaîne Taurique, ils ont probablement suivi la vallée encaissée et sinueuse qu’ont creusée, non loin d’Adena, les eaux du Sarus. Tous deux ont jugé nécessaire de s’arrêter à Tarse pour y donner quelques jours de repos à leurs troupes.

Je ne sais qui raconte qu’Alexandre, arrivé sur les bords du Cydnus, se plongea dans le fleuve, quand il était encore échauffé par la marche et tout couvert de sueur. Aristobule se tait sur ce bain imprudent. Que les eaux du Cydnus soient glacées et particulièrement fatales aux conquérans, il faudrait bien l’admettre si, comme on nous l’a longtemps enseigné, l’empereur Frédéric Barberousse y avait trouvé la mort, mais du moment qu’il est établi que l’illustre croisé s’est noyé plus à l’ouest, dans la rivière du Sélef, au-dessous de Séleucie, — Seleucia Trachœa, — ville située au-delà du cap Sarpédon, sur la rive droite du Calycadnus, il n’y a plus de motif sérieux pour attribuer au cours limpide et froid du Cydnus la grave maladie dont Alexandre, à son passage à Tarse, fut atteint. Une transpiration abondante le sauva. Quand on a le courage de recevoir de la main du médecin qui vous est dénoncé comme acheté par l’ennemi, la coupe au fond de laquelle on est exposé à trouver le poison, il y a cent à parier que, si l’on n’est pas empoisonné en effet, on guérira. Admirons le courage d’Alexandre ; n’en faisons pas honneur à sa connaissance du cœur humain. Un jeune roi, dans sa naïve confiance, ne connaît pas les hommes ; quand il a vieilli sur le trône, il ne les connaît pas davantage, car l’inévitable amertume de son âme le fait pencher vers une autre exagération.

Tous les cœurs sont cachés, tout homme est un abîme.


Qu’importe ! Il vaut peut-être mieux être empoisonné une fois que de se méfier tous les jours. Je ne serais pas étonné que tel eût été le raisonnement d’Alexandre.

Jusqu’ici nous n’avons pas entendu parler de Darius. Depuis plus de dix-huit mois, la guerre ravage ses provinces, l’Asie-Mineure, une des plus riches portions de son empire, lui échappe, et Darius semble vouloir laisser à Memnon le soin de combattre pour sa cause. Memnon cependant n’est plus, il est temps que le roi de Perse entre en lice. Le pouvait-il avant d’avoir rassemblé son armée ? Dites à l’empereur de Chine de venir protéger ses états envahis, et vous verrez s’il sera beaucoup plus prompt que Darius à se montrer en force sur le champ de bataille. Il n’y a que les armées permanentes, et je serais presque tenté d’ajouter les armées constamment réunies sous le drapeau, sur lesquelles on puisse vraiment faire fond pour repousser l’étranger.

Le dénombrement des troupes de Darius ressemble au recensement d’un empire : 100,000 Perses, dont 30,000 à cheval ; 50,000 Mèdes, 100,000 Arméniens, Hyrcaniens et Derbices, 30,000 Grecs mercenaires, sans compter les Bactriens, les Sogdiens, les Indiens, qui sont encore en marche. Que faire de cette multitude ? La ranger dans une vaste plaine où elle puisse au moins se développer. Ce fut, assure-t-on, la première pensée de Darius. Le roi de Perse ne manquait pas de conseils. Les tacticiens grecs, dont il avait pris soin de s’entourer, ne sauraient sans doute être comparés aux tuteurs légaux qu’on donna en 1839 à Hafiz-Pacha ; quelques-uns cependant n’étaient pas sans mérite. Le plus considérable fut, à coup sûr, l’Athénien Charidème. Alcibiade et Cléarque avaient fait école et l’on rencontrait partout de ces capitaines d’aventure dont l’épée était prête à servir toutes les causes. « Je paierai mes dettes quand je reviendrai d’Égypte, » disait le fils de Conon, Timothée. Agésilas lui-même, un roi ! était allé mourir en Libye, au moment où, plus qu’octogénaire, il revenait d’une véritable expédition de pirates. Débarqué de l’Eubée, d’où sa famille tirait son origine, Charidème servit d’abord, en qualité d’archer, dans les troupes athéniennes. Le métier ne lui semble pas assez lucratif. Avec l’aide de quelques bandits, il trouve moyen d’équiper une sacolève, — listrikon plion. — Il court alors les mers, pillant et rançonnant les alliés d’Athènes. Quand il s’est ainsi procuré des fonds suffisans, il recrute des soldats en Thrace et vient offrir ses services à la république. On les accepte. Athènes avait besoin de ces troupes étrangères pour défendre les colonies que lui disputait Philippe. Iphicrate a été révoqué, et c’est à Timothée qu’est remis le soin de reprendre Amphipolis et la Chersonèse. Le fils de Conon se rend immédiatement sur les lieux. Où sont les otages qu’ont livrés les Amphipolitains ? Iphicrate ne les a-t-il pas laissés à la garde de Charidème ? Sans aucun doute, mais Charidème a jugé à propos de les rendre. « Ame vénale, tu nous as trahis ! » Charidème dédaigne de se justifier ; le jour même il abandonne le camp. Puisqu’il est à vendre, il se trouvera toujours des gens pour l’acheter : Kotis, le roi de Thrace, d’abord, puis les Olynthiens. Il s’embarque à Cardia et, pendant le trajet, tombe au milieu de la flotte d’Athènes. Le voilà prisonnier. Va-t-on lui faire enfin expier ses trahisons ? Pas le moins du monde ! On lui pardonne tout : les otages livrés, les galères enlevées et conduites à l’ennemi. On enrôle de nouveau sous les drapeaux de la république cet aventurier qui les a deux fois désertés. Charidème d’ailleurs ne restera pas longtemps fidèle au contrat : nous le retrouvons tout à coup en Asie. Les satrapes, les rebelles, s’y disputent son concours ; Charidème le promet à tous et ne l’accorde complètement à aucun parti. Il assiège les villes, dévaste les campagnes, s’entend avec le tyran de Phères, avec Abydos, l’éternelle ennemie d’Athènes, et finit par s’emparer du gouvernement de la Thrace. Céphisodote, Chabrias, Charès, sont tour à tour dupes de ses artifices. Charidème possède une armée, les généraux athéniens n’en ont pas. Cette industrie coupable touche cependant à son terme ; avec Alexandre, il serait par trop périlleux d’y avoir recours. Les intrigues de Charidème vont changer de théâtre. Le camp de Darius est un asile ouvert à tous les soldats compromis ; Charidème s’empresse d’y aller porter son audace et son expérience de la guerre. Ge misérable transfuge a tenu un instant dans ses mains les destinées du monde. Si Darius l’écoute, je ne réponds plus du sort d’Alexandre.

Darius ne l’écoutera pas ; il faut que les destinées de la Grèce et de l’Asie s’accomplissent. Croyez-vous aux fatalités historiques ? Ge serait faire une bien faible part à la volonté humaine. Je concéderai pourtant que le développement logique des situations ne saurait aisément être interrompu. Les Gharidème d’un côté, les Pharnabaze et les Tissapherne de l’autre, ne montrent-ils pas à quel point la venue d’un Alexandre était nécessaire ? Tout en laissant l’homme agir dans sa liberté, le Créateur, en somme, me paraît avoir toujours pris un soin discret et caché de la durée de son œuvre. Si la nature a horreur du vide, celui qui l’a tirée du néant n’a pas une moins grande horreur de l’anarchie ; il ne lui a jamais concédé que de courts intervalles. Le siècle présent ne croit plus beaucoup aux sauveurs ; il met en revanche son espoir dans la perfectibilité humaine. Je ne demanderais pas mieux que de nager en plein ciel avec les optimistes, cependant, sans être de l’avis des étudians chinois qui placent obstinément l’âge d’or dans le passé, je crains bien que l’avenir ne soit destiné à nous faire regretter quelques-uns de ces préjugés étroits en dehors desquels il n’y a guère de société possible, a Déchirez ces drapeaux ! » disait Lamartine. Jean-Jacques Rousseau était d’un sentiment contraire ; je me range sans hésitation du côté de Jean-Jacques Rousseau : qu’on déchire tous les drapeaux qu’on voudra, pourvu qu’on respecte celui du pays où je suis né ! Voyez plutôt ce qu’était devenue la Grèce aux jours de ses discordes. Tout y est confondu ; il n’y a plus de patrie ; le lien qui serra la gerbe est brisé. Pareilles à une volée d’étourneaux, les compagnies noires s’apprêtent à fondre sur la plaine ; faites place au moissonneur et ouvrez-lui la grange à deux battans ! Lui seul est en état de rentrer le blé répandu et de l’arracher à la voracité des oiseaux pillards.

Charidème n’est pas fait pour inspirer grande confiance ; ses appréciations n’en sont pas moins justes. « Vous imaginez-vous, dit-il au roi des Perses, sans même prendre la peine d’adoucir un instant l’accent de sa rude franchise, que vous allez affronter impunément, avec des frondes et des épieux durcis au feu, cette masse hérissée de fer, qui se ploie si rapidement en colonnes, se développe, à la voix de ses chefs, en ordre de bataille, se porte à droite et à gauche, vient tout à coup appuyer une des ailes, se distend au besoin, ou, se ramassant tout à coup sur elle-même, se concentre, dans l’espace de quelques minutes, en un corps si compact qu’on a vu les chariots et les quartiers de roches rouler inoffensifs sur ses boucliers ? Il vous faut avant tout éviter ce choc redoutable et ne livrer bataille que sur un terrain qui laisse une retraite facile à vos soldats. » Ce n’est pas sur ce ton qu’on parle au maître de l’Asie. Tous les historiens se sont accordés à rendre justice au caractère facile et doux de Darius ; ce prince ne peut cependant entendre sans indignation traiter avec un pareil mépris son armée. Son courroux déborde, et le courroux du roi en Asie, c’est pour qui le provoque le supplice. Le châtiment boiteux étend enfin la main sur l’incorrigible parjure ; Charidème est livré aux bourreaux le jour où, pour la première fois peut-être, il émet un avis sincère. « Alexandre me vengerai » telle est sa suprême parole. Je veux bien croire qu’Alexandre est chargé de punir Darius ; il n’a pas, à coup sûr, la mission de venger Charidème.

L’heure décisive approche : le roi de Perse a traversé l’Euphrate ; Alexandre aura bientôt achevé de réduire la Cilicie. Soli, dont il ne reste plus aujourd’hui que deux jetées à fleur d’eau et quelques débris de colonnes, Anchiale, où fut, dit-on, le tombeau de Sardanapale, ont cédé à ses armes ; il peut sans crainte songer à pénétrer dans la vallée de l’Oronte.


III

Deux branches du mont Taurus embrassent la plaine qui s’étend entre Tarse et Adana ; franchissez la branche orientale, vous verrez s’ouvrir devant vous le golfe d’Issus. La victoire va imposer à la vaste baie un autre nom ; les géographes l’appelleront bientôt le golfe d’Alexandrette. Le golfe d’Issus commence au-delà du Sarus et du Pyramus. Quelle œuvre déplorable font les fleuves quand on les laisse conduire leurs dépôts à leur guise ! Ils comblent les ports, enfouissent les villes autrefois florissantes, convertissent les campagnes fertiles et salubres en marais. On prendrait goût aux digues rien qu’à contempler les tristes effets d’un pareil désordre. Quoi ! ce grand bassin ovale qui, du cap Karadagh au cap Khynzir, s’enfonce de 40 milles marins dans les terres, a vu autrefois sur ses bords les cités de Mallus et d’Issus ! Ces rivages pestilentiels où couve incessamment la fièvre ont jadis porté de riantes et fécondes moissons ! Des peuples heureux ont habité au pied de ces montagnes ! On ne s’en douterait guère aujourd’hui. Les bourgs d’Ayas, de Pias, la chétive et misérable ville de Scauderoun ne racontent rien de la splendeur passée. S’il existe des ruines au milieu de ces marécages, il faudrait les chercher sous les alluvions qui ont dévoré les villes. L’arène même de la grande bataille a disparu ; on la reporte, incertain, d’une vallée à l’autre.

Alexandre s’est mis en marche : Philotas, avec la cavalerie, se répand dans la plaine comprise entre le Cydnus et le Sarus ; Alexandre se rapproche davantage du rivage et franchit le Sarus à son embouchure même. Il tourne ensuite le promontoire Mallus, — le Cap Karadagh ? — et traverse le delta du Pyrame, comme il a traversé celui du Sarus. Toute l’armée ne tarde pas à être réunie dans la vallée qu’arrose le Pinare. Ce nouveau cours d’eau n’est pas un fleuve comme les deux autres, il mérite à peine le nom de torrent ; on ne pourrait même pas le comparer au Granique. J’ai visité le golfe d’Alexandrette en 1832, lorsque les Turcs y attendaient leur flotte ; l’impression qui m’est restée de ces parages à peine entrevus est celle d’un fond noir et d’une muraille abrupte. L’imagination la plus hardie n’eût jamais songé à chercher dans cet entonnoir le théâtre d’une grande bataille. La chaîne du Taurus, en effet, se courbe, à partir du cap Mallus, pour aller se rattacher par un demi-cercle de montagnes à l’Amanus de la plaine où les Turcs ont bâti le village de Misais, on passe, en suivant le pied de ce contre-fort, dans une autre plaine encore plus resserrée, que bordent, séparés par un vaste marais, les deux bourgs d’Ayas et de Pias. C’est là, suivant l’opinion qui a généralement prévalu, que se sont rencontrées, le 29 novembre de l’année 333 avant notre ère, les armées de Darius et d’Alexandre. Il a fallu un concours de circonstances des plus singuliers pour qu’elles s’y rencontrassent. Si nous n’avions été nous-mêmes témoins en Crimée d’un croisement analogue, le jour où l’armée des alliés, venant de l’Aima, descendit des hauteurs de Mackensie et où les troupes russes remontèrent de la vallée d’Inkermann à Symphéropol, nous aurions peine à comprendre l’ignorance mutuelle dans laquelle les Perses et les Grecs paraissent avoir été, à cette époque, de leurs mouvemens. Darius s’est décidé à quitter les plaines de la Mésopotamie et à marcher sur Tarse ; Alexandre, au même moment, s’apprête à marcher, par la vallée de l’Oronte, sur Antioche. Il soupçonne si peu les intentions de l’ennemi qu’il n’hésite pas à laisser ses malades à Issus. Les Pyles syriennes n’étaient pas gardées, l’armée grecque s’y engage et, descendue sur l’autre versant, s’arrête, comme l’avait fait l’armée de Cyrus, au bord oriental du golfe, à Myriandre. Les pluies d’automne menaçaient déjà d’entraver les opérations ; un orage épouvantable retint Alexandre dans son camp. Sans cette contrariété imprévue, la distance entre les deux armées se fût augmentée encore. Darius, en effet, débouchait par le pas Amanique, — le col de Beylan, — dans la vallée qu’achevait à peine d’évacuer Alexandre ; il est probable, si rien ne fût venu l’interrompre, qu’il eût continué sa marche vers l’ouest et qu’il eût fait promptement rentrer dans le devoir toute la Cilicie. Il s’était emparé d’Issus, y avait massacré les malades laissés par les Grecs, et, dès le lendemain, campait sur les rives du Pinare. Il n’y avait alors entre les deux adversaires que la largeur du golfe, — 18 milles marins tout au plus, — mais il y avait aussi les Pyles syriennes. Ces portes célèbres s’ouvraient sur un sentier taillé en corniche dans le flanc du mont Amanus. On chercherait vainement aujourd’hui les vestiges de ce chemin suspendu dans les airs ; la corniche s’est écroulée depuis cette époque, et il ne reste plus aux caravanes d’autre route que le col de Beylan, ce col qui livra passage aux troupes de Darius et qui fut si résolument enlevé en 1834 par Ibrahim.

L’arrivée inattendue de Darius dans le golfe d’Issus y avait répandu trop d’effroi pour qu’Alexandre n’en fût pas promptement informé. Il refuse d’abord d’ajouter foi à une pareille nouvelle. Que viendrait faire Darius dans la Cilicie quand sa flotte est dissoute, quand la citadelle d’Halicarnasse que défendait, il y a quelques jours encore, le Perse Orontobate, s’est rendue à Ptolémée ? Darius n’a pu se séparer ainsi à la légère des ressources qui lui restent ; il n’a pu se mettre en campagne à cette époque avancée de l’année, après avoir laissé s’écouler sans faire un mouvement le printemps et l’été. Les messagers cependant se multiplient : Darius est là ; on a vu son armée descendre comme une avalanche dans la plaine, ce n’est que par une fuite rapide que quelques cavaliers sont parvenus à échapper à ses coureurs. Alexandre ne se laisse pas encore convaincre ; il lui faut des témoignages plus certains. A la guerre, si l’on se fiait à toutes les émotions, on marcherait de méprise en méprise. Le roi de Macédoine fait appeler un certain nombre de ses fidèles hétaires ; ce sont leurs yeux seulement qu’il en veut croire. Il leur confie une triacontère, navire non ponté et rapide, qui arme quinze avirons de chaque bord. Les hétaires se glissent le long du rivage, s’aidant de toutes les sinuosités pour dérober leur barque à la vue de l’ennemi. Plus de doute ! le camp des Perses occupe et couvre tout le fond du golfe. Alexandre a pris son parti sur-le-champ. Les défilés qu’il a franchis pour entrer en Syrie seront-ils au moins demeurés ouverts ! Une troupe choisie de cavaliers et d’archers va les reconnaître : le passage est libre ; d’un instant à l’autre, il peut se fermer. Alexandre décampe au milieu de la nuit ; dès qu’il a occupé les crêtes, il fait reposer son armée. Il ne lui reste plus qu’à déboucher dans la plaine, chose assez périlleuse encore, si l’ennemi prévenu l’attend au pied même des montagnes. Une armée grecque, dans l’ordre à rangs serrés, occupait un front de plus d’un kilomètre sur 16 mètres environ de profondeur, Alexandre, tant que le passage reste, étroit, laisse les corps s’écouler l’un après l’autre, sur un front de trente-deux files au plus ; aussitôt que la gorge s’évase, il développe peu à peu ses troupes, pousse insensiblement l’aile droite vers la montagne, l’aile gauche. vers la mer. Il est telle formation qui s’enfonce dans l’armée ennemie comme un coin ; la phalange de Philippe agit à la façon de la hache. Le premier rang, composé des lochages, renferme les hommes les plus grands, les plus courageux, les plus robustes. C’est le tranchant du fer qui doit entamer l’obstacle, la multitude placée en arrière ne lui ajoute que la puissance du poids. Tel était l’avis de Xénophon, et tel fut aussi le conseil que me donna maintes fois au Mexique le général Prim : « Si nous devons en venir aux mains avec l’armée de Zaragoza, me disait-il, mettez en avant les zouaves ! Ils entameront l’ennemi, le reste passera par la trouée. » Je ne sais si le général Prim avait raison ; mais il est certain que, dans la tactique ancienne, toutes les évolutions se pliaient généralement à cette règle : maintenir en tête les lochages. Il en résultait souvent une grande lenteur et la nécessité de manœuvrer par une série de contre-marches.

Darius n’avait assurément pas choisi la plaine d’Issus pour champ de bataille ; il y fut surpris. Les dispositions qu’il adopta eurent pour objet de parer autant que possible aux inconvéniens de cette surprise. Pour le guider dans le grand conflit, il lui restait encore un excellent conseiller : le transfuge Amyntas, qui avait été, avant sa défection, un des meilleurs lieutenans d’Alexandre. Ce fut probablement aux avis de cet officier qu’il dut l’adoption des mesures que tous les historiens ont unanimement approuvées. Les hauteurs que les Macédoniens, pour engager l’action, seront obligés de laisser à leur droite, sont d’abord très fortement occupées ; le gros de l’armée, avec les immortels, est rangé derrière le lit du Pinare. C’est là que se tient Darius, monté sur son char de guerre. En avant du fleuve, il a laissé, pour couvrir son front de bataille, 30,000 chevaux : et 20,000 hommes de trait. L’arène est étroite ; par compensation, elle offre aux Perses l’avantage de pouvoir en barrer facilement l’accès. De la mer aux montagnes, les Macédoniens chercheraient en vain une fissure, un point faible. Tout est compact et d’une épaisseur à faire reculer des gens moins hardis. La cavalerie des Perses a déployé ses nombreux escadrons sur la plage., Alexandre lui oppose, avec les Thessaliens, la cavalerie de Parménion. S’il est un danger contre lequel doive se prémunir soigneusement le chef de l’armée macédonienne, c’est assurément le danger d’être débordé par les troupes postées sur les hauteurs et qui menacent d’une attaque soudaine son flanc droit. Il lui faut donc disposer une partie de son aile droite en potence et faire face aux montagnes en même temps que face au cours du fleuve. Mais les Perses se trouvent trop bien eu sûreté sur les rampes qu’ils occupent pour témoigner la moindre intention d’en descendre. Leur attitude ne tarde pas à rassurer Alexandre ; 300 cavaliers d’élite suffiront pour les contenir ; le reste des troupes reçoit l’ordre d’exécuter un prompt changement de front et de se déployer de façon à déborder par la droite l’aile gauche de Darius. La ligne de bataille a pris sa forme définitive. Au signal du roi, l’armée entière s’ébranle.

Le peuple grec a été, de tout temps, un peuple bavard ; les soldats grecs, en revanche, — tant est grande la force de la discipline, — sont silencieux. « On dirait une armée sans voix. » Marcher en silence et marcher sans se rompre, est resté, depuis les jours d’Homère, la grande loi tactique des anciens. Alexandre s’avance lentement, de peur qu’une marche trop rapide ne jette du désordre dans la phalange. « Les rangs sont si serrés que les piques soutiennent les piques, les casques joignent les casques, les boucliers appuient les boucliers. » Darius en ce moment rappelle sur la rive droite du Pinare les troupes qu’il n’avait déployées que comme un rideau en avant du fleuve. Une clameur confuse s’élève dans la plaine ; la phalange macédonienne marche toujours. Elle arrive enfin à portée de trait. L’heure est passée de marcher d’un pas grave ; il faudra bientôt se précipiter sous cette volée de flèches qui ne va pas tarder à obscurcir l’air ; ce n’est qu’un tourbillon d’une centaine de mètres à franchir. L’empereur Napoléon refusait d’ajouter foi aux harangues que l’antiquité a mises dans la bouche de ses généraux. « Au moment de l’action, trois mots, disait-il, suffisent : Déployez ces drapeaux ! Le geste complète la pensée. » Déployez ces drapeaux ! ceci, je l’avouerai, me paraît un peu court. Pour entraîner au sommet des Alpes les soldats de l’armée d’Italie, je ne trouve pas mauvais qu’on ait relu son Quinte-Curce. « Allez, vaillans soldats, arracher à ces femmes l’or dont vous les voyez couvertes ; allez échanger vos rochers nus et vos terres glacées pour les riches campagnes des Perses ! » Qu’on s’appelle Alexandre ou Napoléon, quel inconvénient peut-il y avoir à dicter à son chef d’état-major semblable ordre du jour ? Ce ne sont que des paroles, me direz-vous ; ces paroles font sur le soldat l’effet d’un breuvage enivrant. Il serait donc fâcheux de vouloir proscrire absolument les harangues ; tout ce qu’il est permis, suivant moi, de demander aux harangueurs, c’est qu’ils se souviennent de la façon dont les Taïtiens terminent généralement leurs discours : « Tirara parao ! Assez causé ! » Le soldat n’écoute que la voix des chefs qui mettent autant de vigueur dans l’acte que de chaleur dans la proclamation. J’ai dit que les deux armées se trouvaient à portée de trait. Les Macédoniens, à leur tour, poussent leur cri de guerre. L’immense clameur fait trembler la montagne ; l’écho la répercute au loin de gorge en gorge. Alexandre, le premier, se précipite à toute bride vers le fleuve ; les escadrons s’élancent à sa suite et vont donner sur la gauche des Perses. Tout se débande et fuit. Le fleuve sur ce point était facilement guéable ; au centre, la phalange a rencontré des bords plus escarpés ; elle a même trouvé devant elle une longue et épaisse rangée de palissades. Semblable à la vague qui s’écrase et déferle en touchant le sable du rivage, la phalange, brusquement arrêtée, rompt ses rangs. Les mercenaires grecs à la solde de Darius la surprennent au milieu de son désordre. Ces soldats stipendiés étaient au nombre de 30,000, tous animés par la haine qu’ils portaient aux Macédoniens. Le choc en cet endroit fut terrible. Ptolémée, fils de Séleucus, et 120 Macédoniens de distinction y perdirent la vie. On combattait de près, corps à corps, non plus avec les piques devenues inutiles, mais avec les épées. L’aile droite, que conduisait en personne Alexandre, venait heureusement de refouler le corps qui lui était opposé ; au lieu de se laisser entraîner à une vaine poursuite, elle se rabat en masse sur le flanc des stipendiés. Cette troupe d’élite se voit en un clin d’œil enveloppée ; on ne lui accorde pas de merci. La droite des Perses se trouve alors complètement découverte. De ce côté aussi, les troupes de Darius avaient eu, pendant un certain temps, l’avantage ; leur grosse cavalerie toute bardée de fer fit fléchir, assure-t-on, les Thessaliens. Ce corps victorieux ne sait pas résister au spectacle de la déroute qui vient de se produire au centre ; sa retraite est le signal d’un épouvantable carnage. « Le sort d’une bataille, a dit Napoléon, est le résultat d’un instant, d’une pensée. On s’approche avec des combinaisons diverses, on se mêle, on se bat un certain temps ; le moment décisif se présente, une étincelle morale prononce, et la plus petite réserve accomplit. »

Alexandre ne cherche au milieu de la mêlée que Darius. Il le découvre enfin : Darius s’est dressé debout sur son char ; de sa haute stature il domine, comme l’image de la patrie en détresse, la plaine ensanglantée. Un rempart vivant le couvre encore ; Oxathrès s’est jeté avec sa cavalerie devant le souverain, qui ne peut se résoudre à fuir. Pareil au léopard qu’on voit rôder, l’œil en feu et la langue pendante, autour du corral, Alexandre use en vain ses griffes sur les barreaux de la généreuse enceinte. Il y eut là une magnifique mêlée, une lutte suprême, dont peut s’honorer à bon droit la défaite. Des satrapes qui avaient jadis commandé des armées combattirent en simples soldats. Atizyès, Rhéomithrès, Sabacès, gouverneur de l’Égypte, payèrent de leur vie le salut de ce roi que la fortune abandonnait sans réussir à détacher de lui ses courtisans ; ils donnèrent à Darius le temps de sauter à bas de son char et de gagner à cheval la montagne. La nuit vint dérober le monarque fugitif aux poursuites du vainqueur. Les débris de l’armée perse se retiraient éperdus ; on sabra ce qu’on put atteindre. Plus de 100,000 hommes périrent dans cette effroyable journée ; les ravins furent remplis de cadavres jusqu’au bord. Le centre avait été si brusquement enfoncé que les bagages n’eurent pas le temps de suivre la cavalerie dans sa fuite ; le camp fut envahi avant même que le combat eût cessé. On y trouva la famille de Darius : sa mère, Sisygambis, son épouse, Statira, ses deux filles, son fils à peine âgé de six ans et tout le cortège de femmes, de serviteurs, que comportait le déplacement incompréhensible de la cour. Nous avons tous appris quel traitement réservait à cette famille infortunée la générosité d’Alexandre. Peut-être valut-il mieux pour ces nobles victimes du sort jaloux des armes tomber entre les mains d’un pareil vainqueur que d’avoir à subir dans Babylone même le contre-coup d’une si grande catastrophe. Les Macédoniens pouvaient être avides de pillage ; il est difficile de croire qu’ils fussent sérieusement altérés de vengeance ; la victoire n’avait pas, pour cela, coûté assez cher. L’armée d’Alexandre ne perdit que 300 fantassins et 150 cavaliers.

Darius, tout en fuyant, avait fini par rassembler autour, de lui 4,000 hommes ; il se hâta de gagner à Thapsaque le gué où passa Cyrus le Jeune, et mit ainsi l’Euphrate entre Alexandre et le faible détachement qui composait alors son armée. L’approche de l’hiver, mieux que le fleuve encore, protégea sa retraite. La bataille d’Issus avait eu lieu à la fin de novembre ; les pays que Darius pouvait traverser à la tête de sa petite troupe n’auraient pas nourri une armée. Avant de songer à s’enfoncer vers le cœur de l’empire, Alexandre avait des mesures plus urgentes à prendre. Quand il aurait organisé les provinces qui allaient se détacher l’une après l’autre de la monarchie comme un fruit mûr, quand il aurait reçu les renforts attendus de la Macédoine, renvoyé en Grèce les soldats à bout de forces ou à bout de zèle, fait tomber les places insoumises du littoral, recueilli partout des renseignemens, de l’argent et des vivres, il devrait s’occuper de constituer ses convois. Ceci fait, il lui serait loisible d’aller chercher Darius sur le champ de bataille, si ce malheureux roi conservait la pensée de tenter une seconde fois la fortune.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre.