Le Drame irlandais
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 584-619).
◄  01
LE DRAME IRLANDAIS

II.[1]
LE SINN FEIN ET LA GUERRE ANGLO-IRLANDAISE
(1918-1921)

Depuis trois ans, terrible et poignant, le drame irlandais tient la scène. C’est, tout près de nous, derrière le rideau britannique, un tragique épisode de la lutte que depuis sept siècles l’Irlande, qui n’a pas su vaincre, mais qui ne veut pas mourir, soutient inlassablement contre la domination anglaise. Quelle a été l’évolution de la question irlandaise de 1914 à 1918, quelle a été sous l’effet de la guerre la « réaction » de l’Irlande, et comment s’est noué le drame, c’est ce dont nous avons essayé de rendre compte ici même[2]. Nous savons qu’après avoir cru toucher, en 1914, au but de ses aspirations séculaires, l’Irlande a vu en peu de temps se perdre tout le fruit de ses efforts, et qu’alors, écartant ses chefs constitutionnels, abandonnant les voies légales, elle a fait appel à la violence et s’est donnée à l’Extrémisme. L’Extrémisme, c’est aujourd’hui le Sinn Fein qui le représente et l’incarne. Qu’a-t-il fait en Irlande, qu’a-t-il fait de l’Irlande depuis trois ans ? Avant de répondre, il faut d’abord nous demander ce qu’a été son passé, et ce qu’est sa pensée.


I

Ce n’est pas du nouveau que l’extrémisme en Irlande. Du moment où, conquise par Cromwell et par Guillaume III, l’Irlande n’a plus été à même de lutter à armes égales contre sa puissante voisine, la guerre ouverte s’est muée en action révolutionnaire : c’est l’insurrection de 1798, avec Wolfe Tone et lord Edward Fitzgerald, c’est la conspiration de Robert Emmet ; en 1848, c’est le soulèvement de la Jeune-Irlande, avec John Mitchel et Smith O’Brien ; puis c’est le Fenianisme, qui sombre dans le crime des « Invincibles. » Sous des formes diverses, c’est toujours le recours à la force, avec cet objet de rejeter le joug anglais et de gagner l’indépendance. Il est, depuis un demi-siècle, ardemment excité par cette « plus grande Irlande, » l’Amérique, où Érin a vu émigrer, sous l’effet de la grande Famine, de la misère et de l’oppression, les meilleurs de ses fils, devenus les plus acharnés dans leur antibritannisme et dans la propagande contre l’Angleterre. En acte ou en puissance, l’extrémisme est ainsi toujours là. Dans les temps où le jeu constitutionnel semble autoriser quelque espoir, il se tait et se terre ; mais invisible et présent, il reste prêt à reprendre sa place de bataille.

Tel était le cas aux temps qui précédèrent la guerre. Depuis quarante ans que régnait le parti constitutionnel, l’extrémisme était en sommeil : il n’avait pas disparu pour cela. Il y en avait même de plusieurs espèces. Il y avait d’abord les restes des anciens Fenians, l’Irish republican Brotherhood, en relations étroites avec les Irlandais-Américains. Il y avait un vague républicanisme assez répandu chez les intellectuels. Il y avait à Dublin, — chose nouvelle, — un parti révolutionnaire ouvrier, nationaliste en même temps que marxiste, né d’une série de grèves malheureuses et entretenu par la misère dans la capitale irlandaise. Il y avait enfin le Sinn Fein.

Celui-là est alors moins un parti qu’un esprit, une influence, un prosélytisme national. Il se place au-dessus de la politique et’ appelle à lui, par la voix de M. Arthur Griffith, tous les fils d’Érin, sans distinction de classe ou de croyance. Sinn Fein[3] ! Nous, nous-mêmes ! Sauvons-nous nous-mêmes. Au lieu de demander la liberté, prenons-la. Foin des parlementaires, qui « aboient toujours et jamais ne mordent, » et du parlementarisme, jeu inutile et dégradant, école d’esclavage et d’anglicisation ! Envoyer des représentants dans ce Parlement de Westminster, qui n’est, comme disait Mitchel, qu’ « un foyer de corruption et une usine à coercition, » ce n’est pas seulement jouer un jeu de dupes, car l’Angleterre n’a jamais cédé qu’à la crainte ou à la contrainte ; mais c’est compromettre l’Irlande en reconnaissant l’autorité d’une assemblée étrangère, c’est admettre la validité de l’Acte d’Union de 1800 et légitimer sous un vernis constitutionnel la force britannique en Irlande. Le home rule ne serait qu’une caricature de liberté, avec le seul droit de gérer « le gaz et l’eau » et quelques petites affaires de ce genre : vive l’Irlande indépendante, souveraine ! . L’Irlande république ? Le Sinn Fein ne va pas encore jusque-là ; il se contenterait de la Constitution de 1782, qui ne laissait entre l’Irlande et l’Angleterre qu’un lien unique et fragile, la Couronne. Il n’ose non plus prôner, comme font les autres révolutionnaires, la « Force physique, » du moins quant à présent, et jusqu’au jour où les circonstances permettraient d’engager la lutte avec espoir : l’appel aux armes ne doit être que le dernier acte du drame. En attendant, ses moyens sont la résistance passive et la reconstruction autonome. Plus de compromis. Plus de députés irlandais à Londres, mais une assemblée nationale à Dublin. Plus d’enrôlements dans l’armée britannique. N’allons plus aux tribunaux royaux, mais à des cours irlandaises d’arbitrage. Refusons l’impôt anglais. Reconstituons sur des bases nationales nos écoles, notre industrie, notre commerce ; libérons-nous de la sujétion économique de la Grande-Bretagne, et, comme disait déjà Swift, « brûlons tout ce qui nous vient d’Angleterre, hors le charbon. « Faisons une Irlande prospère, une Irlande nationale, une Irlande malgré les Anglais et sans les Anglais. L’Irlande est libre dès qu’elle agit comme si elle l’était.

Politique d’attente et de régénération, politique révolutionnaire aussi, ou plutôt extrémiste, sinon par les moyens actuels, du moins par le point de départ et le but. C’est la rébellion pacifique en réponse à la pénétration pacifique ; c’est le self kelp, l’ « aide-toi toi-même, » appliqué à la vie nationale ; c’est, avant la lettre, l’application du principe wilsonien de la libre disposition des peuples. Entre les différents aspects de l’extrémisme irlandais, il y avait ainsi avant la guerre des divergences, mais il y avait aussi un fond commun. La haine de l’Angleterre d’abord, du moins de l’Angleterre en Irlande, cette haine dont M. Lloyd George disait naguère que « des siècles d’injustice barbare, et, ce qui est pis, des siècles d’injures et d’insolences, l’ont enfoncée jusqu’à la moelle de la race irlandaise. » Puis cette croyance que, contre l’ennemi qui sans droit occupe le pays et le tient sous le joug, tout est permis : l’opportunité des moyens se discute, leur légitimité non. Cette conviction encore que l’Irlande ne pourra « avoir sa chance » et vivre sa vie qu’une fois séparée de l’Angleterre, et que l’affranchissement ne sortira jamais de la force morale, par libre don d’un gouvernement étranger dont la parole n’a plus cours et dont le seul but est de gagner du temps vis-à-vis de ce malade, l’Irlande, jusqu’à ce que le malade meure, c’est-à-dire que, par l’émigration ou l’anglicisation, la question irlandaise ait disparu d’elle-même. Rien dans cet extrémisme qui sente la lutte des classes, rien qui rappelle l’Internationale ou le Bolchévisme. Sa cause profonde n’est que dans un fait politique, le joug de l’étranger ; elle n’est pas dans le mauvais gouvernement de l’Angleterre, mais dans le fait même de la domination britannique : Not foreign government, but foreign rule is Ireland’s bane, disait Wolfe Tone. Son cri est celui de Mazzini et de Garibaldi : Fuori i barbari !


II

Si l’effort constitutionnel avait réussi, si l’Angleterre avait su faire à temps les concessions nécessaires, l’extrémisme aurait probablement perdu, avec sa raison d’être, l’être même, et se serait de lui-même éteint peu à peu. Il n’en fut pas ainsi, et tout au contraire la guerre vit et fit en Irlande la victoire de l’extrémisme : non pas à vrai dire celle du néo-fenianisme qui, allié aux forces ouvrières, s’essaya malheureusement à la révolution dans la semaine de Pâques 1916, mais celle du Sinn Fein. C’est dans le Sinn Fein qu’elle jette et fond comme dans un creuset toute l’Irlande nationale : mais en même temps, ce Sinn Fein, elle le transforme, et de cette doctrine elle fait un parti et une action.

Pendant qu’à l’appel de Redmond la majorité du pays, en 1914, épouse la cause des Alliés et se donne à la guerre, l’extrémisme se réserve et se roidit. Depuis deux ou trois ans déjà il s’est vu stimuler et provoquer, nous le savons, par la rébellion de l’Ulster : ce qui a triomphé, à Belfast, de 1911 à 1914, ce n’est pas seulement l’Orangisme, c’est l’idée révolutionnaire, et Carson, en soulevant le « coin sacré, » a réhabilité la « force physique » et fait par contrecoup le jeu de la minorité avancée dans l’Irlande nationale : Carson a préparé Casement. Puis la guerre, qui frappe les hommes de vertige, surexcite les violents et les enflamme d’espoirs fous. L’Angleterre combat contre l’impérialisme et pour la liberté des nations : n’est-ce pas la Providence qui la livre ainsi moralement à notre merci ? Sa puissance ne va-t-elle pas être ébranlée, et de cet ébranlement n’est-ce pas l’Irlande qui profitera, si elle sait se garder ? England’s difficulty Ireland’s opportunity ! Les difficultés de l’Angleterre sont la chance de l’Irlande : le mot fameux semble fait pour la circonstance. Cependant l’idée d’une rébellion active ne se perçoit pas au début dans le Sinn Fein. L’esprit est celui d’une neutralité qui, du mal souhaité à Albion, escompte le bien d’Erin : cette guerre n’est pas la nôtre, car l’Empire britannique n’est pas notre empire. Saut chez des isolés ou des exaltés, pas de germanophilie, si ce n’est sous les espèces de l’anglophobie. On est violemment antianglais, on n’est pas pour cela pro-germain. We serve neither King nor Kaiser, but Ireland. Si l’Allemagne était victorieuse, que gagnerait l’Irlande à changer de maître ? « Que l’Allemagne veuille s’emparer de l’Irlande, dira un jour de Valera, ceux qui résistent aujourd’hui à l’Angleterre seront les premiers à lutter contre elle. » Mais on ne se sent pas en guerre contre les Allemands : ils ne nous sont rien, ils ne sont même pas nos ennemis…

Il y a eu, nul n’en ignore, des intrigues germano-irlandaises durant la guerre : il y a eu Casement et ses vains efforts pour enrôler au service de l’Allemagne les Irlandais prisonniers, il y a eu les envois d’armes en Irlande et les sous-marins boches sur les côtes. Tout cela a été machiné par les Irlandais-Américains, dont ce cerveau brûlé de Casement est l’agent, brûlé, lui aussi, depuis longtemps. En Irlande même, il n’y a, pour s’y laisser prendre, qu’un petit nombre d’énergumènes qui prétendent d’ailleurs que l’Irlande, dont les droits d’État souverain sont imprescriptibles, est justifiée à s’allier avec telle Puissance qu’il lui plaît, comme elle a fait avec la France au temps d’Humbert et de Hoche. Lors de la rébellion de Pâques 1916, pendant la « république des six jours » à Dublin, ils ne craignent pas de placer dans la proclamation du gouvernement provisoire une allusion à leurs braves alliés d’Europe. » L’imputation d’entente avec l’Allemagne, le Sinn Fein l’a, quant à lui, toujours repoussée, comme il a repoussé toute responsabilité dans la rébellion de Pâques : il n’était alors encore ni pour la république ni pour la révolution armée.

Il n’a pas fait la rébellion de 1916, ce serait plutôt elle qui l’a fait, du moins qui a fait de lui ce qu’il est devenu. L’échec du soulèvement démontre à tous l’impossibilité de la lutte à armes égales contre la puissance anglaise : découragés, finis, les ultras de l’extrémisme viennent alors au Sinn Fein. C’est à lui aussi que vient peu à peu le gros du pays, c’est à lui que profite la poussée de révolte due à la guerre et qui suit la répression militaire de 1916, puis l’échec du home rule et de la Convention de 1917-1918. Porté par le sentiment populaire, il devient ainsi un parti politique. En novembre 1917, il compte 1 200 clubs dans le pays ; M. de Valera passe à la tête du mouvement, aux lieu et place de M. Griffith : l’homme d’action prime l’homme de pensée. Il triomphe enfin aux élections générales de décembre 1918. En même temps, ses tendances se sont modifiées avec sa situation ; un grand parti ne peut se contenter d’une politique d’attente et à lointaine échéance. Sans rien abandonner de ses principes anciens, il se rallie à l’idée républicaine, non par amour de la république, mais pour réserver la forme future de la constitution. Il se rapproche aussi des idées de la « force physique, » qu’il entend adapter aux circonstances et aux possibilités. Voilà le Sinn Fein au pouvoir, devenu républicain et révolutionnaire.


III

Il ne se lance pas, pour débuter, dans la révolution, dans la « force physique, » qui ne viendront que plus tard, à défaut d’autres moyens. C’est, sinon la république, du moins un « gouvernement » révolutionnaire et républicain qu’il cherche d’abord à constituer, usant à cette fin des procédés qu’il a toujours prônés, résistance passive, reconstruction d’Erin en dehors de la loi anglaise et malgré elle.

Dès le 21 janvier 1919 se réunit à Dublin l’Assemblée Nationale d’Irlande, la Dail Eireannt où sont convoqués tous les députés élus le mois précédent. Sur soixante-treize élus du Sinn Fein, trente-six sont alors en prison, quatre en exil, il n’y a qu’une trentaine de membres présents : jeunes gens pour la plupart, ardents, intransigeants, ignorant la crainte comme le compromis, sans expérience ni sens des réalités, et avec eux quelques hommes plus âgés, quelques « vieilles barbes » académiques. La Dail vote une solennelle Déclaration de l’Indépendance irlandaise, elle arrête une Constitution provisoire et élit un ministère de cinq membres. Dissoute au mois de septembre suivant, elle continue à se réunir secrètement par intervalles.

Le nouveau « Gouvernement » d’Irlande se pose en supposant au Gouvernement anglais en Irlande, qu’il s’ingénie à empêcher de gouverner, tout en s’efforçant de gouverner lui-même, et de créer pour son compte des institutions nationales qui se substitueraient peu à peu aux institutions établies. Entre le gouvernement britannique et le gouvernement républicain et révolutionnaire, la lutte s’engage, lutte où ce dernier marque d’abord de curieux succès.

Il s’occupe d’abord du bien-être économique du pays. Il fait procéder à des enquêtes sur les ressources nationales, travaille à créer des industries nouvelles, une flotte de commerce ; il lutte contre l’émigration, contre l’alcoolisme, contre l’abus des importations anglaises et des exportations de denrées alimentaires ; il émet un emprunt en Irlande, un autre en Amérique. Puis il met la main sur l’administration locale : aux élections de janvier et juin 1920, les assemblées de comtés, de districts, de villes, passent en grand nombre au Sinn Fein ; elles s’affilient à la Dail et affectent d’ignorer les autorités britanniques. Enfin il institue dans une bonne partie du pays une justice et une police, qui arrivent à fonctionner passablement. Des cours républicaines de justice se tiennent un peu partout, au criminel comme au civil ; il y en a, au mois de juin 1920, dans vingt-six comtés à la fois. Elles sont assistées par une police républicaine, composée de volontaires. Elles jouissent d’une certaine autorité ; les journaux unionistes rendent eux-mêmes témoignage à leur diligence et à leur compétence ; on voit des Anglais recourir à cette juridiction illégale, mais honnête et impartiale. L’agitation agraire avait commencé à se donner carrière, dans l’Ouest, à la faveur des troubles : les cours d’arbitrage répriment le désordre, et réussissent souvent à transférer des terres à l’amiable du propriétaire à l’exploitant. Cependant les tribunaux officiels se voient désertés ou empêchés de fonctionner ; les magistrates ou juges de paix démissionnent en masse ; jurés et témoins font défaut ; les accusés manquent souvent aussi, la police régulière ne réussissant pas à se saisir de leur personne. A Birr, le 8 juin 1920, on pouvait voir un juge royal siéger dans un tribunal vide, tandis que, de l’autre côté de la rue, une cour républicaine jugeait les affaires inscrites au rôle du premier.

Il arrive ainsi qu’au printemps de 1920, en bien des régions, l’autorité de la couronne n’est guère plus qu’un mot. Surpris par cette génération spontanée de pouvoirs extra-légaux, le gouvernement britannique a fléchi d’abord, et laissé faire. Mais il se reprend, et il riposte. Il fait la chasse aux juridictions révolutionnaires, il poursuit et emprisonne juges et policiers volontaires, avec ce résultat qu’il n’y a bientôt plus de justice du tout. Aux conseils locaux républicains il coupe les vivres en refusant les subventions ou parts d’impôt qu’il devait leur verser et qui représentent une grosse part de leurs ressources, de sorte que ces conseils, n’osant charger leurs administrés de lourdes taxes nouvelles, se voient bientôt à quia, forcés de réduire les services, de les supprimer parfois : parfois on relâche les aliénés, on ferme les hôpitaux. C’est l’anarchie locale. Comment cela pouvait-il finir ? La révolution pacifique ne saurait réussir que contre une autorité qui s’abandonne. La lutte ne pouvait se prolonger qu’en se transformant, en passant du terrain civil à celui des armes.

Parallèlement à ce travail intérieur, le « gouvernement » républicain poursuit d’ailleurs une action au dehors : il s’efforce, par une habile propagande, d’obtenir des Puissances la reconnaissance diplomatique et de donner à la question d’Irlande le caractère international. Dès le mois de janvier 1919, la Dail a lancé un « Appel aux Nations » où elle affirme les droits historiques et l’indépendance d’Erin, en demandant aux « Nations libres » de reconnaître l’Irlande en qualité de libre nation et d’admettre la « République irlandaise » à faire valoir ses titres au Congrès de la paix ; elle a nommé ses « ambassadeurs » à Paris. L’Irlande républicaine se fait alors bien des illusions sur les dispositions des Alliés et sur l’appui que les États-Unis pourraient prêter à sa cause. Que de grands et vains espoirs ont éveillé en elle les manifestes par lesquels le Président Wilson a promis la paix de justice et appelé le règne du droit fondé sur la libre disposition des peuples et le consentement des gouvernés ! La Chambre des Représentants n’a-t-elle pas voté, le 4 mars 1919, une déclaration intercédant pour l’Irlande auprès de la Conférence de Paris, et le 4 juin suivant, le Sénat de Washington n’a-t-il pas approuvé, à l’unanimité moins deux voix, une motion où il se déclare favorable à la volonté de l’Irlande d’avoir un gouvernement de son choix, et où il demande à la Conférence d’entendre les délégués irlandais ? A Paris même, la propagande irlandaise est appuyée par la présence de trois envoyés irlando-américains, MM. Walsh, Dunne et Ryan, qui remettent au Président Wilson un mémoire, — en quatorze points, comme de juste, — sur les revendications irlandaises, et profitent d’ailleurs de leur séjour en Europe pour aller faire une enquête de visu dans l’Ile Verte, d’où ils rapportent contre le gouvernement du « Château » un violent acte d’accusation. Pourtant, les espoirs diplomatiques de l’Irlande devaient fatalement se voir trompés. MM. O’Kelly et Gavan Duffy, délégués du « gouvernement élu de la République irlandaise, » déposent bien à la Présidence du Congrès la requête de l’Irlande ; mais l’Irlande n’est pas admise à la Conférence, — elle ne pouvait pas l’être, étant sortie de la guerre en vaincue, et sujette toujours de la grande victorieuse, l’Angleterre, — et la requête de ses délégués n’est même pas reçue officiellement. L’échec est consommé par l’article 10 du Pacte de la Société des Nations, qui dispose que « les membres de la Société s’engagent à respecter et à maintenir contre toute agression extérieure l’intégrité territoriale et l’indépendance politique présente de tous les membres de la Société. » C’est, par prétention, la condamnation en règle de l’Irlande. Mais cette condamnation, elle ne l’accepte pas, et elle agit énergiquement contre le Traité de Versailles dans le seul pays où elle dispose de quelque influence, aux États-Unis, où le « Président » de Valera, échappé de sa prison anglaise, va, faire dans l’automne de 1919 une intense propagande. A New-York, il reçoit du maire Hylan le droit de cité. Les États-Unis, on le sait, rejetteront le Pacte des Nations. Mais sera-ce un succès que ce rejet dû avant tout à des causes proprement américaines, et qui après tout n’avancera en rien les affaires de l’Irlande ? L’Irlande aura réussi seulement à intéresser l’opinion, apprenant, un peu tard et à ses dépens, que la politique des grandes Puissances n’est pas faite de sentiment, et que le courage moral, le désintéressement et la générosité, n’y ont hélas ! pas leur place.


IV

L’Irlande n’a donc plus rien à espérer, et l’Angleterre plus rien à redouter, d’une intervention étrangère. Dans le silence du monde indifférent, elles sont bien seules, terriblement seules, en face l’une de l’autre. Dès lors, entre l’une et l’autre, c’est le recours aux armes. L’Angleterre resserre l’étau de la coercition, l’Irlande lâche la « force physique. » Qui a commencé ? Question vaine dans une lutte qui dure depuis sept siècles. La vérité est que, de chaque côté, on veut en venir aux mains : l’Irlande, dans cette idée que, les voies de droit étant épuisées, c’est la seule ressource qui lui reste ; l’Angleterre, dans cette pensée qu’après avoir tout tenté pour concilier Érin, il ne lui reste plus qu’à la mater. L’Angleterre proclame que la répression répond à la rébellion : les « représailles » n’ont commencé, affirmait naguère M. Lloyd George, qu’après que cent policemen eurent été assassinés. L’Irlande, d’autre part, proteste qu’en s’insurgeant elle ne fait que résister à la coercition, et user de légitime défense : que l’agression britannique cesse, la riposte cessera ! Elle déclare cette coercition intolérable et effroyable : en 1917, 340 arrestations politiques, 24 déportations, 2 meurtres de civils ; en 1918, 1 106 arrestations politiques, 77 déportations, 5 meurtres de civils (restés impunis comme l’année précédente), 260 raids sur maisons privées : cela avant que l’Irlande se soit rendue coupable d’un seul attentat depuis la rébellion de Pâques. Ce n’est qu’en janvier 1919 que le premier policeman est tué ; il y en aura 15 ou 16 en 1919. La coercition, d’ailleurs, ne cesse de s’aggraver. En septembre 1919, le « Château » supprime toutes les organisations politiques vivant au grand jour, poussant ainsi le pays vers les sociétés secrètes et laissant le champ libre aux violents ; la réponse est l’horrible attentat de décembre contre le maréchal French. Si rude est l’oppression que le Times y voit de la provocation, accusant le « Château, » ou la coterie réactionnaire qui y règne, de pousser l’Irlande à une révolte qui serait ensuite noyée dans le sang, ou tout au moins de soulever dans le pays un état de choses tel qu’un règlement devienne impossible : autrement dit, le jeu joué par Pitt en 1798, et qui aboutit à la suppression du Parlement de Dublin et à l’Acte d’Union. De janvier 1919 à mars 1920, les Irlandais ont compté 22 279 raids sur les maisons, 17 meurtres, 2 332 arrestations politiques, 151 déportations, et 402 édits de suppression de réunions ou de journaux.

Quoi qu’il en soit, on constate qu’à partir du début de 1920, la violence, de part et d’autre, s’affranchit de tout frein et se donne libre carrière. Le « Château » veut rétablir son pouvoir à tout prix : le Sinn Fein veut à tout prix détruire ce pouvoir, expulser du pays le gouvernement britannique, en l’usant, en le paralysant, en démontrant que la coercition est impuissante et que l’Irlande est ingouvernable par l’Angleterre. En même temps que, du côté des « forces de la couronne, » la coercition s’exaspère sous la forme de « représailles, » on voit du côté irlandais l’insurrection s’organiser et les attentats, qui jusqu’alors étaient restés isolés, sporadiques, faire place à une campagne systématique, à un plan concerté et coordonné pour la « suppression » du gouvernement britannique et de ses agents, de tous ceux qui, du haut en bas de l’échelle, participent à son service.

L’insurrection ? Non pas le soulèvement en masse, l’offensive ambitieuse, où la partie serait trop inégale, car il est clair que contre la force militaire anglaise l’Irlande est impuissante en bataille rangée ; mais la guérilla, quotidienne, partout présente, douée de mille formes depuis le meurtre ou l’incendie isolé, l’embuscade banale ou le coup de main local, jusqu’aux grands raids et aux attentats retentissants ; la guérilla anonyme, ingénieuse, qui agit par la vitesse et la ruse, la surprise et le guet-apens, dans l’imprévu et le mystère, éclatant toujours là où on ne l’attend pas, énervant le civil sous la menace constante du coup de revolver ou de bombes, usant la force armée dans l’alerte continuelle et l’attente de l’attaque soudaine où en quelques instants elle verra ses hommes tués, ses communications coupées, ses positions enlevées, ses armes arrachées, sans parfois qu’elle ait le temps de se reconnaître et de se défendre. — C’est donc le crime organisé ? — C’est la guerre, répond le Sinn Fein. Par le vote et la volonté du peuple, le gouvernement républicain est le gouvernement de droit de l’Irlande, nous le faisons respecter en luttant comme nous pouvons contre l’usurpateur qui occupe notre pays ; nous ne sommes ni des anarchistes en révolte contre l’autorité légitime, ni des impérialistes en mal de conquête, mais les vengeurs et libérateurs de notre patrie foulée aux pieds par l’oppresseur étranger. — Pour cette « guerre, » il a de l’argent : il en a d’Amérique comme il veut ; il en lève sur le pays par contributions volontaires ou forcées ; quand il peut, il en prend sans scrupule aux autorités britanniques. — Il s’est créé une armée. Rien sans doute qui ressemble à ce qu’on entend d’ordinaire par ce mot, mais quelque chose de redoutable tout de même, parce qu’insaisissable : des volontaires, — dans le nombre il y en a que la Terreur républicaine a forcés à se porter tels, — appelés au fur et à mesure des besoins, assez disciplinés, très braves, vivant et combattant dans l’ordre dispersé, formés en petits détachements mobiles, en colonnes volantes, comme autrefois nos Vendéens, vivant sur le pays, cachés dans les villes, ou bien retirés dans la campagne, sur les collines d’où ils descendent à l’improviste pour « opérer » et où ils retrouvent asile, l’opération faite ; ils sont à la fois partout et nulle part ; parfois des femmes, des jeunes filles leur apportent, au moment voulu, cachées sous leurs jupes, les armes, soigneusement mises à l’abri le reste du temps ; secrètement réunis, ils frappent leur coup et s’évanouissent dans la nuit, dans la foule, ou dans le bled. Il y aurait ainsi deux cents bataillons, forts de 100 à 1 000 hommes chacun : c’est l’trish republican Army, commandée par Michaël Collins. Plus la coercition britannique est violente, plus les volontaires affluent, dit-on ; le jour où le petit Kevin Barry, âgé de dix-sept ans, fut pendu, plusieurs centaines de jeunes gens s’enrôlèrent à Dublin.

Ces hommes-là sont prêts à tout et feront n’importe quelle besogne contre le gouvernement ennemi, ses « mercenaires » et ses « suppôts. » Cela commence petitement, puis le cadre des opérations s’élargit peu à peu. Les armes et le matériel manquent : ce n’est qu’un jeu de s’en procurer, fusils et revolvers, et aussi bombes et grenades, explosifs, voire motocyclettes et automobiles, par des attaques sur les postes de police, les casernes, les détachements réguliers en marche, les trains de ravitaillement militaire. Ce n’est qu’un jeu de brûler en quelques jours, comme on fait au printemps de 1920, dans l’Ouest, 150 casernes de la Constabulary, les dites casernes ayant d’ailleurs été préalablement évacuées par la police qui, en se retirant dans les villes, où elle est mieux protégée, a ainsi abandonné aux républicains de larges régions rurales. On brûle un peu partout des tribunaux, des bureaux du fisc ; en mai 1921, on brûle à Dublin, non sans pertes dévies humaines, les bâtiments de la Douane où résident le Local Government Board et l’administration de l’Income Tax. On coupe les fils télégraphiques et téléphoniques, on détruit les postes centraux, on attaque et on pille les bureaux de poste, on met la main sur les autos postaux et les courriers officiels, on tente de forcer les prisons pour délivrer les amis. On enlève et on met à l’ombre des généraux, des officiers, des magistrates, des landlords, parce qu’ils travaillent contre le parti. On fait des descentes et perquisitions dans les maisons privées ; on incendie parfois les demeures des adversaires.

A Dublin, la police métropolitaine, neutralisée et désarmée, est épargnée ; de même, en général et sauf le cas de représailles, les Tommies qui, à la ville, flânent le soir sans armes dans les rues au bras de leur girl, les officiers en dehors du service, exception faite pour les officiers des cours martiales. Mais dès le début on s’est largement attaqué à la Royal irish Constabulary, cette police militaire, très puissamment armée, composée surtout d’Irlandais, — des traîtres dont il faut purger le pays, — et qui, de fait, affaiblie par le découragement, les démissions, l’arrêt du recrutement indigène, dut bientôt être rénovée par l’adjonction des Black and Tans et des « Auxiliaires, » de sinistre réputation : ceux-ci sont devenus le gibier ordinaire des républicains, les officiers de la Constabulary, inspecteurs de district ou de comté, représentant les pièces de choix. On frappe les agents directs ou indirects du « Château, » les témoins à charge, les « activistes » qui prêtent leur concours à l’autorité britannique dans la guerre contre l’Irlande. On « exécute » surtout les espions et les délateurs, à quelque sexe qu’ils appartiennent ; sur le cadavre, abandonné au bord d’une route, un papier est souvent épingle portant ces mots : « Jugé, condamné et exécuté. Espions, gare à vous ! Armée républicaine irlandaise. » Jugé, c’est une façon de parler, car point de procès et point de défense. Cette soi-disant justice étant fort expéditive, des erreurs sont commises, et parfois reconnues. La « Terreur verte » ne regarde pas aux moyens pour imposer sa loi, et croit se justifier en arguant des nécessités de la guerre qui font que le Sinn Fein en campagne doit assurer ses arrières et que, vivant de la confiance du pays, il a le droit de se montrer impitoyable pour les traîtres comme le devoir de tenir en respect tous ceux qui seraient tentés de désobéir à ses ordres ou de nuire à sa cause.

On tue n’importe quand et n’importe où, au domicile de la victime, à l’hôtel, au restaurant, au cinéma, en tramway, en pleine rue : un coup de feu, l’homme tombe et le meurtrier s’éclipse ; ou bien, quatre ou cinq affidés tirent la personne à part et lui font son affaire à quelques pas de là. La plupart du temps, telle est la terreur que personne des assistants n’ose bouger, car chacun sait qu’au moindre mouvement dix brownings seraient braqués sur lui, et personne n’ose témoigner en justice, car nul n’ignore qu’il y va de la vie.

Vis-à-vis des forces de la Couronne, avec de l’audace, du coup d’œil et de la vitesse, le coup de main réussit souvent. On fait des raids sur les postes armés, les blockhaus et les casernes. On fait sauter ou dérailler les trains de troupes. On attaque au fusil ou à la grenade les auto-camions chargés de soldats ou de constables, dans la rue ou dans la campagne : des civils sont tués ou blessés au cours de l’affaire, qu’importe ! On assaille, par embuscades soigneusement « tendues, » des partis de réguliers. Le commandant de compagnie, qui a charge de l’opération, prépare les choses dans le plus petit détail ; il distribue les rôles, qui aux bombes, qui au fusil, qui au revolver, il place ses hommes, organise les patrouilles, envoie des scouts en information, dispose les arrière-gardes et les lignes de retraite ; il rend compte à ses chefs par écrit. Pour peu que l’affaire en vaille la peine, on détruit les ponts, on bloque les routes, on creuse des tranchées, on coupe les fils télégraphiques, on « isole » une région ou une ville. Parfois ce sont ainsi de vraies petites batailles qui durent plusieurs heures et où, de part et d’autre, sont engagées plusieurs centaines d’hommes. On ne saurait dire que, dans cette guérilla, au milieu de ces crimes, il ait manqué de traits chevaleresques ; mais l’horreur y tient une plus grande place. Ne parlons pas ici du petit et vil terrorisme quotidien, du boycottage, de ces jeunes filles à qui on coupe la chevelure parce qu’elles fréquentent ou servent la constabulary. Mais comment verrait-on, par exemple, sans répugnance, pour ne pas dire davantage, ces républicains qui revêtent parfois des uniformes anglais dans leurs « opérations, » ou se mêlent à la foule des femmes et des enfants pour faire le coup de feu ? Quoi de plus affreux que le meurtre de ces femmes aux côtés de leur mari ? Et quelle atrocité pire que celle de ce « dimanche rouge, » — 21 novembre 1920, — où, à Dublin, une douzaine d’officiers britanniques furent assassinés le matin, tous à la même heure, quelques-uns dans leur lit et sous les yeux de leur femme ? Au crime politique s’ajoute d’ailleurs le crime de droit commun. Le désordre appelle le pillage. La vendetta privée a beau jeu de s’exercer sous le couvert des « exécutions d’espions. » Tel incendie de château ou meurtre de notable rappelle ceux des whileboys d’autrefois. Comment y aurait-il de borne ou de frein au crime quand, les fondements premiers de la société étant renversés, le crime lui-même est devenu loi ?


V

Et quand, il faut le dire, les agents de la puissance publique rivalisent d’excès et de violences avec les révolutionnaires.

A une répression très rigoureuse, mais juste, nul n’aurait trouvé à redire. Devant le crime, en principe et sauf abus, la rigueur est légitime autant que nécessaire. Avec tout l’arsenal des lois de coercition, avec le Peace Restoration Act de 1920 qui supprime le jury et organise les cours martiales, avec l’état de siège appliqué en décembre au Sud-Ouest de l’Irlande[4], le gouvernement s’est muni de pouvoirs considérables pour la répression comme pour la prévention. Il peut, sur simple soupçon, emprisonner les gens, les déporter, les interner dans des camps de concentration ; ceux-ci contenaient, à la fin de juin dernier, 3 252 personnes, et il y avait alors en prison 1 579 individus non jugés, plus 1 227 condamnés en cours de peine. Il peut faire visiter toute maison privée et à toute heure ; arrêter, interroger et fouiller à la ville tous les passants pris dans un coup de filet, tous les occupants d’un train ou d’un tramway, tous les spectateurs d’un cinéma ou tous les fidèles dans une église ; cerner par la force publique un quartier, un bourg ou un village, avec vaste déploiement de troupes, de tanks, d’autos blindées, de mitrailleuses et de fils de fer barbelés, en vue de recherches et perquisitions minutieusement opérées homme par homme et local par local. Il restreint ou parfois interdit la circulation ; il exerce sur les journaux et correspondances la plus stricte censure.

De pareils pouvoirs ne sauraient toujours s’exercer avec mesure. De fait, il est déplaisant de voir les têtes mises à prix, les primes promises aux délateurs, les suspects placés en otages sur les voitures, les prisonniers politiques mis au régime des criminels ordinaires, les descentes de police tourner à la persécution ou s’effectuer en pleine nuit chez des religieuses cloîtrées ou à l’église pendant l’adoration des quarante heures. Il est alarmant de voir en cours martiales des sentences trop disproportionnées à l’offense, et des condamnations capitales contre qui protestent les juges les plus haut placés. L’abus est aisé et, avouons-le, presque fatal. Mais ce que la conscience publique est toujours en droit d’exiger, c’est que, dans l’exercice de la répression, si rigoureuse soit-elle, l’autorité, qui représente la légalité et l’ordre, apporte toujours l’ordre et la légalité : c’est là l’essentiel, et c’est ce qui a essentiellement manqué.

Certes il n’était pas facile de lutter contre le crime, quand nul ne se souciait de prêter son concours à l’autorité dans cette lutte. Il n’était pas facile de venir à bout de la guérilla, quand l’autorité était abhorrée par les quatre cinquièmes de la population. Il y avait là un problème nouveau que l’esprit britannique, lent à se retourner, à s’adapter, n’était pas prêt à résoudre impromptu. Pour dompter le Sinn Fein et reprendre en mains un gouvernement qui, vers le milieu de 1920, semblait sombrer dans l’impuissance, la défiance et l’anarchie, il fallait rétablir l’ordre en procédant à une occupation massive du pays, au moyen de forces bien en mains et très disciplinées, il fallait réduire par d’habiles opérations militaires l’armée républicaine, tout en assurant à la masse du pays la protection des lois, en se faisant de la population une alliée et non une ennemie, en conquérant en vue de l’œuvre à accomplir l’appui de l’opinion par une équitable politique de concessions. Le gouvernement britannique, soit qu’il ait manqué en temps utile de la claire vision des nécessités, soit que, devancé par les événements, il se soit vu pris de court, se laissa mener par d’autres voies. Tandis que M. Lloyd George déclare bien haut qu’il ne s’agit que de mettre la main sur la « bande d’assassins » et de délivrer l’Irlande du joug de quelques centaines de brigands, après quoi la population viendra d’elle-même à résipiscence et l’ordre renaîtra comme par enchantement, en fait, c’est toute l’Irlande nationale qui va être mise à feu et à sang au nom de l’autorité britannique ; le « Château » ne sait qu’inaugurer un régime dont l’effet, sinon l’objet, sera de combattre la terreur par la terreur et de répondre au crime par le crime : c’est le régime dit des « représailles, » appliqué par les Black and Tans et les « Auxiliaires, » avec l’assistance de l’armée.

L’armée régulière, — il y a eu, dit-on, jusqu’à 60 000 soldats britanniques en Irlande, — c’est, dans les forces de la Couronne engagées dans la guerre irlandaise, ce qu’il y a de mieux, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne se soit pas elle-même rendue coupable d’excès graves. Tommy, tout jeune, blond et rose dans son khaki, a d’ordinaire de la tenue et de la discipline. Il combat l’armée républicaine, il sert notamment à de vastes opérations d’encerclement, éclairées par avions, destinées à réduire les Comitadjs irlandais qui tiennent la campagne ; inapte aux choses de la police, il n’est censé faire en cette matière que prêter main-forte à la Royal irish Constabulary, corps d’ailleurs lui-même beaucoup plus militaire que civil, créé par Peel au milieu du siècle dernier. Cette Constabulary, organe d’exécution du « Château, » s’est trouvée au printemps de 1920 défaillante : ces Irlandais se refusaient à faire la guerre à l’Irlande. En hâte, non seulement on combla les vides, mais on doubla les effectifs en enrôlant comme on pouvait en Grande-Bretagne des recrues parmi les démobilisés et les sans-travail, y compris, dans le nombre, des gens peu recommandables qui très vite gâtèrent le reste. Comme au début ils portaient avec le khaki quelque effet d’uniforme noir de la Constabulary, ils se virent appelés Black and Tans, noirs et khakis, du nom d’une race célèbre de chiens de chasse de Limerick. De plus on les renforça par une formation soi-disant d’élite, les « Auxiliaires, » recrutés en Angleterre parmi les ex-officiers de la guerre, lesquels eurent rang de « cadets » tout en servant comme constables : plus instruits que la masse des 15 000 Black and Tans, choisis dans des milieux plus cultivés, ces 15 à 1 600 Auxiliaires sont aussi plus indépendants ; jeunes, allants, énergiques, ils semblent, quand ils partent en opérations, béret sur la tête, rifle en main et revolver pendu au côté, de frais et joyeux chasseurs en quête d’un good sport.

Vu l’urgence, on n’a pris le temps ni de les discipliner, ni de les encadrer comme il faut ; on les a lâchés sur le pays, comme pour une expédition « punitive, » avec le sentiment que tout est permis contre ces traîtres et ces criminels que sont les irish swine. Ils savent que l’autorité est restée jusqu’alors impuissante à châtier le crime : ils s’en chargeront ! Vivant au milieu d’une foule en grande partie hostile, de laquelle les hommes de l’armée républicaine ne se distinguent pas à première vue, puisque cette armée n’a pas plus d’uniforme que n’en avaient les Boers il y a vingt ans, conscients que de la poche du premier venu dans cette foule peut à tout instant jaillir un revolver ou une grenade, ils sentent que leur vie est dans leurs mains, ils se disent que leur sécurité n’est faite que de la crainte qu’ils inspireront : oderint dum metuant ! Instinct de conservation, esprit de vengeance et de licence, tout s’unit pour les porter à faire la guerre à la nation entière. Ils sont là comme en pays conquis, — comme les Allemands en Belgique en 1914, a dit le général sir H. Lawson, — défiants, grondants, violents. Brimer, brutaliser, terroriser la population, ne serait-ce pas d’ailleurs le meilleur moyen de la forcer à « évacuer » ses mauvais éléments ? Ils s’en donnent. Comme les républicains coupent parfois les cheveux des Irlandaises tièdes ou suspectes, ainsi font-ils à leur tour aux jeunes et jolies sinn-feinistes. Ils répandent les lettres de menaces et les avis comminatoires, signés Black and Tan, ou d’un crâne avec deux tibias croisés. Ils menacent les femmes pour atteindre les maris. En marche, ils tirent sur les fenêtres des maisons, ils tirent aussi sur les gens qui se sauvent à leur approche. Ils maltraitent à plaisir ceux chez qui, la nuit, ils perquisitionnent : portes ou fenêtres enfoncées, les gens enfermés pendant la fouille, les enfants parfois séparés de leur mère et laissés seuls en présence des policiers, les choses mises au pillage, les brimades, les interrogatoires sous le canon du revolver, les cris de put’em up ! Coups et violences sont monnaie courante. Ils « cognent » à tort et à travers : c’est le régime du knout, déclare un correspondant anglais. Il leur arrive de jeter les gens à l’eau. Ceux qu’ils arrêtent sont « passés à tabac » et brutalisés de mille façons. A Cork, en décembre, on a vu des Auxiliaires chasser devant eux la foule à coups de fouet. A Kinvara, comté de Galway, en février, ils mettent par terre à nu sept hommes, les rouent de coups, leur font chanter God save the King avant de les faire fuir, non sans leur tirer dessus pendant leur course. Quand ils arrivent dans une région nouvelle et jusqu’alors paisible, on peut être sûr qu’après quelque temps d’excitations il y aura des troubles : c’est ce qui s’est passé à Waterford dans l’été de 1920, puis à Ardree et à Drogheda après l’installation du camp de Gormanstown. Ainsi, sous couleur de combattre le crime et de tenir les criminels en respect, ils ne font que révolter la population traitée tout entière en ennemie et alla turca. Les officiers, débordés, ferment les yeux le plus souvent. C’est l’indiscipline et la violence déchaînées contre l’insurrection.

À ce régime les hommes se démoralisent vite, surtout que dès le début et pendant des mois, sûrs de l’impunité, ils se sentent les maîtres, et leurs maîtres ; l’ivresse fréquente accroît leur malfaisance ; ils perdent tout respect de la propriété privée comme de la vie humaine. Vols et pillages sont constants et courants. Ils entrent, le revolver à la main, dans les magasins et raflent valeurs et marchandises : nombre de commerçants ont été ainsi ruinés. Tout en fouillant les gens, au cours des coups de filet, dans la rue, il arrive qu’ils les dépouillent. Les perquisitions offrent naturellement des tentations et des occasions : sous prétexte de rechercher des armes ou des gens en fuite, ils subtilisent argent, bijoux, et spécialement aussi liqueurs. — Ils détruisent aussi, et ils brûlent. Ils mettent les maisons à bas et à sac, ils brûlent ou font sauter des édifices municipaux, des bâtiments commerciaux, des usines, des fermes, dont on a chassé les habitants : c’est que des suspects résident là, des sinn-feiners notoires, ou des individus « recherchés, » ou bien c’est qu’un crime républicain a été commis dans le voisinage, si toutefois ce n’est pas de leur part simple volonté de terroriser. Souvent, pour « opérer, » ils s’habillent en civil et se couvrent le visage d’une toile blanche percée de trous pour les yeux, ou de véritables masques qui, sous le nom de goggles, leur sont fournis « pour service de nuit » par les autorités. Parmi les incendies systématiques, il faut signaler ceux des creameries, ou « fruitières, » comme on dit chez nous, qui depuis vingt-cinq ans ont été créées en grand nombre dans les campagnes pour la fabrication du beurre et du fromage et sont un des facteurs importants de la richesse du pays. D’avril à novembre 1920, quarante-deux d’entre elles, faisant un million sterling d’affaires, ont été détruites en tout ou en partie, en réponse à des attaques contre les casernes de police ou au meurtre d’inspecteurs de la constabulary, ou parfois sans cause connue ; au printemps dernier, le chiffre s’élevait à soixante et une. Une ferme brûlée, c’est une famille ruinée. Une usine : un personnel en chômage. Une creamery coopérative : ce sont tous les paysans de la région qui sont frappés, en tant que propriétaires et exploitants, c’est toute la population rurale qui est atteinte d’un même coup.

Pas plus que les choses, les personnes ne sont épargnées. Par vengeance, prévention ou châtiment, les agents de l’ordre se sont mis à tuer aussi facilement que tuent les révolutionnaires : coupables, suspects, républicains militants, gens marqués sur les listes noires. De nuit, masqués, ou la figure noircie, ils entrent dans une maison et se saisissent de tel ou tel qu’ils tuent au lit, ou qu’ils emmènent pour l’abattre dans un champ ou sur la route, laissant le cadavre là où il tombe. Hasard ou erreur, dans le trouble et l’excitation, c’est souvent aussi l’innocent qui est frappé, le passant qui fait de l’embarras ou l’inconnu qui a le malheur de déplaire : tel le chanoine Magner, âgé de soixante-treize ans, tué en décembre 1920, alors qu’il intervenait pour protéger un cycliste en démêlé avec la police, par le cadet Harte, lequel, poursuivi, fut déclaré irresponsable ; ou encore ce vieux steward d’une grande propriété qui est criblé de balles et laissé pour mort sous prétexte que, quelques mois auparavant, deux « espions » avaient été « exécutés » par les sinn-feiners sur un coin du domaine. Parfois la victime est quelqu’un de notable et haut placé : c’est le lord-maire Mac Curtain de Cork, le maire Clancy et l’ancien maire O’Callaghan de Limerick, tués les uns et les autres sous les yeux de leur femme, les deux derniers en représailles pour le meurtre d’un général qui avait présidé l’enquête sur l’affaire de Mallow. Les gens qu’on a arrêtés disparaissent souvent « sans laisser de traces » : tués alors qu’ils cherchaient à s’échapper, selon la version officielle ; en réalité, « supprimés » discrètement et délibérément. A côté des meurtres individuels il y a aussi les tueries collectives, les feux de salve tirés par les patrouilles en auto sur les passants, les massacres comme celui de Croke Park, à Dublin, le « dimanche rouge ; » pendant un match de football, sous le prétexte (reconnu faux) qu’on avait tiré sur la police, — man hat geschossen, — la police tire et tue ou blesse soixante-treize personnes : c’est la criminelle contre-partie de l’assassinat des officiers anglais commis le matin même par les républicains.

Pour couronner l’œuvre de violence, il y a enfin les opérations d’ensemble, les sanctions collectives, dont les évêques d’Hibernie ont déclaré, dans leur manifeste du 21 octobre 1920, que « c’est la vengeance aveugle de barbares, exercée de propos délibéré contre toute une ville ou toute une campagne, sans la moindre preuve de complicité, par ceux qui ont la mission du gouvernement anglais de protéger les vies et les propriétés et de maintenir l’ordre en Irlande. » Cela commence au début de 1920 à Thurles ; puis au printemps à Fermoy, Limerick, Bantry, etc. ; en été et en automne à Tuam, Queenstown, Galway, Balbriggan, Trim, Mallow, etc. Chaque fois, avec des variantes, le thème est le même. Il y a eu dans la région un crime des sinn-feiners, ou une tentative d’attentat. Alors, en pleine nuit d’ordinaire, arrivent des auto-camions remplis de police ou de troupe, les hommes éventuellement en civil et masqués, sans officiers, avec tout le matériel nécessaire, explosifs, pétrole, bombes incendiaires, outils de tranchée. Fusillade. Les habitants fuient à demi vêtus dans la campagne. Quelques-uns sont tués. On fait sauter ou on brûle tout le village, ou tout un quartier de ville, ou tout un lot de maisons. Parfois il n’y a au raid de cause discernable que le désir de faire un exemple. D’avril à juillet 1920, une soixantaine de villes ou bourgades ont été ainsi mises à sac en tout ou en partie, et depuis lors le rythme des « dragonnades » n’a fait que s’accélérer jusqu’à la fin de l’année ; on croirait voir les cités-martyres de la Belgique ou de nos régions du Nord : « c’est pis que tout ce que j’ai vu en France, » disait un sergent britannique. Notez qu’il s’agit là d’opérations faites de sang-froid, sans l’excuse de la légitime défense ou de la chaleur du combat : les forces opérantes viennent de loin, munies de tout ce qu’il leur faut ; souvent il semble que le choix ait été fait d’avance des immeubles à détruire. Notez aussi qu’il ne s’agit pas de frapper les auteurs d’un crime ou d’un attentat : on punit une collectivité, pour des coupables qui peut-être ne lui appartiennent pas. Ainsi aboutit-on, le 11 décembre 1920, à l’événement le plus tragique de la série, le sac de Cork. Ce matin-là, dans une embuscade aux environs de la ville, les républicains ont tué un « cadet » et en ont blessé onze ; le soir même, l’assaut est donné à la plus belle partie de la cité par les Auxiliaires et les Black and Tans qui violentent la population, tirent à tort et à travers, incendient la bibliothèque Carnegie, le City Hall et d’autres bâtiments municipaux, une cinquantaine d’immeubles privés, la majeure portion de Patrick Street ; sept millions de livres de dégâts au bas mot, sans parler du pillage : Cork, écrit un prêtre, ressemble à Louvain.

Tout cela est « non officiel, » comme on dit là-bas, « non autorisé, » et « ignoré » en haut lieu. Après Cork, comme après chaque affaire, le « Château » nie contre toute évidence la responsabilité des forces de la Couronne, et se contente de mettre les faits au compte du Sinn Fein : disons d’ailleurs d’une façon générale qu’il faudrait être bien ignorant des traditions et de l’esprit qui l’animent pour ajouter foi sans une critique sévère à ses déclarations ou communiqués, qui ne sont à vrai dire que des moyens d’offensive ou de défensive diplomatique dont il se sert sans scrupule dans la guerre qu’il mène contre l’Irlande. En réalité, les violences, les « représailles » exercées proprio motu par la police, s’il les condamne en théorie, il les a tolérées en fait pendant des mois, tacitement approuvées, voire encouragées en sous-main. Les hommes savent qu’on n’est pas fâché à Dublin quand ils « voient rouge. » Ils savent qu’on ne dira rien : de fait, pas de punition adéquate, pas d’enquête publique, pas de mesure sérieuse pour empêcher le retour du scandale. Les ordres et circulaires a la police contre les excès sont sans sanction, donc sans efficacité. En revanche, il y a telles ou telles explications publiques du Secrétaire en chef ou même du Premier ministre qui, par les excuses et félicitations adressées aux agents, leur sont de véritables incitations au mal ; et c’est le même cas pour ce papier officiel, le Weekly summary, qui leur est distribué gratis. — Tout de même il vint un moment, — ce fut après le sac de Cork, — où le « Château » dut, tout en se résignant à certains aveux, entrer, bien timidement d’ailleurs, dans la voie de la répression et s’efforcer de rétablir un peu d’ordre dans sa maison. Ce n’était pas facile, au moins en ce qui concerne les Auxiliaires et les Black and Tans qui leur ont échappé des mains et dont l’indiscipline est devenue, à l’école du crime, une force redoutable. Au cours des trois premiers mois de 1921, il y eut 43 hommes chassés après jugement des corps de police, et 24 condamnés en cours martiales ; il y eut plus tard dans l’année quelques exécutions capitales pour assassinat. En revanche, l’autorité se décide alors à organiser elle-même des représailles « officielles » contre les républicains, par destruction méthodique de maisons, fermes et villages, sur l’ordre et sous le contrôle du commandement, et après avis donné aux habitants. Le motif, c’est soit qu’une embuscade ayant été tendue aux environs contre les forces régulières, les habitants auraient dû savoir et prévenir, soit plus généralement que les lieux sont habités par des Sinn Feiners actifs. De janvier à mai, 185 immeubles furent ainsi détruits avec tout leur contenu ; dans le nombre, il y en avait à des loyalistes. Ce procédé de répression a été largement employé, il y a vingt ans, par les Anglais au Transvaal, et M. Lloyd George était alors un de ceux qui protestaient le plus haut contre le farm burning. D’ailleurs l’inauguration des représailles officielles n’empêche pas les autres d’aller leur train. Celles-ci et celles-là s’exercent concurremment : la violence par ordre, loin de s’opposer ; ne fait que s’ajouter à celle qui s’exerce sans ordre, contre l’ordre et dans le désordre.


VI

Ainsi, du début de 1920 au milieu de 1921, c’est la guerre sans merci, l’horreur sans nom dans un crescendo de férocité. C’est un cercle vicieux, une surenchère acharnée d’attentats, de vengeances et de provocations. Le crime engendre le crime. Chaque excès d’un côté en appelle un pareil de l’autre. Comme le « Château » déclare meurtres les soi-disant exécutions auxquelles se livre le Sinn Fein, ainsi le Sinn Fein dénomme assassinats les pendaisons auxquelles procède le « Château » sur arrêts des cours martiales : l’Angleterre, dit-il, « exécute ses prisonniers de guerre. » Aux représailles, il répond par des contre-représailles : enlèvements, meurtres de soldats ou d’officiers, incendies de châteaux, etc. Lorsqu’en février cinq Sinn Feiners sont mis à mort à Dublin pour coup de main sur la police, cinq soldats anglais sans armes sont tués le lendemain en riposte dans les rues de Cork ; puis viennent de la part des forces régulières les représailles non officielles : il n’y a pas de raison pour que cela finisse. En janvier, le Sinn Fein déclare que, pour une maison brûlée par ordre, il y aura une maison de loyaliste brûlée ; le « Château » riposte en faisant savoir que trois seraient incendiées pour une : c’est la course au crime. La guerre, en se prolongeant, s’exaspère de part et d’autre[5].

Et de part et d’autre règne la Terreur, dont les victimes sont souvent les innocents. Le revolver et la bombe sont tout-puissants. D’où viennent les coups ? On ne sait pas toujours, on vit dans le noir, et dans le noir chacun peut être frappé, de droite ou de gauche, par vengeance, erreur ou accident. Nul n’est maître de sa vie ni de ses biens. On se couche le soir avec la pensée que peut-être la maison sera « raidée » cette nuit, et qu’on sera réveillé en sursaut par les coups frappés à la porte, — ouvrez vite, sinon elle sera enfoncée, — et le raid de nuit, toujours accompagné de brutalités, peut signifier l’incendie ou la mort. Durant la nuit, c’est bien souvent le bruit des coups de feu, des explosions, dans les rues noires où les Black and Tans sont les maîtres. Le matin, on trouve les murs grêlés de balles, on lit dans les feuilles de longues listes de violences, embuscades, combats, arrestations, exécutions, incendies, assassinats. Et tout le long de la journée, ce sont les hold up et les coups de filet de la police, les passants arrêtés, fouillés ; les démonstrations militaires, parfois avec avions et tanks ; les patrouilles d’Auxiliaires en autos et de Black and Tans en lorries, fusils braqués et prêts à faire feu, parcourant les rues en tous sens et à toute allure, ou les randonnées de soldats casqués et en armes dans leurs lourds camions recouverts de filets métalliques ; puis, au tournant d’une rue, l’éclat d’une bombe ou le claquement d’un revolver, la fusillade en riposte, la débandade dans la foule et les passants qui cherchent un abri, l’innocent qui tombe…

Au village, dans les bourgs, c’est autre chose : ce sont les petites tyrannies harcelantes et démoralisantes, les menaces et les violences, quand ce ne sont pas d’un côté ou de l’autre les attentats. Ruraux et citadins sont d’ailleurs égaux devant l’inquisition et la terreur qui, si elles leur font ouvrir les yeux et les oreilles, leur ferment la bouche. La vie continue, les magasins sont ouverts, mais on se surveille, on se défie, et on se tait. Le rire a disparu. La société, la famille même, est divisée ; les relations sociales, autrefois empreintes de tant de bonne grâce et d’aisance, même entre adversaires politiques, sont empoisonnées. La tension nerveuse se traduit dans la population, femmes et enfants surtout, par une dépression morbide. « Nos existences sont des cauchemars, » écrit un prêtre du Kerry en décembre 1920.

Les gens ne disent rien : il n’est pas facile de savoir ce qu’ils pensent. Une chose est sûre, c’est que, l’Ulster excepté, tout le monde en Irlande réprouve avec horreur la politique des « représailles » suivie par le « Château. » Il n’est pas jusqu’aux unionistes ou anciens unionistes du Sud, tels sir Horace Plunkett, lord Monteagle ou The O’Conor Don, qui ne protestent avec la dernière énergie contre les excès gouvernementaux dont le seul résultat a été de pousser les gens, même modérés, par milliers vers le camp républicain, et de gagnera la cause irlandaise, même parmi les Anglais, des recrues retentissantes, comme M. Erskine Childers, M. Robert Barton, ou Mrs. Despard, sœur du maréchal French. Mais cela ne signifie pas que tout le monde approuve également le Sinn Fein. D’abord celui-ci, en devenant toute l’Irlande, n’est pas resté comme au début quelque chose de simple et d’homogène. Il a pour dirigeants des catholiques et des protestants, des landlords et des ouvriers, des prêtres et des laïques, dont les tendances ne peuvent être toujours concordantes. Il y a un Sinn Fein relativement modéré, il y en a un particulièrement avancé. Il y a le Sinn Fein intellectuel, doctrinaire, romantique, qui rêve de Robert Emmet ou de 1848, et le Sinn Fein guerrier. Dans l’armée républicaine, à côté des gunmen selon le type américain, des énergumènes ou des « professionnels, » on trouve de braves gars, de jeunes paysans ignorants du monde et de la politique, mais sincères dans leur conviction patriotique et dans leur sens du droit, religieux, tempérants, sans tache dans leur passé, sans haine pour l’adversaire.

Cela explique qu’il y ait, dans le gros de l’opinion irlandaise, à l’égard du Sinn Fein bien des façons de voir différentes. Les plus ardents, ce sont les jeunes ; avec eux, les femmes, qui étaient, il y a cinquante ans, contre le fenianisme et sont aujourd’hui chaleureusement pour le Sinn Fein ; puis tous les enthousiastes, les idéalistes, qui sont légion en Érin, et les révoltés. À l’opposé, voici, à côté des unionistes ou de ce qui en reste, les gens d’ordre et d’expérience, les hommes d’affaires, bourgeois, commerçants, gros fermiers, les anciens home rulers, l’élément autrefois dominant, opposés à l’extrémisme, non moins hostiles à l’oppression anglaise : impuissants contre la politique de violences, dégoûtés et paralysés, ils se tiennent à l’écart, ou s’étiquettent nominalement sinn feiners, faute de savoir à quel saint se vouer.

Entre deux, la grosse masse : elle est, avec ou sans zèle, pour le Sinn Fein, parce que, depuis l’effondrement du home rule, il n’y a plus autre chose en Irlande. Elle s’est laissé séduire par l’idéal de l’indépendance, suivant en cela le bas clergé et une partie de l’épiscopat. Elle n’a pas d’attrait pour la violence. Les évêques, dans chacun de leurs mandements, condamnent les crimes irlandais ; l’un d’eux, le Dr Gohalan, évêque de Cork, a même prononcé l’excommunication à l’égard des auteurs d’attentats contre la police ou l’armée ; hommage a été publiquement rendu par le Chief Secretary, sir Hamar Greenwood, à leurs efforts pour mettre fin au terrorisme. .Mais, dans chacun de leurs mandements, ils condamnent en même temps, et plus sévèrement encore, les excès des forces de la Couronne ; ils les dénoncent comme plus graves, plus coupables que ceux des révolutionnaires, parce qu’émanant de ceux qui prétendent et devraient être les représentants de l’ordre et de la justice. Ainsi juge, avec ses chefs spirituels, le gros de l’opinion. Si, pour les militants de l’armée républicaine, les crimes qui leur sont reprochés ne sont autre chose que des actes de guerre, actes légitimes dans la lutte d’affranchissement que soutient l’Irlande contre le conquérant étranger, l’opinion moyenne les réprouve comme des actes coupables commis dans une cause juste ; elle envisage, par exemple, les assassinats d’officiers du « dimanche rouge » de la même façon que l’opinion moyenne en Angleterre envisage le massacre de Croke Park de ce même « dimanche rouge. »

Elle les réprouve, mais en même temps elle est convaincue que c’est le gouvernement britannique qui est l’agresseur et qui, par la coercition, a déchainé l’ouragan criminel. Elle les réprouve, mais elle tend à penser que le régime dit des « représailles, » s’il ne les justifie pas, les excuse. C’est pourquoi les crimes du Sinn Fein ne l’ont pas détachée du Sinn Fein. C’est ce qui fait que la grande masse a pu rester en sympathie plus ou moins ouverte avec lui, et qu’elle lui apporte en fait l’appui d’une connivence au moins tacite. Personne ne lèvera le doigt pour assister matériellement ou moralement les agents de la Couronne dans leur œuvre de répression ; mais à un républicain on the run personne ne refusera asile pour la nuit, quelque risque que comporte cet acte de complicité. Aussi a-t-on pu dire que quatre-vingts pour cent de l’Irlande nationale est activement ou passivement pour le Sinn Fein ; ce qui reste obéit à la crainte ou à la terreur. Au dire du général C. B. Thomson, sans le loyal soutien de ces quatre-vingts pour cent de la population, l’armée républicaine n’aurait pas pu tenir deux mois. Inutile de chercher ailleurs la cause profonde de l’impuissance où est l’Angleterre à briser le carbonarisme irlandais : sans l’appui de l’opinion, elle ne pouvait rien, et sa faute initiale et décisive a été de ne pas faire d’abord tout le possible pour mettre la masse de son côté, et pour se concilier les forces élémentaires de la société dans sa lutte contre l’extrémisme.

L’Irlande ne saurait donc se laver les mains du Sinn Fein, et le renier comme elle a pu renier la révolte de Pâques 1916, ou la France la Commune de 1871. Elle a sa responsabilité tout entière engagée dans les crimes qui ont souillé sa cause. Lourde responsabilité ! Sans doute, ce ne sont pas des crimes comme les autres, issus d’instincts brutaux, vils ou vicieux. « Ce n’est pas une simple explosion de criminalité au sens ordinaire du mot, » ont écrit les hauts dignitaires ecclésiastiques anglais dans une lettre publique à M. Lloyd George. Ils sont nés d’une lutte nationale pour la liberté. Il serait injuste de les juger en dehors de leur ambiance, et de se refuser à les regarder du même œil dont nous voyons ce qui s’est passé dans l’histoire au cours de toutes les grandes luttes des peuples aspirant à l’indépendance. Mais de ce qu’un peuple a droit à la liberté, il ne s’ensuit pas qu’il lui soit loisible d’user de n’importe quels moyens pour faire valoir ce droit. Ainsi que l’a écrit l’évêque de Cork, « la proclamation d’une république irlandaise par les membres sinn-feiners du Parlement, après les élections générales de 1918, ne suffisait pas pour constituer l’Irlande en république. Autre chose est demander le droit à la libre disposition en vue d’obtenir l’indépendance… autre chose est dire que chaque petite nation comprise jusqu’ici dans une monarchie plus grande devient, par le seul fait de proclamer le principe de libre disposition, un État souverain, avec le droit de tuer les serviteurs de la Couronne et de détruire la propriété de l’État… »

Le temps, le succès surtout peuvent effacer bien des souvenirs, comme les circonstances peuvent atténuer bien des responsabilités : il n’en est pas moins vrai que les excès ont discrédité l’Irlande et marqué son nom d’une tache profonde. Si la liberté venait aujourd’hui, c’est de mains teintes de sang qu’elle la recevrait. Et il est à craindre que l’esprit de violence ne s’éteigne que malaisément, que les passions déchaînées ne se réfrènent pas sans apporter de nouveaux maux : l’avenir, même à cet égard, ne peut être envisagé sans un certain pessimisme. Ce n’est, il est vrai, que justice de tenir compte à l’Irlande de ce que, pendant et depuis la guerre, le gouvernement britannique a tout fait pour jeter le pays dans l’extrémisme, et que, si on remonte plus haut dans l’histoire, on voit que la politique anglaise vis-à-vis de l’Irlande a toujours été faite pour convaincre les Irlandais qu’ils n’ont rien à obtenir de l’Angleterre que par la violence. Et puis, si l’opinion étrangère est actuellement portée à quelque indulgence vis-à-vis de l’Irlande, c’est aussi que l’effet des excès britanniques n’a pas manqué d’atténuer l’effet des excès irlandais : chaque fois que le sentiment public se voyait heurter par quelque crime des républicains, on était sûr que le lendemain un crime des Black and Tans viendrait à point nommé, comme pour rétablir l’équilibre, le blesser tout pareillement !


VII

La faute des uns n’efface pas celle des autres. Et cependant il est humain que, comme le Sinn Fein cherche à couvrir ses excès derrière ceux des forces officielles, le gouvernement britannique, dans la difficile défense de sa politique à l’égard de l’Irlande, ait cherché à couvrir ceux-ci derrière ceux-là. Après avoir pendant longtemps tout nié de ce qu’on reprochait à ses agents, il dut se résoudre à avouer peu à peu ce qu’il ne pouvait plus nier. Mais s’il avoue, il excuse. Il met les choses sur le compte de l’exaspération causée chez les loyaux défenseurs de l’ordre par la traîtrise d’adversaires indignes. « Si guerre il y a, il doit y avoir guerre des deux côtés, dit M. Lloyd George à Carnarvon, en octobre 1920. Est-ce que les agents de police doivent se laisser abattre comme des chiens ?… Soyons justes envers ces hommes qui font bravement leur devoir. » Une femme ayant été tuée par un coup de feu tiré d’un camion militaire, c’est « un de ces incidents malheureux comme il en arrive dans toutes les guerres. » Il plaide la provocation, comme l’Irlande la plaide contre lui, et le droit de légitime défense, qui est égal des deux côtés. Il refuse toute enquête publique, sous le prétexte de l’état troublé de l’Irlande. Poussé par les ultras du parti tory, il prône d’un ton violent et dégagé la nécessité de la force pour venir à bout du Sinn Fein, nécessité qui prime tout et devant laquelle rien d’autre ne compte. « Il faut casser les reins au terrorisme avant d’avoir la paix, » déclarait naguère M. Lloyd George. Et plus récemment : « La force n’est pas un remède, mais abandonner aujourd’hui la force serait capituler devant la violence, le crime et le séparatisme. »

L’opinion britannique fut loin de s’associer dans son ensemble à l’attitude de désinvolture sans scrupule qu’adopta ainsi le gouvernement sur la question des « représailles. » Mal informée des choses d’Irlande, lente à s’émouvoir, elle s’émut pourtant, et à partir de l’automne de 1920, le malaise, la gêne, le doute firent place à un sentiment très vif et général de réprobation. Dans toutes les classes, dans tous les partis, hors l’extrême-droite, dans tous les journaux depuis le Times jusqu’aux plus avancés, à la tribune et au parlement, des voix s’élevèrent de toutes parts pour protester contre les « représailles » et demander une enquête. Celles de Lord Robert Cecil et de Lord Grey furent les premières à se faire entendre ; MM. Asquith et Henderson, chefs des libéraux-radicaux et des travaillistes, ne manquèrent pas de se joindre aux attaques contre le gouvernement. Au cours de l’été de 1920, il s’était constitué à Londres, sous la présidence de Lord II. Cavendish Bentinck, un « Comité de la Paix avec l’Irlande, » avec cet objet de s’élever contre le régime « anarchique » des « représailles » et « d’en appeler à l’opinion pour défendre les principes fondamentaux de la loi et de la liberté britannique. » Puis c’est un comité d’Anglais catholiques où figure M. Hilaire Belloc, sir Philip Gibbs, etc. qui adresse au Premier ministre un mémoire à même fin. Le 17 novembre, dix-sept évêques anglicans publient une « résolution » demandant qu’un terme soit mis au terrorisme militaire : « Nous croyons que la force engendre la force, que les représailles font naître les représailles… » Entre temps, le parti travailliste envoie en Irlande M. Henderson avec une Commission d’enquête dont le rapport, publié en janvier, fait dans les milieux populaires une grosse impression. Le 22 février, l’archevêque protestant de Canterbury, primat d’Angleterre, dans un discours à la Chambre des Lords, appuie de son autorité les protestations, auxquelles se joignent les représentants de l’Angleterre intellectuelle, poètes, littérateurs, artistes et professeurs, par un manifeste vibrant où ils se déclarent « profondément humiliés » de l’état de choses en Irlande. Enfin, en avril, les hauts dignitaires du protestantisme anglais publient un appel au gouvernement où ils déclarent qu’il y a « une absolue illégalité, quelles que soient les provocations, à tenter de triompher du mal par une autre forme du mal également indéfendable, » et se plaignent que « la politique actuelle de l’Angleterre en Irlande cause un grand trouble dans l’Empire et expose l’Angleterre aux malentendus et aux critiques hostiles de la part même des nations animées à son égard des meilleurs sentiments. »

Il est certes à l’honneur du peuple anglais que, dans le même temps où les crimes du Sinn Fein provoquaient de sa part une très naturelle indignation, on ait pu voir se dresser contre le régime des « représailles » un tel faisceau de protestations, dont nous ne voulons pas croire qu’elles n’aient toutes été motivées que par un vain désir de faire de l’opposition politique à M. Lloyd George. Elles n’ont d’ailleurs rien changé à la politique irlandaise du gouvernement, à ce que le Manchester Guardian a appelé un jour « le plus terrible chapitre de notre histoire depuis 1798. » Elles ne changent rien non plus à sa responsabilité : elles la marquent seulement.

Ce qu’on lui reproche, ce « n’est pas d’avoir trop sévèrement appliqué la loi, mais d’avoir suspendu toute loi et mis à la place un régime de terreur : » ainsi jugeait naguère le Times. Maintenir l’ordre et la loi, law and order, selon la formule traditionnelle, c’est le premier de ses devoirs, et celui que précisément il ne remplit pas en Irlande, où il ne fait que provoquer l’anarchie. « Si l’illégalité doit être la réponse à l’illégalité, écrivait déjà l’Observer en août 1920, ce sera la destruction de tout ordre établi. » Lord Robert Cecil a dit à peu près la même chose aux Communes le 21 février dernier : « La suprématie de la loi est la garantie de la liberté, et les représailles sont la négation de cette suprématie. »

Ce qu’on reproche au gouvernement, ce n’est pas d’avoir voulu réprimer durement les excès ; mais « châtier le crime par le crime, punir les innocents pour les coupables… c’est substituer la vengeance à la justice : » la « vengeance toute puissante, » voilà, pour M. Asquith, la politique des autorités eu Irlande, une « politique de violences sans discernement ni responsabilité. » Une politique « criminelle, » « cruelle et inhumaine, » renchérit la Commission d’enquête Henderson. « Ce n’est pas, a dit l’archevêque de Canterbury aux Lords le 22 février, une question de politique, mais une question de morale, de juste et d’injuste… Si on n’obtient la paix qu’au moyen d’injustices, cette paix ne vaut pas la peine qu’on l’obtienne. On ne chasse pas, on ne châtie pas les démons en appelant à l’aide le diable lui-même. »

L’ironie tragique de la situation, au dire du général C. B. Thomson, c’est que le gouvernement n’a pas effectivement « ordonné » les « représailles : » il a laissé faire. Il n’a pas « regardé sa responsabilité en face. » Sa coercition est « comme honteuse d’elle-même. » Pour sir Philip Gibbs, il y a eu « carence » de l’autorité qui, au lieu de faire un « honnête effort » en vue de la paix irlandaise, a laissé ses officials, la police et l’armée, combattre « la terreur par la terreur. » Avec les Black and Tans, le gouvernement a mis au jour « une force indisciplinée et sans frein, » il a « créé une arme qu’il n’a pas su manier et qui lui a échappé des mains, » conclut le rapport Henderson ; « s’il n’a pas « directement et précisément inspiré les « représailles, » il n’en porte pas moins « l’entière responsabilité, » d’autant qu’il « s’est associé aux crimes commis par les forces de la Couronne et en a pris la défense. »

« Ce que nous entretenons en Irlande, écrit G. K. Chesterton, ce n’est pas un gouvernement, pas même une prétention de gouvernement. Au mieux, c’est la guerre, et une très barbare guerre… une guerre à la prussienne. » Le « prussianisme ! » Combien de fois le mot n’a-t-il pas été prononcé par des Anglais à propos de ce qui se fait en leur nom dans l’Ile sœur ! Si c’est la guerre, « au moins devrait-elle être faite selon les règles de la civilisation, » s’écrie la Westminster Gazette. « C’est une guerre dégradante et lâche, » affirme le commandant aviateur Erskine Childers, c’est « le régime du déshonneur militaire. » Et cela remplit de tristesse les vieux soldats qui ont voulu voir et juger, comme les généraux sir H. Gough, C. B. Thomson et sir H. Lawson, ou ceux qui, comme le général Crozier, ont mieux aimé s’en aller que servir pareil régime.

« Le gouvernement a joué avec l’honneur du pays, » concluait dernièrement le Times. Et de même le Manchester Guardian : « Le système des représailles discrédite le gouvernement… ces procédés nous mettent au ban des nations. » C’est le sentiment qu’exprime aussi, en terminant son rapport, la Commission Henderson : « Il a été fait en Irlande, au nom de la Grande-Bretagne, des choses qui font que son nom doit être en horreur au monde. L’honneur de notre pays a été gravement compromis. Non seulement il existe en Irlande un règne de terreur qui devrait faire rougir de honte tout citoyen britannique, mais il y a une petite nation tenue en sujétion par un empire qui s’est fièrement vanté d’être l’ami des petites nations… »


VIII

Et de tout cela, le résultat, en fin de compte, quel est-il ? À ne voir que l’aspect matériel des choses, il semblerait qu’on pût dire que la guerre d’Érin et d’Albion, la guerre des deux Sœurs, a été vaine autant qu’elle a été coupable et cruelle, et que de part et d’autre le recours à la force a échoué. Les Anglais n’ont pu mettre les Irlandais à la raison, les Irlandais n’ont pas « bouté dehors » les Anglais. Au mois de juin 1921, on est devant une impasse. Chacun maintient ses positions sans pouvoir dominer celles de l’adversaire. Pas d’espoir de décision militaire d’aucun côté. De part et d’autre, la lassitude se marque, sinon chez les combattants, du moins dans l’opinion excédée de la tuerie. Dès lors, on devait en arriver à négocier. Ce n’est pas la paix, mais, — espérons-le, — un acheminement vers la paix, c’est la Trêve qui est signée le 10 juillet 1921 entre les autorités anglaises et irlandaises.

Militairement, la victoire ne s’est pas prononcée : mais cela ne veut pas dire, tant s’en faut, que les adversaires se retrouvent politiquement de part et d’autre au même point qu’avant la guerre.

Si le Gouvernement anglais a pu maintenir son occupation en Irlande, il a échoué à y restaurer « l’ordre et la loi » britanniques. Quelle qu’ait été au fond depuis quatre ou cinq ans la raison, la signification de sa politique irlandaise ; que par la coercition et les « représailles » il n’ait fait qu’abuser et mésuser de la force, d’une force légitime et nécessaire pour réprimer les excès, mais déréglée, inconsciente des aspirations et des droits des Irlandais, et n’ayant jamais su s’accompagner de la conciliation opportune et des justes concessions ; ou bien qu’il ait eu, ou qu’on ait eu pour lui, l’arrière-pensée si souvent dénoncée de provoquer un soulèvement général, une rébellion en masse, qu’il aurait alors eu le droit, devant la conscience anglaise comme devant l’opinion du monde, et qu’il aurait eu aussi le moyen d’abattre et de châtier de manière à subjuguer définitivement l’Irlande, après « pacification » au sens que Tacite et Cromwell ont donné à ce mot : dans une hypothèse comme dans l’autre, cette politique a échoué devant la résistance passive ou active d’Érin. Les lois martiales n’ont pas ramené le calme. Les Black and Tans n’ont pas eu raison des gunmen. La trêve a été signée sans qu’on ait « cassé les reins au terrorisme. » La violence, pour réussir, doit faire vite : sans quoi l’adversaire a le temps de s’y habituer et de trouver la riposte, sans compter que l’opinion se trouble et proteste, et que l’étranger s’émeut. En juin 1921, l’échec de la politique militaire et des « représailles » est avoué par le Secrétaire en chef pour l’Irlande comme par le Chancelier d’Angleterre. On n’est parvenu ni à empêcher les attentats extrémistes ni à réduire les bandes de républicains qui tiennent la campagne : ce qui donne au Sinn Fein à penser qu’il est invincible. On n’a réussi qu’à s’aliéner les unionistes et les modérés du Sud, à surexciter, au lieu de l’étouffer, le nationalisme irlandais, à nourrir pour des générations les foyers de haine contre l’Angleterre. Plus que jamais l’Irlande se refuse au joug anglais.

Regardons maintenant du côté irlandais. Si le Sinn Fein n’a pu venir à bout de la domination britannique par la résistance passive, s’il n’a pu faire reconnaître les droits d’Erin par le tribunal des Nations, on ne peut dire non plus qu’il ait triomphé, par les armes. Il a tenu bon contre l’Angleterre : c’est tout. Mais c’est beaucoup.

Il jouait gros jeu. Les Fenians eux-mêmes n’avaient fait que des « coups » de force, des coups de théâtre destinés à ouvrir les yeux et à faire réfléchir : ils n’avaient pas fait de la force une politique. Et voilà que le Sinn Fein, seul et sans secours, prétend faire plier par la violence la puissante, l’opiniâtre, la victorieuse Albion ! La partie perdue, c’aurait été pour le pays la fin de tout, la mort sans phrase. S’il a risqué la gageure, on peut se l’expliquer, en partie du moins, par l’effet d’influences extérieures. De même qu’en 1798 et en 1848, c’est la révolution sur le continent qui a fait lever la rébellion irlandaise, de même, en 1919-1921, c’est un contre-coup de la Grande Guerre qu’il faut voir dans la guerre des Iles britanniques : le drame de l’Irlande n’est à tout prendre qu’un épisode du grand drame du monde.

Elle en sort intérieurement fort éprouvée, au double point de vue politique et économique. D’une part, l’extrémisme a compromis l’avenir de son unité nationale en éloignant d’elle l’Ulster, en ravivant l’Orangisme, en accentuant la coupure entre le Nord et le Sud. On se rappelle qu’avant la guerre l’Orangisme s’était soulevé en Ulster, avec autant d’impudence que d’imprudence, contre les aspirations autonomes de l’Irlande nationale. Après avoir été ainsi l’un des générateurs de l’Extrémisme, il dut à celui-ci après la guerre un redoublement de vigueur. Plus le Sinn Fein s’engage dans la violence, plus la violence se surexcite en Ulster. Crimes et attentats se multiplient dans le Nord-Est, sous l’œil complaisant des autorités, contre les nationalistes, en même temps qu’ils se multiplient dans le Sud contre les forces gouvernementales ; ils dégénèrent à plusieurs reprises en véritables pogroms anti-catholiques à Derry, à Belfast et dans les environs. Les « covenanters » de sir E. Carson, les « volontaires ulstériens, » se sont organisés en police spéciale et rivalisent de zèle avec les Black and Tans. Catholiques et nationalistes, chassés de chez eux, fuient comme fuyaient en 1914 nos populations du Nord devant l’invasion germanique. La « Terreur Orange » riposte à la « Terreur verte. » Ajoutez que le Sinn Fein, usant d’une arme puissante, mais dangereuse, a dans une certaine mesure boycotté commercialement l’Ulster qui, tirant grand profit de ses affaires avec le Sud, s’est senti atteint dans ses œuvres vives. Bref, le fossé s’est creusé qui sépare le « coin sacré » de l’Irlande nationale. L’idéal de l’Unité irlandaise est rejeté au loin, et le problème de la politique intérieure d’Erin est rendu plus grave que jamais. — D’autre part, dans l’ordre économique, la situation n’est pas moins inquiétante. Non seulement la guerre, avec la destruction des récoltes, la Suppression des foires et marchés, l’arrêt ou le ralentissement de la circulation, l’administration locale dans le chaos, les emprisonnements, les réquisitions, a quasiment arrêté la vie économique dans le Sud, mais elle en a dangereusement tari les sources pour l’avenir. Villes et villages à sac, fermes, usines, maisons ruinées, c’est un énorme capital détruit sans espoir de compensation. L’esprit d’entreprise se meurt, le chômage est partout, et la misère aiguë. Il s’est organisé pour le soulagement des sinistrés une Croix-Blanche irlandaise, à laquelle le Saint-Siège a envoyé en mai dernier, avec son approbation, une contribution de 200 000 lire. Les Américains ont fondé un Comité de secours dont le Président Harding a chaleureusement appuyé l’appel. Mais qu’est-ce que cela devant l’immensité du désastre ? L’émigration, qui depuis vingt ans avait beaucoup diminué, reprend et s’accroit ; pour 2 975 émigrants en 1919, on en a compté 15 531 en 1920, et la progression continue. L’Irlande est en pleine voie de décadence économique. Belfast et l’Ulster ne sont guère moins frappés que le Sud. Calcul ou non, la répression britannique a tendu à l’étouffement, à la paralysie du pays : elle y a réussi. Comment l’Irlande se relèvera-t-elle ?

On ne voit ainsi que trop ce que l’Extrémisme lui a fait perdre de son unité nationale et de ses forces vives : on ne peut dire encore ce qu’il lui aura fait gagner vis-à-vis de l’Angleterre. Certes, qu’Érin ait « tenu le coup » contre Albion, c’est un grand événement dans les annales irlandaises, et un grave tournant dans l’histoire de ce qui était hier encore le Royaume-Uni. Que le Gouvernement britannique en soit venu à offrir la trêve à l’Irlande insurgée, en l’invitant à négocier sur un pied d’égalité, c’est pour l’Ile-Sœur une immense victoire morale, telle qu’elle n’en a pas vu depuis 1782. Quel parti saura-t-elle en tirer ? Se laissera-t-elle entraîner, par un jeu dangereux de revendications intransigeantes, à provoquer une rupture d’où résulterait presque nécessairement une reprise des hostilités qui cette fois pourrait lui être à jamais fatale ? Saura-t-elle gagner la paix ? C’est le secret de demain. L’heure est décisive. Aux Anglais de comprendre qu’il leur faut aller jusqu’au bout de leur sacrifice. Aux Ulstériens, de qui un geste pourrait tout sauver, d’entendre l’appel d’Érin. Aux Irlandais enfin de se rendre compte que l’absolu n’est pas de ce monde et qu’on perd le possible à vouloir l’impossible. Puissent-ils, les uns comme les autres, conscients de leur responsabilité, dociles à la voix de la justice et de la modération, fonder dans l’Ile Verte une œuvre de paix et de conciliation et donner enfin son dénouement au drame irlandais !


L. Paul-Dubois.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre.
  2. Voyez la Revue du 15 septembre.
  3. Prononcez : Chinn Féne.
  4. De ce chef, le commandement militaire prend le pouvoir dans la région. La police, qui d’ordinaire relève du « Château, » passe sous son autorité (ce qui, en fait, n’a que des avantages). Ordre a été donné à la population de remettre dans un certain délai les armes que chacun posséderait, sous peine de mort : l’ordre n’a d’ailleurs pas été obéi. Interdiction, sous peine de mort, de donner aide, soutien ou asile aux rebelles. Les réunions de plus de six personnes sont interdites. Couvre-feu à sept heures du soir, avec interdiction de circuler la nuit. A la porte de chaque maison doit être affichée la liste des habitants. — Dans le district de West Cork, en février, l’autorité militaire prescrivit l’enrôlement forcé de tous les hommes de dix-sept à cinquante ans en qualité de « gardes civils, » et leur formation en pelotons de garde chargés de s’opposer aux embuscades ou attaques des sinn feiners, sous leur responsabilité personnelle.
  5. Du 1er janvier 1921 au 30 juin, il y aurait eu dans l’armée républicaine et la population civile 641 tués et 606 blessés, et dans les forces de la Couronne 350 tués et 511 blessés. Les autorités du Sinn Fein ont dénombré, au cours des douze mois de 1920, à la charge des agents du « Château, » 48 474 raids sur maisons privées, 98 morts de civils sans armes et 115 « assassinats de prisonniers. »