Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/03/11/03

III

DUMAS FILS IDÉALISTE À PARTIR DES
« IDÉES DE MADAME AUBRAY ».

« … À travers la campagne, sur les plateaux des falaises, tout seul, je jette dans le bourdonnement des insectes, dans le murmure lointain des flots, dans ces mille bruits qui composent le silence de la nature, je jette au hasard les vers des poètes… Je m’écoute, je m’excite, je m’enivre, jusqu’à ce que, le visage baigné de larmes, je ne puisse plus faire un pas, ni articuler un mot[1]… » Qu’on ne cherche pas ces lignes dans le rôle d’Antony : elles n’y sont point. L’auteur les a mises sur les lèvres d’un jeune médecin, très pieux, qui a nom Camille Aubray. On trouverait malaisément dans le théâtre du père un personnage plus rudement secoué par la passion. Il n’y a pas, dans l’œuvre du fils, de drame dont les intentions soient plus idéalistes ni l’idéal plus haut placé. Les Idées de Madame Aubray forment un drame sacré.

On raconte que Victor Hugo, vers la fin de sa vie, s’étonnait, comme d’une invraisemblance, d’être demeuré romantique. Par une invraisemblance plus singulière, à laquelle il faut pourtant se rendre, la logique intrépide, la dialectique cinglante de Dumas devaient aboutir à réveiller en lui le romantisme paternel, qu’il s’était plutôt efforcé d’éteindre. À compter des Idées de Madame Aubray, qui furent représentées le 16 mars 1867, l’année même où il commençait à publier ses préfaces, le fond du tempérament remonte à la surface, la chaleur et la fougue héréditaires, trop longtemps contenues, bouillonnent et font éclater la dialectique. Il fait des emprunts non voilés à Antony ; il s’inspire de Monte-Cristo ; il incline vers les pièces symboliques, où l’imagination paternelle se reprenait après 1840 ; il voisine avec le Comte Hermann, Conscience et Madame Chamblay. À mesure que ses desseins sont plus élevés, les passions qu’il met en œuvre sont plus fortes et les moyens plus violents. Le théâtre de son père revit dans ses pièces et y prend un autre tour. Le drame et le mélodrame se renouvellent et s’ennoblissent.

Il n’a jamais possédé cette fécondité créatrice des événements et péripéties. Son esprit raisonneur s’en serait difficilement accommodé. Mais sa fantaisie se repaît d’idées générales, qu’elle se plaît à faire vivre sur la scène. Il les pousse à bout, comme son père les situations, avec l’audace d’un Dumas qui ne recula jamais devant les dénoûments. Par un suprême effort, il s’élève jusqu’à une métaphysique théâtrale. Idéalisme et sensibilité, logique et moyens sont extrêmes. Les blasphèmes d’Antony revivent en ces abstraites effervescences. Ce n’est plus la même imagination ; mais tout de même c’est la même joie fougueuse d’imaginer. Jusqu’ici Dumas fils s’était contenté d’incarner en ses personnages, à la façon de Corneille, des notions très simples, que des passions et des sentiments d’ordre commun et des hommes à peu près semblables aux autres hommes, suffisaient à représenter aux yeux. Son idéal, à cette heure, est épuré.

La fantaisie y a plus de part. Il fait ses « excursions », quelquefois périlleuses au théâtre, « dans le royaume du rêve[2] ». Il met en scène la grâce de Dieu dans les Idées de Madame Aubray, la main de Dieu dans la Femme de Claude, la providence dans l’Étrangère, l’hérédité dans la Princesse de Bagdad. Sa métaphysique se complique de théories scientifiques. Il réconcilie sur la scène la religion et la science. Il « voudrait prendre l’immensité dans ses bras[3]». Il ne s’arrête à mi-chemin d’aucune conception humaine. Dans cette seconde partie de son œuvre (si j’excepte une Visite de noces et Francillon), il est de plus en plus le fils de son père. Même il est plus hardi, sinon plus impétueux. Il essaye de réaliser les conceptions les plus déliées. Il lui en coûte presque de prostituer par la bouche de personnages grimés et maquillés la quintessence de ses pensées. Le père, même quand il donnait dans le symbole ou les monologues chimico-physiologiques, mettait au-dessus de tout le reste la vie et l’émotion. Jamais il n’eût écrit ces lignes : « … L’auteur dramatique… se sent pris entre son idéal et son impuissance. Il comprend que ce n’est pas à la forme dont il s’est servi jusqu’à présent que l’humanité demandera jamais la solution des grands problèmes qui l’agitent, bien qu’il croie l’avoir trouvée pour lui-même[4]. » Ce n’est pas lui qui eût été enclin à « tomber dans ces abstractions colorées qu’on reproche à la vieillesse de Gœthe, et dans ces obscurités énigmatiques que l’on prétend trouver dans les derniers quatuors de Beethowen[5] ». Dirai-je qu’il était plus dramaturge, ou plus timide ?

Peut-être était-il seulement plus riche d’invention. Pour objectiver ces idées, Dumas fils a recours à lui. Il revient au mouvement de la passion d’Antony et aux nobles angoisses du Comte Hermann[6]. J’ajoute qu’il y met partout sa marque d’observateur pénétrant et vrai, et qu’aux audaces paternelles il ajoute des créations inoubliables. Ce qui nous intéresse ici, c’est la part d’influence de Dumas père sur ces drames idéalistes et sociaux, et la poussée soudaine d’imagination sur un théâtre dont jusqu’ici l’imagination n’était pas le mérite souverain. Et voici derechef le grand, le noble, le violent, le brutal des transports d’Adèle et de son amant, et le cynisme scélérat des Richard, des Alfred et des Fritz Sturler, aux prises avec une fatalité rajeunie, — providentielle ou physiologique, — souvent les deux ensemble. Et voici les passions en lutte avec le monde, bravant les préjugés, et défiant les lois. L’un dit : « Parce que les hommes ont tout prévu dans leur morale cruelle, qui n’a pas cru devoir rechercher les causes et qui n’a tenu compte que des effets… » — À quoi l’autre, la femme, répond : « … Eh bien, je ne serai pas votre femme. Vivez, c’est l’important. Quant aux lois qu’ont établies les hommes, elles m’ont déjà fait assez souffrir pour que je ne me soucie plus d’elles[7]. » Avec les Idées de Madame Aubray commence l’idéaliste branle-bas.

Ce n’est pas le lieu de discuter les Idées de cette femme excellente[8]. À peine puis-je rappeler que Dumas fils a vu l’idéal chrétien à travers une complexion qu’il tient de famille, peu passive, et peut-être plus exempte d’humilité que de courage. Ce qui nous importe, en cette affaire, ce sont les moyens et les personnages, dont il s’est servi pour arriver à ses fins. Or les moyens sont violents, qui aboutissent à une conclusion « raide[9] », comme dit Barantin. Aussi bien, les personnages ne sont pas des caractères médiocres. En madame Aubray les mères verront une martyre, et les hommes instruits une héroïne d’un drame religieux, qui accomplit le sacrifice d’Abraham, avec le zèle dont Polyeucte aspire aux joies du ciel. Cet idéalisme est dévorant et impérieux, autant qu’une passion plus humaine. Camille Aubray, avec ses transports, n’est pas plus atténué. Il est un Antony, non plus révolté, mais pieux, non pas homme de génie, mais docteur en médecine, que son diplôme et le genre d’études qu’il a faites pour l’obtenir semblaient propres à prémunir contre les tentations de Satan qui se plaît à guetter les jeunes hommes de vingt à vingt-cinq ans et glisse en leur âme les coupables curiosités à l’égard des jeunes femmes du même âge et au-dessous — ou plus souvent même au-dessus. S’il n’est pas phtisique, comme feu son confrère Müller, du moins il relève de maladie. Et il aime sa mère, meilleur fils que chrétien. Il est flatté de ce qu’elle soit encore jolie ; les charmantes frivolités du visage féminin ne lui déplaisent pas : « Oh ! l’adorable maman[10] ! » dit-il pendant qu’il chiffonne d’un doigt léger le front de la sainte femme : autre Saint-Mégrin, mais plus près de nous. Cet homme jeune, dévot, qui a disséqué le corps humain, s’éprend, sur la plage, d’une inconnue, avec enfant, sans mari, et qui n’a pas dit son non : elle à la ligne. Il l’aime follement, depuis une année, pour l’avoir vue passer, pendant que déferlait la vague et que le rossignol chantait. Et il chante, et il arpente la falaise, il lit Musset, il exhale en mélodies ardentes sa flamme intérieure. Si cette passion n’est pas celle d’Antony, qu’est-elle ? Plus raisonneuse et froide, il est vrai, avec une certaine logique formelle, qui est la marque de Dumas fils ; mais plus résolue aussi. Camille apprend la vérité sur Jeanne, il ne bronche pas, il pardonne ; et non seulement il pardonne, mais il veut réparer, épouser, adopter. Il ne dédaigne point les sentiers frayés : il est poète. Il sait le peu qu’est la guenille et le trop d’importance que nous attachons à je ne sais quelles prémices de la chair : il est chrétien et médecin. Cet Antony nourri du pur suc de l’Évangile, prenez garde que malgré le calme du visage, qui a remplacé le rictus athée, prenez garde qu’il est autrement frénétique et forcené : il épouse, dis-je, il épouse. « Je sais, affirme-t-il, plus de choses que n’en savent d’ordinaire les hommes de mon âge[11]. » Antony avait aussi beaucoup appris ; et le savoir est à l’un et à l’autre pareillement vain. Mais, chez Camille Aubray, la passion éclate si forte que rien, non pas même la foi qu’Antony n’avait point, ne le saurait garantir, et que science, poésie, musique, religion, tout plie au gré de cette ardeur irrésistible[12]. C’est l’apologie, la païenne et romantique apologie de l’amour dans une œuvre toute chrétienne. À partir des Idées de Madame Aubray, Dumas fils rejoint son père et le dépasse.

La Femme de Claude est un drame symbolique. Malgré tout, il me plairait qu’il le fût moins. Mais il l’est. De cette conception dramatique on sait les origines. Tout le théâtre de 1830 en fut entiché ou du moins en afficha la prétention. À proportion que les symboles étaient plus ambitieux, le drame, ou même le mélodrame était plus violent. Il paraît que Charles VII en est tout rempli ; Yaqoub incarne l’Orient ; Bérengère l’Occident : on se souvient du reste[13]. Le reste, ce sont les passions rugissantes. Le Comte Hermann aussi est une œuvre symbolique ; et nous avons vu que, si les personnages y sont plus chastes, leurs sentiments n’en sont pas moins exaspérées. La Femme de Claude se rapproche singulièrement du Comte Hermann, sans dédaigner la poétique d’Antony, d’Angèle ou de Catherine Howard. Comme dans le Comte Hermann, le symbolisme se réduit à l’opposition des deux principes du bien et du mal. Et elle se marque énergiquement par les moyens ordinaires du Dumas de 1830. L’homme de bien, le sauveur, le patriote, le savant, c’est Claude, substitut de Dieu sur la terre[14]. À inventer canons et fusils, il a tué en lui l’amour qu’il ressentait pour une femme indigne. Il est grand, il est juste, il est bon, il est supérieur, il sera un jour le premier de son pays. Thane de Glamis, tu seras roi[15]. Fiesque, tu seras doge et libérateur par le fusil et le canon. On le lui dit : il le croit[16]. Il est « dans sa fonction totale », il « se met dans la loi éternelle[17] ». Quand les Dumas se mêlent de faire un grand homme, ils n’économisent pas sur la taille. L’avantage du Dumas fils, plus positif et pratique, est de le concevoir plus utile et de le faire servir à de plus beaux desseins.

Claude absout, damne, tue, comme Dieu même avec qui il « cause »[18], et qui lui répond. Qu’on se rappelle la prière du IVe acte. C’est encore le monologue de Fiesque, où Dumas père a si souvent puisé. « Quelle belle soirée, claire et calme ! Quel silence ! Quelle grandeur ! Quelle harmonie ! Comment se fait-il, nature éternelle, confidente discrète, conseillère inépuisable, intermédiaire toujours prête entre Dieu et nous, comment se fait-il que tu n’apportes pas plus d’apaisement aux passions et aux misères des hommes[19] ?… » Nous retrouvons là, prise à sa source première, l’exaltation héroïque de Richard, du Comte Hermann et de toutes les volontés triomphantes des Dumas. Mais la différence avec Schiller, c’est que cette méditation de Claude n’est pas exclusivement un symbole ou une élévation. Elle nous élève en nous préparant, et, alors même qu’elle semble s’évaporer dans les nues bleues de l’idéalisme, elle va droit au dénoûment. Qu’ils se tuent, le tuent, ou la tuent, le lyrisme est un moyen de théâtre, un acheminement à la conclusion ; et les deux Dumas y sont d’accord. À Claude, à Daniel, à Rébecca, au patriote, au croisé d’Israël, à l’immatérielle fiancée de l’âme, s’opposent Cantagnac et la femme de Claude, l’un et l’autre types de drame et un peu aussi, malgré la rigueur de l’observation, de mélodrame. Où est le mal que le mélodrame s’anoblisse en servant les idées ? Ces rôles-là sont cliez le vieux Dumas ; qu’ils s’appellent Tompson, ou Catherine Howard, Alfred d’Alvimar ou Fritz Sturler, j’ai dit qu’ils procèdent en partie de Fiesque et des Brigands. Le sexe ne fait rien à l’affaire. Cantagnac, espion anonyme et sceptique, est un vrai traître énigmatique et ténébreux, et dramatique à souhait. Cantagnac apparaissant à la fenêtre du jardin pour recevoir les papiers de Claude enlevés de force par une femme scélérate, Dumas père n’avait pas trouvé mieux. Et quelle femme ! La Bête de l’Apocalypse[20] ! Entendez une « créature d’enfer »[21], un Richard, un Alfred, un Sturler femelle, avec même résolution, même sang-froid, même adresse dans l’art de séduire, même rapidité dans l’exécution, même charme de la voix et pareille fascination des yeux. « Tout ce que vous voudrez avec cette voix-là »[22], dit à Césarine le pauvre Antonin sur qui le charme opère. « Étrange phénomène dramatique[23] ! » écrivait J. Janin de Catherine Howard. Césarine aussi tient de l’étrange et du phénomène ; nous sommes dans le vrai de la fatalité du drame moderne. Et certes, il faut reconnaître que ces personnages ne s’en tiennent plus guère aux limites de l’humaine médiocrité recommandée par Aristote. Corneille les eût loués.

À propos de Monsieur Alphonse, dont nous avons noté les rapports avec Angèle, il ne serait pas malaisé de relever ce contraste dramatique de l’idéalisme, qui est le but, et de la passion sensuelle ou brutale, qui sert de moyen. Mais l’Étrangère nous attire, en qui l’ame du vieux Dumas revit avec ses prouesses d’autrefois. Son imagination énorme[24], — non pas uniquement celle qui créa les situations et le dénoûment de Madame de Chamblay ou rencontra l’épilogue philosophico-toxicologique du Comte Hermann, mais aussi celle des premiers jours, de Richard Darlington, d’Angèle, de Paul Jones même, et encore de Monte-Cristo, celle qui se plaisait à l’anxiété des émotions accablantes ou aux luxuriantes sensations des Contes des mille et une nuits, — anime ce drame chimique et passionnel. Cela fait un mélange de lyrisme dialectique, d’invention romanesque et de froide observation, d’amour et de cornues, de théories de laboratoire et de chapitres de Fenimore Cooper. Le mélodrame semblait ressusciter pour des destinées plus hautes.

Si Dumas fils a écrit des pièces plus fortes, nulle part il n’a tendu le pathétique davantage. Même je commence à croire que Dumas père ne fut jamais romantique à ce point. Mais ces deux dramaturges sont également étonnants de lucidité dans l’invention. Pour animer ses formules scientifiques, il fallait à Dumas fils des passions véhémentes ; des acides violents pour « dégager » ses « combinaisons[25] ». Il savait où trouver son affaire. Quand l’auteur distribua ses rôles, il choisit à dessein les deux interprètes modernes du drame de 1830 : madame Sarah Bernhardt et M. Mounet-Sully, — Dorval et Bocage. Et périssent les préjugés ! Et malheur à la société mal faite ! Et vive l’amour éternel, l’amour intangible des âmes ! Voilà ce qu’il leur fit dire, avec des récits d’Amérique, de Quakers, de Gauchos, de nègres nés dans l’esclavage des plantations ! Et nulle part il n’eut une vue plus juste des contresens des classes dirigeantes.

Au beau milieu de cette vaste pièce chimico-sociale, l’autobiographie de Mrs Noémy Clarkson fait une bosse[26]. Avec son expérience dramatique, Dumas fils s’en était assurément aperçu. Il a tenu à la bosse, malgré son talent, malgré sa science du théâtre ; il a voulu l’américaine, l’étrangère, la case de l’Oncle Tom. Même les passions effrénées ne lui ont point suffi ; il lui faut de plus en plus de l’étrange, du merveilleux. Les monstres s’opposent aux vibrions. C’est l’imagination paternelle lâchée à travers le monde et les laboratoires : Antony, Monte-Cristo, Balsamo. Il avait ses raisons.

À cette heure, il prend les abstractions d’assaut comme, plus jeune, il avait fait la réalité. Il en veut à la fatalité, comme son père, mais à une fatalité quasi scientifique. Le problème de l’hérédité le hantait dans l’Étrangère ; il l’attaque de front dans la Princesse de Bagdad. De cette loi obscure il fait une nécessité nouvelle qu’il dramatise. De là naît une pièce extraordinaire, algébrique et forcenée. Lionnette est née d’un roi et d’une prostituée, tout de même que Richard Darlington a reçu le jour d’une grande dame et d’un bourreau. En elle bouillonne le sang royal, qui se reconnaît au goût du luxe, aux aspirations généreuses, au courage viril. Elle envisage la mort sans trembler. Issue de noble souche, elle monte au faite de la société, épouse un honnête homme, riche et de belle naissance, qui l’aime passionnément, qu’elle aime modérément. C’est l’autre race, celle de sa mère et de sa grand’mère, qui agit sur elle ; l’autre influence héréditaire qui l’incline de tout son poids. Après de farouches révoltes, où la princesse paraît, la fille va sombrer dans l’irrémédiable. La mère sauve en elle la femme : la voix du sang ; la préserve : Antony bouscule l’enfant d’Adèle. Dumas père n’a pas écrit de dernier acte plus émouvant.

Pour mettre en lumière ces influences balancées et obscures, l’auteur appelle à soi le paroxysme de la passion. Il ne triche point. Il met en tiers un « Antony millionnaire » et « ténébreux »[27], qui a, lui aussi, sa tare (une épaule plus basse que l’autre), et qui veut vigoureusement ce qu’il désire. Nourvady est un « personnage à part », un « homme bizarre »[28]. Il offre à Lionnette un hôtel somptueux et un million d’or vierge ; il possède le trésor de l’abbé Fariat. Lionnette rejette la clef, la petite clef d’or symbolique, du même geste que Catherine Howard lançait la clef du tombeau dans la Tamise. Au reste, le millionnaire paye les dettes de la princesse, malgré elle, selon le procédé usité dans Madame de Chamblay[29]. Je doute que Dumas fils ait pleinement réussi à objectiver sur la scène l’idée abstraite de l’atavisme ; mais il est aisé de voir, et lui-même l’a indiqué, l’origine des amours qu’il met en jeu. Le mari et l’amant aiment avec même fièvre : « Comme je t’aime ! dit Jean. Tu es ce qu’il y a de plus beau et de plus étrange au monde. Tu as sur moi un pouvoir surhumain. Je ne pense qu’à toi, je ne cherche que toi, je ne rêve qu’à toi… Quand je pense à l’avenir, j’ai le vertige[30]. » Il ne rêve pas de grève ni d’échafaud, mais c’est tout comme. Il est un peu fou, il l’a toujours été ; assez au moins pour épouser sa femme : elle-même en convient[31]. Il n’a pas de génie, il est même un peu sot (l’observation ne perd pas ses droits) ; mais il y supplée par tout ce qui peut y suppléer en ces affaires : l’ardeur et la vigueur. L’autre, le nabab, l’amant magnilique est encore plus frénétique en dedans. C’est Antony et Dantès fondus ensemble. Antony casse les vitres ; Nourvady les remet à neuf. Il a une manière à lui de sauver la vie à une femme et de la déshonorer, que sa fortune lui permet, et dont la fantaisie a quelque chose de l’héroïsme. Il est plus positif, sachant attendre son heure. Il règle les créanciers, comme il arrêterait l’attelage emporté. Il le dit, et il y faut souscrire. « Si je vous avais vue, emportée par votre cheval, vous aurais-je demandé la permission de vous porter secours ? Je me serais jeté à la tête de votre cheval et je vous aurais sauvée, ou il m’aurait passé sur le corps. Si je vous avais sauvé la vie et que j’eusse survécu, vous m’auriez peut-être aimé pour cet acte héroïque[32].  » Il a encore de bonnes paroles, sous lesquelles frémissent les désirs dont pâtit Adèle : « Est-ce bien une femme de votre supériorité qui parle des convenances du monde ? Les femmes comme vous ne sont-elles pas au-dessus de tout cela ? Non, vous le savez bien, les convenances et la dignité ne sont plus rien, quand la passion ou la nécessité commande[33]. » Et puis, comme Antony, cet amant est animé d’une passion tenace jusqu’après la mort. Pour s’assurer l’amour de sa maîtresse dans l’éternité, l’un la poignarde, l’autre lui lègue sa fortune[34]. Ici Dumas fils se retrouve, logique et sensible. Nourvady baise les bras nus de Lionnette, et semble heureux : Antony énigmatique et riche, mais de la fin du siècle[35].

À vrai dire, ni Nourvady n’est Antony, ni Lionnette Adèle, ni le génie du fils ne s’absorbe en celui du père. Il y aurait place ici pour un parallèle en forme que je laisse aux La Harpe de demain. Dumas fils fut de son propre fonds assez original pour qu’on puisse marquer, sans nuire à sa gloire, ce qu’il doit à son père. Il lui est redevable de son tempérament audacieux, de

ses moyens dramatiques exempts de timidité, et d’une conception de la passion scénique qui dévore le cœur et le cerveau. Qu’il ait marqué tout cela de sa pénétrante griffe, il va sans dire. Mais quand, après avoir étudié les origines du drame moderne en 1829, on se place à l’autre extrémité de ce xixe siècle, la tradition se développe à nos yeux dans son unité. Dumas père a renoué avec Beaumarchais et légué à son fils le soin de se rattacher à la même solide chaîne. Ce que l’un a souvent peint d’intuition, l’autre l’a renouvelé d’observation. L’imagination de l’un fut plus féconde, celle de l’autre à la fois plus idéologique et positive ; mais il faut enfin proclamer que leur sensibilité fut pareille et leur réalisme de semblable qualité. Ceux qui tiennent l’auteur de la Femme de Claude pour un dramaturge sec et impersonnel commettent la même erreur que ceux qui prennent l’écrivain d’Antony pour un lyrique Imaginatif. Ce sont les mêmes qui voient en Racine un doux et tendre génie. Que pensera la postérité des idées d’Alexandre Dumas fils ? J’en suis moins sûr que je ne fus jadis ; du moins, je n’ai plus à m’en expliquer[36]. Mais s’il existe une façon de sentir commune aux Français depuis la Révolution, si le rôle moral de la femme s’est développé à contresens de l’une à l’autre extrémité de notre époque, si, par suite, la passion a été renouvelée, sinon en son fond même qui est physiologique, du moins en ses démarches qui sont matière de théâtre, si l’adultère enfin est devenu le principal ressort et peut-être le nécessaire préjugé du drame historique, moderne, social, légal ou scientifique, c’est dans l’œuvre des Dumas qu’il en faudra chercher la fiction réaliste et la raison démonstrative. Les grands emportements de 1830 ont conduit l’un à des pièces idéalistes par leurs tendances, qu’il écrivit après 1840 ; l’idéalisme positif, où l’autre visa dès avant 1870, le ramena aux grands emportements de 1830. À cette heure, apparaît manifeste, avec le rayonnement d’Antony, l’évolution lumineuse du drame : Corneille, Beaumarchais, Dumas, Dumas fils. Rattacher l’auteur du Demi-Monde et de la Femme de Claude à La Chaussée, c’est fausser l’histoire d’un genre, où il ne suffit pas d’avoir « une idée[37] ».

  1. Les Idées de Madame Aubray, III, sc. i, p. 293.
  2. A. Dumas père, Causeries, t. I, p. 51.
  3. Les Idées de Madame Aubray, III, sc. i, p. 293.
  4. Préface de l’Étrangère (Th., VI), p. 211.
  5. Préface de l’Étrangère, p. 211.
  6. Cf. la Femme de Claude. Rapprocher Claude et Hermann
  7. L’Étrangère, V, sc. iv, p. 349.
  8. . Voir notre Théâtre d’hier, pp. 216 sqq.
  9. Les Idées de Madame Aubray, IV, sc. vi, p. 341.
  10. Les Idées de Madame Aubray, I, sc. iv, p. 239.
  11. Les Idées de Madame Aubray, III, sc. i, p. 297.
  12. Ibid. : « C’est le travail, c’est l’industrie, c’est la science, c’est le génie qui donnent une vie aux sociétés, mais c’est l’amour qui leur donne une âme ». La différence, c’est que pour Antony le génie et l’amour ne faisaient qu’un. Mais Dumas fils croyait fermement aux grandes passions dévorantes.
  13. Voir Préface de Charles VII chez ses grands vassaux, p. 229.
  14. La Femme de Claude (Th., V), III, sc. i, p. 202.
  15. Macbeth, I, sc. iii, p. 408.
  16. La Femme de Claude, II, sc. i, p. 277 : « Je vous aime, parce que vous êtes juste… Et vous serez un jour le premier de votre pays. »
  17. Préface de la Femme de Claude, p. 210.
  18. La Femme de Claude, III, sc. ii, p. 296.
  19. La Femme de Claude, III, sc. i, p. 292. Cf. la Conjuration de Fiesque à Gènes, III, sc. ii, p. 273 : « Que vois-je ?… La lune est couchée… etc. »
  20. Préface de la Femme de Claude, p. 189.
  21. La Femme de Claude, II, sc. ii, p. 287.
  22. La Femme de Claude, II, sc. i, p. 272.
  23. Journal des Débats, 5 juin 1834.
  24. Dans la conversation, Dumas fils avait souvent de ces échappées de fantaisie, par bonds. Un jour, à propos d’une mesure politique qui faisait quelque bruit : « Qu’importe tout cela, me dit-il, si dans cent ans on va de Paris au Pôle Nord en un quart d’heure ? »
  25. L’Étrangère (Th., VI), II, sc. i, p. 252 et passim.
  26. L’Étrangère, III, sc. vii, pp. 305-310.
  27. La Princesse de Bagdad (Th., VII), I, sc. ii, p. 19, et I, sc. iii, p. 39.
  28. La Princesse de Bagdad, I, sc. iii p. 32, et I, sc. iii, p. 22 et p. 25.
  29. Voir plus haut, p. 146, n. 2 ; et p. 384, n. 3.
  30. La Princesse de Bagdad, I, sc. ii p. 27.
  31. La Princesse de Bagdad, I. sc. ii, p. 25.
  32. Ibid., II, sc. ii, p. 47.
  33. Ibid., p. 49.
  34. Ibid., p. 55.
  35. La Route de Thèbes, ou plutôt La Troublante (Dumas fils s’était à la fin arrêté à ce titre), était un ouvrage du genre de la Femme de Claude, de l’Étrangère ; ce que l’auteur m’en avait dit et lu, la manière aussi dont il en parlait, vient à l’appui de ce chapitre. La pièce n’a pas été publiée, conformément à ses dispositions testamentaires. Mais peut-être n’est-ce pas outrepasser sa volonté que de donner, au point de vue qui nous occupe, quelques renseignements précis sur une œuvre à propos de laquelle ont été imprimées beaucoup d’erreurs ou de suppositions erronées.
    Didier, médecin, est un savant et un homme de génie, un homme supérieur (voir Antony). Il s’est marié trop tôt à une brave femme incapable de le comprendre, mais qui lui a donné une bonne fille, Geneviève. Didier a un élève de prédilection, Mathias, matérialiste décidé comme son maître, qui ne croit pas à « l’âme », et dont je me rappelle ces mots : « J’ai déjà vu, disait-il à Geneviève, des cerveaux sans pensée, mais jamais de pensée sans cerveau », et, dans la même scène de l’acte I : « Si je te donnais un violent coup de bâton sur le cerveau, que dirait ton âme ? » — « Elle le pardonnerait ». répond Geneviève.
    Dans cette famille ainsi composée d’hommes supérieurs et de femmes de cœur simple arrive La Troublante, Miliane, qui y reçoit l’hospitalité avec sa mère. Autrefois riche, le père était mort laissant sa femme et sa fille dans la gêne. Et Miliane a conservé un amer souvenir des leçons de piano, des omnibus avec la correspondance. Elle a vingt-deux ans, l’âge où la femme est « toute-puissante ». Elle répand autour d’elle je ne sais quel charme irrésistible. Elle aime le luxe, elle est à la recherche du bonheur ; elle a des idées à elle, nullement routinières, et beaucoup plus que le commun des hommes. Elle va à son but par des moyens qui étonnent. C’est la beauté et l’intelligence réunies. Et c’est la femme. On voit les ravages que peut faire autour d’elle cette superbe créature de libre esprit. On voit le drame, c’est-à-dire les êtres supérieurs, affranchis des préjugés sur le mariage et autres, aux prises avec des âmes tout unies. Et l’on devine la portée symbolique de la pièce : matérialisme et nature, esprits forts et cœurs croyants, la chair et la foi. Dumas fils avait mis en cette œuvre le meilleur de lui-même, ses idées sur la science, la religion, sur le mariage, la société, la femme, la jeune fille bourgeoise et la société contemporaine. Ce que j’en ai pu entendre était d’une imagination et d’une beauté audacieuses.
    Il va sans dire que la passion, pour mettre ces hautes conceptions en valeur, faisait rage. Je me souviens d’une scène, où La Troublante, recherchée par un M. Dominique, qu’elle avait refusé pauvre et qui était devenu riche, et ne voulant pas se « vendre » en mariage (car, disait-elle ou à peu près, lorsqu’une femme se vend, elle ne doit vendre d’elle que ce qu’elle peut reprendre), venait d’essuyer une décharge de revolver dans la rue. Elle disait que le juge d’instruction l’avait interrogée comme une voleuse, et puis lui avait fait des propositions comme à une fille. Puis elle demandait à Mathias du poison. Et le savant médecin, Didier, l’aimait ; et elle offrait à Mathias d’être son camarade dans la vie ; et Geneviève, la douce jeune fille, aimait Mathias…
    C’en est assez de ces souvenirs, pour faire voir que La Troublante, qui semblait un effort admirable de raison pure, mettait en œuvre la passion et l’invention des Dumas. Et je vois encore le bon dramaturge, en son cabinet de Marly, le coude appuyé sur sa table, sa tête blanche, si énergique et expressive, baignée d’une pâle lumière, lisant avec bonhomie et fermeté la scène du matérialiste Mathias avec Miliane, et coupant les théories savantes de remarques personnelles, où la fantaisie s’envolait par delà le connu et le visible. Je songeais à Fritz Sturler, à l’épilogue du Comte Uermann, à Antony, cependant que de chaque côté du foyer souriaient les visages épanouis de Balzac et de Dumas père, formant avec l’auteur de La Troublante une vigoureuse trinité.
    La Troublante sera-t-elle jamais représentée ? — Mais Francillon, la dernière pièce jouée de Dumas fils, dont il a conté les origines (Th., t. VII, Notes sur Francillon, pp. 395 sqq.), doit peut-être son principal moyen scénique à une nouvelle du père, un Bal masqué (Souvenirs d’Antony, pp. 171 sqq.). Il connaissait à fond les moindres ouvrages paternels ; on ne lira pas sans intérêt ces quelques pages, où Francillon semble ébauchée, où la loi du talion est appliquée jusqu’au bout.
  36. Voir notre Théâtre d’hier. Alexandre Dumas fils, § VII et VIII. pp. 200-233.
  37. G. Lanson, Nivelle de la Chaussée et la comédie larmoyante, p. 295. L’ouvrage est remarquable d’ailleurs, mais de pure critique littéraire, et en dehors de la critique dramatique.