Le Drame macédonien
Revue des Deux Mondes3e période, tome 41 (p. 124-146).
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LE
DRAME MACEDONIEN

I.
LES PHALANGES PAUVRES.


I

Qu’elles transportent des troupes ou livrent des combats de mer, les flottes de l’antiquité ne sont jamais que des flottilles. On serait tenté de croire, à voir nos monstrueux léviathans concentrer dans les flancs d’un navire toute la force d’une ancienne armée navale, que le temps des flottilles est à jamais passé ; ce serait, je crois, une erreur. Il n’est pas impossible que le jour vienne où les bateaux-torpilles seront assez puissans pour interdire aux navires cuirassés l’approche des côtes ou pour la leur rendre du moins excessivement périlleuse. Ces bateaux n’agiront qu’en masse ; ils suppléeront par leur nombre à la fragilité de leur coque ; il faudra qu’ils se jettent sur le monstre comme une nuée de mouches. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a là une ressource inattendue pour les nations pauvres qui seront en même temps des nations hardies. Laissons donc là pour un instant les projets de descentes et reprenons le fil interrompu de la marine des anciens. Cette marine, dont nous n’ayons encore étudié que la première période, si animée, si brillante, avec les Athéniens, nous la rattacherons sans effort à la marine du moyen âge, à la marine du XVIe et du XVIIe siècle, j’ajouterai même, pour les procédés de tactique, à la marine de l’avenir : non pas que nous ne soyons, en fait de tactique, tout à fait de l’avis du vieux Cambyse et que nous ne tenions avec lui la science des évolutions pour « la moindre partie de la stratégie. » Néanmoins il n’est pas sans quelque intérêt de s’enquérir comment, aux temps passés, des réunions de 300, de 400 navires ont pu manœuvrer.

On a fait une observation bien juste, et cette observation, si je ne me trompe, appartient à M. Thiers : La première chose que l’on voit disparaître dans un état qui se désorganise, c’est la marine. La république athénienne nous en offre un frappant exemple. A l’heure où le sage Platon, désabusé, en était réduit, sur ses derniers jours, à demander aux dieux « un bon tyran, » Athènes ne trouvait plus déjà de rameurs pour ses flottes. « On lui a volé ses avirons. » Oui ! la mollesse, l’indifférence croissantes ont fait à la ville de Minerve cet irréparable tort. Les citoyens d’Athènes peuvent bien se résoudre encore à équiper des trières, ils ne savent plus se résigner à les monter. A la première alerte, Athènes nomme des triérarques. — Il est toujours facile d’imposer les riches ; — mais où trouvera-t-on des équipages ? Le peuple décrète l’embarquement des métèques et des affranchis. Aussi quels rameurs pitoyables on rencontre sur les vaisseaux de la république ! La Paralienne elle-même, ce yacht naguère si agile, cette galère sacrée qu’on appelait « la massue du peuple » ne marche pas mieux que la première trière venue. La piraterie a revu ses beaux jours ; elle infeste les mers. Les vaisseaux marchands sont impunément assaillis jusque sur les côtes du Péloponèse ; le blé de l’Hellespont n’arrive plus au Pirée. Quand le peuple commence à sentir la famine, il est mieux disposé à entendre les bons conseils. Les démarques reçoivent l’ordre de dresser et de publier dans chaque tribu la liste des citoyens tenus de faire campagne. Il faut que la flotte parte sans délai et aille rétablir la sécurité des mers, sinon le pauvre Démos va être obligé « de se nourrir des herbes les plus viles. » Fiez-vous donc pour le recrutement des rameurs à ces magistrats municipaux ! Voyez quels sont les hommes qu’ils osent présenter aux triérarques ! Il n’y a que les capitaines peu soucieux de leur honneur qui se contenteront de pareilles recrues. Ceux qui ont quelques fonds et quelque vergogne aimeront mieux engager leurs biens, s’endetter même que de prendre la mer dans des conditions qui les compromettent. Une haute paie, une bonne prime d’engagement, tel est le seul moyen de se procurer des équipages passables. Voilà nos volontaires embarqués : c’est fort bien, mais en vertu de quel droit pourra-t-on les retenir à bord, les y ramener, s’ils désertent ? La loi n’a pas de peines contre la violation de ces contrats privés. Et, de tous côtés, de Thasos, de Maronée, des riches cités de l’Asie, on sollicite les marins ainsi rassemblés à la désertion. « Votre chef, leur dit-on, est ruiné, votre patrie ne pense même pas à vous, et vos alliés manquent du nécessaire. » Plus les rameurs sont robustes et bien exercés, plus ils excitent la convoitise des ports où ils relâchent. Les triérarques sont tentés de regretter leur zèle. S’ils avaient accepté les matelots que leur offraient les démarques, personne ne les leur aurait enviés. Ce sont là des regrets stériles ; la trière se trouve à peu près désarmée, il est indispensable d’envoyer chercher à Lampsaque des matelots. Lampsaque, c’est l’île de Sainte-Thomas de l’antiquité, un bureau de placement pour tous les bandits de la côte. « Cours donc à Lampsaque, mon brave Euctémon ; voici de l’argent, voici des lettres, amène-moi les meilleurs marins que tu pourras enrôler. » Un champ d’oliviers, une vigne y ont encore passé ; le triérarque du moins a le droit de compter sur son équipage. « Je ne connais ici d’autre commandant qu’Apollodore, répondra Posidippe au délégué qui invoque d’un ton impérieux les ordres de l’amiral. Apollodore nous paie, c’est Apollodore seul que j’écoute. »

il fallait vraiment qu’un procès célèbre vînt nous l’affirmer pour que semblable anarchie ne nous laissât pas incrédules. Aussi la suprématie maritime, qui était autrefois le domaine exclusif d’Athènes, semble-t-elle aujourd’hui à la portée de tous ; il n’est petit tyran, république née d’hier, qui n’y prétende. Un tage de Thessalie armera ses flottes avec des pénestes, sorte d’ilotes qu’on n’a pas besoin de ménager, et la Grèce comptera une puissance maritime de plus. Les Thébains eux-mêmes, qui n’ont jamais figuré qu’à titre d’auxiliaires dans les batailles navales, iront chasser les Athéniens des eaux de l’île de Rhodes et des côtes de la Cilicie. Il n’y a plus de marine ! ou du moins le temps des grandes marines est passé. En un mois, en deux mois, tout état peut en avoir une.

La marine thébaine ne fut, comme la puissance de Thèbes, qu’un éclair. Une flotte macédonienne eût possédé de plus solides fondemens, car c’était de la Macédoine que la Grèce tirait depuis longtemps ses bois de construction ; les flottes de Philippe firent cependant très peu parler d’elles ; l’histoire nous les montre impuissantes à donner au fils d’Amyntas la possession de Byzance. Ne se jugeant pas de force à faire avec ses vaisseaux la grande guerre, Philippe se rejeta sur la guerre de course. Il se servit de ses trières pour arrêter au passage les convois de blé des Athéniens. Alexandre, son fils, eut d’abord le secours de toutes les marines grecques, et plus tard, après ses premiers triomphes, celui de la marine phénicienne. Quand il voulut faire passer ses troupes en Asie, il rassembla 160 vaisseaux à l’embouchure du Strymon et côtoya le rivage jusqu’à Sestos, pendant que sa flotte longeait la terre ; il put ainsi traverser l’Hellespont dans sa partie la plus resserrée. Aucun vaisseau ennemi ne se montra pour contrarier ses desseins. Lorsque, devant Milet, Nicanor lui amena l’escadre macédonienne, il refusa obstinément de la commettre avec la flotte des Perses. Parménion lui conseillait de livrer une bataille navale, s’offrant à prendre en personne le commandement. Alexandre lui démontra sans peine à quel point ce projet était imprudent. « Sur mer, lui dit-il, le courage ne suffit pas pour assurer la victoire ; l’habileté des pilotes, la bonne construction des navires, la qualité des rameurs sont des élémens tout aussi importans au moins de succès. Je ne veux pas livrer le sort de la campagne à une bouffée de vent, au caprice incertain des flots. Le moindre échec nous causerait un grand préjudice. Si nous étions battus, toute l’Asie reprendrait à l’instant courage. » Ce jeune capitaine avait raison contre le vétéran ; ses argumens auraient mérité d’attirer l’attention du souverain qui fit sortir en 1805 ses vaisseaux de Cadix, bien plus encore que celle du grand roi qui envoya les siens se faire détruire à la Hougue.

Du moment qu’Alexandre reconnaissait l’infériorité de ses équipages, sa flotte n’était plus pour lui qu’une occasion de dépenses et un embarras. Il n’hésita pas à la dissoudre et ne garda près de lui qu’un petit nombre de navires destinés à porter ses machines de guerre. Le drame macédonien, pour nous servir d’une expression de Plutarque, n’est donc pas un drame que nous puissions nous permettre, quelle qu’en soit notre envie, de transporter exclusivement sur la scène maritime. Le drame macédonien, c’est, avant tout, le triomphe de la cavalerie. Il n’en rentre pas moins dans notre sujet, puisqu’il doit nous conduire au siège de Tyr et au voyage de Néarque.

Ce drame, qui devait renouveler la face du monde, s’ouvre brusquement. Les prédécesseurs de Philippe auraient à peine été jugés dignes de tenir l’étrier à Périclès, — je veux dire de l’aider à monter à la perse, car les anciens n’avaient pas d’étriers. — Ce ne fut que par grâce et par une sorte de condescendance bienveillante que l’on admit les premiers rois de la Macédoine aux jeux Olympiques. Comment Philippe, cet otage presque adolescent, évadé de la maison d’Epaminondas, parvint-il, en si peu d’années, à devenir l’arbitre de la Grèce ? Il y parvint en se montrant sans doute soldat vaillant et actif, mais surtout en s’armant, au milieu du trouble croissant des esprits, de toutes les ressources de la politique. Les mines d’or de la Thrace, tombées entre ses mains, furent pour lui ce que seront un jour pour Charles-Quint les mines de Zacatecas. Il en tira chaque année près de 6 millions de francs, somme considérable dans un temps où le revenu imposable de la république athénienne ne dépassait pas 34 millions. On ne sait que trop l’usage que le roi de Macédoine fit de ses richesses : Athènes s’était longtemps débattue entre le parti démocratique et le parti oligarchique ; elle avait appartenu un instant à la faction d’Alcibiade ; tout à coup elle se trouva livrée, sans même en avoir le soupçon, au parti de Philippe. Ce n’était rien encore, car du penchant d’Athènes ne dépendaient plus les inclinations de la Grèce ; Philippe eut, en outre, la suprême habileté d’assumer contre l’armée sacrilège de Phocide le rôle que joua contre les Albigeois Simon de Montfort. L’hégémonie macédonienne s’affirma par les saintes prouesses de ce Machabée.

La métamorphose soudaine de la tactique militaire eut aussi sa part dans le succès de Philippe. Le fils d’Amyntas n’inventa pas la phalange dont les rangs épais existaient avant lui ; tout au plus plia-t-il ses troupes mal disciplinées jusqu’alors à cette formation dont on a beaucoup exagéré l’influence ; ce qu’il fit et ce qui déconcerta bien mieux les plans de Charès et de Lysiclès, ce fut de se servir avec une rare vigueur de sa cavalerie. Depuis qu’Épaminondas leur avait appris le secret de leur force, les cavaliers ne craignaient plus d’assaillir les lourdes masses tout hérissées de fer des piquiers, masses formidables à coup sûr et dont les racines ne s’arrachaient que difficilement du sol. A Leuctres, ce furent les assauts de la cavalerie et non pas les chimériques combinaisons de l’ordre oblique qui donnèrent la victoire aux Thébains. Sous son épaisse cuirasse le cavalier pouvait défier la plupart des traits ; l’hoplite voyait souvent la flèche traverser son bouclier. Quant au peltaste, il ne se fiait guère qu’à son agilité ; d’ordinaire, il se tenait avec les bagages au centre de la phalange formée en carré. Lorsqu’il fallait poursuivre un ennemi en déroute, aller occuper quelque hauteur, le flanc du bataillon s’ouvrait et laissait passer ces troupes légères. Iphicrate fit un grand usage des peltastes ; Philippe employa surtout ses cavaliers. L’alliance des Thessaliens lui avait donné la première cavalerie du monde ; pour que rien ne manquât à sa fortune, le ciel lui envoya dans son propre fils, Alexandre, un incomparable « entraîneur d’escadrons. » Murat seul et Ibrahim-Pacha ont, dans le jeu toujours si chanceux des batailles, pesé d’un aussi grand poids par leur valeur personnelle.

II

Je n’ai pas l’habitude de m’inscrire en faux contre les jugemens de Napoléon ; je ne puis cependant partager son avis au sujet d’Alexandre. Il pourrait me venir à l’idée de comparer Alexandre à Richard Cœur-de-Lion, à François Ier, à Gustave-Adolphe, à Charles XII. « Libres de vivre en paix, sans honte et sans dommage, » tous ces grands hommes ont aimé la guerre pour la guerre ; ils en ont recherché les émotions avec l’avidité que d’autres auraient apportée à la poursuite du plaisir. Je ne défends pas Alexandre d’avoir obéi à cette frénésie guerrière ; je ne saurais admettre, malgré tout mon respect pour l’opinion de l’illustre prisonnier de Sainte-Hélène, que ce héros charmant « ait débuté avec l’âme de Trajan pour finir avec le cœur de Néron et les mœurs d’Héliogabale. » Alexandre, pour moi, n’est que le successeur et l’émule d’Achille. Le fils de Philippe sera certainement, à ses heures, législateur, conquérant, fondateur de villes ; il ne mettra en réalité son orgueil qu’à devenir l’égal des héros d’Homère. La gloire n’a jamais revêtu à ses yeux d’autres traits. L’Achille de l’épopée, c’est l’Alexandre de l’histoire. Ce vainqueur qui vient de coucher le génie grec dans sa tombe l’en relève soudain pour le personnifier dans toute sa grâce et dans toute sa splendeur.

Achille a combattu le Scamandre ; Alexandre mettra au rang de ses victoires l’honneur d’avoir pu lutter contre l’Indus, et pourtant Alexandre, pas plus que le fils de Thétis, ne sait nager. Achille avait Patrocle, Alexandre aura Éphestion. Achille apprit du centaure Chiron à cueillir les simples pour cicatriser les blessures ; Alexandre apprendra d’Aristote le secret de rendre la santé aux malades. Il distribuera de sa propre main des remèdes à ses amis. Mettre le médecin Glaucus en croix pour le punir d’avoir laissé manger à Éphestion tremblant de la fièvre une volaille rôtie arrosée d’une grande coupe de vin frais est, je ne le contesterai pas, un acte cruel ; l’indignation a cependant ici son excuse, quand on songe quelle chose rare fut de tout temps un véritable ami, surtout pour l’homme qui a ceint le diadème. Achille n’eût pas mieux traité Machaon si Machaon, par son ignorance, lui eût ravi Patrocle. Il est bien facile d’être doux et vertueux quand on a, comme saint Louis, sucé le lait de l’Évangile ; Alexandre n’a connu d’autre règle morale que l’Iliade. Ce que l’Iliade célèbre, le fils d’Olympias, autant qu’il est en lui, l’accomplit.

Tout s’est réuni pour disposer l’héritier de Philippe à la violence : une mère impérieuse et imprudemment humiliée ; un père qui, après l’avoir comblé de tendresse, semble vouloir le repousser de son sein et l’écarter de son héritage ; une nouvelle famille empressée à occuper les avenues du trône. Après s’être vu confier, à l’âge de seize ans, le sceau royal, après avoir chargé, à dix-huit ans, le bataillon sacré des Thébains et avoir décidé le gain de la bataille de Chéronée, il lui faut inopinément subir le spectacle des tardives amours de Philippe, l’insolence des intrus qui ont condamné la fille des rois de l’Épire à l’exil. Du sein de ces orages, une catastrophe sanglante l’appelle à succéder au plus grand politique du siècle : il n’a pas vingt ans. La Thrace à comprimer, la Grèce à reconquérir, des compétitions jalouses à faire avorter dans leur germe : telle est la triple tâche assignée par le sort à ce règne qui débute. En moins de deux années, tout est rentré dans l’ordre ; Alexandre a reçu, comme Hercule, le don d’étouffer les monstres en se jouant.

Homère a chanté la colère d’Achille : que les Macédoniens se gardent du courroux d’Alexandre ! Agathocle était un gai compagnon : a Sifflez-moi, mes frères, disait-il, comme Voltaire, je vous le rendrai. » Alexandre savait mal endurer la raillerie ; les méchans bruits lui faisaient aisément perdre tout sang-froid. Il avait souvent à la bouche cette admirable maxime : « C’est une vertu royale d’entendre avec patience dire du mal de soi lorsqu’on fait le bien. » Ce ne fut jamais chez lui qu’une maxime. Il pardonnait sans peine la trahison, car la trahison ne menaçait que sa vie ; il était pour la calomnie sans pitié ; la calomnie portait atteinte à sa gloire. « Quand je me suis mis à parcourir les libelles les plus infâmes, disait Napoléon à Sainte-Hélène, ces libelles ne me faisaient rien, mais rien du tout ! Quand on m’apprenait que j’avais étranglé, empoisonné, violé, que j’avais fait massacrer mes malades, que ma voiture avait roulé sur mes blessés, j’en riais de pitié[1]… sitôt qu’on approchait un peu de la vérité, il n’en était plus de même ; je sentais le besoin de me défendre, j’accumulais les raisons pour me justifier et encore n’était-ce jamais sans qu’il restât quelques traces d’une peine secrète. Voilà l’homme ! » Voilà surtout, nous permettrons-nous d’ajouter, Napoléon le Grand et Alexandre ! Toutes les veines n’ouvrent pas un aussi facile accès au poison, et ce n’est pas mériter le nom de grand politique que de mettre aux fers Callisthène ou de rompre la paix d’Amiens pour un pamphlet.

L’empereur Napoléon ne s’est jamais proposé Alexandre pour modèle ; il semble qu’il ait réservé toute son admiration pour César, et cependant ce n’est pas un César que je reconnaîtrais en lui si j’essayais de lui découvrir dans l’histoire un ancêtre. Ce serait bien plutôt un Alexandre : je parle évidemment de l’homme et non du capitaine. Le trait distinctif d’Alexandre, c’est la grâce ; c’est aussi par sa grâce plus encore que par son génie que Bonaparte a séduit le peuple français. Il eut « Minerve pour guide et Apollon pour protecteur. » Le grand Frédéric n’était point de l’avis d’Alcibiade ; la flûte ne lui a jamais semblé « un instrument méprisable. » Eût-il réprouvé davantage les luttes du pugilat et du pancrace ? J’ignore complètement quelles étaient les idées d’Alexandre et de Napoléon en fait de musique ; je soupçonne le premier d’avoir cultivé la lyre et le second d’avoir étudié la guitare ; je crois pouvoir affirmer que tous les deux ont eu et ont témoigné la même répugnance pour les athlètes. Ni les grands déploiemens de force brutale, ni les voluptés grossières ne pouvaient avoir de charme pour ces natures ardentes, mais si fines en même temps et si délicates. L’amitié fut leur rêve ; les déceptions amères ne devinrent que trop souvent leur lot. Philotas complote la mort de son bienfaiteur, Clitus le noir, pris de vin, l’outrage, Harpalus s’enfuit avec ses trésors, Callisthène, sous le masque de l’austérité philosophique, excite les Macédoniens à la révolte ; les dissensions d’Éphestion, de Cratère, d’Eumène font retentir le palais du cliquetis des épées, et ce souverain, dont les ornemens royaux recevront, après sa mort, des sacrifices, dont le diadème, le sceptre et la couronne, dieux fétiches de généraux impuissans à s’entendre, seront censés distribuer des ordres et présider à l’administration de l’empire, ce souverain, méconnu par ceux qu’il a le plus aimés, se verra forcé, sur la fin de son règne, de mettre sa personne sous la garde des vaincus, comme Orkhan mit la sienne sous la protection des janissaires. Les Perses lui fourniront une phalange dévouée de 30,000 guerriers ; il se rencontrera chez les Macédoniens assez de mécontens pour qu’on en puisse former tout un corps à part, sous le nom de « bataillon des indisciplinés. »

« Calomniez, a dit Beaumarchais, il en reste toujours quelque chose. » L’homme qui n’avait connu, avant son mariage avec Statira, et plus tard avec Roxane, d’autre femme que Barsine, la veuve de Memnon, l’homme qui, à trente ans, pouvait passer devant tant de captives, « le tourment des yeux, » comme devant « des statues inanimées, » ce même homme qui se glorifiait d’avoir, dès son enfance, fait choix de deux excellens cuisiniers, — pour le dîner une promenade au lever de l’aurore ; pour le souper, un dîner frugal, — nous est représenté par la majorité des chroniqueurs comme vivant au milieu des orgies. C’est du sein d’une orgie, nous dit-on, c’est sur la provocation d’une courtisane, qu’il se lève pour donner l’ordre de brûler Persépolis. Le croyez-vous vraiment ? « Alexandre, remarque avec raison Voltaire, a fondé beaucoup plus de villes que les autres conquérans n’en ont détruit ; » et, chose assez étrange, les débris de Persépolis ne confirment aujourd’hui par aucun indice, les récits d’Arrien, de Diodore de Sicile et de Quinte-Curce. Rien n’indique que la flamme ait léché ces colonnes et ces parois couvertes de sculptures. Nous n’avons pas besoin cependant de sortir de chez nous pour savoir que les monumens ravagés par l’incendie ont coutume d’en garder la trace jusque dans leurs ruines. Mais passons ! Si Persépolis n’a pas été brûlée, Persépolis du moins a été saccagée, peut-être même en partie détruite. Je l’admets et, jusqu’à un certain point, je l’excuse. Persépolis, avec sa citadelle entourée d’une triple enceinte, se trouvait séparée de Suse par un pays d’un accès difficile ; pour y arriver, l’armée grecque avait dû franchir plus d’un fleuve, le Pasitigre, l’Oroatis, l’Araxe, — il s’agit ici du Petit-Araxe et non du grand fleuve impétueux qui se jette dans la mer Caspienne ; — elle avait dû forcer plus d’un défilé, gravir des montagnes semées de fondrières et couvertes de neige ; partout l’hostilité la plus vive l’avait assaillie ; partout, durant ce long et périlleux trajet, dans le pays des Uxiens, comme aux roches Susiades, le sentiment de l’indépendance nationale s’était manifesté avec un redoublement d’énergie. A la tête de 25,000 hommes d’infanterie et de 300 cavaliers, Ariobarzane venait de faire subir aux vainqueurs leur premier échec et, pour porter au comble l’irritation de l’armée, à peine les soldats d’Alexandre avaient-ils passé l’Araxe que 800 Grecs, réduits à l’esclavage par le prédécesseur de Darius, venaient implorer la pitié de leurs compatriotes et leur demander vengeance. Tous ces malheureux étaient mutilés ; aux uns on avait coupé les mains, les autres avaient perdu les oreilles ou le nez. Les Macédoniens, presque aussi sauvages que les habitans des hautes terres de l’Ecosse, non moins féroces que les Albanais de nos jours, étaient insatiables de butin. Alexandre, jusque-là, ne les avait pas laissés piller. Persépolis passait pour la ville la plus riche qui fût alors sous le soleil ; quand il l’eût voulu, Alexandre eût-il eu la puissance de la soustraire à l’avidité de ses soldats ? On peut blâmer la destruction de Persépolis, les scènes de désordre, les massacres qui l’accompagnèrent ; il n’est pas nécessaire d’attribuer cette exécution terrible à l’ivresse. La dévastation du Palatinat, les dégâts infligés à nos propres provinces ont été ordonnés de sang-froid ; ce fut une application barbare des lois de la guerre, ce ne fut pas le transport d’esprits en démence.

Ce grief écarté, serons-nous plus fondés à croire que les excès de table aient abrégé les jours du vainqueur d’Issus et d’Arbèles ? Aimable et fécond causeur, Alexandre paraît, en effet, s’être plu à rester longtemps attablé. Faut-il en induire qu’il ait jamais perdu les habitudes de sobriété si naturelles aux hommes que de grandes pensées préoccupent ? C’est à table que s’échangent avec le plus d’aisance et d’abandon les idées ; l’élève d’Aristote avait, comme Frédéric II, conçu le beau rêve de vivre familièrement avec les philosophes ; il n’est pas étonnant que ces doctes entretiens se soient souvent prolongés très avant dans la nuit. « Il n’est science ni art qui puisse allonger la vie plus que ne permet le cours de la nature ; » en revanche, les voies sont nombreuses par lesquelles on arrive à en hâter le terme. Les fatigues de la guerre entre autres n’ont que trop souvent miné avant l’heure les corps les plus robustes. Alexandre est mort très probablement de ses incroyables labeurs, d’une fièvre paludéenne revêtant tout à coup le caractère d’une affection typhoïde, à moins qu’il ne soit mort, comme le crut toute l’armée, des effets plus sûrs encore du poison. L’empoisonnement est une arme asiatique, et la Grèce s’imprégnait, depuis près d’un siècle, des habitudes et des vices de l’Asie. Moins qu’à l’Asie d’ailleurs la personne des rois lui était sacrée. Philippe avait succombé sous le fer d’un assassin, Olympias devait être égorgée un jour sur l’ordre de Cassandre. Ce que Philotas méditait, Antipater, moins scrupuleux, était assurément homme à l’accomplir. On sait ses démêlés violens avec Olympias, on connaît aussi la réponse demeurée célèbre d’Alexandre : Si les larmes d’une mère pouvaient « effacer dix mille lettres, » les dénonciations d’une reine n’avaient besoin que d’en faire signer une ; l’épée qui frappa Parménion n’était pas si bien rentrée dans le fourreau que quelque emportement soudain ne pût. l’en faire sortir. Antipater le craignit peut-être, et plus d’un historien, se mettant sur ce point d’accord avec le cri unanime de l’armée, l’accuse d’avoir pris les devans.

Moissonné par le sort ou par la trahison, Alexandre n’en doit pas moins à cette fin prématurée la majeure partie de son prestige. Il resta, comme l’avait été Bacchus avant lui, le prince de la jeunesse. Un Alexandre parvenu à l’âge de Nestor ne se concevrait guère. S’il eût, comme Louis XIV, régné soixante-douze ans, Alexandre aurait peut-être encore eu des autels ; les peuples auraient versé peu de larmes sur sa tombe. Qu’il me soit permis de confesser ici ma faiblesse : je souffre difficilement qu’on touche aux grands hommes. En les ravalant à notre niveau, il me semble que c’est l’humanité tout entière qu’on rabaisse. Si jamais les prêtres de l’Égypte ont mérité que l’univers ajoutât quelque foi à leurs impostures, c’est assurément le jour où ils reconnurent dans le vainqueur de Tyr et de Gaza le frère généreux d’Alcide, le fils chéri de Jupiter Ammon. Quel mortel en effet fut plus digne de gravir les degrés de l’Olympe et d’y aller réclamer, au nom de ses exploits, sa part d’ambroisie ?

Voyez-le dans les champs d’Arbèles, quand Parménion est parvenu à l’éveiller. Il se couvre de son casque de fer poli, brillant comme de l’argent. Autour du cou s’adapte le gorgerin orné de pierreries ; un buffle de Sicile, serré à la ceinture, l’enveloppe jusqu’à la hauteur des genoux ; un justaucorps de lin rembourré de coton, à la façon des cuirasses de Montezuma, justaucorps ramassé sur le champ de bataille d’Issus, une cotte de mailles, don de la ville de Rhodes, merveilleux travail qu’on dirait sorti des forges de Vulcain, ont complété cette armure défensive. A son côté, le héros radieux suspend alors le glaive que lui envoya de Chypre le roi des Cittiens ; de la main gauche, il saisit un faisceau de javelines. Qu’on amène Budéphale ! Le noble coursier ploie déjà sous le faix des ans ; il n’a rien perdu de sa martiale ardeur. Alexandre a cessé de le monter dans les marches ; il ne se fie qu’à lui lorsqu’il faut aller à l’ennemi. Le héros saute en selle. Quand il a formé la phalange en bon ordre et parcouru les rangs, il se place en avant du front de l’armée, s’y arrête un instant, puis tout à coup élève sa main droite vers le ciel. Les cavaliers partent à fond de train, la phalange se déroule derrière eux comme une mer houleuse. Que fait Alexandre pendant qu’à son signal la mêlée sur tous les points s’engage ? Va-t-il se placer sur quelque éminence pour embrasser de ce poste élevé l’ensemble de la bataille ? se préoccupe-t-il de rester en communication ; avec Parménion, avec ; cette aile gauche qui, séparée de lui, n’étant plus animée du feu de ses regards, menace de fléchir ? Garde-t-il sous la main des escadrons de réserve ! , des hoplites, des peltastes pour les faire donner en temps opportun ? Non ! Alexandre s’est jeté de sa personne au plus épais ; c’est sur son bras qu’il compté plus encore que sur ses soldats pour arracher au destin jaloux la victoire. Il n’y a que les vieil les chansons de gestes, que les romans de l’Arioste du Tasse qui nous montreront la guerre sous cet aspect. Le grand capitaine, s’il existe, a disparu ; il ne reste plus que le paladin courant tout enivré au-devant de la mort ou de la gloire.

Ce jeune héros « aux yeux vifs et mobiles, au nez aquilin, à la peau blanche veinée d’un réseau de pourpre, dont la chevelure blonde s’échappe en boucles frisées de dessous le casque qui la recouvre » se croit donc invulnérable ? Laissons cette illusion au fils de Thétis ! Le fils de Thétis lui-même l’a-t-il après tout jamais eue ? Homère s’est bien gardé de nous gâter ainsi l’héroïsme d’Achille. Comme le héros qui combattit Hector et qui prit en pitié le vieux Priam, Alexandre se sait exposé à tous les dangers que peut craindre un mortel ; en sa qualité de demi-dieu, il les brave ; s’il succombe, il est bien sûr de renaître « au bûcher d’Œta. » Au passage du Granique, il a eu le bras droit traversé d’un javelot ; à Gaza, il est blessé à l’épaule ; dans la Drangiane, une flèche lui brise un des os de la jambe ; un peu plus loin, une pierre le frappe au cou ; chez les Oxydraques ou chez les Malliens, — on s’y perd, — peu s’en faut que les Macédoniens n’aient à le rapporter, comme revint Charles XII du siège de Fredericksburg — sur un brancard. Les machines de guerre allaient trop lentement ; Alexandre enfonce une porte et se précipite dans la ville. Il tue un grand nombre d’ennemis, met les autres en fuite et les oblige à se réfugier dans la citadelle. Les Indiens ne garderont pas longtemps cet asile. De sa propre main le fils d’Olympias saisit une échelle, l’applique contre le mur et, tenant sa rondache au-dessus de sa tête, atteint le haut des créneaux. L’échelle se rompt sous le poids des hétaïres qui se sont précipités pour le suivre. Debout sur le rempart, Alexandre sert de cible aux traits de l’ennemi. Stérile péril indigne de son courage ! Se ramassant sur lui-même, le plus agile des Grecs s’élance d’un bond au milieu des barbares. Tout fuit et se disperse ; on dirait que la foudre est tombée sur ce vil troupeau. Mais bientôt les barbares reviennent de leur effroi ; ils osent jeter un regard derrière eux et n’aperçoivent qu’un homme, un seul homme, au pied des murailles. Ils le chargent avec de grands cris, à coups d’épées et à coups de piques. Le casque et le bouclier du roi résonnent comme l’enclume sous le marteau du forgeron ; le tranchant des armes vient heureusement s’y émousser. Un Indien bande alors son arc : que les dieux protègent le talon d’Achille ! Le flanc du héros ne s’est qu’un instant découvert : le trait vole, percé la cuirasse et s’enfonce près de la mamelle. Sous la douleur aiguë Alexandre s’affaisse. L’Indien bondit le cimeterre en main ; il se prépare à frapper le dernier coup : Alexandre lui plonge son épée dans l’aine et l’étend raide mort. Une branche pendait des murs, le roi la saisit, se relève et provoque les barbares au combat. Heureux les princes qui trouvent, en pareille occasion, des compagnons fidèles ! Deux hypaspistes, Peucestas et Limnée, apparaissent à temps : ils courent au roi et se jettent devant lui. Limnée le premier roule, atteint d’une blessure mortelle ; Peucestas est blessé aussi, il lui reste la force de combattre encore. Alexandre lui-même reçoit un violent coup de massue sur la nuque. Ses yeux se couvrent d’un nuage ; il s’appuie contre la muraille, la face tournée vers l’ennemi. C’en était fait du fils de Jupiter Ammon si, dans cet instant critique, les Macédoniens n’étaient survenus en masse. Ils enlèvent Alexandre et l’emportent évanoui. Le dard avait pénétré entre les côtes : on réussit à scier le bois de la flèche et l’on put alors enlever au blessé sa cuirasse. Pour arracher le fer, large de trois doigts, long de quatre, il fallut pratiquer dans les chairs une profonde incision. L’opération fut longue et douloureuse, accompagnée de nombreuses défaillances : le dard enfin abandonne la plaie ; Alexandre revient à la vie. La convalescence exigeait de grands soins, un absolu repos ; au bout de quelques jours, les Macédoniens s’alarment ; ils craignent qu’on ne leur cèle la mort du roi, qu’on ne leur dissimule tout au moins la gravité de son état. Attroupés autour de la tente royale, ils demandent à voir leur souverain. Le tumulte prend peu à peu l’accent et l’aspect de la révolte. Alexandre, étendu sur sa couche, entend ces clameurs : Il s’habille, et, d’un pas que son âme héroïque trouve, encore le moyen d’affermir, il va sacrifier aux dieux. Macédoniens ! élevez des autels au roi qui vous est rendu ; ce n’est pas moi qui vous en blâmerai.


III

L’Asie-Mineure a connu d’autres conquérans qu’Alexandre. Elle a vu passer tour à tour dans ses plaines Cyrus le Jeune, Trajan, Julien, Héraclius, Godefroi de Bouillon, Tamerlan et de nos jours même, le fils de Méhémet-Ali, Ibrahim-Pacha. Les uns ont dû forcer une double ceinture de montagnes, le Taurus, boulevard de la Cilicie, l’Amanus, rempart non moins escarpé de la Syrie ; les autres n’ont eu qu’à suivre la vallée de l’Euphrate. Ce sont tous de grands capitaines ; le plus grand, s’il était permis de lui attribuer exclusivement le mérite de ses foudroyantes campagnes et de n’en rien laisser à ce colonel français qu’une heureuse fortune lui avait donné pour lieutenant, serait, à coup sûr, Ibrahim. On ne saurait, en effet, oublier que ce chef d’une armée qui, hier encore, combattait à la turque, a eu le singulier honneur de sortir victorieux d’une rencontre où les plus vaillantes troupes de l’empire ottoman l’attendaient dans des positions choisies de longue date, fortifiées à l’avance et couvertes de tout le prestige de la science allemande. De quels précieux conseils, en effet, son adversaire ne se présentait-il pas entouré ! Un seul nom dira tout : M. de Moltke était au nombre de ces officiers prussiens sur lesquels reposait le principal espoir d’une Europe hostile, et dont la tutelle devait suppléer à l’insuffisance d’Hanz-Pacha. Dieu nous garde d’infliger à ce nom illustre l’apparence même de la plus légère responsabilité dans la défaite ! On sait que les avertissemens donnés, loin d’être écoutés, furent à peine compris ; il ne doit pas moins rejaillir quelque gloire sur l’héroïque capitaine qui vainquit à Nézib, de la présence dans le camp ennemi d’un pareil conseiller.

Si la politique française a jamais été excusable dans ses méprises, ce fut assurément le jour où elle crut avoir trouvé dans le réformateur de l’Égypte le régénérateur de cet empire caduc dont elle était la seule à ne pas convoiter les dépouilles. Tout tendait, en effet, à égarer son jugement : dans Alexandrie, le spectacle d’une activité sans égale, sur les champs de bataille, une succession si rapide de triomphes que le monde n’avait rien vu de pareil depuis le temps des conquêtes d’Alexandre. Au mois d’octobre 1831, l’armée d’Ibrahim, rassemblée sur les confins de l’Égypte, se met en mouvement ; le 27 novembre, elle est sous les murs de Saint-Jean d’Acre ; le 27 mai 1832, Acre est emportée. Les portes de Damas s’ouvrent le 16 juin ; le 17 juillet, Alep devient le prix de la victoire de Homs. La vallée de l’Oronte est désormais une vallée égyptienne ; la Syrie tout entière appartient au pacha du Caire. Où les Turcs vont-ils se poster pour opposer une digue au torrent qui a renversé jusqu’ici tous les obstacles ? Leurs troupes se réunissent dans la plaine d’Issus, entre Adana, Payas et Alexandrette. A l’exemple d’Alexandre revenant de Myriandre, Ibrahim franchit les Pyles amaniques. Du col de Beylan enlevé avec une suprême vigueur, il descend dans la plaine et n’y rencontre plus que des fuyards. Le 11 août, il se remet en marche sur Adana. Les Pyles ciliciennes ne l’arrêteront pas mieux que les Pyles amaniques ; dès les premiers jours d’octobre, Ibrahim a pris pied sur le plateau de l’Asie-Mineure. C’est de Koniah que Cyrus le Jeune s’est porté dans les plaines de la Cilicie ; c’est à Koniah que le fils de Méhémet-Ali, le 18 novembre, établit son camp.

Pendant la guerre de l’indépendance hellénique, un seul nom a grandi à côté de celui d’Ibrahim ; Reschid-Méhémet se montra dans l’Attique l’émule du farouche conquérant de la Morée. Le divan rappelle en toute hâte Reschid occupé à soumettre les Albanais ; il lui donne une armée nouvelle, la grande armée d’Anatolie. Le 3 novembre, Reschid traverse le Bosphore ; dès le 18 décembre, les coureurs des deux armées préludent au choc décisif qui s’annonce par ces escarmouches. Les Turcs peuvent mettre en ligne 53,000 hommes et 93 pièces d’artillerie ; les Égyptiens ne leur opposeront que 15,000 hommes et 36 pièces. Quelle rude campagne que cette campagne d’hiver, sur un sol nu et dévasté, où règne un froid de 14 degrés centigrades ! Croirait-on bien que ces soldats qui bivouaquent sans tentes, sans manteaux, par une telle saison, à près de 1,200 mètres au-dessus du niveau de la mer, sont venus du delta brûlant du Nil ? On a souvent cité l’indifférence des Grecs pour les climats à travers lesquels les traîna, durant douze années, Alexandre ; les Fellahs, ce me semble, ne le cèdent en rien, sous ce rapport, aux guerriers de la Macédoine. La bataille de Koniah durait depuis près de deux heures, quand le grand vizir, égaré dans le brouillard, fut fait prisonnier. Cinq heures et demie encore, les Turcs résistèrent : résistance héroïque qui ne put que retarder la déroute ; le 20 janvier 1833, l’armée égyptienne marchait sur Constantinople. Elle y eût fait sans aucun doute une entrée triomphale si l’Europe entière ne se fût jetée en travers. La paix fut signée le 8 avril.

Le sultan mit six ans à préparer sa revanche : instructive leçon pour les étourdis qui s’imaginent que l’ascendant militaire se déplace aisément entre deux campagnes ! Le théâtre seul de la défaite fut changé. On combattit cette fois entre le Taurus et l’Euphrate, non plus par 14 degrés de froid, mais par 45 degrés de chaleur. Le 21 juin 1839, Ibrahim reconnaît les positions de l’armée turque ; ces positions sont trop fortes pour qu’il se hasarde à les aborder de front. Est-il beaucoup plus prudent d’essayer de les tourner ? Cette marche de flanc à travers une longue gorge qui déroule ses sinuosités presque à portée du canon ennemi ne sera-t-elle pas une des opérations les plus aventureuses que jamais général ait tentées ? Combien les conseillers prussiens d’Hafiz-Pacha, M. de Muhlbach, le baron de Moltke, M. Laoué, durent maudire, en ce jour, l’inertie fataliste qui retint l’armée ottomane dans ses lignes ! Ibrahim-Pacha eut l’immense mérite de pressentir que cette inertie ne ferait pas défaut à son audace. Le grand homme de guerre est celui qui connaît le mieux le tempérament de son ennemi et qui sait tirer parti de toutes les faiblesses que la fortune met sur son chemin. De chaque côté 40,000 hommes environ et 150 bouches à feu s’apprêtaient au combat. Tourné par Ibrahim, Hafiz-Pacha s’était vu contraint de sortir de ses retranchemens et d’exécuter un complet changement de front ; il livra bataille ses positions à dos. Le sort des armes lui fut aussi contraire qu’il l’avait été -à Méhémet-Reschid. L’Europe coalisée s’entendit de nouveau pour ravir l’empire à demi conquis au vainqueur. L’Europe gardait pour elle l’opulent héritage ; veuille le ciel qu’elle n’ait point à se repentir d’avoir laissé aux générations futures semblable proie à se disputer !

L’empereur Napoléon exagérait à coup sûr la portée de son échec quand il se plaignait que Sidney Smith, sous les murs de Saint-Jean-d’Acre, « lui eût fait manquer sa fortune. » — Sidney Smith ne l’a pas empoché d’acquérir une gloire devant laquelle toutes les autres pâlissent, mais il a évidemment fait rebrousser chemin à la pensée grandiose d’un héros sorti du même moule que Mahomet. Prendre l’Europe à revers en soulevant sous ses pas une race déchue plutôt que dégénérée fut un instant, dit-on, le rêve de Bonaparte. De toutes les familles humaines, la plus naturellement belliqueuse n’est-elle pas, en effet, la descendance d’Ismaël ? Il ne faudrait qu’un nouveau prophète pour la mettre en mouvement. Dans l’armée d’Ibrahim, il m’a semblé retrouver un instant l’armée d’Alexandre : les voilà bien ces soldats de fer, exempts de bagages, « qui trouvent partout un endroit pour camper et des vivres pour se nourrir. » Au temps même de Soliman le Grand l’armée turque est au contraire devenue déjà presque aussi pesante que l’armée de Darius.

Si nous en devons croire Jenkinson, pour envahir la Perse avec 300,000 hommes, il ne fallut pas au fils de Sélim moins de 200,000 chameaux[2]. — Un chameau peut porter la charge de trois bœufs ou celle de deux mulets. — Et quel faste inutile, quel pompeux déploiement d’un luxe sans objet ! Comme on sent bien que la mollesse asiatique ne tardera pas à se glisser dans ces rangs, dont l’aspect imposant éblouit encore le marchand anglais ! Le 4 novembre 1553, Jenkinson a vu 90,000 hommes venir dresser leurs tentes dans la plaine d’Alep ; les autres troupes avaient pris la route de l’Arménie. Devant le Grand-Seigneur, autrement appelé le Grand-Turc, marchaient 6,000 cavaliers, tous vêtus d’écarlate ; puis s’avançaient 10,000 tributaires en habits de velours jaune, coiffés à la tartare de chapeaux, jaunes aussi, de deux pieds de haut. A la base du bonnet s’enroulait par des plis nombreux une longue bande d’étoffe de la même couleur. Ces soldats portaient tous leur arc à la main, ainsi que font les Turcs. Quatre capitaines, dont la haute mine est encore rehaussée par un splendide costume de velours cramoisi, conduisent chacun 12,000 hommes bien armés, le morion en tête, l’épée courte au côté. Tout cela, ce n’est que de l’infanterie légère ; voici le corps redouté qui tant de fois a fait trembler l’Europe ! voici les 16,000 janissaires qui passent ! Un casque de velours blanc leur couvre le front, laissant pendre en arrière une longue traîne, une sorte de couvre-nuque, assez semblable à un chaperon français ; sur le devant de ce casque, juste au milieu du front, est fixé un demi-cylindre d’argent massif, haut de plus d’un pied et tout garni de pierres précieuses. Au sommet de l’étrange coiffure se dresse un grand plumet qui se balance quand le soldat marche. Les janissaires ont un uniforme de soie violette, leur arme est une arquebuse jetée sur l’épaule gauche. Derrière les janissaires, remarquez ce millier de soldats si richement couverts de draps d’or : ce sont les icoglans. La moitié a été munie d’arquebuses, l’autre moitié garde l’arc et le carquois. Trois hommes d’armes les suivent. Sur l’armure de ces cavaliers flotte, à la façon turque, une peau de léopard. La lance en arrêt, on dirait qu’ils portent à je ne sais quel ennemi invisible un défi. Vous avez sous les yeux les champions du Grand-Turc.

Oh ! les magnifiques chevaux blancs ! nous n’avions pas encore vu leurs pareils. Leur housse étincelle du feu des diamans, des émeraudes et des rubis dont on l’a semée ; ils servent de monture aux sept pages d’honneur vêtus de draps d’argent. Six autres pages, l’arc en main, le sabre courbe pendant de la ceinture, serrés dans leur longue robe de drap d’or, forment un second groupe dont l’éclat ne le cède en rien à celui du premier. La foule les regarde passer ébahie. Prosternez-vous ! le Grand-Turc en personne va paraître.

Quelle merveilleuse majesté dans son attitude et que toute cette pompe orientale lui sied bien ! Son front est entouré d’un turban de soie et de lin tissés ensemble qu’on prendrait pour une mousseline de Calicut, si le souple tissu n’était cent fois plus beau et plus riche. Quinze yards d’étoffe sont entrés dans les plis entrelacés du turban. Le sultan monte un cheval d’une blancheur sans tache, dont la housse traînante est faite de drap d’or et brodée de pierreries. De chaque côté de sa hautesse marche un page en livrée de drap d’or, et à sa suite chevauchent sur des haquenées blanches six belles jeunes femmes dont l’habit de drap d’argent disparaît sous une broderie de perles constellée des pierres les plus fines. Vaillantes amazones, elles ont l’arc en main, comme la chasseresse antique. Un cône de métal, merveilleux travail d’orfèvrerie, est posé sur leur tête, et de ce cône s’échappent de longues tresses de cheveux teints en rouge. Les ongles ont pris également la couleur du sang. Deux eunuques accompagnent chacune de ces odalisques. Après le sultan et son riche cortège, qui pourrait encore attirer l’attention ? Le grand pacha ! le commandant en chef de l’armée ! Ce pacha n’est plus le célèbre Éphestion du nouvel Alexandre. Ibrahim a été étranglé le 5 mars 1536, mais les vaillans vizirs ne manquent pas à la Porte, Roustem-Pacha, — si c’est bien Roustem qui commandait en ce jour, — porte une ample tunique de velours cramoisi et par-dessus sa tunique un dolman. Autour de lui se groupent 50 janissaires à pied. Trois autres pachas dirigent l’arrière-garde, composée de 4,000 cavaliers et de 3,000 fantassins.

Si une armée moderne a pu affronter les hasards de la guerre dans cet appareil dont la magnificence ne faisait qu’entraver sa marche et n’ajoutait rien à sa force, pourquoi resterions-nous incrédules aux descriptions que nous ont transmises Hérodote et les historiens d’Alexandre ? L’armée anglaise de l’Inde est-elle moins encombrée de bagages et de valets ? N’a-t-on pas vu arriver en 1839 sous les murs de Caboul 80,000 rationnaires, parmi lesquels, au moment de l’action, on aurait eu peine à trouver plus de 7,000 hommes capables de figurer en ligne ? Et, en 1842, quand l’insurrection chassa les Anglais de cette ville si imprudemment occupée, combien comptait-on de soldats dans la colonne qui alla s’engouffrer au fond de défilés d’où elle ne devait pas sortir ? 3,140 en tout sur un effectif de 17,000 hommes. Le nombre de domestiques, hommes de peine, détaillans, que le devoir ou l’appât du gain attache à une armée en campagne dans les Indes est dix fois plus considérable, nous apprend M. de Valbezen, que celui des combattans. Le gouvernement anglais s’est appliqué de tout son pouvoir à réduire, depuis quelques années, cette proportion aussi dangereuse qu’incommode. Pourrait-on affirmer que ses efforts aient été couronnés de succès ? Ce sera toujours avec de petites armées et de gros convois qu’on fera la guerre en Asie. Comme l’a très justement fait observer Victor Jacquemont, « dans un pays traversé de déserts, le moindre corps de troupes, pour ne pas mourir de faim et souvent même de soif, doit traîner à sa suite un nombre immense d’animaux de bât et de charrettes. » Raison de plus pour n’y pas joindre les embarras d’une cour et d’un harem,


IV

Je ne sais trop à quel titre on a pris l’habitude de récuser constamment l’autorité de Quinte-Curce pour ne s’en fier qu’au témoignage d’Arrien. Quelques erreurs géographiques et un trop grand penchant à la déclamation ne suffisaient pas, suivant moi, pour infirmer aussi complètement un récit plein de vie, où nous retrouvons maints détails négligés bien à tort par le gouverneur de la Cappadoce. Diodore de Sicile, Justin, Plutarque, Arrien, Quinte-Curce, ont puisé aux mêmes sources. Tous ont mis à contribution les éphémérides, les mémoires de Ptolémée et d’AristobuIe, la chronique de Clitarque. Si l’Orient, dans sa pompe stérile, si l’invasion, dans sa pauvreté martiale, nous sont fidèlement rendus, ce n’est pas dans l’Anabase d’Arrien, ce serait plutôt dans le de Rebus gestis de Quinte-Curce. Je reconnais l’armée de Xerxès, telle que nous l’a décrite Hérodote, dans la masse incohérente que Darius, après l’avoir parquée par groupes de 10,000 hommes, épancha en un jour sous les murs de Babylone. Contemplez pour la dernière fois l’incroyable splendeur qui fit si longtemps l’orgueil et la faiblesse de l’empire ! Le défilé commence : en tête, porté sur des autels d’argent, le feu qu’on ne laisse jamais éteindre, puis le cortège des mages chantant les saints cantiques ; derrière les mages, 365 serviteurs du temple, vêtus de robes de pourpre et destinés à figurer les 365 jours de l’année. A la suite de ce bataillon s’avance le char consacré au maître des dieux, avec son attelage aussi blanc que l’hermine. Le dieu du jour est représenté par un coursier que l’on conduit en main et qui doit cet honneur à sa taille gigantesque. Dix autres dieux, divinités secondaires, ont aussi leurs chars dont les panneaux sont à demi couverts d’incrustations d’or et d’argent. Des piqueurs, avec leurs baguettes d’or et leurs blancs vêtemens, marchent d’un pas grave de chaque côté des chevaux, qui obéissent à leur voix. A travers la poussière qu’elle soulève voyez maintenant passer la cavalerie des douze nations : que de variété dans les armures de ces soldats accourus de toutes les contrées de l’Asie ! Les 10,000 immortels suivent les cavaliers. Toujours de l’or ! Des colliers d’or massif au cou, des broderies d’or aux manches flottantes des tuniques, des perles et des pierres précieuses mêlées aux broderies. Dans aucun autre corps l’opulence des barbares ne s’est étalée avec plus de profusion. Les 15,000 guerriers désignés sous l’appellation orgueilleuse de cousins du roi, resplendissent à peine d’un égal éclat : parure de femme plutôt que luxe de gens de guerre ! Quelle est cette troupe à laquelle nous entendons donner le nom de doryphores ? C’est la grande domesticité du palais ; nous avons sous les yeux les officiers de la garde-robe royale. Les doryphores précèdent immédiatement le char du roi. Qui tentera de décrire le merveilleux aspect de ce trône de combat ? Les deux panneaux sont décorés des plus riches simulacres ; l’avant-train même est semé de pierreries. Entre les images de Ninus et de Bélus, statuettes d’or hautes d’une coudée, une aigle d’or s’apprête à prendre son vol. De ses ailes éployées, l’oiseau de Jupiter couvre toute la partie antérieure du char. C’est du haut de ce char que Darius, debout et dominant majestueusement la foule, apparaît aux regards de ses sujets. La beauté est le privilège des monarques perses. Par sa haute stature, par l’illustre origine empreinte dans tous ses traits, Darius montre bien qu’il est de la race auguste où l’Asie est habituée à chercher ses rois. Sa tunique de pourpre est traversée par une longue broderie blanche ; sur ses épaules s’attache un manteau de drap d’or, qu’ornent deux éperviers qui fondent l’un sur l’autre ; de sa ceinture dorée pend un sabre courbe dont le fourreau semble fait d’une seule pierre précieuse. La tiare droite, — le cidaris, — est la coiffure des souverains. Darius A posé sur son front le cidaris et le riche diadème, dans lequel l’azur et le blanc s’entrelacent. Pour gardes à ses côtés il a placé sa meilleure noblesse, ceux qui lui tiennent de plus près par le sang. Ces gardes sont au nombre de 200 environ. Derrière le char royal sont rangés les 10,000 hastaires. Le bois des piques est garni d’argent, le fer de lance est remplacé par une pointe d’or. 30,000 hommes de pied, masse profonde et compacte, ferment la marche. Un intervalle de 200 mètres environ sépare l’armée des combattans de l’armée préposée à la garde des bagages. Dans cette seconde armée vous trouverez le char qui porte Sisygambis, la mère de Darius, et un autre char destiné à transporter Statira, son épouse. Les femmes qui accompagnent les deux princesses sont à cheval. Quinze arabas contiennent les enfans du roi, leurs précepteurs et la troupe des eunuques ; 360 concubines, — à l’éclat qui les environne, on les prendrait pour autant de reines, — remplissent aussi de nombreux chariots ; 600 mules et 300 chameaux, avec leur escorte d’archers, ont reçu pour fardeau le trésor royal. Est-ce tout ? Non ! il faut encore des chars pour les harems des seigneurs de la cour, des chars pour les valets, des chars pour les porteurs d’eau et pour les esclaves qui fendent le bois. Une armée asiatique, nous l’avons déjà dit, ne saurait se déplacer à moindres frais. La compagnie des Indes, à l’époque où Victor Jacquemont visitait le Bengale, se trouvait en mesure démettre 300,000 hommes en campagne, mais c’était à la condition de les faire accompagner par 3,000 éléphans et par 40,000 chameaux. Le bagage seul de lord Bentinck employait 103 éléphans, 1,300 chameaux et 800 chars à bœufs. Qu’on juge par l’étendue de ces immenses cortèges, dont il est difficile de rien retrancher, de ce que dut être le convoi de Darius. Les détachemens l’un après l’autre se succèdent ; le dernier soldat enfin a passé ; il a passé quand la nuit est déjà venue et, suivant la coutume invariable des Perses, l’armée s’était mise en marche au lever du soleil.

J’ai fait l’épreuve moi-même des incroyables charges qu’impose à une armée l’impossibilité de vivre sur le pays qu’elle traverse. 3,000 animaux de bât pour une colonne expéditionnaire de 7,000 hommes, c’est déjà quelque chose ; il en fallut 18,000 à l’armée de Crimée pour nourrir l’unique division qui, après la prise de la tour Malakof, alla occuper la vallée de Baïdar. En revanche, je suis revenu d’Orizaba au port de Vera-Gruz avec une escorte improvisée qui n’avait besoin ni d’un chariot, ni d’une mule. Quand cette escorte trouvait les puits taris, elle se résignait et ne proférait pas un murmure. On a vu les soldats de la république marcher sans souliers et bivouaquer sans eau-de-vie ; il n’y a que des Indiens ou des Arabes qui, sans eau et sans pain, sachent au besoin doubler les étapes. Si, aux jours de Napoléon, il y eût eu déjà une Afrique française, la race arabe, conduite par un tel chef, aurait recommencé la conquête du monde. A défaut d’Arabes ou d’Indiens, quelle nation dans notre grasse Europe, osera se présenter pour marcher sur les pas d’Alexandre ? Les Macédoniens ont tracé la voie. Il faut leur ressembler si l’on prétend les suivre. L’armée partie des bords du Strymon ne comptait dans ses rangs que 35,000 soldats, 30,000 fantassins et 5,000 cavaliers. — La multitude amenée par Darius dans la plaine d’Issus, si l’on en défalque tout ce qui se trouvait inhabile à prendre les armes, offrit-elle jamais beaucoup plus de combattans ? L’escorte des bagages et les bouches inutiles faisaient presque à elles seules, tout le fait présumer, la différence des deux effectifs.

L’empereur Napoléon s’est montré sévère envers Alexandre, — sévère envers l’homme, — car pour le conquérant il n’a jamais méconnu son incomparable grandeur. Les campagnes du fils de Philippe « ne sont pas, nous dit-il, comme celles de Gengis-Khan et de Tamerlan, une simple irruption, une façon de déluge ; tout fut calculé avec profondeur, exécuté avec audace, conduit avec sagesse. » La profondeur, l’audace et la sagesse se montrent surtout après la bataille d’Arbèles. Cette bataille fut livrée en l’année 331 avant l’ère chrétienne ; la mort d’Alexandre eut lieu en 323. Les huit années qui séparent ces deux événemens sont remplies par les campagnes, que je me permettrai d’appeler les campagnes laborieuses, par opposition à celles qui donnèrent aux Grecs la possession de la Syrie et de l’Asie-Mineure, entreprise, — nous essaierons de le démontrer, — relativement facile. S’il n’avait, en effet, d’autres titres de gloire que d’avoir dissipé les armées de Darius, ces armées dont nous avons tenu à montrer la vaine magnificence, Alexandre ne mériterait peut-être pas d’occuper dans l’histoire un rang beaucoup plus élevé que celui qui reste assigné par la conquête du Mexique à Fernand Cortez. Le héros espagnol, sans s’être ménagé de retraite, alla droit au cœur d’un vaste empire ; il plongea d’un seul bond dans l’inconnu ; le vainqueur du Granique et d’Issus n’eut qu’à suivre une voie toute tracée. Xénophon avait dit aux Grecs : « Vous n’êtes pauvres que parce. que vous le voulez bien, car il vous suffit de passer en Asie pour devenir riches. La Perse appartient d’avance à qui aura le courage de l’attaquer. » Cléarque et Xénophon ont été les fourriers d’Alexandre. Jamais journal de marche ne fut mieux tenu que l’Anabase, plus exact, plus minutieux, plus précis, plus attentif à indiquer les ressources et à signaler les obstacles. 183 jours après avoir quitté Sardes, Cléarque, guidé par Cyrus, avait franchi en 87 étapes un peu plus de 2,000 kilomètres. Il était ainsi arrivé, sans fatigues excessives, presque aux portes de l’antique cité de Sémiramis. « Je rougirai, j’en suis sûr, disait souvent Cyrus à ses auxiliaires, quand vous verrez quels hommes produit mon pays. » L’armée des Perses ne démentit pas ces paroles amères. Elle se montra, dès la première rencontre, aussi incapable de tenir tête aux hoplites du Péloponèse que les soldats de Montezuma de faire face aux arquebusiers espagnols. Le bruit seul des piques frappées sur les boucliers la mit en fuite. C’était, il est vrai, quelque chose d’imposant et de terrifiant à la fois que l’ébranlement d’une phalange d’hoplites. Les casques d’airain, les boucliers luisans, les tuniques de pourpre serrées à la ceinture s’alignaient dans la plaine, massés sur quatre rangs, sur huit rangs, sur seize rangs parfois de profondeur. Au signal de la trompette, les piques tombent en arrêt, la colonne se met en marche. Peu à peu le pas s’accélère, le fer des lances bat la charge sur l’écu et une immense clameur fait frissonner la plaine ; on vient d’entonner le péan. Les soldats se crient les uns aux autres de ne pas courir en désordre, de garder les rangs, de régler le pas sur le centre. Les escadrons qui voient venir à eux ce rempart vivant dont pas une pierre encore ne chancelle, se troublent et s’épouvantent. Ils tournent bride avant que les Grecs soient arrivés à portée de trait. Une foule nombreuse, de grands cris, voilà ce que la phalange a eu à combattre. Cyrus n’avait dit que trop vrai. A la bataille de Cunaxa, pas un seul soldat de Cléarque ne fut blessé ; Ménon, à l’aile gauche, eut un homme atteint, et cet homme fut frappé de loin par une flèche.

Lorsque, soixante-sept ans plus tard, Alexandre viendra cueillir les lauriers ravis, en l’année 395 avant l’ère chrétienne, au1 roi Agésilas par la jalousie de Thèbes et d’Athènes, il trouvera les états du grand roi plus affaiblis encore, car de sourdes divisions les agitent : « Le taureau est couronné, les apprêts sont finis, celui qui doit immoler attend. » Alexandre, à la bataille du Granique, ne perdra que 115 hommes, dont 30 fantassins ; la victoire d’Issus ne lui coûtera que 300 soldats d’infanterie et 150 cavaliers ; le triomphe définitif d’Arbèles s’achètera au prix de 500 morts. A la même époque, Agis, le roi de Sparte, et Antipater, sont aux prises : l’un perd 5,300 hommes, l’autre 3,500. C’est là ce qu’Alexandre, jaloux de toute gloire qui peut amoindrir la sienne, ne craint pas d’appeler « une bataille de rats. » Bataille de rats, en effet, de rats enfermés dans un tonneau. L’empereur Napoléon appelait bien les combats qui amenèrent l’affranchissement des États-Unis « des rencontres de patrouilles. »

La facilité avec laquelle les innombrables armées de Darius furent défaites par une poignée d’hommes nous montre assez le danger de placer sa confiance dans les levées en masse. Tout un peuple debout n’est redoutable qu’à la condition d’avoir gardé le goût et l’habitude des armes. S’il en était autrement, nous ne serions jamais allés à Péking et les Chinois pourraient se mettre demain en marche pour Moscou. Méfions-nous des lévriers maigres ! ce sont surtout ceux-là qu’il faut craindre. Puisse le ciel ne nous opposer jamais que des soldats habitués à plus de bien-être que les nôtres. Les Perses d’Artaxerxe Mnémon eux-mêmes n’étaient déjà plus les Perses de Mardonius. Soixante-dix-huit années de paix les avaient singulièrement amollis. Fut-ce bien d’ailleurs aux Perses que les Dix mille eurent affaire ? « L’empire du grand roi est puissant par l’étendue du pays et par le chiffre de la population ; la longueur des distances et la dispersion des forces le rendent faible contre quiconque lui fait la guerre avec promptitude. » Aussi n’est-ce pas la marche en bas, c’est la marche en haut, l’anabase, qu’il faut admirer. Voilà ce qui remplira le meilleur lieutenant de César, Antoine, de stupéfaction, quand il traverserais contrées sauvages, les montagnes gardées par des peuplades belliqueuses, que les compagnons de Chirisophe et de Xénophon ont eu à franchir pour retrouver le chemin de la patrie. « Oh ! les Dix mille ! » s’écriait-il en supputant ses pertes et en songeant aux difficultés qui lui restaient encore à surmonter. Il est incontestable, pour moi du moins, qui étudie sans parti-pris les résultats, que l’hoplite grec a été, de tous les hommes de guerre, celui qui a le mieux supporté les intempéries. La discipline romaine l’a vaincu, parce que la discipline finira toujours par garder l’avantage, mais les Romains ont bien fait de ne pas vouloir recommencer les campagnes d’Alexandre ; ils n’étaient pas détaille à les entreprendre. Ce fut assez pour eux d’aller jusqu’aux bords du Tigre.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Il ne se contentait pas de rire, il se signait par une vieille habitude d’enfance tout italienne, en s’écriant à diverses reprises : « Jésus ! Jésus ! Jésus ! »
  2. Ce chiffre paraîtra sans doute invraisemblable : Qu’on n’oublie pas cependant qu’une seule, campagne dans l’Afghanistan a coûté 60,000 chameaux au Pendjab, qui en possédait à cette époque 180,000.