Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/02/08/03

III

LES TYPES DE « LA TOUR DE NESLE »

L’habileté du dramaturge n’y eût pas suffi. Musset a beau se moquer et dire : « A-t-elle vu la Tour de Nesle et lit-elle les romans de M. de Balzac[1] ? » Dumas n’est pas Balzac, non pas même en cette maîtresse

œuvre. Mais il a eu du monde fictif qui fascinait la fantaisie de ses contemporains les mêmes visions que l’auteur de la Comédie humaine allait avoir de la vie réelle. L’un aboutit à l’autre. Il y a beaucoup d’imagination dans le réalisme de Balzac, et une part de réalisme moderne dans les types légendaires de la Tour de Nesle. Brantôme, Jean Second ont inspiré notre homme ; le xive siècle lui est apparu entre les portants d’un décor de drame de cape et d’épée. Mais examinez de près les personnages qui s’y agitent, pressez-les : ils sont à la fois imaginaires et réels, friands de la rapière, mais au fond tout exultants des prétentions de Figaro. La légende se moque de l’histoire, ou plutôt c’est une histoire plus contemporaine qui se mêle à la fantasmagorie de la légende. Voilà pourquoi ces types ont remué d’emblée les couches profondes de la nation.

Louis le Hutin est « un drôle de corps »[2], pas encore roi d’opérette, mais déjà un bon roi de révolution, je veux dire contre lequel il serait plaisant de soulever l’émeute. Il est doué du genre d’esprit politique qui réjouit les clubs et fait sortir du sol les barricades. Au reste, entouré à souhait. Gaultier d’Aulnay n’a pas la fermeté de Saint-Mégrin ; Chérubin plus âgé, sans la grâce indécise, sans le continuel frisson, il rôde dans le quartier des femmes, il aime passionnément, et à crédit ; il est le type du favori, du haïssable favori de la reine ; jeune cavalier, presque un page et déjà capitaine, et que les révolutions de cour peuvent placer d’un jour à l’autre à la tête de la Champagne, à moins qu’il ne meure de son amour. Car on en meurt en 1830.

Personne ne niera que Marguerite soit une mère très coupable. Mais d’abord elle est une reine : absolue dans ses caprices, ses volontés, et ses débauches. Elle est un « vampire » ; elle est « la femme de toutes les voluptés ». On trouvera dans la Comtesse de Charny et le Chevalier de Maison-Rouge le commentaire peu flatteur de cet état de reine sur les lèvres des gens du faubourg. Le citoyen Rocher et la veuve Tison ne jugeront pas autrement l’Autrichienne. Marguerite de Bourgogne, grande dame vicieuse, subit la revanche de l’imagination populaire. Le cri suprême de Philippe : « Marguerite de Bourgogne ! reine de France »[3], elle le paye chèrement. Capable de tous les forfaits, puisqu’elle a tous les pouvoirs : voilà le lot de l’infâme. « Poursuivie par le remords, je me suis réfugiée dans le crime… j’ai voulu étouffer dans le sang et les plaisirs cette voix de la conscience qui me criait incessamment : Malheur ! Autour de moi, pas un mot pour me rappeler à la vertu, des bouches de courtisans qui me souriaient[4] … » On le voit : la royauté est du même coup flétrie. Marguerite a commencé par l’échelle de soie de Juliette ; elle ne peut finir que comme Messaline. Un jour la place de Grève retentira du refrain de la Carmagnole, et ce sera grande liesse parmi les truands… J’exagère à peine. Quand Marguerite répond à Buridan : « Une reine de France peut-elle sortir seule à cette heure ?[5] » il la renvoie à la Tour de Nesle ; et si, au cabaret d’Orsini, elle réclame les témoignages de déférence dus à son rang : « Je te parlerai debout et découvert, réplique le capitaine, parce que tu es femme, et non parce que tu es reine[6]. » C’est la démagogie chevaleresque, où aspirait déjà Beaumarchais, sans s’en rendre exactement compte. Reine, Marguerite est digne de toutes les réprobations. Femme, elle a droit au respect et à la pitié. Ceci ne nous éloigne pas trop du xviiie siècle, ni de la sensibilité larmoyante. Il faudra qu’à deux révolutions le peuple français en ajoute une troisième pour que les dramaturges réalistes, au lieu de la reine chargée de toutes les horreurs et de la femme digne de tous les égards, nous représentent la femme-reine du xixe siècle, idole d’un culte universel, tourmentée d’une pareille soif de plaisirs et de la même impuissance d’aimer.

Nous n’en sommes pas encore là. En attendant, Marguerite escompte la sensibilité romantique et le bon cœur du peuple. Cette partie du rôle est de convention, sans aucun doute, de médiocre qualité littéraire, avec des scènes où la voix du sang le dispute à la jalousie, la curiosité à la coquetterie féminine, que Dumas n’a pas inventées et dont il ne prend guère la peine de renouveler l’expression ni les moyens. Pendant longtemps encore l’imagination du public se plaira à la vue de ces monstres féminins, de ces faibles femmes folles de leur corps, aux yeux de qui brille à point nommé la petite larme : perle inestimable qui n’efface point les crimes d’amour, les crimes que l’Océan ne pourrait laver, mais qui détend les nerfs de Jenny l’ouvrière accoudée à la rampe du paradis. Après Marguerite de Bourgogne, reine de France, voici venir les reines de beauté, la dame aux Camélias, Marguerite comme l’autre, Gautier comme les victimes, et qui aura à son commandement le pleur bienfaisant qui fond le courroux des pères. Alors ce ne sera plus l’heure d’appliquer aux héroïnes du drame le vers du poète :

Sincerum est nisi vas, quodcumque inlundis acescit[7].

Dumas n’a pas poussé jusqu’à la rédemption. La reine a nui à la mère. Mais il s’est manifestement adouci vers la fin : il a sauvé Marguerite d’un second inceste. Il s’est contenté de la faire appréhender après l’avoir réduite à crier grâce, et juste à l’instant qu’elle se redresse en disant : « Moi, la reine ![8] » Même il a esquissé les circonstances atténuantes. « Oh ! ce Lyonnet, ce Buridan, ce démon… c’est à lui que je dois tous mes crimes ; c’est lui qui m’a faite toute de sang

[9]. » Et enfin, reine, elle ne sait « si elle oserait s’absoudre[10] » ; mais femme, trois fois femme, elle n’est pas en peine de savoir qui accuser de ses vices.

Celui-ci joute avec les puissances, il est la popularité même. Buridan, autrefois Lyonnet de Bournonville, fut contemporain de Louis le Hutin. Il le faut croire, puisqu’on nous l’affirme. Et trois choses en font foi : son costume, ses jurons, et son mépris des manants[11]. Au reste, consilio manuque[12] : c’est sa devise. Malgré sa généalogie, il appartient à la lignée de ce coquin de barbier. Si je me trompe, et s’il est vraiment noble, son père était de la nuit du 4 août. Lui-même a retroussé ses manches et fait de pires besognes. À quinze ans, il a perdu d’honneur Marguerite, qui avait le même âge, et tué le père, « une noble tête de vieillard »[13], pour cacher la faute de la fille… Eh mais ! qu’est-ce donc que ce capitaine ? Buridan n’est pas un type historique : il personnifie à lui seul une histoire du peuple. Après le crime de la jeunesse, il s’est ressaisi. Trahi par son idéal, il s’est embarqué dans les aventures et les guerres d’Italie. Il est un satellite de la grande légende. Pour jouer le rôle d’un Bonaparte, il ne lui a manqué que l’occasion d’un Brumaire. En attendant, il fait sa révolution du palais. Il veut devenir ministre, et il le devient ; ministre, il se gardera du pédantisme et du petit génie de Ruy Blas. Musclé, cambré, de sang-froid, de cœur chaud, de belle mine même après une nuit d’orgie, sans morgue avec le soldat, mais insolent envers le pouvoir, brave et souriant dans la défaite, et jamais désemparé, il résume toute une époque de l’imagination française. Moins bon gentilhomme que d’Artagnan, il est plus proche de Figaro. Seulement, il a laissé la guitare pour l’épée ; et, comme il s’est déniaisé de certaines prétentions au dilettantisme et à l’esprit, l’exemple de Napoléon l’a fait ambitieux et prêt à tout. À peine retient-il de son ancêtre une pointe de sensiblerie, qu’il reporte de la femme sur les enfants. Homme fort, et qui ne s’en fait pas accroire, tant que sa force n’est pas couronnée. Une fois parvenu, c’est une autre affaire. Au moment de rendre son épée, il se dresse et dit de sa hauteur : « Moi, le premier ministre[14] ! » Mot malheureux, qui lui attire une réplique sévère, mais d’un bon citoyen : « Il n’y a ici ni reine ni premier ministre[15]… » Il était temps qu’on l’arrêtât : il allait se compromettre.

Buridan est de la race du barbier, mais plus moderne dans sa façon de s’évertuer. Qui ne voit qu’il suffirait de quelques transpositions dans le rôle pour en prolonger la portée ? Ce capitaine, qui cherche fortune, nous le retrouverons dans le civil : portant haut, beau parleur, effronté, politicien, journaliste, coulissier, l’aventurier qui ne craint rien, ni surtout que le ciel tombe. La prison lui sera toujours un écueil ; car il lui sera plus facile d’y entrer que d’en sortir. Buridan a sur ces espèces l’avantage de la naissance et d’une certaine générosité de la lame, que les autres, petits-fils d’intendants ou bâtards d’apothicaires, n’apprécieront point[16]. Mais déjà il est un garçon avisé, suffisamment sceptique pour réussir, et athée[17] sans ostentation. Pour la galanterie, il en a, mais pas plus qu’il n’en faut, et jamais contre ses intérêts ni de façon à se barrer l’avenir. À l’âge de quinze ans, Roméo a déjà la prudence de mettre sous clef les pattes de mouche des petites filles riches et délurées[18]. Cela peut servir à sa fortune. Il n’hésitera pas, le jour venu, à les utiliser. Qu’on ne nous dise point qu’il faut bien sauver sa vie. Il les gardait par devers lui ; elles ont fait campagne avec lui dans son portemanteau. À peine débarqué à Paris, il les cache secrètement, comme un trésor. Il comptait sur elles ; il les escomptait, comme des lettres de change. La Tour de Nesle n’est pas pour lui un guet-apens, mais une échéance.

C’est d’ailleurs le même homme qui reproche à Marguerite ses nuits voluptueuses. Il se fait justicier ; il est le bras de Dieu. Il est très fort. Au fond, il connaît ou devine la femme moderne, telle que la bourgeoisie est occupée à la façonner depuis le début du siècle, reine et faible femme, faible de caractère, s’entend, et pour la pratique de la vertu. Figaro est encore un peu novice auprès de lui. « Oh ! démons, démons qui faites le cœur des femmes, s’écrie le capitaine, oh ! j’espère que vous n’avez oublié dans le sien aucun des sentiments pervers que je lui crois[19]. » Il n’en est plus à l’adoration romantique ; déjà il s’arme d’une ironie plus faubourienne, mais non moins cinglante que celle des de Ryons et des de Jalin. Jamais Ruy Blas ne parlerait de ce ton à la pire des reines. Buridan fait mieux. Pour arriver à ses fins, il table sur la femme. Il ne dédaignera point de feindre l’amour ni la jalousie. Est-ce que vous ne voyez pas poindre certaines scènes d’Angèle, et aussi des Effrontés, de la Contagion, sans compter le dénoûment du Demi-Monde ? Et comme, chez les aventuriers les plus modernes, la loi du plus fort est souveraine, il n’hésite pas à sacrifier tout et tous autour de lui, Marguerite, Gaultier qu’il envoie au diable, c’est-à-dire à la Tour de Nesle, après avoir expédié Enguerrand à la potence. Il ajoute un seul mot, mais qui est de valeur, à la royale devise : « Je me maintiendrai ». Finalement il succombe, de compagnie avec la reine, mais parce que nous sommes au théâtre, pour purger la passion populaire et encourager certaine morale que Bossuet n’avait pas prévue : « Dieu frappe les grands pour nous réjouir. »

J’ai affronté le ridicule d’étudier la Tour de Nesle. Il eût été plus commode de badiner, de relever et railler, après tant d’autres, quelques formules qui font désormais sourire. Il m’a paru meilleur de comprendre la pièce et d’en montrer l’importance dans l’œuvre de Dumas et dans l’histoire du théâtre de ce siècle. Rencontrant Beaumarchais à l’origine du drame historique, je l’ai trouvé au cœur de ce drame de cape et d’épée ; et voici que nous touchons au drame moral et social, dont il est le véritable devancier. J’ai poussé l’étude des types de la Tour de Nesle jusqu’au point où il est manifeste qu’ils sont également proches d’Antony et d’Angèle, et que, si le monologue de Figaro fut l’inspiration toute française, Dumas est le créateur tout populaire. Entre la Tour de Nesle et Antony la parenté est désormais visible, n’eût-on point la scène du « feuilleton ». Dumas, l’homme d’imagination de 1830, est aussi l’homme d’action des temps nouveaux.

  1. Il ne faut jurer de rien, I, sc. i, p. 336 (Œuvres compl., t. IV, Charpentier éditeur, 1881).
  2. Lettre de Harel à Dumas. Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxiv, p. 174.
  3. La Tour de Nesle, I, tabl. ii, sc. vi, p. 24.
  4. La Tour de Nesle, V, tabl. ix, sc. iii, p. 94.
  5. La Tour de Nesle, II, tabl. iii, sc. iii, p. 34.
  6. La Tour de Nesle, II, tabl. iv, sc. ii, p. 38.
  7. Horace, liv. I, Ép. ii, vers 54.
  8. La Tour de Nesle, V, tabl. ix, sc. v. p. 98.
  9. La Tour de Nesle, V, tabl. ix, sc. ii, p. 92.
  10. La Tour de Nesle, V, tabl. ix, sc. ii, p. 92.
  11. Au surplus, après les avoir crossés, il ne leur garde pas rancune ; il les l’ait boire à sa santé et porte la leur. La Tour de Nesle, I, tabl. i, sc. ii, p. 7.
  12. C’est l’enseigne de Figaro. Voir le Barbier de Séville, I, sc. VI.
  13. La Tour de Nesle, III, tabl. iv, sc. v, p. 61.
  14. La Tour de Nesle, V, tabl. ix, sc. v, p. 98.
  15. Ibid.
  16. Voir le dénoûment de la Contagion et le duel de d’Estrigaud.
  17. La Tour de Nesle, II, tabl. iv, sc. ii, p. 38.
  18. Cf. le Demi-Monde (Th., III), II, sc. v, pp. 126-129. Cf., plus bas, p. 363.
  19. La Tour de Nesle, III, tabl. vi, sc. i, p. 54.