Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/03/09/03

III

MANUSCRIT ORIGINAL D’« ANTONY[1] ».
LA GENÈSE DU DRAME.

Cela saute aux yeux d’abord. Le manuscrit est plus court et de plus mince étoffe que la brochure. Le drame y est frémissant ; la passion y palpite ; j’y retrouve à peu près tous les mots d’action et la plupart des effets scéniques. Ce cahier de papier jauni respire la fièvre du théâtre. La matière brute de l’amour y est forgée avec emportement. Les péripéties se détachent en relief sur ce texte rapide. Acte I, accident de voiture. II, explication et séparation. III, viol. IV, scandale. V, assassinat. Du début à la fin, le drame prend le mors aux dents. Retranchez à Henri III la couleur locale et d’Antony la couleur moderne : c’est le même ouvrier et le même ouvrage. Telle est l’impression qui se dégage d’abord de ce manuscrit primitif ; peu ou point de nuances ; des « oh ! » et des « ah ! » qui sont comme les gestes du langage ; et des discours, de vrais discours d’Antony, où le werthérianisme, le byronisme

s’espacent. On sent combien l’acteur Firmin pouvait avoir raison : Antony rabâche et semble un « monomane sans cesse en rage, en fureur, en hostilité contre les autres hommes[2] ». Il est d’une constitution assez forte, quoi qu’en dise Dumas, et plutôt trop que pas assez ; néanmoins , le drame original paraît à la fois déclamatoire et sommaire. C’est Henri III, moins la résurrection « des siècles passés », avec plus de verbiage exotique et postiche : mais ce n’est qu’Henri III. Esquisse violente et endiablée d’une scène de jalousie qui durerait pendant cinq actes, et dont les Lettres à Mélanie donnent la mesure lyrique et philosophique.

Comparer ce manuscrit à la brochure, c’est encore assister à la genèse d’Antony. Dans l’intervalle Dumas s’est avisé de donner une signification plus large à son idée, d’en étendre le sens et la portée. Non seulement, amené à concevoir une œuvre plus étoffée, il a mis plus de scrupule à préparer, lier et nuancer ses idées et même son style ; mais il a tranché et taillé dans le vif de la déclamation lyrique, supprimé les grands mouvements où il s’essayait dans ses épîtres préparatoires, pour faire une plus large place à l’étude morale et sociale. Le monde ne lui est plus apparu comme un personnage vague et servant de cible aux blasphèmes d’Antony, aux tirades furieuses et délirantes. Il devient un protagoniste : il entre directement en lutte avec la passion indépendante et révoltée. La morale de l’œuvre, comme l’intérêt, en est renouvelée. La pièce sociale perce l’étoffe un peu mince du drame lyrique. Ainsi, le travail qui s’est fait entre la rédaction primitive et le texte ne varietur est double. 1o Ce lyrisme à la mode et banal, auquel plusieurs pensent borner le mérite d’Antony, est réduit et repoussé à son plan, pendant que la représentation théâtrale du monde, de ses opinions, et de ses préjugés s’y substitue et s’établit en belle place sur la scène. 2o Le drame, qui a plus d’ampleur, veut plus de précautions techniques et des ressorts plus minutieux : retouches de métier qu’un dessein plus réaliste exige. Prenons garde que de ce double soin naît le drame moderne, et que nous sommes dans le laboratoire, où nous ne saurions observer de trop près.

Acte I. — Le manuscrit commence à ces mots : « Qu’y a-t-il ? » — « Une lettre… » La moitié de scène qui sert de prélude a été ajoutée. On n’y voyait pas, même de dos, la vicomtesse de Lacy, qui personnifie l’opinion, la morale et l’amour mondains, et qui servira, au tournant du quatrième acte, à mettre la portée sociale en valeur. On n’y entendait point parler de cette madame de Camps, malveillante caillette, « qui perdrait vingt réputations par jour[3]  ». Le drame passionnel entrait d’emblée dans le vif de la passion. La lettre d’Antony était plus cavalière, et Adèle la soulignait d’un joli mot, qui a disparu : « Je ne crois pas à l’amitié qui suit l’amour. On ne bâtit pas avec des cendres[4]. »

Il est visible que l’effort des corrections tend à expliquer et faire prévoir le quatrième acte, l’acte du monde, qui prend une singulière importance dans cette nouvelle conception de la pièce. Un exemple suffit à montrer cette préoccupation, dès la première scène.


Manuscrit, I, pp. 3 et 4[5].

Clara. — Mais la manière dont il est parti tout à coup, lorsque le baron d’Hervey te


Brochure,I, sc. i, p. 163, sqq.

Clara. — Mais rappelle-toi, Adèle, la manière dont il est

parti tout à coup, aussitôt que

demanda en mariage, au lieu de s’offrir lui-même à notre père, qui l’aimait, jeune, riche, et, pardonne, aimé de toi aussi…



Adèle. — ……Et, s’il est parti, c’est qu’il y avait sans doute, pour qu’il restât, des obstacles qu’une volonté d’homme ne pouvait surmonter.

Clara. — Te les a-t-il fait connaître ?

Adèle. — Non, mais ils existaient… Ce n’est pas une âme comme celle d’Antony, qui se laisse abattre par quelques difficultés
 

Adèle. — préoccupée. — Tu le recevras, toi, Clara. Tu lui diras que j’ai conservé pour lui tous les sentiments d’une amie, que, si le colonel d’Hervey était ici, il se ferait un plaisir de le recevoir… mais qu’en son absence, comme on sait qu’il m’a aimée, pour moi… je le supplie de ne pas essayer de me revoir…



le colonel d’Hervey te demanda en mariage, lorsqu’il pouvait s’offrir à notre père, qui lui rendait justice (cf. II, sc. iii, p. 178 et II, sc. v, p. 186). Jeune, paraissant riche (cf. ibid., p. 186, et IV, sc. iii, p. 206), aimé de toi ?

Adèle. — … Et, s’il est parti, c’est qu’il y avait sans doute, pour qu’il restât, des obstacles qu’une volonté humaine ne pouvait surmonter… Oh ! si tu l’avais suivi, comme moi, au milieu du monde, où il semblait étranger, parce qu’il lui était supérieur ; si tu l’avais vu triste et sévère au milieu de ces jeunes fous, élégants et nuls,… si au milieu des regards qui, le soir, nous entourent, joyeux et pétillants,… tu avais vu ses yeux constamment arrêtés sur toi, fixes et sombres, tu aurais deviné que l’amour qu’ils exprimaient ne se laissait pas abattre par quelques difficultés…

Adèle. — …Tu le recevras, toi, Clara : tu lui diras que j’ai conservé pour lui tous les sentiments d’une amie… que si le colonel d’Hervey était ici, il se ferait comme moi un vrai plaisir

de le recevoir ; mais qu’en l’absence de mon mari, pour moi, ou plutôt pour le monde…. Cf. I, sc. vi, p. 173. « Oh ! dites : pour le monde. Madame. » Cf. II, sc. v, p. 185, et surtout IV, sc. vi et vii, pp. 212 et 213 sqq : « Un mot qui tue ! » et encore toute la scène : « C’est sa maîtresse », IV, sc. viii, pp. 215 sqq.

Ce soin de préparer le scandale du IV domine manifestement toutes les corrections du I. Pour le III, Dumas est sûr de lui ; c’est un coup de force : il y excelle. Mais la crise morale et le drame social éclatent à l’acte suivant, et veulent plus de souplesse dans la composition. Pour les mêmes motifs il remanie la scène du médecin[6]. Antony est blessé ; on l’a porté dans l’appartement d’Adèle[7]. Dumas met en lumière l’inquiétude de la pauvre femme, sa crainte qu’en ouvrant les yeux le blessé ne prononce son nom devant ceux qui le soignent, son désir d’écarter tout le monde, même le docteur. La scène était seulement indiquée dans le manuscrit. Il précise, il détaille, il coupe })ar vingt réticences le dialogue définitif, tant et si bien qu’Olivier la regarde, et que la voilà presque compromise, cet Olivier étant du dernier bien avec la vicomtesse, qui n’est point mal avec madame de Camps, la bonne langue[8]. Le « monde » observe Adèle.

Plus cet Antony, jadis distingué par elle, à cette heure blessé pour elle, et soigné chez elle, sera hors de la norme par son tour de tête et son amour, plus dramatique apparaîtra le contraste entre la passion indépendante, délirante, mais sincère, et la coterie bourgeoise ou aristocratique des caprices prudents et des vertus frelatées. Aussi Dumas a-t-il refait presque entièrement la dernière scène de l’exposition. Antony n’était d’abord qu’un prétendant déçu, un Sévère plus sanguin, qui accablait Adèle de ses sarcasmes. « … Qui donc, en me regardant, en me voyant vous sourire, oserait dire en ce moment que je ne suis pas heureux ? — Permettez. — N’est-ce pas que c’est une merveilleuse faculté donnée à l’homme que celle de composer son visage, de cacher ses blessures sous un sourire, d’ordonner à sa voix de rester calme au milieu des tortures, et, lorsqu’on revoit quelqu’un qu’on a profondément aimé, à qui on a dit qu’on l’aimerait toujours, qu’on revoit cette personne après trois ans de douleurs et de désespoir — de pouvoir aux yeux mêmes qui croyaient savoir nos pensées aussi vite que nous, en imposer par une tranquillité apparente et par une froideur étudiée. (La regardant fixement.) N’est-ce pas, Madame, que c’est une merveilleuse faculté ? — Ah ! — Mais il est malheureux, n’est-ce pas, que les forces humaines ne puissent pas suffire longtemps, que le cœur, qu’on comprime, menace de se briser, et qu’il faille, en échange de cet instant, des larmes et des cris ?… Regarde-moi en face, Adèle. Nous sommes heureux, n’est-ce pas[9] ? »

Assurément, il rabâchait. Il n’était qu’un dépité d’amour, qui fait les gros yeux et lâche les grands mots. Le monde en a vu d’autres. Il n’était pas un cas spécial, comme plus tard de Montègre[10] avec son hypertrophie du foie. Dans la brochure, il a une hypertrophie d’orgueil, de scepticisme, de misanthropie à la façon de 1830 et du Franz de Schiller. Il est en proie à une passion de tête ; c’est un embrasement de l’imagination, des sens et des nerfs, et de tout enfin. Il montre le poing à Dieu et à la société. Il menace d’aller « se rouler au milieu de la foule[11] » des hommes. Il a des trouvailles qu’il n’avait pas rencontrées d’abord. Il affecte même, dans ses transports, des obscurités d’oracle : « … Et c’est pour cela que Dieu a voulu que l’homme ne pût pas cacher le sang de son corps sous ses vêtements[12]… » Il résume en soi une synthèse énorme de mémoire. Mais tout de même le lyrisme des réminiscences est désormais absorbé par l’action. Antony représente davantage une force jiassionnelle : l’individu déchaîné, en présence d’une autre force dissolvante : la société moderne. Cette passion était si débordante qu’elle avait inondé tout le drame. L’œuvre retouchée est plus complète et féconde. L’exposition en témoigne, qui se termine, ou peu s’en faut, sur ces mots : « Oh ! dites : pour le monde, madame[13] ! »

Acte II. — Celui-ci a été bouleversé. Outre un court dialogue, où Clara avertissait Adèle que sa chaise de poste serait prête à onze heures, il se composait primitivement d’une longue scène de sentiments violents, coupée par l’entrée de la vicomtesse et du docteur Olivier, et, après leur sortie, reprise sur nouveaux frais. À dix heures précises, Clara revenait annoncer que tout était disposé pour le départ. Et je ne dis pas que l’acte n’y fût point dramatique, ni que la scène de passion eût manqué à nous émouvoir.

Mais Antony y faisait d’affilée sa confession générale à son Adèle. D’une phrase il en épuisait l’intérêt.

« Adèle. — Vous avez désiré me voir, avant de quitter cet hôtel ; vous connaissez les motifs qui m’empêchaient de recevoir M. Antony. Vous avez insisté, et je n’ai pas cru pouvoir refuser une si légère faveur à l’homme sans lequel peut-être je n’aurais jamais revu ma fille ni mon mari.

Antony. — Oui, madame, je sais que c’est pour eux seuls que je vous ai conservée. Je sais tous les devoirs que prescrivent les lois de ce monde, au milieu duquel vous vivez. Ses préjugés me coûtent assez pour que je les respecte. (Adèle lui fait signe de s’asseoir.) Merci. Je ne discuterai pas pour savoir si nous avons tort ou raison de nous en affranchir ; seulement, il me semble qu’un homme, jeté par sa position en dehors de la société, peut, en renonçant aux avantages qu’elle accorde aux autres hommes, se refuser aux devoirs qu’elle leur impose… Pardon… C’est une opinion erronée peut-être… J’étais venu pour vous parler de vous et je vous parle de moi… et peut-être ne devrais-je vous parler ni de l’un ni de l’autre.

Adèle. — Je crois que vous auriez raison[14]… »

Il éclaircissait d’un seul coup toutes les énigmes de sa vie et de son cœur, si adroitement dévoilées dans la pièce. Dans un autre couplet il épuisait toute l’émotion, dont l’auteur a tiré plus tard la scène V. « J’oubliais tout, près de vous… Un homme vint, et me fit souvenir de tout[15]… » Au lieu de regarder la société en face, d’engager la lutte contre les opinions et les préjugés, Dumas, qui avait atteint d’emblée le paroxysme de la passion dans cette scène d’aveux, terminait sur une déclamation violente et banale d’Antony contre sa mère, sa patrie, la religion et tout ce qu’on révère, dont nous avons vu que Mélanie avait eu la primeur.

« Les autres hommes du moins… etc… moi je n’ai même pas la pierre d’un tombeau… etc… etc… Oh ! si ma mère, quelle qu’elle fût, avait pu savoir, à l’heure de ma naissance, ce que souffrirait un jour le pauvre enfant qu’elle abandonnait… elle aurait bien mieux fait de lui briser le front contre la muraille. Que Dieu lui pardonne de ne pas l’avoir fait, car moi, Je ne le lui pardonnerai pas », — « Oh ! vous blasphémez ! » — « Les autres hommes ont une patrie… etc… etc… Dans le monde entier je n’ai qu’un point vers lequel mes yeux se tournent, vers lequel mon cœur vole… c’est celui où vous êtes, et c’est là qu’il m’est défendu de venir… Ma patrie, à moi, serait la terre habitée par vous, l’air qui vous environnerait. Pour moi toutes les félicités du ciel seraient là, et vous me défendez de fouler le même sol, de respirer le même air, oh ! c’est affreux ! » — « Ami, il est un meilleur monde… Là ceux qui se seront aimés, que la terre aura séparés, seront réunis au ciel ! » — « Oh ! si mon âme croyait ! Si l’éternité m’offrait un espoir, combien vite j’irais t’y attendre… Mais le doute… Oh ! c’est encore un supplice inconnu pour toi !… Combien de fois, quand, tout un jour, j’avais combattu par les fatigues du corps les tortures de l’âme, je suis entré dans une église, et là, le front sur le marbre, j’ai demandé à Dieu, avec les gémissements de mon cœur, la révélation de cet autre monde ! Combien de fois, la nuit, seul, debout sur un tombeau comme un spectre, ai-je interrogé la mort sur le grand secret ; tout était muet^ et moi, alors, je me roulais sur cette pierre comme un insensé, en criant : « Je n ai pas d’autre famille, d’autre patrie, d’autre Dieu, d’autre éternité qu’elle, elle que je ne puis ni revoir ni posséder. Malédiction ! » — « Oh ! le malheureux qui ne croit pas ! « — « Si j’étais près de toi, oh ! je croirais à tout, car je croirais en toi…[16] etc. »

Alfred de Vigny, qui ne tenait pas l’athéisme pour un motif de romance, conseilla de supprimer le morceau pendant les répétitions du drame[17]. Dumas, qui ne laissait rien perdre, conserva le mouvement et y jeta autre chose.

Antony lançait encore quelques mots : abandon… solitude… mort… poignard… échafaud. Puis, la vicomtesse entrait au bras d’Olivier, et rendait à l’énergumène le service de couper court à ses imprécations. Non qu’il restât boudeur et taciturne comme Alceste ; il en était incapable. « Et maintenant, disait Adèle, du calme, de l’indifférence. » — « Soyez tranquille… Ne sais-je pas renfermer la douleur dans mon âme comme un cadavre dans un tombeau ? Ne sais-je pas sourire, le cœur tout saignant[18]… ? etc., etc. » Au reste, la scène de la causerie mondaine était manquée. Dumas avait passé à côté de celle du Hasard[19] et de celle des Enfants trouvés[20], qui sont caractéristiques. La vicomtesse papotait ; le docteur pérorait. On plaisantait les médecins, on s’accrochait au moyen âge, on revenait à la phrénologie de Gall, pour conclure qu’Antony avait la bosse du crime. Ce n’était qu’un intermède entre les deux scènes de déclamation amoureuse. On n’y sentait ni que la vicomtesse fût une femme dangereuse, ni que le « monde » eût les yeux fixés sur Adèle. En revanche, on y trouvait des mots de ce goût : « Je serais un confrère à craindre, disait la visiteuse ; dernièrement j’ai guéri ma perruche d’une ophtalmie et mon épagneul d’une sciatique[21].  » Ou encore : « Oh ! docteur, comme il a l’organe du meurtre développé ! Oh ! mais il tuera quelqu’un, bien sûr[22]. » Antony était palpé, jaugé, jugé[23].

Eux partis, la crise de sentiment reprenait sans plus de cérémonie, comme une répétition de théâtre. Adèle revenait « s’asseoir sur un sofa » ; Antony restait « debout près d’elle dans la même position où ils étaient avant d’être interrompus par ceux qui sortent[24]. » Il faut dire tout de suite que cette scène, bien qu’elle fût une redite, était exécutée de main de maître. Antony s’y montrait insinuant, caressant et souple, jusqu’au transport effréné de la fin qui préparait le troisième acte. L’émotion dramatique était accrue[25] par l’attente de l’heure oii la voiture doit jjrendre Adèle pour l’emporter vers le mari. Les aiguilles de la pendule y jouaient leur rôle. Et Antony s’insinuait encore, murmurant des choses très douces et très rares sous la plume de Dumas. C’était le vers classique :

Pour vivre sous tes lois à jamais asservi[26].

Et c’était la passion du début de ce siècle, idéale et sensuelle, idolâtre et meurtrière.

« … Et pourtant, si vous le vouliez, je pourrais être pour vous un frère, un ami (la demie sonne). » — « Ah ! » — « Qu’avez-vous ? » — « N’entendez-vous pas cette pendule ? Elle sonne neuf heures et demie ». — « Eh, qu’importe la fuite du temps ? Qu’elle sonne un de mes jours à chacune de ses minutes, et que je les passe près de vous !  » — « Oui, c’est juste, qu’importe ? » — « Oh ! qu’elle serait délicieuse, cette vie de frère, d’ami ! Vous me diriez vos peines, vos douleurs ; je les consolerais. Et moi, je ne vous parlerais même pas des miennes. Je sourirais à votre arrivée, je sourirais à votre départ ; j’oublierais tout mon passé pour mon avenir ; j’éteindrais petit à petit les battements de mon cœur et les bouillonnements de mon sang. Je ne me souviendrais plus que, lorsque je vous rencontrai, vous étiez libre, que j’aurais pu être tout pour vous, comme vous tout pour moi ; et vous, de temps en temps, vous me diriez avec votre douce voix[27] : « mon ami ». Vous me tendriez la main, et je ne la retiendrais mêmes pas dans les miennes. » — « C’est un rêve impossible ;. » — « Pourquoi ? Soyez tranquille. Votre réputation[28], à vous, ne m’est-elle pas cent fois plus chère que la mienne ? Ne sais-je pas que vous en devez compte à votre mari, à votre fille ? La mienne, à moi, m’appartient tout entière. Oh ! si je pouvais, en la perdant, obtenir un de vos regards ; si un accent plus doux de votre voix ne me coûtait qu’un crime ! Si pour m’entendre dire encore une fois par vous : « je t’aime », comme je l’ai entendu autrefois, je ne risquais que l’échafaud ! Oh ! je te dirais : « parle, parle ». Quelque part que coule mon sang inconnu, il ne rejaillira sur personne et ne tachera que le pavé. » — « Antony, Antony, est-ce en me parlant ainsi, que vous croyez changer ma résolution ? Oh ! vous êtes insensé ! Et moi, moi, vous me rendriez folle ! Que cette aiguille va vite ! » — « Eh bien, non. Je serai calme, froid. Je ne parlerai plus de rien. J’oublierai tout, tout jusqu’au bruit de votre pas, que j’aurais reconnu entre mille, jusqu’au froissement de votre robe, qui me faisait frémir en me touchant. Si vous laissez tomber votre bouquet, je ne m’élancerai plus dessus, je ne le presserai plus sur mes lèvres, je ne le cacherai plus dans ma poitrine [29]. Je désapprendrai ces premières sensations si douces d’un amour partagé. N’avez-vous pas entendu le bruit d’une

voiture[30] ?» — « Non, il est trop tard. Dix heures bientôt. Qui viendrait maintenant ?… Oh ! il m’en coûtera, oui. Ce sera avec peine et lentement que je m’habituerai, le soir, quand nous serons assis l’un près de l’autre, à ne pas frémir de tout mon corps, quand vos cheveux, vos beaux cheveux, soulevés par le vent, viendront effleurer mon visage. Et cependant, un jour viendra, oui, un jour… (Il s’approche de manière à ce que les cheveux d’Adèle touchent presque sa figure.)… Ah !… (Il la prend dans ses bras.) Non, non, ne crois à rien de ce que je t’ai dit. Je t’aime comme un fou, comme un furieux. Oh ! que je ne te revoie jamais, que je meure ! Mais que je te serre encore une fois dans mes bras, contre mon cœur, Adèle ! » — Adèle (pâle et debout, montrant la pendule). « Dix heures ! (l’heure sonne). Et Clara qui vient… » — « Malheur ! » — « Je vous pardonne, Antony, oui, oui, je vous pardonne ; car il faut que vous soyez bien malheureux pour vous oublier ainsi. » — « Oh ! oui, pardon.  » — « Sois la bienvenue, Clara, je t’attendais[31]. »

Quel dramatiste, et quelle scène il avait faite ! Comme la passion d’Antony prenait son élan, juste à l’instant qu’il s’efforçait de la contenir ! Comme Adèle songeait à la fuite, de toute son âme, et à son corps défendant ! Et la lenteur des aiguilles, et la fuite trop rapide du temps !

Dumas a sacrifié cette scène. Il a reculé la confession d’Antony jusqu’à la fin de l’acte, au moment où les propos de salon et la part qu’il y a prise ont déjà presque mis à jour son secret. Non seulement la composition est plus forte et l’intérêt mieux ménagé ; mais le sens de cet acte en est modifié entièrement. Après un premier acte de passion l’auteur fait ici à la passion sa part, pour lui opposer les conditions, illusions, aspirations, obligations de la société. La scène du Hasard est comme un écho de la légende napoléonienne ; celle des Enfants trouvés met sur le théâtre les préventions et préjugés de l’aristocratie nouvelle, et la levée de boucliers de tous les Figaros impatients ou avides. S’il y a du byronisme là-dessous, on voit du moins se dresser le mur d’airain de l’opinion, obstacle alors inéluctable aux amours en marge et aux appétits en liesse. Dans le manuscrit, où la passion parle à peu près seule, Adèle, presque reconquise, pardonne à Antony et déteste vaguement le monde[32] ; dans la pièce, éperdue, elle se révolte contre la société, mais, chancelante, lui obéit. Le moment approche de l’irréparable rébellion.

Acte III. — Peu de retouches. C’est le centre du drame, un attentat dont la rapidité exige plus de décision que de préparation. Dumas a cru devoir ajouter le jeu de scène du poignard qu’Antony fiche en la table, et cette phrase lapidaire : « Elle est bonne, la lame de ce poignard »[33]. Le monologue, dont cette phrase est un fragment, s’égarait en des considérations quelconques sur la destinée. Une apologie métaphysique du suicide en a pris la place ; ce bavardage était fort à la mode, et amorçait le dénoûment. Le morceau se terminait à l’arrivée de la voiture, sur quelques mots d’angoisse empruntés au monologue du duc d’Albe, et déjà utilisés dans Christine[34]. Il a supprimé ces beautés déjà vues. Une scène a disparu, dans laquelle l’hôtesse disait à Adèle que le baron d’Hervey passait à Strasbourg pour un mari soupçonneux et un officier plus que sévère[35]. Enfin Adèle faisait sa prière du soir[36], au moment où Antony coupait la vitre avec un diamant.

Hormis ces détails, l’acte III, où Dumas avait d’abord vu l’essentiel de la pièce, prit d’emblée sa forme définitive.

Acte IV. — Le suivant a été fort remanié. On assiste à un travail de retouches, de scène en scène, et couplet par couplet. Ici encore, le drame était sur pied ; les scènes à leur place, les mots de théâtre au bon endroit. Il est manifeste que l’auteur s’est aperçu plus tard que là était la crise morale, et en même temps la portée sociale, le réalisme fécond de l’œuvre. Aussi le texte de la brochure est-il autrement dramatique et d’un intérêt plus gradué que celui du manuscrit. À présent, c’est l’acte du monde. C’est la revanche de la société. Il y règne comme une progression logique de scandale. La lutte se resserre et se précise, sans décor, entre deux paravents. L’énergie passionnelle est aux prises avec la force anonyme de l’opinion. Et voilà justement la fatalité que Dumas a suspendue, après réflexion, sur cet acte, et qui en fait la vérité poignante.

L’opinion n’est ni la morale, ni la vertu. Un philosophe ne les confond point. Mais elle représente le minimum de morale et de vertu, dont le monde a besoin pour subsister, un faisceau de conventions sociales, qui lui tiennent lieu d’un mérite plus difficile, d’autant plus impérieuses et absolues en principe que dans l’application ou par un accord tacite elles sont plus relatives et flexibles. Examinez le salon de la vicomtesse. Orientez-vous : c’est déjà le Demi-Monde. Des amants, point de maris ; mais de la dignité à souhait. Si Dumas ne l’a pas observé aussi clairement, il l’a mis sur la scène, et cela vaut mieux. Il s’est douté que dans cette société nouvelle, où les vicomtesses datent d’hier, ni l’aristocratie ni la bourgeoisie n’abdiquent les vices si doux à l’humanité, non plus que les préjugés, qui enveloppent ces douceurs. Ceux-ci sont d’autant plus forts que ceux-là sont moins élégants ; et l’amour, pris entre les uns et les autres, va franchir dans le cours de ce siècle de rudes traverses. De cette lutte engagée entre la coalition du monde et la passion irréfrénée, il a tiré, refondant et précisant cet acte, une gradation de péripéties morales qui s’enchaînent, depuis les chuchotements derrière l’éventail jusqu’au scandale décisif. Cette crise de salon est infiniment plus dramatique que tous les développements lyriques et monotones du premier jet. Les scènes y étaient à l’état d’ébauche. Il y manquait le réalisme fécondant.

Il serait superflu de suivre pied à pied le manuscrit. Le travail de Dumas apparaîtra suffisamment par le choix de quelques retouches.

La vicomtesse donne ses derniers ordres, avant le bal, à ses domestiques. Puis elle reçoit M. Eugène d’Hervilly, poète dramaticfue, qui a succédé au docteur Olivier dans ses bonnes grâces[37]. Elle ne parlait que médecine ; elle ne s’intéresse plus qu’à la seule littérature. Et elle rêve de la mettre en action ; elle minaude ; elle est hantée par les « scènes de feu »[38]. C’est la première femme qui va juger Adèle. L’autre est cette madame de Camps, « cette prude dont on heurte toujours le pied, et qui, lorsqu’on lui fait des excuses, fait semblant de ne pas comprendre, et répond : « Oui, Monsieur, pour la première contredanse[39] ». Ni ce trait, qui porte, ni la distinction de l’amour mondain et de la passion sincère n’étaient dans le manuscrit. Ce contraste psychologique personnifié par M. Eugène, qui cède à l’exaltation du romantisme et qui en fait aussi une terrible critique[40], montre à quel point Antony est hors de la page du monde et en opposition avec les impératifs catégoriques de la société moderne. L’auteur l’a marqué après coup, et bien lui en a pris : car c’est le germe même de cet acte. D’abord il ne mettait en la bouche de son confrère que de jolies impertinences, presque dignes des de Ryons et de Jalin : « Eh, sans doute, il restait dans votre cœur une place entre votive perruche et votre épagneul. Je l’ai prise. Vous nous donnez à tous trois des bonbons, des dragées et des caresses. Et nous nous trouvons heureux tous les trois[41] ». Mais tout cela n’allumait pas la lanterne.

La scène d’entrée de madame de Camps était traitée ; mais on n’y parlait que d’Adèle et fort peu d’Antony ; à peine son nom était-il prononcé. Dumas a comblé cette lacune. Adroitement, il rappelle les origines de son héros et l’acte II, acte des salons aussi. « Je serai enchantée de le voir, M. Antony ; j’aime beaucoup les problèmes. » — « Comment ? » — « Sans doute ; n’est-ce point un problème vivant au milieu de la société, qu’un homme riche dont on ne connaît ni la famille ni l’état… Sans doute ; rien n’est dramatique comme le mystérieux au théâtre ou dans un roman. Mais dans le monde ![42] » Il est visible que ce qui s’appelle le monde épie la liaison d’Adèle et d’Antony, qu’il les attend, et qu’il a toute raison de chuchoter, quand ils paraissent l’un après l’autre. Car chez la vicomtesse, qui donne des bals, et qui est du monde, se rencontrent M. Olivier, le passé, M. Eugène, le présent, et M. Frédéric, réserve de l’avenir ; ces messieurs du meilleur monde ont beaucoup d’esprit, notamment celui de ne jamais s’engager à fond et de sauver les apparences.

La scène du feuilleton est une parabase — avant la pièce à thèse. Dans le manuscrit, elle faisait horsd’œuvre ; il faut voir, dans le drame, l’habileté avec laquelle l’auteur s’en sert comme d’un moyen scénique pour atteindre Adèle par un premier coup droit. Elle demande à M. Eugène de développer ses idées. « Et vous aussi, madame, faites-y attention… Vous l’exigez, je ne suis plus responsable de l’ennui[43]. » On ne s’ennuiera pas autour d’elle, pendant cette conférence. Il s’agit des passions d’autrefois et de celles d’aujourd’hui. Oh ! qu’elles ne s’ennuient pas, les fines amies ! Pendant que M. Eugène met à nu le cœur de l’homme, madame de Camps, au nom de la société, et presque de la vertu, perce le cœur d’Adèle et fait flèche de ses allusions perfides. On sait comme Antony ramasse le gant, brave l’opinion, et jette son déli enflammé au milieu de ces futures baronnes d’Ange. « Oui, je prendrais cette femme, innocente et pure entre toutes les femmes[44] »… Toutes les femmes du monde, cela s’entend. Et la scène est ainsi marquée d’une unité singulièrement forte. Au monde bravé de se venger.

Il n’y manque point ; jusqu’à la fin de l’acte le scandale s’abat sur Adèle, sans merci. Ni l’obstination de ces diablesses à la consoler, ni l’opiniâtreté de son amant à la compromettre, ne lui épargnent aucun affront. S’il n’avait pas de première inspiration trouvé l’unité de la crise, l’auteur n’avait pas davantage rencontré les traits précis, le vrai des mœurs mondaines, qui manquent souvent dans le manuscrit. « Ma réputation ! Jamais ! »[45] s’écriait Adèle après la duchesse de Guise. Lisez le texte imprimé : « Mais ma réputation, mon Dieu ! Marie, vous savez si jusqu’à présent elle était pure, si une voix dans le monde avait osé lui porter atteinte… » — « Eh bien, mais voilà justement ce qu’elles ne vous pardonneront pas[46], etc. » De même pour cette réplique que Dorval lançait, affolée : « Mais je ne lui ai rien fait, à cette femme ![47] » et le début de la scène finale d’Adèle et d’Antony : «  …Je vous l’avais bien dit, qu’on ne pouvait rien cacher à ce monde qui nous entoure de tous ses liens[48]… » — Tout le dialogue s’est éclairci et détaché en saillies, quand Dumas a vu ce qu’il pouvait et devait tirer de l’acte même. C’est pourquoi il a été amené à modifier cette scène critique entre Adèle et Antony.

Il en avait esquissé le mouvement d’ensemble, et noté le motif : « c’est sa maîtresse ». D’autres mots y ont été ajoutés, qui peignent la cruauté du monde et la douleur profonde d’Adèle : «… Et ils diront : « Ah ! elle a pleuré… Mais il la consolera, lui, c’est sa maîtresse ![49] » — et d’autres aussi qui expriment le doute qui la tue : «…Vois-tu, il m’est passé là souvent une idée affreuse ; c’est que peut-être une fois, une seule fois, tu as pu te dire dans ton cœur : « Elle m’a cédé, donc elle pouvait céder à un autre[50]… » Tout le couplet d’angoisse suprême : «… Dieu et toi savez qu’une femme ne pouvait résister[51]… « — et ce cri de la femme déclassée : « Dis-moi, Antony, si demain j’étais libre, m’épouserais-tu toujours[52] ? », cela n’est venu qu’ensuite. Au reste, Antony perdait la tête et le sens du discours. Il rugissait à la cantonade, selon la manière d’Yaqoub. « Oh ! tais-toi, tais-toi, ne dis pas un mot de plus, si tu ne veux pas que je meure !… Oh ! dis-moi, que faut-il faire ? Que puis-je pour toi ? Mon sang te lavera-t-il ? Je puis mourir. Par grâce, je suis à tes pieds. Que veux-tu ? Qu’ordonnes-tu ? Je t’aime tant[53]. » Ayant, depuis longtemps qu’il remâche sa passion, atteint les bornes du « délire », cet homme fatal était plutôt incohérent. La scène et l’acte se terminaient par l’arrivée de Louis, domestique d’Antony, qui précédait de quelques instants le colonel d’Hervey. C’était un coup de théâtre, mais incomplet. Adèle n’avait pas vidé la coupe d’amertume. Dumas a modifié cette fin du IV. Il a suspendu l’intérêt ; il a poussé à bout les humiliations que dévore Adèle amoureuse et révoltée. Antony la console et la tient embrassée. La vicomtesse paraît pour annoncer que le domestique est là. Une femme restait à cette victime, une femme qui ne l’avait pas encore accablée, et qui la surprend en cette posture : et cette suprême arbitre de l’opinion, indubitablement offensée dans sa pudeur et sa délicatesse, n’est autre que la maîtresse de céans, la bonne petite amie ardente et changeante de MM. Olivier, Eugène, Frédéric et Cie. Adèle se sauve sans rien entendre. Le supplice officiel est parachevé[54], comme aussi l’acte qui fut un chemin de croix dans ce salon. De cette crise morale, de cet engagement entre la passion et la société, c’est le monde qui sort vainqueur, avec ses à peu près de vertu nécessaires.

Acte V. — Un coup de violence, comme au III Le manuscrit n’est qu’une ébauche de six pages, presque une seule scène, dramatique, passionnée, lyrique, brutale et vide. Adèle savait dès la fin du IV le retour du colonel, qu’elle n’apprend qu’au début du suivant, et de la bouche même d’Antony, dans la brochure[55]. Elle débitait un monologue quelconque, toujours fortifié des souvenirs de Sentinelli et du duc d’Albe. « Une voiture s’arrête… on frappe… on entre… Oh !… Je tremble… Fermer cette porte… non… on monte[56]. » Celui qui s’y est substitué, est un résumé de la crise ; c’est la dernière étape avant le dénoûment. Puis, Antony arrivait ; et c’était la scène unique. On en devine les éclats et le lyrisme échevelés. Il fallait renchérir sur toutes les scènes semblables de la pièce. J’en veux citer quelques fragments.

« Oh ! malheur, malheur à l’homme qui aime la femme d’un autre ! Car il a toujours un pied sur l’échafaud. » — « Antony ! » — « Oui, et depuis longtemps je me suis familiarisé avec l’idée d’un crime, que j’ai débattu froidement… » — « Achève, quoique je tremble. Va, tu peux tout me dire, et moi tout entendre. Eh bien ? » — « Si je… ( « l’assassinerais » est raturé)… » — « Ah ! vous me faites peur ; je comprends. » — « L’idée qu’on aurait pu te croire ma complice lui a sauvé la vie et à moi l’échafaud… Tu tressailles !… Ce n’est qu’un mot… Depuis longtemps, j’ai le pressentiment d’une vie courte et d’une mort sanglante[57]. »

Et il « haïssait la société[58] » ; il « méprisait les hommes[59] » ; « un seul lien l’attachait à ce monde[60] » ; il proposait à Adèle de mourir et de « sentir décroître au milieu de nos baisers les battements de nos cœurs[61] », et son « dernier cri d’agonie pouvait être des paroles d’amour[62] ». Et des : « oh ! » et des « ah ! » et des « Écoute », et des tombeaux et des malédictions ! C’était un furieux branle-bas, toutefois avec quelques notes plus douces. Adèle y était même plus femme[63], plus tendre et résignée que dans la brochure.

« Oh ! non, non, tu es toujours mon Antony, mon amour. Que veux-tu, voyons ? Ne suis-je pas à toi ? As-tu même besoin de me consulter ? Me voilà, faible, sans force contre le malheur, sans défense contre toi. Prends-moi, emporte-moi, entraîne-moi[64]. » Au moment d’être entraînée, emportée, prise, elle reconnaissait « la chambre de sa fille ». Elle trouvait de touchantes paroles… [« Tu ne peux plus qu’une chose pour moi], mon Antony, fuir. Laisse-moi seule. [Tu me (te) perds ici sans me sauver.] Dieu aura peut-être pitié de moi. Il m’offrira peut-être quelque moyen de salut. Mais Dieu m’abandonnera s’il nous voit ensemble ; car être ensemble est encore un crime[65] … »

Elle était plus chrétienne aussi ; et je dois noter qu’Antony ne lui disait pas : « Satan en rirait, tu es folle… Non, non, tu es à moi comme l’homme est au malheur[66]. » Dumas s’était contenté, au moment où le colonel heurtait, de refaire la scène de la « porte » d’Henri III[67] Et cela se terminait primitivement ainsi :

« …Au nom du ciel, à tes genoux, va-t’en ! (Se relevant tout à coup avec effroi)… Silence… on ouvre… on entre… Malheur ! Grâce, mon Dieu, grâce ! Oh ! ne va pas à cette fenêtre, on peut te voir… sors… Il est temps encore. Ou cache-toi… ici… Oh ! non, c’est la chambre de ma fille… Va, va, sors… Il n’est plus temps… on monte l’escalier… C’est sa voix… C’est lui. » — Antony (se jetant à la porte qu’il ferme) : « Ciel et terre ! « — « Ah ! ah ! » — « Cette porte ne pourra résister… Mon Dieu, mon Dieu ! Comment la sauver ? » (Il la prend dans ses bras.) — Adèle (se dégageant): « Laisse-moi… Laisse… (se jetant à genoux)… Pardon ! (se traînant vers la porte)… Pardon, Frédéric ! » (On n’entend rien, ils écoutent tous deux avec transes. On entend le bruit de la clef qui tourne dans la serrure ; Antony prend son poignard et se jette au-devant.) « Eh bien, donc ! » — Adèle (se relève et le prenant au cou) : « Par pitié… par pitié, Antony, tue-moi !… Cette porte !… Ah ! tu n’en auras bientôt plus le temps. » — « Eh bien, prie. » (Une voix au dehors) « Ouvrez, madame, ouvrez, je sais que vous n’êtes pas… » (Adèle élevant ses bras au-dessus de la tête d’Antony) : « Dieu bon, Dieu miséricordieux… Pardonne, pardonne-moi ! » (Un coup plus violent enfonce la porte ; Adèle jette deux cris, le premier d’effroi, le second de douleur. Antony ouvre les bras qui la soutenaient. Elle tombe. Le colonel se précipite dans la chambre.) — Le colonel. « Malheureux ! morte ! » Antony (jetant son poignard aux pieds du colonel) : « Elle me résistait, je l’ai assassinée[68] ! »

Comparez la brochure. Depuis la crise du IV, Adèle plie sous le déterminisme de l’adultère. Le cinquième acte en est l’expression matérielle et scénique, dès les premiers mots : « Qu’est-ce donc que cette fatalité…[69] ? » jusqu’au coup de poignard, qui n’est pas un coup de folie, mais la seule conclusion souhaitable pour elle, et qu’elle implore après avoir franchi, comme un calvaire, toute la série des conséquences pitoyables et sociales. Compromise dans le monde, devant sa seule amie indulgente, aux yeux de sa domestique, et bientôt de son mari, elle meurt. Cette démence est la raison même. « Oh ! malheureuse ! Où en suis-je venue ? Où m’as-tu conduite ? Et il n’a fallu que trois mois pour cela[70] !… » Elle cède enfin, non plus à la morale relative du monde, mais à la morale de la société, faute de laquelle la France nouvelle est menacée dans ses fondamentales conventions. À partir de Diane de Lys il faudra dire : dans ses lois.

On voit le travail auquel s’est livré Dumas et en quel sens il a fait effort. Antony, à sa naissance, ne le rassure point. C’est un drame de jalousie, lyrique, violent, pathétique, et fragile. Et par suite monotone dans le paroxysme. D’une main vigoureuse l’auteur a resserré les péripéties d’une autre pièce, qui dura quatre années, qui s’acheva sans effusion de sang ni de larmes, après que son imagination avait ébauché, préparé celle-ci. À Mélanie dyspeptique Adèle, passionnément adultère malgré soi, doit la naissance. Celui qui avait crayonné la duchesse de Guise et Saint-Mégrin était tout prêt à frapper les mêmes coups de théâtre et enfoncerla même porte d’un dénoûment analogue. Après avoir exécuté Antony aussi fougueusement que le drame central d’Henri III et sa Cour, il s’est remis à son œuvre et l’a refaite. Il avait eu l’intuition de génie.

Alors il a engagé Antony en une lutte réelle avec le monde — non pas ce je ne sais quoi, qui n’est qu’un mot, sous lequel les lyriques romantiques entendent toutes platitudes et niaiseries, — mais l’hégémonie des temps modernes, l’opinion, qui remplace la tradition dans une société à son aurore. Antony sacrifie Adèle à cette puissance ; il la tue pour ce préjugé.

  1. Ce manuscrit se compose de 46 pages, papier écolier, grand format, reliées en un cahier, une double page servant de couverture. Sur la première feuille est écrit le titre.
    ANTONY
    DRAME EN CINQ ACTE
    en prose.
    PREMIER ACTE.

    Il se termine un peu avant la fin de la 46e page par ces mots : « Fini le mercredi 9 juin à midi.

    Premier manuscrit d’Antony.
    ALEX. DUMAS.

    L’écriture est rapide, très lisible, parfois renversée, pas du tout l’écriture ronde des romans, mais celle des Lettres à Mélanie, sans ponctuation, avec des fautes d’orthographe nombreuses. Très peu de ratures, et peu considérables. (Cf. notre Génie et Métier. Manuscrits originaux d’Alexandre Dumas fils, pp. 243 sqq.) — Aux pages 13 et 40 sont consignées en travers de la marge, de la main de Dumas, deux adresses : Grenier, rue Bourbon, No 11, et M. de Mersanne, boulevard des Italiens, No 2, galerie de l’Opéra. (Voir le Baron de Marsanne, abonné du Constitutionnel, acte IV, sc. vi, p. 209.) Les actes sont numérotés, mais non les scènes. En revanche les jeux de scène sont indiqués avec minutie, sauf le coup de couteau du dénoûment. On distingue les reprises du travail aux modifications de récriture. L’acte V a été enlevé en trois séances. Enfin, dans ce premier manuscrit, la scène de l’auberge se passe aux environs de Valenciennes. Et voici la distribution des personnages, assez différente de la brochure :

    Le colonel baron d’Hervey.

    Adèle d’Hervey, sa femme.

    Clara, sœur de la baronne d’Hervey.

    Antony.

    La vicomtesse d’Osmond.

    Olivier Delaunay, jeune médecin.

    Frédéric Destein, lieutenant.

    Une aubergiste.

    Paul, domestique d’Antony.

    (Il avait oublié Eugène d’Hervilly et Madame de Camps, qu’il écrit Decamps dans le manuscrit.)
  2. Mes mémoires, t. VII, ch. clxxv, p. 180.
  3. Antony, IV, sc. vii, p. 213.
  4. Manuscrit original, I, sc. i.
  5. Les scènes ne sont ni indiquées ni numérotées, le plus souvent.
  6. Manuscrit original, I, p. 8. Cf. Antony, I, sc. v, pp. 169 et 170.
  7. A. de Musset u repris la scène en s’amusant. Cf. Il ne faut jurer de rien, I, sc. i, p. 347 ?. « Ah ! mon Dieu ! Un mort qui m’arrive !  »
  8. Notons que ces retouches sont parfois trop hâtives. Le médecin Olivier dit à Adèle (I, sc. v, p. 169) : « Les termes scientifiques vous effrayeront peut-être ? — Oh ! non, non, pourvu que je sache… Vous comprenez, il m’a sauvé la vie… c’est tout simple. — Oui, sans doute, madame… Eh bien, le timon, en l’atteignant, a causé une forte contusion au côté droit de la poitrine. La violence du coup a amené l’évanouissement. J’ai opéré aussitôt une saignée abondante… et maintenant, du repos et de la tranquillité feront le reste… »
    Les termes scientifiques, ou à peu près, sont restés dans le manuscrit : « Le timon, en l’atteignant, a causé une forte contusion ou équimose (sic) au côté droit de la poitrine… La violence du coup a amené l’évanouissement. J’ai opéré à l’instant une saignée abondante, pour empêcher la congestion du sang au poumon. » (Manuscrit original, I, p. 7.)
  9. Manuscrit original, I, pp. 9 sqq. Cf. Antony, I, sc. vi, pp. 172-173.
  10. L’Ami des femmes.
  11. Antony I, sc. vi, p. 173.
  12. Antony I, sc. vi, p. 173. Cf. II, sc. iv, p. 185. « Demandez à un cadavre combien de fois il a vécu. » Cela n’était pas venu du premier jet. En corsant la pièce, Dumas a parfois outré l’expression pour marquer avec force le contraste entre l’opinion du monde et la passion individualiste.
  13. Antony I, sc. vi, p. 173.
  14. Manuscrit original, II, p. 13.
  15. Antony, II, sc. v, p. 186
  16. Manuscrit original, II. pp. 14 et 15. Cf. Antony, II, sc. v, pp. 186-187. Voir plus haut (p. 301, n. 2), où il est dit que ce madrigal se trouve textuellement à la fin d’un couplet, par lequel il se défend d’être athée dans une Lettre à Melanie.
  17. Mes mémoires, t. VIII, ch. cxcviii, p. 104. « La répétition s’acheva. Alfred de Vigny était présent, et me donna quelques bons conseils. J’avais lait d’Antony un athée ; il me fit effacer cette nuance du rôle. »
  18. Manuscrit original, II, bas de la p. 15.
  19. Antony. II, sc. iii. pp. 177 sqq.
  20. Antony. II, sc. iv, pp. 180 sqq.
  21. Manuscrit original, II, p. 17. Ni ces propos scientifiques, ni même le système de Gall, ni la chiromancie ne sont absents de l’œuvre de Dumas fils. Dès Diane de Lys, II, sc. ix, p. 270, on lit : " Oui, j’ai un ami qui a appliqué aux mains le système que Gall a trouvé pour la tête…  »
  22. Manuscrit original, II, p. 17.
  23. Il s’y disait encore : Adèle. — « La vicomtesse est vraiment née quatre siècles trop tard ; c’est la véritable damoiselle du moyen âge, prête à guérir avec des simples et à panser avec son écharpe les blessures que son chevalier aurait reçues en la proclamant la plus belle. » — Antony. « C’est qu’au fait, c’était une merveilleuse chose pour le blessé que de se voir renaître à la vie sous la protection de la femme aimée, de demander la guérison au breuvage préparé et offert par sa main, de sentir cicatriser sa blessure sous l’écharpc portée par elle… (Voir Lettres inédites à Mélanie. Au début de la liaison, pendant une absence d’un mois que doit faire la bien-aimée, il lui demande à conserver un souvenir d’elle, une écharpe, comme Saint-Mégrin ou les héros de Walter Scott), et liée avec des cheveux d’elle… Oh ! alors, je conçois qu’on ne déchire pas l’appareil… » — La Vicomtesse. « Eh mais, il me semble qu’il s’est trompé de siècle aussi. » — Antony. « Non, j’y aurais été trop querelleur. » — La Vicomtesse. « Et dans le nôtre vous n’êtes que misanthrope. » (Manuscrit original, II, p. 17.)
  24. Manuscrit original, II, p. 18
  25. Il a repris ce moyen dans Richard Darlington, I, tabl. ii, sc. V, pp. 59 sqq. Émile Augier en a tiré parti dans Maître Guérin, IV, sc. vi, p. 153.
  26. Polyeucte, V, sc. iii.
  27. Les héros et les héroïnes de Dumas sont sensibles d’abord aux caresses de la voix. MM. Meilhac et Halévy s’en sont amusés. Cf. la Petite Marquise, I, sc. i, p. 2 : « Oh ! cette voix surtout, cette voix !… » et I, sc. iv, p. 19 : « Sérieusement, monsieur, est-ce qu’il ne vous serait pas possible de me dire cela avec une autre voix ? »
  28. De même, la réputation de ces héroïnes, celle de la duchesse de Guise et celle d’Adèle (c’est d’ailleurs un trait des mœurs de la société nouvelle, où la femme mettra dans sa réputation sa dignité) a réjoui les mêmes auteurs. Cf. la Belle Hélène, II, sc. iv, p. 53. « Eh bien, alors ? » — « Mais ma réputation…  » — « Ah ! nous retombons dans le marivaudage. »
  29. Cf. Henri III et sa Cour, III, sc. iii, p. 168.
  30. Cf. Diane de Lys, III, sc. viii, p. 315.
  31. Manuscrit original, II, p. 20.
  32. Manuscrit original, II, p. 20. « Je vous pardonne, Antony… Oui, oui, je vous pardonne ; car il faut que vous soyez bien malheureux pour vous oublier ainsi. » Cf. p. 321.
  33. Antony, III, sc. iii, p. 196. C’est une préparation, pour les yeux, du meurtre final.
  34. Voir plus haut, p. 89.
  35. Manuscrit original, III, p. 27. Il insistait sur le caractère inflexible du colonel. Il lui suffira de l’indiquer (Antony, III, sc. vi, p. 200) : « Il me semble entendre sa voix, sa figure sévère » pour nous faire comprendre tout le danger qui pèse sur l’acte V.
  36. Ayant supprimé plus haut le couplet d’athéisme, il n’avait plus de raison de conserver ce jeu de scène inutile et choquant. Voici la mise en scène primitive (Manuscrit original, III, pp. 18 et 19) : « À peine est-elle entrée qu’Antony parait sur le balcon, derrière la fenêtre, coupe la vitre avec un diamant, passe son bras, ouvre l’espagnolette, entre, pâle, et marchant lentement va mettre les verrous à la porte par laquelle est sortie l’hôtesse, revient à la porte du cabinet, regarde.
    ANTONY.


    « Elle prie… attendons.

    (Une pause.) Il regarde encore, ouvre brusquement la porte du cabinet. On entend un cri. La toile tombe. »

    Les scènes d’auberge sont fréquentes chez Dumas, ses personnages étant très vagabonds. Voir notamment Angèle, Kean, Halifax, une Fille du Régent, la Guerre des femmes et passim.

  37. Cela était énoncé de façon démonstrative dans le Manuscrit original, IV, p. 32. « Mais le fait est qu’elle ne dit plus un mot de médecine et que Broussais, Dichat, Gall et M. Delaunay sont tout à fait abandonnés pour Shakespeare, Goethe, Schiller et vous. »
  38. Antony, IV, sc. i, p. 203.
  39. Antony, ibid.
  40. Antony, IV, sc. i, p. 204. « Moi aussi, madame, j’ai cherché partout cet amour délirant dont vous parlez… etc. »
  41. Manuscrit original, IV, p. 31.
  42. Antony, IV, sc. ii, pp. 206 et 207.
  43. Antony, IV, sc. vi, p. 210.
  44. Antony, IV, sc. vi, p. 212.
  45. Manuscrit original, IV, p. 37.
  46. Antony, IV, sc. vii, p. 214.
  47. Antony, IV, sc. vii, p. 214. Cf. Mes mémoires, t. VIII, ch. cxcix, p. 112.
  48. Antony, IV, sc. viii, p. 215.
  49. Antony, IV, sc. viii, p. 216.
  50. Antony, IV, sc. viii, p. 217.
  51. Antony, IV, sc. viii, p. 217.
  52. Antony, IV, sc. viii, p. 217.
  53. Manuscrit original, IV, p. 39.
  54. Cette gradation de l’acte IV a été résumée dans le monologue d’Adèle, entièrement refait, au début de l’acte suivant (V, sc. ii, p. 219). Il commence ainsi : « Ah ! me voilà donc seule enfin ! » pour aboutir à cette conclusion : « Une amie encore, une seule au monde, croyait à mon innocence, et me consolait… Elle me trouve dans ses bras »…
  55. Antony, V, sc. iii, p. 222.
  56. Manuscrit original. Voir p. 40. Voir plus haut, p. 322, n. 3.
  57. Manuscrit original, V, p. 41.
  58. Manuscrit original, V, p. 43. Avant de s’engager en ce développement fou, il dit à son Adèle : « Eh bien, Adèle, écoute, écoute, et pèse bien toutes mes paroles ».
  59. Manuscrit original. Ibid.
  60. Manuscrit original. Ibid.
  61. Manuscrit original. Ibid. On remarquera que Dumas a repris plusieurs de ces traits dans la brochure, mais adoucis et mieux reliés ensemble.
  62. Manuscrit original. Ibid.
  63. Manuscrit original, p. 42 : « Et qui peut me dire qu’un jour cette France que tu abandonnes, cette société que tu quittes ne te manqueront pas ? Tu auras tout perdu pour moi, et qu’auras-tu en échange ? Une femme sans nom que tu mépriseras du jour où tu cesseras de l’aimer. » — « Ô blasphème ! » — « Car, vois-tu, je ne serai pas belle longtemps. La douleur creusera mes joues, mes pleurs brûleront mes yeux »… Dumas, toujours avisé, a ramassé ce dernier trait, qui est la femme même, et l’a replacé dans la brochure (I, sc. IV, p. 168). « Dans ta pensée, j’étais belle…, etc. »
  64. Manuscrit original, V, p. 42.
  65. Manuscrit original, V, p. 44. Les phrases entre crochets sont celles que Dumas a repiquées dans la brochure.
  66. Antony, V, sc. III, p. 224.
  67. Henri III, V, sc. II, pp. 195 sqq.
  68. Manuscrit original. V, pp. 44 et 45.
  69. Antony, V, sc. ii, p. 219.
  70. Antony, V, sc. iii, p. 223.