Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/02/06/03

III

AUTRES DRAMES TRAGIQUES.

Caligula.

Dumas était aux prises avec un genre faux ; aussi le crut-il infiniment noble. Il y revint jusqu’à deux fois. Le 26 décembre 1837, il donnait au Théâtre-Français Caligula qui fut sifflé[1], et le 10 avril 1839 à la Renaissance l’Alchimiste, qui n’eut aucun succès. Christine, Charles VII, Caligula, l’Alchimiste, représentations houleuses, douteuses ou malheureuses : tel est le bilan de ces œuvres à leur apparition. Elles renferment en elles-mêmes le germe fatal. Encore une fois, ce n’est pas que le style en soit aussi insuffisant qu’on a dit. On rencontre dans l’Alchimiste de fort beaux vers, solidement frappés. Même j’estime que là surtout Dumas eut la veine heureuse et qu’il n’en fit nulle part ailleurs de plus imagés et sonores. Aussi bien, la période s’est assouplie ; la structure en est moins heurtée ; le mouvement plus aisé et continu que violent et brusque. Si le marivaudage y est parfois subtil et tortillé[2], l’esprit[3], la passion[4] y abondent, et la poésie n’en est pas absente. L’Alchimiste est donc plein de beaux vers ; et il renferme des scènes absurdes, presque autant que les Burgraves.

Quand Dumas s’efforce à ces œuvres hybrides, il semble que son originalité en pâtit. Faute de ce don, il n’a pas pour se soutenir l’humanisme de Casimir Delavigne ou de Ponsard. De l’Alchimiste la critique n’a point à s’occuper, sinon pour noter au passage que Ben Johnson avait écrit une tragédie sous le même titre, que Dumas a sans doute travaillé d’après une traduction du Fazio de l’auteur anglais Milman, et qu’il a conservé ce nom au principal personnage. Ce qui ne l’empêche pas de refaire au galop la scène du poète de Timon d’Athènes[5], ni de se souvenir au besoin du bal de Fiesque[6], ni même au Ve acte de mettre à profit Marion de Lorme[7]. Au reste, cette pièce, d’une fantaisie invraisemblable, n’est pas d’ensemble. Imaginez Monte-Cristo versifié, avec des prétentions à la grande tragédie. Le vers, disait Stendhal, n’est souvent qu’un cache-sottise. Il est manifeste que Dumas ne s’en doutait point en écrivant l’Alchimiste.

Il y a aussi de beaux vers, et spirituels, et pittoresques, et passionnés dans Caligula. Il y en a ; je le répète pour les incrédules, moutons de Panurge, qui suivent aveuglément l’opinion commune. Destinée au cirque Franconi, cette pièce devint un drame tragique : le principal rôle était distribué à un cheval bien dressé[8] ; de la haute école Dumas s’élève jusqu’au sublime de Polyeucte sans sourciller. Avec quelques couplets de facture on en faisait une opérette ; avec quelques décors et quelques machines de plus, une féerie : l’auteur est homme de ressources. Par malheur, il n’avait qu’un moyen très imprévu de manquer son coup : d’une pièce de cirque il fit une tragédie.

Tout ce qu’il a pu glaner dans Suétone de détails pittoresques ou amusants, tout ce qui, ayant frappé son imagination, doit plaire aux yeux, y est ajusté avec bonhomie et traité avec esprit. Cela ne dépasse point les limites du drame populaire. Il veut atteler des chevaux au char de Caligula ; il s’étonne que la Comédie-Française se refuse à cette exhibition et allègue que les maîtres tragiques n’amenaient point de chevaux sur la scène[9]. En effet, il s’est trompé de théâtre. Il nous confie qu’il est allé étudier l’antiquité sur place, l’antiquité archéologique, historique, officielle, et l’autre. (L’autre, n’est-il pas admirable ?) Il y paraît à la mise en scène. Nous voyons la boutique d’un barbier et la chambre à coucher de Caligula ; nous voyons presque celle de Messaline. Tout ce qui concerne le spectacle, tout ce qui offre un intérêt de curiosité ou d’intimité alléchante, y est représenté avec adresse. Le drame tragique se rapproche de son origine, qui est le musée de Walter Scott, et déjà touche à sa fin, qui est la pièce à restitutions archéologiques de M. Victorien Sardou. Pour ce qui est d’une tragédie, même modernisée, et de l’art tragique en sa simplicité grande, même rajeuni, n’en parlons point.

Ne parlons pas davantage des idées de la Préface ; il est entendu qu’elles ne sont pas dans la pièce. Ces romantiques se grisent d’avant-propos, comme leurs pères s’enivraient de proclamations. L’affiche même fait illusion : Caligula n’est qu’une pièce à décors, en vers, corsée d’un mélodrame très implexe. Le paganisme y est figuré par Messaline et Caligula ; le christianisme par Stella et Aquila. Chéréa, le conspirateur, n’est autre que Fiesque. Polyeucte voisine avec Britannicus. Je note au IVe acte une scène de la « porte difficile » déjà vue dans Henri III[10]. Il est vrai que, dans la même scène, Stella, qui pense avoir converti Aquila, éprouve que cette conversion inspire au néophyte de singuliers désirs. Et il est certain aussi qu’on regrette la plume subtile qui écrivit l’Abbesse de Jouarre. La mythologie se marie au christianisme et aux légendes provençales ; les invraisemblances se confondent dans ce pêle-mêle. Ce ne sont que tableaux immenses, couplets sans fin, tapisseries de haute lisse, derrière lesquelles s’évanouissent des personnages fantastiques, qui ne font que paraître et disparaître.

Caligula s’endort[11]. Il est bien gardé. Messaline veille au pied du lit. Elle s’échappe. Claudius soulève la portière, puis Aquila, puis Junia, puis Cherea, Annius Sabinus, Rome entière, jusqu’au préfet Protogène, qui arrive le dernier, comme dans les opérettes. Décidément, l’empereur n’était point gardé du tout. Qui s’y pouvait attendre ? Et c’est la beauté du dénoûment. Si vous aimez les anecdotes, on en a mis partout. Quel sermonneur nous promettait une tragédie de la Providence, la lutte entre le christianisme et le paganisme, quelque chose comme une tragédie sacrée, historique et moderne ? Hormis le songe de Caligula[12], la légende de Marie-Madeleine[13], et certains échos affaiblis de Corneille, je ne trouve, pour satisfaire ma curiosité historique ou ma ferveur chrétienne, que quelques mots singulièrement adultérés par la forme du vers.

Que vous ne craignez rien, impassibles athlètes,
Si ce n’est que le ciel ne tombe sur vos têtes[14]


ou encore :

 
Il te sera par un Dieu désarmé
Beaucoup remis, ô femme, ayant beaucoup aimé[15].


On voit du reste que la veine de Dumas n’est pas en progrès. À mesure qu’il met plus haut ses visées, le drame tragique le trahit davantage. Il a trop de talent dramatique avec un génie trop expansif, pour illustrer ce genre, où des poètes de goût et qui ont le sens du théâtre peuvent réussir. Il n’est pas l’homme des demi-pièces ni des demi-teintes. À chaque changement de décor, j’attends l’entrée du héros protagoniste, du cheval consul, du cheval historique et tragique. On nous raconte, après coup, qu’Incitatus avait la cuisse cassée et qu’il a fallu l’abattre. — « Ah ! diable ! » soupire Dumas[16] ; — « Hélas ! » comme il est dit au dénoûment de Bérénice, tragédie en vers.

  1. Souvenirs dramatiques, t. I. Mon Odyssée à la Comédie-Française, § XIII, pp. 263 et 264. La Comédie-Française avait fait pour la pièce de gros sacrifices (voir Ch. Glinel, op. cit., ch. v, pp. 347-348, lettre de M. Édouard Bergounioux), 5000 francs de prime à l’auteur, 3900 fr. de costumes et mise en scène, et l’engagement de mademoiselle Ida Ferrier, plus tard madame Dumas, pour une année. C’était payer cher la couleur du prologue. La pièce n’ayant pas réussi, Dumas fit frapper une médaille pour perpétuer le souvenir de la « première ».
  2. L’Alchlmiste (Th., VI), I, sc. iv, p. 219.

    Ces rubis, pour garder leurs reflets précieux.
    Madame, à votre front sont trop près de vos yeux.


    Cf. III, sc. iv, p. 252 et toute la scène.
  3. L’Alchlmiste, III, sc. i, p. 240. Joli couplet, très joli, sur le : vous et le : tu. Cf. III, sc. ii, p. 244. Cf. II, sc. iii, p. 231 : spirituel récit de Lelio, fort bien conduit. « La scène est en Espagne », etc. Ce rôle de Lelio est pimpant.
  4. L’Alchimiste, V, sc. ix, pp. 285 sqq. C’est d’ailleurs le dénoûment de Catherine Howard. Exécution publique, torches, bannières de la Vierge : souvenirs, comme j’ai dit, du dénoûment de Marie Stuart. Et c’est pourquoi la scène ressemble un peu à la dernière de Marino Faliero. Rencontre de souvenirs.
  5. L’Alchlmiste, III, sc. iii, pp. 246-247. Cf. Timon d’Athènes. I, sc. i.
  6. Au IIIe acte, bal musqué. Cf. le I de la Conjuration de Fiesque.
  7. L’Alchimiste, V, sc. iv, p. 278. Le podestat met à la grâce de Fasio la même condition que Laffemas à celle de Didier. Marion de Lorme, III, sc. x, p. 268.
  8. Souvenirs dramatiques, t. I. Mon Odyssée à la Comédie-Française, § xii, p. 252.
  9. Souvenirs dramatiques, t. I. Mon Odysée à la Comédie Française, § xii, p. 260.
  10. Caligula (Th., VI), IV, sc. ii, p. 96.
  11. Caligula, V, sc, vi sqq, pp. 11 sqq.
  12. Caligula, II, sc, ii, p. 60.
  13. Caligula, I, sc, i, pp. 40-41.
  14. Caligula, I, sc, iv, p. 49.
  15. Caligula, I, sc, ii, p. 43.
  16. Souvenirs dramatiques, t. I. Mon Odyssée à la Comédie Française, § xii, p. 253.