Le Drame irlandais
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 365-394).
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LE DRAME IRLANDAIS

I
LES ORIGINES

La grande guerre a partout changé la face du monde : nulle part plus qu’en Irlande. L’Irlande, à la veille de la catastrophe, avait un parti puissant à la Chambre des Communes, et venait de voir enfin voter par le Parlement britannique le home rule, objet de ses revendications traditionnelles ; or dès 1918 elle avait renoncé àl’aclion parlementaire et constitutionnelle, ses maîtres étaient les « extrémistes, » et ce n’est plus le home rule, l’autonomie relative et octroyée qu’elle réclamait, c’est l’indépendance, la République… L’Irlande, autrefois, avait horreur du sang versé ; en nul pays le crime n’était plus rare, et une fois sur deux, aux Assises, on voyait le juge recevoir du shériff la symbolique paire de gants blancs, signe qu’il n’avait personne à condamner de ses blanches mains ; or hier encore, comme depuis deux ans, la terre d’Erin était à feu et à sang : attentats et représailles faisaient loi ; c’était le règne de la terreur… Le 3 août 1914, au Parlement, sir Edward Grey a déclaré que l’Irlande était « le seul point lumineux à l’horizon de l’Empire et du monde. » Pourquoi s’est-il obscurci ? L’Irlande a fourni, pendant la première partie de la guerre, un bel effort militaire, et son cœur n’a jamais cessé, sauf chez une infime minorité, de vibrer pour la cause des Alliés et de la liberté. Pourquoi faut-il qu’elle se soit peu à peu détournée de l’œuvre commune, repliée égoïstement sur elle-même, et qu’on ait pu voir accoler à son nom l’épithète de « neutre » ou d’« ennemie, » et convaincre certains de ses fils dévoyés de menées germanophiles ?

Pourquoi ? Essayons de comprendre. Ce n’est pas facile, car si, comme disait lady Clanricarde, fille de Canning, l’Angleterre est le mur trop haut qui cache à l’Irlande son soleil, ce haut mur cache aussi l’Irlande à nos regards continentaux. Etouffée ou déformée par la censure, les préjugés, les passions, les propagandes, la vraie voix d’Erin a peine à se faire entendre au dehors. Le gouvernement de Londres considère la question d’Irlande comme une question intérieure, « domestique. » Cela ne veut pas dire interdite. Par ses répercussions, elle déborde en effet de beaucoup son cadre géographique. Il importe à la paix du monde qu’elle cesse de troubler la politique anglaise, d’agiter l’Empire britannique, d’envenimer les rapports entre l’Angleterre et les États-Unis. Comment d’ailleurs ne serait-il pas loisible aux Français de garder au fond du cœur une vieille sympathie pour cette Irlande à qui les unissent tant de liens historiques et tant d’affinités ethniques, et pourquoi ne serait-il pas permis aux amis mêmes de l’Angleterre, à ses admirateurs très loyaux, ce qui ne veut pas dire aveugles, de s’intéresser en toute indépendance de jugement à l’Ile sœur dans le drame où se joue son destin ?


I

Pour comprendre comment s’est noué le drame, il nous faut remonter un peu dans le passé et nous remettre devant les yeux l’état des choses irlandaises dans les temps qui ont précédé la guerre.

Après six siècles d’invasions et de guerres, de plantations, de massacres et de persécutions, l’Irlande, liée malgré elle a la Grande-Bretagne par l’Acte d’Union de 1800, s’est vue pendant presque tout le cours du XIXe siècle maintenue sous un joug d’oppression civile et politique, d’exploitation économique et financière. Jamais elle n’a renoncé à ses droits nationaux, jamais elle n’a cessé d’en poursuivre la reconnaissance. Pour rompre le joug, pour gagner sa liberté, elle a fait tour à tour usage de deux forces, de deux méthodes d’action : l’une est l’action constitutionnelle et parlementaire, qui, par les voies de droit, a recherché avec O’Connell le Repeal ou l’abrogation de l’Acte d’Union, et depuis Butt et Parnell le home rule, c’est-à-dire la liberté ou certaines libertés de gouvernement dans l’entente avec l’Angleterre et dans le cadre de l’Empire ; l’autre est la « Force physique, » l’extrémisme intransigeant, qui, par la résistance passive et la reconstruction intérieure (c’est l’idée de la Jeune-Irlande en 1848 et de nos jours celle du Sinn Fein à ses débuts), ou par la violence et les moyens révolutionnaires (comme autrefois les Fenians et aujourd’hui les « républicains »), veut la séparation d’avec la Grande-Bretagne et l’Empire, l’affranchissement et l’indépendance d’Erin. Entre ces deux facteurs l’alternance, l’oscillation a été régulière dans l’histoire ; quand l’un déclinait, l’autre progressait ; chaque fois que l’action légale a été paralysée ou détruite, on a vu comme hier éclater l’action illégale : l’histoire politique de l’Irlande pendant la guerre pourrait presque se résumer dans la substitution de celle-ci à celle-là.

Celle-là était souveraine reconnue avant la guerre. Elle l’était de fait depuis une quarantaine d’années, depuis l’avènement du parti parlementaire national. Sans doute l’esprit extrémiste n’est pas mort, il survit dans certains groupes révolutionnaires ou fenians, il reste l’idéal d’un petit nombre d’intransigeants qui représentent moins un parti qu’une doctrine et vivent moins d’action que de pensée. Mais pratiquement le constitutionnalisme a pour lui la masse du pays, l’autorité morale, et le parti parlementaire, s’il fait souvent l’objet de critiques assez vives, a derrière lui le gros des forces nationales. Dressé par la rude main de Parnell, ce parti parlementaire, sous la présidence d’un homme de talent et de grand sens politique, John Redmond, jouit à Westminster d’une situation exceptionnelle depuis l’avènement du gouvernement libéral en 1906. Il soutient le gouvernement libéral dans sa lutte contre les lords et pour la suppression du veto de la Chambre haute : cet obstacle écarté, ne sera-ce pas la victoire assurée pour le home rule dont M. Asquith « introduit » le projet aux Communes en mai 1912 ? Les perspectives sont favorables. L’opinion anglaise n’oppose plus au home rule la même hostilité qu’autrefois ; hors le camp des Tories, elle l’accepte avec plus ou moins de résignation, comprenant que la justice ne peut être différée plus longtemps, éclairée aussi par l’exemple de ce qui s’est passé dans l’Afrique du Sud, où, après la guerre récente, la concession de l’autonomie a fondé et assuré le loyalisme boer.

En Irlande même, l’Ulster excepté, l’unionisme est prêt à baisser pavillon. Centre et symbole du gouvernement britannique, le « château » reste sans doute le maitre du pays : instrument de classe et de combat, à la fois tyrannique et faible, irresponsable en tout cas, facteur de corruption et de division. Mais la minorité unioniste, l’oligarchie anglicane, l’Ascendency comme on dit là-bas, a peu à peu perdu ses privilèges de caste gouvernante, elle rentre dans le rang et tend à s’adapter au nouvel ordre de choses. Le landlordisme lui-même est en voie de disparition, grâce au rachat des terres organisé par la loi Wyndham de 1903 ; la petite propriété paysanne s’organise et s’étend. Remarquable est le progrès agricole de l’Ile Verte, qui est devenue, après les États-Unis, le principal fournisseur de la Grande-Bretagne en fait de denrées alimentaires ; émigration et paupérisme sont en décroissance. Rappelons d’ailleurs que pendant les années de recueillement qui ont suivi la mort de Parnell, l’Irlande a consciencieusement travaillé à sa régénération intellectuelle et morale, et, par la lutte contre l’anglicisation, à la restauration de sa mentalité comme de sa nationalité propre : nous avons dit en son temps, ici même[1], ce qu’a été le « mouvement gaélique. » Quant à l’antibritannisme, à ce sentiment national si ancien, si profond en Irlande, il est toujours là, latent et présent, plus ou moins marqué selon les individus et les milieux, produit fatal du passé, legs de tant de siècles de détresse et de tyrannie. Mais il est, dans les années qui précèdent la guerre, à son minimum de tension, et on peut croire que chez la plupart il céderait tout à fait le jour où l’Angleterre aurait donné définitivement satisfaction aux revendications nationales. Déjà en 1885, au temps de Gladstone, on avait vu se dessiner en Irlande une tendance à l’Union cordiale, trop tôt rompue. En 1914, l’Angleterre a cette fois avec l’établissement du home rule un moyen décisif, une occasion unique de concilier l’inconciliable Erin. Par exemple, que l’attente de l’Irlande soit trompée, que ses revendications viennent encore à être déçues, on verrait l’antibritannisme surgir tout d’un coup plus violent, plus tragique que jamais. On connaît le mot de Grattan : « Leurs égaux, nous serons leurs meilleurs amis ; à moins que cela, leurs pires ennemis. » Mais qui pourrait croire à cette néfaste hypothèse à l’heure où le home rule semble en vue et tout proche, où les esprits tendus escomptent son avènement et où, pour la première fois dans son histoire, l’Irlande semble toucher à son but ?


II

Entre ce but et elle, entre l’espoir de l’Irlande et la bonne volonté de l’Angleterre, un obstacle malheureusement s’est dressé : l’Ulster. On sait que l’Ulster, province septentrionale de l’Irlande, a été « planté » d’Écossais protestants, par Jacques Ier, après la « fuite des comtes, » puis pendant tout le cours du XVIIe siècle, grâce à un fort courant d’immigration. Tandis que dans le reste de l’Irlande les envahisseurs successifs, mêlés à la population celtique ou normande, étaient pour la plupart rapidement assimilés par elle et devenaient, selon le mot consacré, hibernis ipsis hiberniores, les immigrés de l’Ulster, malgré un fort exode vers l’Amérique au XVIIIe siècle, font masse et résistent mieux à la fusion. Ils s’hibernisent pourtant, eux aussi, à la longue, ils prennent beaucoup du caractère irlandais ; de tous les habitants d’Erin, s’ils sont de par leur sang écossais les plus énergiques et entreprenants, ils passent aussi pour les plus nerveux et les plus inflammables. A la fin du XVIIIe siècle ils sont les premiers à se lever pour la liberté, à s’enrôler sous le drapeau des « Irlandais-Unis ; » Belfast, rempart aujourd’hui de la réaction, est alors un foyer de rébellion. Cependant, à partir de 18800, l’Ulster protestant se rallie à l’Angleterre qui se l’attache par une politique de faveurs et de privilèges destinée à fomenter la division en Erin et à faire de l’Ulstérien, de l’ « Orangiste, »[2] son soldat en Irlande.

Fidèle à l’Union, jusqu’à nouvel ordre, il s’oppose dès lors à toutes les revendications nationales de l’Irlande. De libéral qu’il était en politique, il passe aux Tories en 1883 quand Gladstone convertit au home rule le parti libéral. Qu’y a-t-il, au fond, dans cet anti-nationalisme, dans cet « Orangisme » de l’Ulster ? Il y a d’abord de l’anticatholicisme, accentué par les rivalités d’intérêts : ces Presbytériens méprisent « l’erreur de Rome, » ils détestent ce « Papisme » qui a survécu aux massacres, aux déportations, aux Lois pénales, qui redresse la tête et revendique ses droits, et en face duquel ils se considèrent comme les défenseurs de la liberté de conscience dans l’Ile Verte. Il y a de l’appréhension, — bien vaine pour qui connaît les sentiments vrais des nationalistes du Sud pour leurs frères du Nord, — à l’égard des mesures d’oppression qu’un Parlement irlandais à Dublin pourrait, si liberté lui en était laissée, prendre contre l’Ulster, contre ses intérêts matériels ou ses droits moraux. Il y a enfin et surtout un âpre attachement aux bénéfices que l’Ulster reçoit de l’Angleterre pour prix de son « loyalisme » et de sa lutte contre le nationalisme ; ce qu’il craint de perdre le jour où il ne sera plus en Irlande qu’une province comme une autre, ce n’est ni sa liberté, ni sa prospérité, mais son pouvoir de domination. Voilà l’esprit « orangiste » tel que l’a créé ou excité l’Angleterre comme moyen de lutte contre l’Irlande nationaliste Notez d’ailleurs qu’à côté subsiste en Ulster l’esprit démocratique ou plutôt radical, trait de race de l’Ecossais et du presbytérien, et souvenir historique chez ces descendants des insurgés de 1792, et que le radicalisme ulstérien, loin d’épouser la cause de l’hégémonie politique ou religieuse, n’est pas au fond bien éloigné de marcher avec les nationalistes comme au temps des « Irlandais Unis. » Notez enfin que l’Ulster n’a rien d’un bloc homogène, et que le nationalisme y a ses positions en face du radicalisme et de l’orangisme. Sur 1.580.000 habitants la province comptait, en 1916, 690.000 catholiques, et qui dit catholique dit nationaliste en Ulster ; aux élections de 1918, sur 17 sièges, l’Irlande nationale en avait 15 pour elle. Trois comtés, sur neuf que compte la province, sont presque exclusivement catholiques ; dans deux autres, catholiques et protestants s’équilibrent ; il n’en reste que quatre, Down, Armagh, Antrim et Derry, où la majorité soit protestante. L’Ulster n’est donc qu’une minorité en Irlande, et une minorité divisée.

Cette minorité, l’Irlande nationale ne la considère pas comme étrangère et réfractaire, elle n’a jamais désespéré de la rallier. L’opposition orangiste, puisqu’elle est liée à l’opposition anglaise, ne doit-elle pas tomber avec elle ? De fait, c’est tout le contraire qui s’est passé dès avant la guerre. L’orangisme s’est surexcité ; et cela pour deux raisons. La première est le contre-coup de la déchéance progressive, dans l’Irlande du Sud, de la « garnison » anglaise, de I’ « Oligarchie » anglo-saxonne, laquelle était il n’y a pas bien longtemps encore souveraine maîtresse, maîtresse du « château, » de la terre, de l’église, de la justice, et qui, s’étant vue dépouiller, peu à peu depuis un demi-siècle, de tous ses pouvoirs féodaux, de caste devenue classe, tend de plus en plus, par la force des choses, à se rapprocher des autres classes irlandaises : l’esprit dominateur s’échauffe chez l’orangiste à la pensée que dorénavant c’est à lui seul à mener le combat contre le nationalisme et à défendre ce qui reste de pouvoir anglais en Irlande, l’hégémonie de l’Ulster. En second lieu, il y a les excitations extérieures, celles des Tories anglais. Adversaires acharnés du home rule, les unionistes intransigeants, les Tories, ne se firent pas faute de s’agiter en Angleterre lorsqu’ils virent ce home rule, qu’ils croyaient mort, « mort comme la reine Anne, » avait dit Joseph Chamberlain, renaissant de ses cendres, accepté par le gros de l’opinion, proposé, « introduit » par le gouvernement libéral, tandis que la Chambre des Lords, réduit central de la résistance, allait voir par l’abrogation du veto son opposition annihilée d’avance. Qui appeler à l’aide ? L’Ulster, qui servira de drapeau à l’Unionisme, et dont ils sauront, par une intense propagande, exploiter les préjugés et flatter les passions ; l’Ulster est le meilleur à tout dans leur jeu. Donc pendant trois ans, de 1911 à 1914, les Tories « travaillent » l’Ulster, le secouent (il est un peu apathique au début), l’excitent et l’enflamment. Dès le mois de janvier 1911, M. Bonar Law, leader du parti conservateur et futur leader de la coalition aux Communes, presse l’Ulster a la lutte armée contre le home rule. « L’Ulster aura raison de résister, et nous le soutiendrons jusqu’au bout dans sa résistance. » et encore : « Quelque voie que vous ayez à prendre, constitutionnelle ou non, vous aurez tout le parti unioniste derrière vous. » Et M. Duke, depuis lors secrétaire en chef pour l’Irlande : « Les Ulstériens ont le droit moral de résister, et tuer ceux qui usent de ce droit ne serait pas oppression, mais meurtre. » Les plus hauts personnages du Toryisme paient de leur personne, et à leur exemple M. Walter Long, naguère encore ministre, lord Curzon, sir F. E. Smith, aujourd’hui lord Birkenhead et chancelier d’Angleterre. D’énormes fonds de propagande sont fournis par l’aristocratie anglaise. Pour diriger le mouvement, en Ulster, on choisit un Irlandais non Ulstérien, audacieux et organisateur, sir Edward Carson.

Ainsi le mouvement orangiste s’organise, et l’Ulster « rebelle » dresse la tête. Après une année de manifestations préparatoires, sir E. Carson proclame, le 28 septembre 1912, le Covenant qui bientôt se couvre de signatures et par où l’Ulster s’engage à se défendre « par tous lus moyens » contre le home rule. On crée un gouvernement provisoire, prêt à fonctionner au jour du danger. Et on recrute, on arme, on exerce une armée de volontaires pour sauver la cause — et la mise — de l’Unionisme en Ulster. Une armée, ce n’est pas un vain mot : on importe les armes et munitions, on encadre et on entraîne la troupe, on fait des manœuvres, on se prépare à la guerre. Le 24 avril 1914, on débarque à Larne et à Bangor 50 000 fusils et un million de cartouches provenant de la deutsche Munitionen und Waffenfabrik : dix mille orangistes participent à l’opération qui s’opère sous l’œil de la police avec la complicité de tous les fonctionnaires, depuis les amiraux jusqu’aux télégraphistes. L’Ulster avait à ce moment, dit-on, cent mille volontaires bien armés et prêts à marcher, avec cavalerie, sections cyclistes, automobiles, ambulances et ambulancières[3]. — Bluff et mise en scène, disent alors de bonnes gens. Oui sans doute, vis-à-vis de l’opinion anglaise, que l’Orangisme se propose d’impressionner, du gouvernement, qu’il veut intimider : il est clair que l’armée ulstérienne ne se battra pas contre les troupes anglaises ; celles-ci d’ailleurs refuseraient de marcher, ainsi que le montre alors l’incident du camp de Curragh où cent officiers, à la suite du général Gough, offrirent leur démission le jour où ils se crurent appelés à intervenir en Ulster. Mais vis-à-vis de l’Irlande elle-même, il en va tout autrement. Quand, dans un pays civilisé, un parti, qui d’ailleurs s’est toujours dit le parti de l’ordre, déclare solennellement vouloir résister « par tous les moyens » à certaine loi qui lui déplaît d’avance, et, avec la tolérance du gouvernement, se crée à cette fin une armée et s’entraine à la guerre, c’est l’anarchie, c’est la rébellion ou la révolution qui s’ouvre. Or nul n’ignore combien le virus révolutionnaire est prolifique et contagieux : la suite de l’histoire allait le prouver une fois de plus.

Voilà donc la « Force physique » qui reparaît en Erin, après un long sommeil, et c’est chez les Ulstériens qu’elle ressuscite, chez ceux qui se disent les « loyalistes. » Le premier ministre, M. Asquith, ne fut pas aveugle au danger : « Un coup plus mortel, dit-il alors, n’a jamais été porté de notre temps, par un groupe d’hommes politiques conscients de leur responsabilité, aux fondations mêmes sur lesquelles repose le gouvernement démocratique. » C’eût été le premier devoir du gouvernement d’agir : il n’osa pas. Il préféra croire ou faire croire à un bluff. Il se contenta de protester en paroles, n’osant pas rompre en visière aux Tories qui avaient monté contre lui cette machine de guerre politique, confiant d’autre part dans ces mêmes Tories pour empocher qu’il ne fût fait de cette machine un emploi dangereux : faiblesse désolante, faute capitale, dont les répercussions désastreuses allaient bientôt se faire sentir et se font sentir aujourd’hui encore, tragiquement. L’Ulster s’arme pour résister aux lois, et le gouvernement laisse faire ! Felix culpa ! heureuse faute, se dirent alors ceux qui, dans l’Irlande nationale, représentaient l’Extrémisme, parce qu’elle réveillera chez nous, contre l’Angleterre, l’esprit de révolte et de violence : c’est l’Orangisme qui ressuscitera le Fenianisme, ce sont les loyalistes qui ouvriront la carrière aux révolutionnaires ! — C’est bien, hélas ! ce qui allait se passer. — Cette faute funeste, les modérés, de leur côté, jugèrent qu’elle les autorisait, voire qu’elle les obligeait à créer chez eux, en réponse, des volontaires « nationaux, » non pour combattre leurs frères, mais pour « défendre et soutenir les droits et libertés de tout le peuple irlandais, sans distinction de croyance, de classe ou de parti. » C’est dans cet esprit de vigilance, mais de tolérance, que, le 26 novembre 1913, alors que l’armée Ulstérienne est déjà en formation depuis un an, la création des volontaires nationaux est décidée à Dublin, sous l’impulsion d’un groupe de promoteurs pour la plupart d’opinion modérée, et pour une petite fraction de tendances avancées. Redmond, qui au début se tient à l’écart du mouvement, vient après quelques mois à en prendre le contrôle, ce qui amène la sécession de la minorité extrémiste. L’organisation se développe rapidement : au mois de juin 1916, elle compte autant d’hommes que l’armée ulstérienne, ou un peu plus, mais les armes, dont les ulstériens étaient bien pourvus, manquent aux nationalistes. Sans les combattre ouvertement, le « Château, » si complaisant pour l’Orangisme, fait tout pour entraver leurs efforts : partialité dont les autorités gouvernementales en Irlande ne se sont jamais fait faute, mais qui, dans le cas présent, irrite plus que jamais le sentiment irlandais. Par exemple, dix jours après l’annonce de la création des volontaires nationaux, une « proclamation » vient comme par hasard interdire l’importation des armes ; une fois, à Howth, près de Dublin, les nationalistes réussissent à débarquer en contrebande une cargaison d’armes, comme avaient fait peu auparavant et sans encombre les Orangistes à Larne ; or au retour il y a collision avec la troupe, trois civils tués et trente blessés : c’était juste une semaine avant la guerre…

Au printemps de 1914, si l’Irlande est en apparence au calme et en paix, il y a donc une armée ulstérienne prête à jouer la rébellion contre le home rule, et une armée de volontaires nationaux qui s’organise en riposte ; et comme le gouvernement n’a pas eu l’énergie d’agir en temps utile pour mettre les premiers à la raison, il se trouve bien empêché d’intervenir pour dissoudre les seconds. Au Parlement, sir E. Carson et les Orangistes font leurs derniers efforts pour ruiner le bill du home rule. M. Asquith cherche à les apaiser en leur offrant d’exclure de la loi pour six années ceux des comtés de l’Ulster qui, consultés en référendum, voteraient à la majorité des électeurs pour l’exclusion ; Redmond accepte la transaction, poussant ainsi l’esprit de conciliation à un point qui lui est vivement reproché par ses compatriotes : Carson refuse, exigeant que l’exclusion soit définitive et s’applique d’office à tout l’Ulster (inclus les trois comtés à majorité catholique), ce qui fait dire à M. Churchill que décidément les Ulstériens préfèrent les voies de fait aux voies de droit et les balles aux votes. En vain le roi George convie en Conférence au palais de Buckingham les représentants des Orangistes et ceux des Nationalistes : encore une fois l’Orangisme se montre irréductible. Bref, à la veille de la guerre, le Parlement vote le home rule, un home rule très insuffisant d’ailleurs, surtout au point de vue financier, et que les nationalistes n’acceptent que pour aboutir ; mais M. Asquith a promis aux Ulstériens qu’avant d’être appliquée, la loi ferait l’objet d’un amendement par bill spécial, de sorte que l’Ulster tient encore ainsi, à la fin de juillet 1914, le sort de l’Irlando entre ses mains : la crise est indénouable, semble-t-il, si ce n’est par la guerre civile, et de cette guerre civile, préparée par l’Ulster à l’incitation des Tories et avec la tolérance du gouvernement, l’Irlande n’est sauvée que par la guerre étrangère.


III

Celle-ci éclate, et dès le soir du 3 août, le soir même où sir Edward Grey annonce aux Communes l’invasion de la Belgique et prépare l’opinion à l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne, John Redmond se lève, — heure dramatique et solennelle, — et en quelques mots émus et simples, d’une immense portée, il offre à l’Angleterre le loyalisme de l’Irlande. Le Parlement applaudit, mais au milieu de l’émotion générale ni le Parlement ni l’opinion ne semblent alors comprendre la vraie signification, mesurer toute la valeur politique de la déclaration du leader irlandais. L’Irlande, pendant sept cents ans, a été la victime de son ennemie l’Angleterre : aujourd’hui, confiante dans la parole donnée, dans le volo acquis du home rule, sans renoncer à ses droits nationaux, elle propose à l’Angleterre la concorde et la conciliation. L’Allemagne escomptait, avec la guerre civile en Ulster, des troubles en Irlande qui eussent paralysé l’Angleterre[4] : l’Irlande nationale rend à l’Angleterre sa liberté d’action. L’Angleterre va participer à la croisade pour la libération des peuples et la défense des petites nationalités : l’Irlande, si longtemps opprimée par elle, se range à ses côtés. Ainsi non seulement, en entrant en guerre, l’Angleterre peut avoir l’esprit en paix quant à l’Ile sœur, mais la voix de l’Ile sœur appuie et « justifie » devant l’opinion du monde l’entrée en guerre de l’Angleterre : voilà ce qu’il y avait dans les graves et fortes paroles de Redmond. — Redmond aurait pu, en ces jours critiques, « traiter » avec le gouvernement, poser ses conditions (on lui a beaucoup reproché par la suite en Irlande de ne pas l’avoir fait) ; notez que le home rule est voté, mais non promulgué, que l’opposition Ulstérienne est puissante, que l’Irlande n’a encore obtenu de l’Angleterre qu’un papier, et un papier non signé : eh bien ! non, avec autant de courage que de sens politique, Redmond apporte gratuitement, gracieusement à l’Angleterre la sympathie et le concours de l’Irlande. Devant la menace de l’impérialisme teuton, il range sans hésiter son pays dans le camp du droit. En un instant, pour la défense de la civilisation contre la barbarie, il renverse toute la politique traditionnelle de l’Irlande vis-à-vis de l’Angleterre. Ou plutôt il l’adapte : fort des engagements de l’Angleterre, comptant sur la liberté promise et prochaine, il veut que le premier acte de l’Irlande nouvelle, de l’Irlande libre, soit pour épouser la cause de la liberté du monde.

A la parole de Redmond répondit l’Irlande, ou du moins la grande majorité du pays, qui comprend et approuve son leader. L’antibritannisme est pour un temps comme submergé sous une vague d’enthousiasme ; l’émotion est pour ainsi dire partout, et l’élan pour les Alliés ; une fois de plus, dans un esprit d’union sacrée, l’Irlande nationale offre son bon vouloir à l’Ulster qui, une fois de plus, le repousse et reprend de plus belle la lutte contre le bill du home rule, contre ce « chiffon de papier, » selon le mot malheureux que dit alors un chef unioniste. — En même temps que la campagne pour le recrutement s’organise en Angleterre, elle s’organise en Irlande, à l’appel qu’adresse aux Irlandais le premier ministre, M. Asquith, pour « le don libre d’un peuple libre. » Redmond s’adonne et se dépense sans compter à celle propagande qui rencontre, il faut le savoir, certaines difficultés spéciales tenant aux circonstances et au milieu. D’abord, c’est la première fois dans l’histoire que l’Irlande est appelée à prendre les armes aux côtés de l’Angleterre, en alliée et non en ennemie. Puis il y a, dans la masse du peuple, un fond traditionnel de méfiance contre les promesses britanniques. Il y a, chez les paysans des campagnes et surtout du lointain Ouest, une apathie due à l’ignorance complète des choses du continent. Il y a cette sorte de répulsion, de mépris, que suscite en bien des classes l’engagement militaire, non par antimilitarisme, mais parce que l’Irlande n’a jamais connu d’uniforme que celui du soldat anglais, d’armée que l’armée anglaise d’occupation. Ajoutez que la petite minorité extrémiste, qui ne voit d’ennemi à l’Irlande que le gouvernement anglais et ne veut de guerre que contre l’Angleterre, s’oppose au recrutement, et sépare ses adhérents du gros des volontaires nationaux qui p3rdent ainsi une fraction de leurs troupes au profit du clan révolutionnaire. Néanmoins, la propagande de Redmond sait convaincre l’Irlande qu’elle se doit de prendre part à la lutte pour la justice et la liberté ; son succès, dans les derniers mois de 1914 et on 1915, est incontestable. Une statistique officielle, en 1916, fixe à 130 000 le nombre des recrues levées jusqu’alors en Irlande, ce qui, avec les 57 000 Irlandais se trouvant déjà sous les drapeaux lors de la guerre, et avec les marins de la flotte, ferait ressortir à plus de 200 000 le nombre des hommes que l’Irlande a alors donnés à la guerre, sans compter toutes les dizaines de milliers d’Irlandais résidant et engagés en Angleterre, ou qui, ayant émigré, se sont battus sous les couleurs australiennes, canadiennes ou américaines : chiffres d’autant plus notables qu’on sait que, sur une population de 4 millions d’âmes, l’Irlande n’a qu’une proportion mâle adulte très inférieure à la normale, du fait de l’émigration qui lui enlève chaque année la fleur de sa jeunesse. De cet effort militaire du début de la guerre, l’honneur ne lui a pas toujours été compté. Les voix anglaises les moins suspectes lui ont pourtant rendu justice. Dès le mois d’août 1915, le Times déclarait qu’elle avait fourni sa part proportionnelle d’hommes à l’armée. Et quelques mois après, Lord Kitchener, ministre de la guerre, félicitait lui-même l’Irlande de la « magnifique réponse », qu’elle avait faite à l’appel pour les hommes.


IV

L’Irlande peut donc revendiquer le mérite d’avoir fait son devoir pendant les premiers temps de la guerre. Elle l’a fait sans calcul ni ambition, sur la foi de la seule promesse de la liberté. Maintenant c’était à l’Angleterre à faire le sien vis-à-vis de l’Irlande. Elle doit à l’Irlande la liberté promise, elle lui doit la justice et la bienveillance : comme il lui eut été facile alors de faire pour jamais sa paix avec elle ! Mais l’Angleterre, absorbée par la guerre, rassurée d’ailleurs sur sa sécurité en Erin, ne s’inquiète plus de l’Irlande. Elle avait besoin, pour l’opinion du monde, d’avoir l’Irlande à ses côtés : elle l’a, et, l’ayant, ne se soucie plus de l’Ile sœur. C’est, de 1914 à 1916, une lamentable histoire : une politique négative, du wait and see, selon la formule chère à M. Asquith, puis de la défiance et de l’obstruction, des coups d’épingle et des coups de caveçon, sous le couvert de quoi les Orangistes et les Tories font leur jeu néfaste, avec ce résultat qu’on tue l’enthousiasme et la confiance, qu’on les remplace par de l’irritation, de la suspicion et du cynisme, qu’on laisse ainsi l’Irlande, de déception en déception, s’aliéner et se rebuter, qu’on mine peu à peu la position des leaders modérés et qu’on favorise les germes de rébellion.

Le home rule d’abord. Il était voté : coule que coûte, il fallait trouver moyen de l’appliquer. Il fallait au moins un commencement d’exécution. L’Angleterre fait la guerre au despotisme germanique pour la défense des droits des petites nations : son premier geste ne doit-il pas être d’assurer effectivement les droits de l’Irlande ? Peut-elle se battre pour la liberté en Europe en refusant cette liberté à l’Ile sœur ? Sir Edward Grey, le 3 août 1914, a juré au Parlement que l’Angleterre sera fidèle à ses engagements d’honneur envers ses amis. Et envers l’Irlande ? Si l’Angleterre avait mis tout de suite le home rule en application, il y aurait eu bien des chances pour que la minorité même des extrémistes acceptât de prendre sa place dans le régime nouveau. Au lieu de cela, le gouvernement britannique cède à la pression des Orangistes qui, avec les Tories, s’agitent plus que jamais contre le home rule : Carson l’emporte sur Redmond, l’Ulster sur l’Irlande. La loi du home rule est bien promulguée le 18 septembre 1914, — ce que lord Londonderry déclare « un scandale, » — mais l’application en est remise à la fin de la guerre, et M. Asquith s’engage à ce que l’Ulster ne soit pas soumis à contrainte dans le Bill d’amendement à intervenir : c’est un triomphe pour l’Orangisme, et pour les Irlandais nationalistes, c’ost le choc douloureux d’une injustice et d’une insulte, c’est l’ébranlement de la confiance dans la parole anglaise, et Panière, décourageante sensation qu’alors qu’on leur demande de se battre comme une nation libre, ils restent en fait un peuple de serfs et de suspects.

Suspects même quand il s’agit pour eux de prendre part à la guerre. Dès le début, Redmond a demandé et le premier ministre, M. Asquith, a solennellement promis deux choses : d’abord que les volontaires seraient reconnus, organisés, utilisés par le War Office, puis que les Irlandais combattants seraient formés en corps distincts, conservant leur caractère national. Or il arriva quo, tandis que l’Ulster avait satisfaction dès le début sur ces deux points, l’Irlande nationale n’obtint jamais du War Office l’exécution de la promesse de M. Asquith. Elle tient à ses volontaires nationaux, en qui elle voit comme le symbole de sa nationalité ; elle est profondément blessée de ce que le War Office refuse d’en prendre charge, refus d’autant plus inexplicable que, si la grosso masse des volontaires devait s’enrôler dans les corps combattants, il allait rester la petite minorité des volontaires extrémistes, et que laisser hors de contrôle un tel noyau, oisif et armé, c’était préparer, solliciter un mouvement révolutionnaire. D’autre part, le War Office semble s’ingénier, par un mélange inconcevable de maladresse et de froide hostilité, à décourager le recrutement. La propagande pour les enrôlements est confiée, dans l’Irlande catholique et nationaliste, a, des protestants unionistes. Aux troupes catholiques, on donna des officiers protestants. On refuse à l’Université nationale de Dublin la formation des officiers, telle qu’elle fonctionne à Trinity College et à l’Université de Belfast. On refuse aux troupes irlandaises leurs badges distinctifs, on leur refuse le drapeau vert traditionnel, on leur refuse l’autorisation d’accepter les fanions brodés pour elles par les dames d’Irlande. On refuse de. créer un corps d’armée irlandais. Bref, l’Irlandais doit se battre. anonymement, sous les couleurs britanniques. Toute la contribution d’Erin à la guerre passera à l’actif de la Grande-Bretagne ; ses hauts faits militaires, tels les exploits des Dublins et des Munsters aux Dardanelles, seront passés sous silence. En appelant les Irlandais à la guerre, on fait ainsi tout pour les rebuter. « A l’époque décisive du recrutement, a dit un jour aux Communes M. Lloyd George lui-même, on a perpétré en Irlande une série de stupidités (sic), touchant de près à la malignité, et qui sont à peine croyables. Rien n’est difficile comme de recouvrer l’occasion perdue quand une fois les susceptibilités nationales ont été offensées et, l’enthousiasme initial tué. »

Contre un pareil mauvais vouloir, Redmond, qui a les responsabilités du leader sans les pouvoirs effectifs d’un chef de gouvernement, est impuissant et désarmé. A Londres, on écoute, les Orangistes, on ménage et on soigne l’Ulster : Redmond et l’Irlande ne comptent pas. Et lorsqu’on mai 1915 se constitue le ministère de coalition, on appelle au gouvernement sir Edward Carson, le leader de l’Ulster, ainsi qu’un Ulstérien de marque, sir J.-H. Campbell, et avec eux sir F.-E. Smith, M. Bonar Law, M. Waller Long, sir John Gordon, ces hauts Tories qui ont joué la carte orangiste contre le nationalisme irlandais[5]. Voilà tous les puissants ennemis de l’Irlande au pouvoir et à l’honneur, voilà l’Orangisme et le Toryisme maîtres de la place. N’est-ce pas ainsi la cause irlandaise livrée aux anti-Irlandais, aux « rebelles » virtuels de 1913-1914, et n’est-ce pas le home rule abandonné pour jamais ? Voilà ce que se dit l’Irlande nationale.

Elle ressent profondément tous ces coups portés non seulement à sa fierté, mais à son bon droit et à sa bonne volonté. L’enthousiasme du début se refroidit. Elle est entrée en guerre pour la cause de la liberté : la liberté, on la lui dénie. Les beaux principes pour lesquels l’Angleterre a pris les armes, elle voit qu’ils ne sont pas faits pour elle. En se ballant pour les nationalités, elle croyait se battre pour la sienne propre, mettre le sceau à sa charte d’affranchissement et se faire enfin reconnaître en tant que nation : elle est loin de compte ! Alors, elle se détourne peu à peu de la guerre. Elle se relâche de son effort militaire ; le recrutement baisse, puis il s’arrêtera. L’anti-britannisme reparait et s’agite. Vis-à-vis de l’Angleterre, elle se lasse de faire toute seule tout le chemin de la conciliation. Elle a donné et n’a rien reçu. Dans la lutte pour le home rule, elle est vaincue, tandis que l’Orangisme triomphe. Elle se sent méconnue, dupée, trahie. — De ces déceptions, elle se prend à accuser ses leaders, les parlementaires, les constitutionalistes. Déjà avant la guerre, le parti parlementaire était critiqué en Irlande. On lui reprochait de s’être fait le serviteur du parti libéral anglais, au lieu de se tenir, entre les libéraux et les Tories, dans la position indépendante dont Parnell avait su tirer si bien profit. On lui reprochait d’avoir aliéné sa liberté par l’acceptation de l’indemnité parlementaire et de s’être laisse contaminer par les faveurs du pouvoir. Aux chefs, on reprochait particulièrement de ne savoir accepter ni blâme ni conseil. Maintenant, toutes ces critiques se font plus aiguës. Le vieux parti est, il faut le dire, un peu hors de contact avec ce qu’il y a dans le pays de jeune et d’ardent, son influence sur les nouvelles générations est en baisse. Et puis, comme en Angleterre, il y a alors en Irlande un mouvement d’agacement, d’hostilité contre les organisations de parti, les politiciens de métier, les « machines » politiques, le patronage et la corruption qui en découlent. En août 1914, l’Irlande a répondu généreusement aux généreuses paroles de son leader : mais quand elle voit ce qu’il advient de sa bonne volonté et de ses droits, elle s’en prend aux chefs constitutionalistes en même temps qu’au gouvernement anglais, sa désillusion se tourne contre Redmond et les parlementaires. Le clergé catholique, jusqu’alors le plus ferme soutien du parti, commence à lui faire grise mine ou à lui tourner le dos.

Et ce qui est grave, c’est que cette poussée d’antibritannisme et d’antiparlementarisme, qui trouve naturellement chez les extrémistes ses plus chauds agents, profite à l’extrémisme, dont le virus, sans gagner encore de nouveaux terrains, va s’exacerber sur place à la faveur des circonstances. Il existait, nous l’avons dit, avant la guerre, latent et diffus, sans force, il ne représentait qu’une petite minorité et dans cette minorité se rencontraient bien des opinions divergentes, sur l’emploi de la violence, sur l’idée républicaine, etc. Le mouvement révolutionnaire de l’Ulster en 1913-1914 excite dans tous ces groupes les appétits de combat, puis l’entrée de l’Irlande en guerre les isola du gros de la nation ; bientôt on vit en Irlande des volontaires extrémistes, séparés des volontaires nationaux, et à Dublin une petite « armée citoyenne » ou Citizen Army, émanée du prolétariat très misérable de la capitale. Le Gouvernement, ayant commis l’irréparable faute initiale de laisser s’armer les volontaires de l’Ulster, se trouva moralement désarmé contre ces troupes séparatistes ou révolutionnaires. Des chefs extrémistes en profitèrent pour les entraîner et pour préparer plus ou moins secrètement un soulèvement contre l’Angleterre. Le mouvement est provoqué et stimulé par les Irlandais d’Amérique, les plus violents de tous, — ils n’ont rien à perdre, — qui, par l’intermédiaire de leurs amis politiques les Germano-américains, nouent des conversations avec le gouvernement allemand, envoient à Berlin un soi-disant délégué irlandais, un cerveau brûlé (Ulstérien d’ailleurs), sir Roger Casement, et qui obtiennent enfin de l’Allemagne un envoi d’armes en Irlande. Le soulèvement éclate en avril 1916, le lundi de Pâques, à Dublin, deux jours après que la police a arrêté Casement, débarque d’un sous-marin allemand et venu en Irlande, — ô ironie, — afin d’empêcher un mouvement révolutionnaire, et après qu’un bateau allemand chargé d’armes, a été canonné et coulé par la flotte anglaise sur la côte de Kerry.


V

Ce fut en somme peu de chose que ce soulèvement de Pâques 1916 : de fait, — un projet de rébellion plus vaste ayant été contremandé, — il n’y eut pas un millier d’hommes à y prendre part, venant principalement de la Citizen Army, du prolétariat et des slums de Dublin, avec un contingent de volontaires républicains et d’intellectuels néo-fénians. Ce ne fut pas la révolte de l’Irlande, mais une révolte en Irlande. Et qui prit tout le monde par surprise, le gouvernement, l’opinion, les parlementaires. Ceux-ci n’hésitèrent pas, non plus que la masse nationaliste, à condamner sévèrement cet acte anti-patriotrique ; à Dublin même, les rebelles n’avaient trouvé que de l’hostilité dans le peuple. L’impression produite au dehors fut énorme. L’Irlande perdit tout d’un coup la majeure part de la sympathie qu’elle pouvait avoir dans l’opinion des Alliés. En Angleterre, on s’indigna légitimement de se voir frappé dans le dos, tandis que la guerre sollicitait toutes les énergies : on ne se demanda d’ailleurs pas si le gouvernement n’avait pas quelque responsabilité dans l’origine de l’affaire, on ne se dit pas que, pour un millier de rebelles qu’il y a eu à Dublin, il y a alors plus de deux cent mille loyaux sujets irlandais qui se battent pour l’Angleterre sous l’uniforme anglais…

Frappée par l’événement, l’opinion irlandaise était troublée, déconcertée ; la masse n’était pas encore passée à l’extrémisme. Le soulèvement réprimé, c’était le moment de lui faire confiance, et par une politique généreuse de conciliation, d’apaiser l’antibritannisme et de rendre au parti de l’ordre, encore on grosse majorité, son assiette et son influence : l’Angleterre aurait pu, encore a ce moment, reprendre en douceur l’Ile sœur. M. Asquith le comprit, lors d’un voyage qu’il fit à Dublin en mai 1916. Il eut des velléités de bien faire, mais le courage manqua au gouvernement, peut-être aussi le loisir et la liberté d’esprit qu’il fallait pour donner une orientation nouvelle a la politique irlandaise de l’Angleterre ; il recommença à se plier aux volontés des Orangistes et des Tories, des partisans de la manière forte, plus que jamais puissants dans la Coalition : le cours des choses allait reprendre comme auparavant, et on allait voir s’achever l’évolution qui, d’une Irlande en majeure part encore saine, devait faire une Irlande décidément hostile, rebelle, et séparatiste.

La rébellion appelait une répression. Sévère ? Sans doute, on était en pleine guerre. Mais la rigueur n’est pas toujours la sagesse ; entre la clémence et la justice le dosage est délicat lorsqu’il s’agit d’un pays sujet malgré lui, d’une race différente, d’un peuple nerveux et sensible. Bien des voix en Angleterre, dont celle de Lord Bryce, conseillaient l’indulgence : elle avait bien réussi en 1914, lors de l’insurrection sud-africaine, au général Botha qui, ayant mis à la raison Maritz et Christian De Wet, avait su, sans une exécution capitale, rallier l’opinion à la cause anglaise. De fait, après les opérations militaires qui furent sanglantes et au cours desquelles tout un quartier de Dublin fut détruit, il y eut, tardivement, sur jugement secret en cour martiale, seize mises à mort ; il y eut plus de 3 000 arrestations, près de 200 condamnations, et 1 600 à 1 800 personnes déportées et internées en Grande-Bretagne par simple mesure administrative, le tout sous la loi sans appel de l’autorité militaire. La masse irlandaise, qui ne se sentait ni coupable ni responsable, n’accepta pas le châtiment comme légitime. Chose, étrange : le fait de la rébellion, l’exemple de la révolution, aurait dû la faire réfléchir et, si elle se sentait sollicitée par les idées avancées, la ramener dans la voie de l’ordre. Au lieu de cela, la répression remplit son cœur d’amertume, et réveilla, « polarisa » tous ses vieux griefs et son hostilité traditionnelle contre l’Angleterre. Peu à peu, on apprit les choses. On apprit les « erreurs » ou les abus de l’autorité militaire, tel le meurtre du paisible journaliste Sheehy-Skeffington. Ignorés la veille, on sut qui étaient les chefs, aujourd’hui célèbres, de la rébellion, des professeurs et des poètes comme Pearse, Mac Donagh, Joseph Plunkett ; Connolly, le travailliste ulstérien ; the O’Rahilly, chef de clan de Kerry. On se répéta le mot du colonel Brereton, qui fut leur prisonnier : « ils ont combattu en gentlemen. On se raconta des faits dramatiques ou touchants : celui de the O’Rahilly qui, après avoir tout fait pour empêcher la rébellion, s’y jette et se fait tuer ; celui de G race Gifford, dont le portrait par William Orpen, sous le titre de Young Ireland, avait excité naguère l’admiration des Londoniens, et qui, fiancée à Joseph Plunkett, l’épousa une heure avant son exécution, pour avoir le droit de porter son nom ; celui de Connolly, fusillé sur une chaise, — blessé, il ne pouvait se tenir debout, — et qui, dans son dernier entretien avec sa femme et sa fille, « brave, presque joyeux, » leur dit : « Je remercie Dieu de m’avoir permis de vivre assez longtemps pour voir lever l’aurore. » Ainsi l’horreur qu’on avait d’abord ressentie pour le crime, on commence à l’éprouver pour la répression britannique. Peu à peu retournée, l’opinion irlandaise, sans approuver la rébellion, se prend de compassion, de sympathie pour les rebelles dont elle fait des martyrs et des héros. Hostile jusqu’alors aux idées extrémistes, le gros de la population allait tendre à s’y rallier, si rien n’était fait pour l’en détourner, pour réconcilier l’Irlande.

Par deux fois, à un an d’intervalle, le gouvernement tenta de faire quelque chose, mais sans conviction ni volonté d’aboutir, soucieux surtout de faire tenir l’Irlande tranquille. Au mois de juin 1916, il remet le home rule sur le tapis et offre aux Irlandais la mise en vigueur de l’Acte de 1914 sous réserve de l’exclusion temporaire de six comtés de l’Ulster jusqu’à la fin de la guerre, une conférence impériale devant alors régler cette difficile question ulstérienne ainsi que la question non moins délicate des finances de l’Irlande. Redmond, muni de ces offres écrites, acceptées par lui, acceptées bientôt aussi par le Conseil d’Ulster, les fait non sans peine d’ailleurs approuver par un congrès nationaliste. Il semble qu’on ait enfin abouti et que le gouvernement n’ait plus qu’à légaliser l’accord : mais on comptait sans les Tories et sans les Orangistes, qui déchirent l’accord en exigeant pour l’Ulster l’exclusion définitive et non plus seulement temporaire. Une fois de plus le gouvernement cède et s’incline, et Redmond reste avec un nouvel échec, et la responsabilité de s’être encore laissé jouer. Une fois de plus le ressentiment de l’Irlande s’accentue et se monte contre l’Angleterre, comme contre les parlementaires nationalistes dont l’Angleterre se sert contre leur pairie même. Comme toujours, se dit-on, l’Angleterre nous trompe et se moque de nous. Du front même viennent ces plaintes, tristes et touchantes : Nous croyions nous battre pour la liberté, hélas ! nous savons bien maintenant que l’Angleterre nous trahira !…

L’année d’après, en 1917, c’est la même histoire, avec une autre mise en scène. M. Lloyd George, qui depuis décembre 1916 est chef du gouvernement, et entouré dans son ministère des principaux chefs de la coalition tory-orangiste, propose, sur une suggestion officieuse de Redmond, de réunir une grande assemblée ou Convention, composée d’Irlandais représentatifs de tous les partis, qui s’efforcerait d’établir un projet de constitution autonome dans le cadre de l’Empire ; il s’engage, si la Convention aboutit à un « accord de fond, » à présenter au Parlement un projet de loi conçu suivant les bases de cet accord. De part et d’autre, la proposition fut acceptée, les extrémistes restant seuls en dehors, et la Convention, composée pour une part de membres nommés par le gouvernement, et pour le surplus de membres choisis par les partis politiques et les autorités constituées, se réunit pour la première fois le 25 juillet 1917 à Dublin. Il y avait là des hommes de toutes les opinions et de toutes les croyances : il y avait John Redmond, quatre évêques catholiques, le savant Mahaffy, prévôt de Trinity College, le docteur Bernard, archevêque protestant de Dublin, Lord Midleton, chef des unionistes du Sud, l’économiste et poète George Russell, plus connu dans les lettres sous les initiales de A. E. Lord Londonderry et M. Barry, chefs de la délégation ulstérienne, sir Horace Plunkett, le créateur du mouvement coopératif, le grand distillateur Andrew Jameson, dont le nom, suivant le mot connu, est « dans toutes les bouches irlandaises. » Les délibérations, sous la présidence de sir Horace Plunkett, se prolongeront, portes closes, pendant huit mois. Tout de suite on se rendit compte qu’à l’exception des Ulstériens, qui n’étaient là qu’ad referendum, simple porte-paroles des autorités occultes de l’Orangisme, sans pouvoir ni responsabilité, tous les Irlandais rapprochés dans ces réunions, comme les soldats dans la tranchée, subissaient l’influence de la solidarité nationale qui les unissait et développait en eux, par-dessus les divergences politiques, un heureux esprit de tolérance et de transaction. Après bien des vicissitudes, et après une intervention personnelle de M. Lloyd George, une majorité relative, composée des nationalistes modérés, des unionistes du Sud, qui firent à la patrie commune le sacrifice de leur unionisme, et des travaillistes, s’accorda sur un projet de large autonomie analogue à celle dont jouissent les Dominions, avec Parlement unique, des garanties politiques étant prévues on faveur de la minorité, et les pouvoirs militaires étant réservés au gouvernement impérial. La question litigieuse des impôts et notamment des douanes était laissée en suspens jusqu’après la guerre ; sur ce point se séparent les nationalistes intransigeants, notamment les représentants de l’Église catholique, qui refusent de renoncer même provisoirement au droit de taxation douanière. Quant aux Orangistes, qui se sentent soutenus par la coalition en Angleterre, ils disent non à tout, et rien ne peut les rallier au principe de l’unité constitutionnelle de l’Irlande. Au total, c’était moins un échec qu’un demi-succès. Cependant M. Lloyd George refusa de prendre les conclusions de la Convention pour valables et de les faire loi : l’Ulster n’était-il pas dans la minorité ?


VI

Encore une fois, c’est donc l’Ulster qui barre la route à l’Irlande, et l’Irlande se voit refuser l’autonomie parce que la minorité ulstérienne s’y oppose. C’est ainsi la thèse tory qui triomphe depuis 1914 : le salut de l’Ulster est la suprême loi, car l’Ulster est le gage de l’Angleterre en Irlande, son instrument de domination, il est le « coin » enfonce dans l’Ile Verte pour y assurer à la fois l’autorité britannique et la discorde irlandaise. C’est l’Ulster qu’il faut satisfaire en Irlande, en même temps qu’il faut empêcher la formation d’une Irlande unie contre la Grande-Bretagne. Cela est si vrai que c’est tout le but (nous anticipons un peu ici sur les événements) de la récente « loi sur le gouvernement de l’Irlande, » promulguée en décembre dernier. Par cette loi, qu’aucun représentant de l’Irlande nationale n’a votée, l’Irlande est coupée en deux : d’une part, l’Ulster, ses six comtés (dont deux, notons-le, à moitié nationalistes), et de l’autre, ce qu’on appelle négligemment le « reste » de l’Irlande ; deux Parlements, ou plutôt deux semblants de Parlements, car leurs attributions sont réduites quasiment à rien, notamment au point de vue fiscal, l’Irlande restant financièrement sous la dépendance de l’Angleterre ; entre les deux Parlements, un trait d’union, le Conseil commun, où ils seraient représentés à légalité, et qu’ils ne pourraient transformer en Parlement commun qu’à des conditions parfaitement impossibles à réaliser. Le « reste » de l’Irlande ne veut rien savoir de cette caricature de home rule, de cette loi de « démembrement » et d’ « exploitation financière : » unionistes et nationalistes sont d’accord là-dessus. L’Orangisme au contraire accepte le Parlement ulstérien pour six comtés, parce qu’il y voit sa séparation d’avec l’Irlande sanctionnée par la loi, ses garanties assurées ainsi que son privilège de veto quant à l’avenir du développement constitutionnel de l’Irlande nationale. Et voilà comment cette loi donne le home rule à l’Ulster qui l’a toujours combattu, tandis que le « reste » de l’Irlande, qui a toujours demandé le home rule, mais un home rule vrai, devait se trouver légalement, à défaut de ce vrai home rule, réduite au régime d’une colonie de la couronne. N’insistons pas davantage sur cette loi de circonstance, étape passagère, et d’ores et déjà dépassée, mais qui montre bien ce qu’a été jusqu’à présent le fond de la politique de l’Angleterre vis-à-vis de l’Irlande et de l’Ulster.

Est-ce à dire qu’il n’y a pas de solution à cette question de l’Ulster, qui domine toute la question d’Irlande ? et si la Convention de 1917-1918 n’a pu aboutir à l’accord « fondamental » exigé par M. Lloyd George, est-on on droit d’en tirer argument en faveur de la théorie, très répandue chez les Anglais, d’après laquelle l’obstacle à la solution de la question irlandaise, c’est justement l’Irlande, c’est cette maison divisée contre elle-même, ce sont les dissensions des Irlandais et leur inaptitude foncière à s’accorder, ce qui expliquerait et justifierait dans le passé toute la politique irlandaise de l’Angleterre ? Mais ces divisions irlandaises, n’est-ce pas l’Angleterre elle-même qui, l’histoire nous l’enseigne, les a engendrées et entretenues, par application de la maxime politique du divide ut imperes ? Que l’Irlande ait été et soit encore divisée, cela n’empêche pas qu’elle ne représente à la vérité autre chose qu’une expression géographique : de par l’histoire elle est une « nation, » bien que cela ait toujours été l’objet de la politique anglaise de réduire cette « nation » à l’état de « question. »

De cette nation irlandaise, l’Ulster est pour heur ou malheur partie intégrante. Séparer l’Ulster ou une partie de l’Ulster de l’Irlande, c’est diviser l’indivisible, c’est mutiler un corps vivant. L’Ulster, d’ailleurs, n’est pas et n’a jamais prétendu être une nation à part ; sa population n’est, nous l’avons dit, rien moins qu’homogène, il n’a pas une histoire propre comme à l’Irlande, il n’est après tout en Irlande qu’une minorité qui veut faire la loi à la majorité. Refuser l’autonomie à l’Irlande parce que l’Ulster n’en veut pas, c’est donc un étrange abus de la théorie du droit des minorités, et une violation manifeste du principe constitutionnel du gouvernement par la majorité. A-t-on refusé la liberté à la Bohème, à la Pologne, parce qu’il y a en Pologne et en Bohème des minorités allogènes et opposantes ? N’oublions pas que la population unioniste de l’Ulster n’est que de vingt pour cent de la population totale de l’Irlande, alors que dans les quatre comtés Ulstériens à majorité protestante il y a une minorité catholique et nationaliste qui s’élève à trente pour cent : autrement dit, la minorité nationaliste au cœur de l’Ulster est plus forte que la minorité ulstérienne en Irlande. Et on aurait égard à celle-ci et non pas à celle-là !

Mais, dira-t-on, si la justice est pour l’Irlande nationale, l’Ulster étant en fait récalcitrant, il faudrait, pour le faire rentrer dans le giron d’Erin, user de coercition : l’Angleterre s’y refuse… — Et avec raison, bien qu’à dire vrai ce soit précisément de cette même coercition qu’elle use vis-à-vis de l’Irlande nationale. Mais il ne s’agit pas d’employer la force à l’égard de l’Ulster. Que l’Angleterre abandonne simplement l’Ulster à lui-même, et on verra le problème tendre à trouver tout naturellement sa solution. Car c’est, nous le savons, une création artificielle de l’Angleterre que cette question de l’Ulster. L’Ulster politique est made in London. S’il est anti-nationaliste, c’est que la collusion des Tories avec les Orangistes l’a rendu tel, et, s’il ferme la voie à l’Irlande, c’est qu’un grand parti politique anglais l’y pousse et en profite. Qu’on le laisse tranquille, et il réfléchira. Il sait fort bien que, séparé de son hinterland, il souffrira dans sa vie économique et s’appauvrira. Il n’ignore pas qu’un jour viendra où, comme le Landlordisme, l’Orangisme, dernière citadelle de l’hégémonie anglaise en Irlande, disparaîtra par la force des choses. Il comprendra peu à peu qu’il ne saurait toujours se contenter de cette politique de splendide isolement, de ce rôle de geôlier de l’Irlande et de cette attitude d’éternelle opposition en face des aspirations nationales d’Erin. Le jour où l’Angleterre aura cessé de se servir de l’Ulster comme d’une arme de guerre contre le nationalisme irlandais, où elle l’aura rendu à lui-même et laissé sans arrière-pensée à ses responsabilités, libre de s’entendre avec l’Irlande nationale qui ne demande qu’à y mettre du sien, ce jour-là une solution amiable sera possible à la question de l’Ulster. Si la Convention de 1917-1918 n’a pas mieux réussi, c’est d’abord que l’Angleterre refusait d’accorder à l’Irlande la clef de l’autonomie, c’est-à-dire la liberté fiscale et notamment douanière, mais c’est surtout que les Ulstériens, « mandatés » par la coalition tory-orangiste, ne se trouvaient dans leurs rapports avec les nationalistes ni libres ni responsables : ils étaient là non pour négocier, mais pour faire opposition. Si, au lieu d’une Convention artificiellement composée et délibérant en secret, le gouvernement avait fait appel à une assemblée de représentants élus directement par le pays, et élus dans ce dessein défini d’édifier l’unité constitutionnelle de l’Irlande, représentants qui, ayant tous les pouvoirs, se seraient senti toute la responsabilité, autrement dit une Constituante, et si en même temps l’Angleterre avait définitivement retiré sa main de l’Ulster, il n’y a guère à douter qu’on aurait vu, après des négociations sans doute laborieuses, mais libres et fécondes, se former alors les éléments d’une entente entre les deux Irlande : le demi-succès rencontré, dans des circonstances difficiles, par la Convention de 1917-1918 en est garant.


VII

Malgré ce demi-succès, le gouvernement britannique refusa, nous l’avons dit, d’adopter les bases du rapport de la Convention et de les sanctionner légalement. Au lieu de rallier les modérés de tous les partis autour des centres d’entente trouvés, il rejette le tout. Des lors, le sort en est jeté. C’en est fini, à Londres, de ce qu’on pouvait encore espérer de conciliation, de justice à rendre à l’Irlande ; et en Irlande, c’en est fini aussi de la politique de modération, d’arrangement avec l’Angleterre. De part et d’autre, on va à la rupture. Tout de suite le gouvernement veut appliquer la conscription à l’Irlande, contre l’avis du lord-lieutenant, lord Wimborne, qui se voit alors remplacé par le maréchal French : la conscription, que l’Irlande, pays libre, eût depuis longtemps fait voler par un Parlement national, mais que, sujette, elle se refuse à recevoir, comme un joug imposé, comme une marque d’esclavage, des mains d’une autorité qu’elle tient pour étrangère. La politique du « Château » s’organise selon la manière forte ; c’est le régime de la rigueur, d’aucuns disent de la provocation, c’est la politique du pire, qui ne va pas tarder à porter ses fruits. Inversement, chez les Irlandais, l’antibritannisme est passé au premier plan et devenu maître de la situation. Dans l’altitude passée et présente de l’Angleterre, on ne voit que mauvaise volonté et mauvaise foi, oppression et trahison : donc plus de ménagements à garder. On n’espère plus le home rule. Viendrait-il même un jour, on se demande si ce serait la peine ; on veut plus et mieux maintenant : l’indépendance. On a cessé de croire à l’efficacité des moyens constitutionnels pour gagner les fins nationales. L’ère de l’action légale est finie, celle de l’intransigeance, de l’extrémisme commence. Déjà en 1917, à plusieurs élections partielles, ce sont des extrémistes qui sont sortis vainqueurs du scrutin : dans le comté de Roscommon, on a élu le comte Plunkett, père d’un des insurgés de Pâques 1916 ; dans le comté de Clare, le chef du Sinn Fein, E. de Valera, a été élu en remplacement du frère du leader, Willie Redmond, qui venait d’être tué à la guerre. Enfin, en décembre 1918, voici les élections générales, qui montrent combien les voies de l’Angleterre et de l’Irlande ont divergé : tandis qu’en Angleterre elles apportent au gouvernement une masse compacte de 400 « coalitionnistes » à tendances réactionnaires et chauvines, en Irlande, c’est la débâcle du parti parlementaire qui, de 80 membres, tombe à 6 ; c’est le triomphe de l’extrémisme, qui enlève 73 sièges. Les modérés, les constitutionnels sont balayés et disparaissent de la scène : le pays ne croit plus en eux, ne veut plus d’eux.

Triste fin d’un parti qui, pendant plus de quarante ans, dans des circonstances souvent difficiles, a présidé honorablement aux destinées du pays, et l’a mené bien près du but. Il y avait eu, avant lui, des nationalistes isolés au Parlement, mais le parti ne datait en réalité que des élections de 1874 où, pour la première fois, le secret du vote avait permis à la vraie Irlande de se faire représenter à Westminster. On vit son apogée sous Parnell, en ces temps où, par l’obstruction d’abord, puis par le jeu de bascule entre les deux grands partis anglais, il exerçait aux Communes un pouvoir redoutable, faisant et défaisant les ministères, convertissant Gladstone au home rule. Puis, Parnell disparu, ce fut la triste période des dissensions, jusqu’au jour où sa force et son unité se restaurèrent, vers 1900, pour de nouveaux combats, sous l’autorité de John Redmond. L’opinion anglaise a souvent été sévère pour ces politiciens de métier, qu’elle juge bavards, parfois excentriques, sans tenue ni culture, n’aimant que scènes et tapage. Sans doute ils ont eu leurs défauts. Ils ont manqué d’idéal dans leur politique, et parfois de courage vis-à-vis de leurs commettants. Ils ont abusé des vaines violences au Parlement, et du plaisir qu’ils avaient à exaspérer un auditoire qui refusait de se laisser convaincre. Reconnaissons cependant qu’ils ont loyalement rempli leur rôle de protestataires, et fidèlement servi, selon leurs moyens, la cause d’Erin. Ils ont obtenu pour l’Irlande les lois agraires, le rachat des terres, avec sa conséquence, la disparition du landlordisme ; ils ont obtenu l’administration locale, l’université nationale, la législation spéciale pour les congested districts, etc. ils ont démontré aux plus aveugles l’impossibilité qu’il y a à maintenir l’unionisme en Irlande. Leur règne n’a donc pas été infécond. Ces résultats dureront après eux. Et de tous ces résultats, le moindre n’est pas d’avoir longtemps, par leur action constitutionnelle, éliminé du pays le parti révolutionnaire, lequel n’allait reparaître que quand eux-mêmes ils disparaîtraient ; d’avoir maintenu l’unité de l’Irlande sous l’égide de la légalité, tout en s’efforçant d’associer le patriotisme irlandais avec le loyalisme envers l’Empire britannique, et de gagner pour l’Irlande l’autonomie nationale dans le cade impérial. Ce but de leurs efforts, ils ont été plusieurs fois bien près de l’atteindre : en 1893 avec Gladstone, en 1914 à la veille de la guerre, en 1918 enfin avec la Convention.

Mais ils ne l’ont pas atteint, et c’est ce que l’Irlande ne leur pardonne pas, c’est surtout ce qu’elle ne pardonne pas à leur chef, à John Redmond, qui meurt tristement au mois de mars 1918, au cours même des travaux de la Convention dont il ne vit pas la fin. Irlandais pur sang, bien qu’il ne fût pas de race celtique, mais d’origine anglo-normande, — il descendait d’un certain Raymond le Gros qui avait été au XIIe siècle un des premiers Normands à s’établir en Irlande, — il avait trop vécu au Parlement britannique pour n’avoir pas été un peu contaminé par l’esprit parlementaire. Les qualités du chef, qu’avait eues dans le temps Parnell, les forces du lutteur, qu’avait alors l’orangiste sir Edward Carson, étaient un peu étrangères à son tempérament modère, temporisateur, volontiers porté aux compromis parce qu’il voyait mieux, en même lumps que les possibilités, les obstacles et les limites. Il s’est, par exemple, aliéné bien des appuis en Irlande, entre autres celui d’une bonne partie du clergé et de l’épiscopat, par sa condescendance envers les Ulstériens, par son désir de trouver avec eux un terrain de conciliation, — duperie, lui disait-on, — par l’assentiment qu’il crut devoir donner à l’idée d’une sécession temporaire et provisoire de l’Ulster, — le provisoire n’est-il pas ce qui dure le plus ? — Il voulait aboutir, même au prix de compromis douloureux : l’essentiel à ses yeux c’était d’obtenir enfin le home rule, même selon une formule insuffisante que l’avenir, pensait-il, se chargerait d’améliorer. C’était un homme essentiellement loyal et généreux, voyant loin et pensant juste. Ce qui lui restera comme un titre d’honneur, c’est d’avoir, le 3 août 1914, quand certains Irlandais, la mémoire toute pleine de leur passé, pouvaient hésiter entre la lutte nationale contre l’Angleterre et la lutte du monde contre le germanisme, résolument jeté son pays dans le camp des Alliés, et fait passer la cause de la civilisation avant la cause personnelle d’Erin, au risque de sacrifier celle-ci à celle-là… Quelle tristesse de penser que cet acte si noble et courageux, ce bel acte d’homme d’État, est l’un de ceux pour lesquels Redmond et ses collègues du parti parlementaire, ont été après 1916, en Irlande même, le plus violemment attaqués ! Et avec la plus cruelle injustice. « Vous avez engagé l’Irlande, leur disait-on, comme si elle était libre, — elle ne l’était pas, — et sur la promesse de la liberté, promesse qui n’a pas été tenue ; vous auriez dû poser vos conditions : vous avez été trompés. » — « Ou bien vous nous avez trompés, déclaraient les plus avancés. Vous n’aviez pas le pouvoir d’engager le pays, et vous l’avez engagé sans garantie. Vous avez juré le loyalisme d’Erin comme si vous aviez Erin dans votre poche. Vous avez pris la cause de l’Irlande, lourde du poids de sept siècles d’histoire et de tradition, et vous l’avez jetée par la fenêtre[6]. » Aveuglée, exaspérée par les rebuffades de l’Angleterre, l’Irlande témoigne ainsi à ses serviteurs fidèles la plus choquante ingratitude. A Dublin, où il avait été si souvent acclamé, Redmond se vit parfois, pendant la Convention, hué dans la rue par des groupes d’extrémistes. Des évêques écrivaient : « Le pays a été vendu, » ou bien : « Nos leaders ont mené la cause nationale au désastre. » Pauvre John Redmond, mourant sans gloire ni récompense, après trente ans de loyaux services et de noble dévouement à sa patrie : renié par les hommes d’Etat anglais qui, après avoir usé de lui, ne se firent pas faute d’en abuser, et de l’abuser, il eut l’amère tristesse de se voir ensuite renié et honni par les siens. Sa vie finit dans le naufrage de ses espérances. Du moins est-ce le destin qui lui manqua, et non l’honneur : l’histoire lui rendra justice !


VIII

Et maintenant, Redmond mort, le parti légal et parlementaire écarté de la scène, voici donc, on décembre 1918, l’Extrémisme seul maître en Irlande, seul responsable de la cause et du renom d’Erin devant le monde. Qu’on fera-t-il ? C’est ce que nous verrons prochainement. Ce qu’on voit déjà, c’est qu’au moment où, sur le continent, vient de finir la Grande Guerre, la guerre va reprendre en Irlande contre l’Angleterre. Le drame est noué : il va, fatalement, évoluer, avant de trouver un dénouement.

Quelle « tragédie des erreurs » que cette histoire des origines du drame irlandais ! De part et d’autre, les événements dépassent et aveuglent les hommes. En refusant concession et conciliation aux modérés, en déniant à l’ile-sœur le home rule, la liberté qui, après tout, aurait été la justification de l’entrée en guerre de l’Irlande, en appelant l’Orangisme à primer et à brimer le nationalisme irlandais, l’Angleterre a sapé l’autorité des chefs modérés et fait le jeu de l’Extrémisme : elle récoltera par la suite ce qu’elle a semé. Elle a cru que la guerre la dispensait de tenir parole à l’Irlande et lui était une excuse pour en rester au statu quo, alors qu’au contraire éclatait aux yeux irlandais l’antinomie entre le gouvernement de l’Irlande, tel qu’il fonctionne depuis plus de cent ans, et les grands principes pour, lesquels se battent les Alliés. Dans le même temps où elle prêchait au monde l’affranchissement des petites nationalités, elle n’a su que traiter toujours l’Ile-sœur en sujette, sans lui accorder même un commencement de satisfaction dans l’ordre de l’autonomie : elle a ainsi contribué à jeter l’Irlande dans les voies de la violence et dans le rêve de l’indépendance.

L’Irlande, d’autre part, si elle n’est pas sans excuse, n’est pas, tant s’en faut, sans reproche. Elle a cru que la guerre fonderait et scellerait sa liberté : on quoi elle a été trompée. Elle a commencé par répondre, en un louable mouvement de conscience, et de confiance, à l’appel que lui adressaient, par la bouche de Redmond, l’Angleterre et les Alliés. Mais ce bel effort, elle n’eut pas le courage et la patience de le maintenir lorsqu’elle vit que la guerre ne lui apportait pas, à elle, la justice. Ulcérée par les refus et les duretés anglaises, par l’échec lamentable de ses aspirations nationales, par le triomphe de l’Orangisme, l’Irlande, sous la pression des circonstances, isolée, loin de tout, laisse ses griefs et son antibritannisme prendre le pas sur la cause de la civilisation, elle désavoue son leader, elle se retire de la guerre, elle ne sait pas réagir devant l’exemple et les tentations de l’extrémisme : et on voit alors se changer en désastre ce qui aurait dû être son succès et sa gloire. Elle perd devant le monde le mérite de son sacrifice initial, et sort de la guerre en vaincue.

Combien le cours de l’histoire n’eût-il pas été changé, si l’Irlande avait suivi jusqu’au bout le chef qui lui montrait la voie, et si elle avait mis dans l’acceptation de l’épreuve la même générosité, la même persévérance que lui ! N’est-il pas permis de penser que si elle s’était donnée jusqu’au bout à la cause du droit et de la liberté dans la grande guerre, elle eût été ensuite en mesure de forcer moralement l’Angleterre à lui faire droit, à lui donner la liberté ? N’est-il pas à croire qu’elle eût en fin de compte obtenu, par l’action constitutionnelle, sans violence ni compromission, tout ce que l’extrémisme se fait fort de lui gagner un jour, mais à quel prix ? En tout cas, elle aurait eu clairement pour elle l’opinion du monde. Et si, à la Conférence de Paris, les Puissances n’ont pas voulu écouter les délégués d’une Irlande soi-disant indépendante, si elles n’ont depuis lors jamais osé plaider la cause d’Erin auprès du gouvernement britannique, il n’est guère douteux qu’il en eut été autrement, si l’Irlande, après avoir été jusqu’au bout à la peine, avait été aussi à l’honneur.


L. PAUL-DUBOIS.

  1. Le recueillement de l’Irlande, dans la Revue du 15 avril 1902.
  2. Du nom de Guillaume III d’Orange, du vainqueur de la Boyne. L’Orange Society a été fondé à la fin du XVIIIe siècle par les contre-révolutionnaires antiirlandais en Ulster.
  3. L’Allemagne s’intéressait fort au mouvement. M. de Kühlmann, depuis lors ministre de Guillaume II, vint en Ulster ce printemps-là. On vit des arcs de triomphe avec ces mots — Bienvenue au Kaiser. » Des journaux, des hommes politiques déclaraient à l’envi qu’ils préféreraient l’Allemagne et l’Empereur allemand au gouvernement de John Redmond et des Fenians. Un Allemand était instructeur militaire des volontaires ulstériens.
  4. Les préparatifs de rébellion faits par les Orangistes d’Ulster contre les « libertés » de l’Irlande, la probabilité qui en découlait d’une guerre civile dans l’Ile verte, furent, selon les dires de M. Gerard, ambassadeur des États-Unis à Berlin, parmi les raisons qui portèrent l’Empire allemand à déclarer la guerre, dans la conviction que l’Angleterre serait empêchée d’intervenir.
  5. M. Asquith fit offrir à John Redmond un poste dans le ministère, mais non pas le seul poste que pouvait accepter le leader nationaliste, celui de Chief Secretary pour l’Irlande : Redmond refusa. — Sir E. Carson est aujourd’hui Lord Chief Justice d’Angleterre.
  6. Textuel : The insurrection in Dublin, par James Stephens, Dublin, 1916.