Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/02/06/02

II

« CHARLES VII CHEZ SES GRANDS VASSAUX. »

Tragédie en cinq actes.
(Manuscrit original.)

« Tragédie » signifie donc que l’ouvrage est rimé, et qu’on y a pris peine. On s’est surveillé. En élevant son genre, Dumas soigne son style. Son talent d’improvisation se plie au labeur de l’écriture. Tel est le sens premier du mot « tragédie », accolé aux cinq actes de Charles VII.

Le manuscrit original en est la preuve[1]. Le total des vers y est soigneusement noté en marge, à la fin des actes : 460-470-326-336-244. On remarquera qu’après le second, les autres sont plus courts, le dernier de près de la moitié. Ce n’est pas que l’auteur s’essouffle, mais au contraire qu’il s’anime. Le drame envahit la tragédie, comme dans Christine ; mais l’exécution est plus sûre et d’un dramatiste qui, entre l’une et l’autre pièce, a écrit Antony. Il n’a pas remanié son œuvre ; elle est venue telle. Hormis un seul passage, les corrections constatées dans la brochure portent sur des détails et révèlent des scrupules de forme, le travail du style poétique, et, — oui, vraiment, — une recherche du style noble.

Il a écrit dans le manuscrit :

Oh ! malédiction — sa figure est livide.

Figure manque de distinction. On lit dans le texte définitif :

Oh ! malédiction ! son front devient livide[2].

Quoiqu’il ait laissé subsister quelques barbarismes ou solécismes :

 
J’avais donc cru, dis-je, qu’auparavant
D’ensevelir mes jours dans un tombeau vivant[3]


ou encore :

Si son courage
Faillissait[4]


Nombre de taches ont disparu. Il avait dit d’abord :

 
Est prête d’invoquer Satan

il a corrigé ainsi :

 
Est tout près d’invoquer Satan[5]


Il a des délicatesses d’oreille :

Quand de Mahomet même il eut reçu ce droit[6]


est devenu :

De Mahomet lui-même eît-il reçu ce droit

Il avait fait Yaqoub de trois syllabes :

Yacoub, fils d’Asshan, appartient à Messire…


la brochure a rétabli :

Yacoub le Sarrazin appartient à Messire[7].

Un vers faux lui était échappé :

Mon père, l’œil en feu, la poitrine haletante…


qu’il a changé comme il suit :

Mon père, l’œil en feu, la gorge haletante[8].


Pendant toute sa vie, il s’est servi d’une orthographe indépendante, qu’il discipline ici, quand elle fait tort à la prosodie. Il modifie sans peine le premier jet incorrect.

Vois quelle trace elle a laissé dans sa mémoire[9]


devient :

Vois quelle trace elle a laissée en sa mémoire.

J’ajoute que ses corrections, pour méritoires qu’elles soient, ne sont pas toutes aussi heureuses. On lit dans le manuscrit :

Comte, dans ton manoir je suis venu sans suite
Pour fuir un ennemi mortel, dont la poursuite
Est, surtout à la cour, acharnée à ton roi…

Le texte imprimé porte :

Comte, dans ton manoir je suis venu sans suite
Pour fuir un ennemi mortel, dont la poursuite
Est, surtout à la cour, achar sur ton roi[10]

Le même texte donne ailleurs, dans le récit des souvenirs du désert :

Je vois se dérouler sur l’ardente savane,
Comme un serpent marbré, la longue caravane…
D’avance du repas les endroits sont choisis.

Dumas avait été plus poète (et peut-être le typographe a-t-il ici mal lu) :

D’avance du repos les endroits sont choisis[11].

Mais ce sont des vétilles. En dehors des corrections qui dénotent un soin de perfection rare chez Dumas, je ne relève d’après le manuscrit original qu’une seule modification importante. C’est à la première entrevue d’Yaqoub et de Bérengère. Au moment où l’Arabe exalté se liait par serment à la volonté de la comtesse, celle-ci confessait son amour pour le comte.

YAQOUB.
 
 
Et nulle fuite au fer ne soustrairait sa tête,

Montât-il Al-Borack, le cheval du Prophète.
M’entendez-vous ?

BÉRENGÈRE.

Oui, mais pour moi tu ne peux rien,
Pauvre Yaqoub, car cet homme est ton maître et le mien.

YAQOUB.

Charles de Savoisy ?

BÉRENGÈRE.

Dieu qui lit dans mon âme
Sait s’il existe un cœur dans le sein d’une femme
Brillant d’un feu plus pur, d’un amour plus constant
Que celui qui pour lui me brille en cet instant.

(Yaqoub s’éloigne.)
Dieu sait encor s’il fut jamais de sa famille

Homme absent adoré par sa mère ou sa fille,
Dont la mère ou la fille, à l’heure du retour.
Attendissent la vue avec autant d’amour ;
Et cependant…

YAQOUB, se rapprochant

Eh bien ?

BÉRENGÈRE.

Eh bien, si tout à l’heure,
Le comte franchissant le seuil de sa demeure
Disait à haute voix : « Bérengère, es-tu là ? »
Je n’oserais, je crois, répondre : « Me voilà ».

YAQOUB, avec tristesse.

Si ce que vous avez dit est vrai, [ô] pauvre femme,
Rassemblez donc alors les forces de votre âme
Pour résister au comte ou lui crier merci,
Car ce moment approche et le comte est ici.

BÉRENGÈRE.

Ici ? non… non… Quelqu’un serait venu me dire[12]

Ni les vers n’étaient sans accent ni le jeu de scène d’Yaqoub sans effet. Mais ce couplet faisait double emploi avec la confession de Bérengère au chapelain, dont le mouvement et les mots de valeur sont les mêmes comme aussi quelques rimes[13]. Mais surtout il était contraire à la vraisemblance : le moyen qu’Yaqoub résigne sa volonté entre les mains de Bérengère, si elle lui dit d’abord son amour pour son mari ? De ces variantes je n’ai cité que l’important, ce qui tendait à montrer combien Charles VII est une pièce soignée et travaillée. « C’est que Charles VII est surtout une étude, écrivait l’auteur, une étude laborieusement faite, et non pas une œuvre primesautière[14]. »

Est-ce une tragédie ? Est-ce un drame ? Je ne soulève pas une question de scolastique ; car il est bien évident que, le drame et la tragédie étant deux conceptions de théâtre philosophiquement contraires, l’auteur qui coule un drame dans le moule tragique, malgré tout le talent qu’il peut avoir, fait une œuvre neutre, d’impression confuse et de demi-succès. Ce n’est pas tout que d’élever son genre ; il faut l’élever dans la sphère et le sens qui lui sont propres. « … J’ai donc pris les formes classiques, qui, pour cette fois, m’allaient, et j’ai verrouillé mes trois unités dans les dix pieds carrés de la chambre basse du comte Charles de Savoisy[15]. » Ici apparaît la naïveté littéraire du bon Dumas, qui s’imagine qu’une fois maître des trois unités, il est maître de la tragédie, et que, les eût-il véritablement observées, ces règles sont l’essence du genre, et non pas des passavants de composition, des conventions provisoires, mais nullement essentielles. Les meilleurs drames de ce siècle les ont respectées, ou à peu près. Dira-t-on que Monsieur Alphonse soit une tragédie ? Et encore Monsieur Alphonse, par le petit nombre d’événements qui s’y déroulent et les péripéties psychologiques d’où découle l’émotion, est-il plus voisin de la tragédie que Charles VII.

La façon même dont Dumas prend le sujet, — tiré de la Dame de Carouge de Gérard de Nerval, s’il en faut croire Théophile Gautier, — l’éloigné du classicisme, bien qu’il emploie les « formes classiques ». — « … C’était l’histoire d’un captif, est-il dit dans l’Histoire du romantisme, un émir arabe ou sarrazin, ramené de Palestine par un baron croisé, et devenant amoureux de la châtelaine. Le contraste de l’Islam et du Christianisme , de la tente nomade et du donjon féodal, de la froideur du nord et des passions ardentes du désert, de la férocité sauvage et de la chevalerie, exprimé en vers qui ne devaient manquer ni d’énergie ni de beauté ou tout au moins de facture,…… nous semblait devoir prêter à quelques situations dramatiques. Ce parut être l’opinion d’Alexandre Dumas, qui, cinq ou six ans plus tard, fit sur cette donnée, que Gérard lui avait sans doute communiquée, Charles VII chez ses grands vassaux. Seulement, chez nous, Yaqoub s’appelait Hafiz[16]. » À Dieu ne plaise que je reproche à Dumas d’avoir donné la vie à une œuvre mort-née ! Mais je note que Gautier, qui avait collaboré avec Gérard de Nerval, définit avec beaucoup de précision le sujet même de Charles VII  ; et de cette définition il appert que le contraste entre la tente nomade et le donjon féodal n’est guère une idée de tragédie, étant de fantaisie pure et pour le plaisir des yeux. Gautier conclut que la pièce ainsi conçue pouvait « prêter à quelques situations dramatiques ». C’est une vue plus juste que celles de la préface de Charles VII, où l’auteur étale la prétention de « faire une œuvre de style plutôt qu’un drame d’action », et de « mettre en scène plutôt des types que des hommes[17] ». Ce symbolisme des personnages, qui représentent l’un l’esclavage de l’Orient, l’autre la servitude de l’Occident , etc. , etc. nous le connaissons pour l’avoir étudié dans la préface d’Angelo. Dans le dessein sans doute de mettre en scène des types plutôt que des individus, notre Dumas commence par serrer de près Corneille, Racine, Gœthe , Schiller, Walter Scott, Alfred de Musset, par s’inspirer du Cid, d’Andromaque, de Gœtz de Berlichingen, de Fiesque, de Quentin Durward, de la Pucelle d’Orléans, de Guillaume Tell. Quoi encore ? J’allais oublier Alain Chartier, qui avait inspiré Gérard de Nerval. C’est beaucoup pour une seule tragédie. Il y manque au moins l’unité d’origine.

On y chercherait vainement la souveraine raison qui est l’âme et la règle supérieure de l’art tragique, et dont l’imagination émancipée se plaît à déranger les nobles conceptions. Car enfin, il faut bien, une fois, établir une comparaison, puisque Dumas lui-même nous y oblige, et ne fût-ce que pour définir le drame tragique : Charles VII chez ses grands vassaux. Comparons donc, non pour classer, mais pour éclaircir.

L’auteur n’a pas voulu faire un drame d’action. Et qu’a-t-il voulu ? Quand on réfléchit attentivement sur sa pièce et sur l’explication qu’il en donne : « … Le comte c’était la féodalité, le roi, la monarchie. Une idée morale planait sur le tout[18] … » — on s’avise que son idée morale n’est pas tout à fait celle qu’il dit, mais beaucoup plus véritablement une conception générale de la féodalité monarchique qui plane, en effet, sur cette œuvre, et lui imprime quelque grandeur et une certaine unité d’ensemble. Je reconnais volontiers, contrairement à l’avis de la plupart des critiques, que cette conception domine la pièce ; que, par suite, l’action n’est pas double : le roi représente le principe et le comte en applique les conséquences. La France en est le protagoniste idéal, et il semble que nous ayons bien affaire à un drame national et populaire. Quand Dumas obéit à son instinct, il ne s’égare pas. Mais je songe du même coup à une tragédie, dont Rome est l’unique objet, l’âme et la vie, le patriotisme y étant la cause supérieure de toute émotion.

Rome, l’unique objet de mon ressentiment,
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant[19]

Qui ne voit l’analogie entre les deux sujets ? Mais qui ne voit la différence fondamentale ?

Dumas n’écrit pas un drame d’action. Qu’écrit-il donc ? Dans Horace, l’amour de la patrie illumine le théâtre ; les personnages et toutes les grandes scènes en reçoivent leur lumière. Le reste est relégué dans la coulisse, c’est-à-dire le drame militaire, qui se déroule dans la campagne de Rome. Que de beaux coups d’épée avant l’armistice ! Que d’événements à représenter et à conduire ! Quels tableaux que celui du tirage au sort et celui du serment ! Et le duel, ce duel à trois contre trois, autrement pathétique que celui du Cid, puisqu’il s’agit ici, non plus d’intérêts particuliers, mais de Rome même : quel tableau, quelle situation dramatique et d’un effet assuré ! — Mais Corneille écrit une tragédie ; de tous ces événements, situations, péripéties, il ne nous représente que les effets sur les âmes ; il ne met en scène que la crise domestique et psychologique. Il tue Camille, mais à la cantonade, et termine une peinture du cœur humain, œuvre d’analyse, par un cinquième acte de dissertations analytiques sur la valeur morale des sentiments que pendant quatre actes nous avons vus paraître. Voilà la tragédie, voilà l’unité rationnelle, la raison maîtresse de l’imagination dont elle triomphe jusque dans le sobre décor du théâtre ; et voilà des types généraux, sinon symboliques, qui représentent, non pas la tente du désert ni le donjon féodal, mais des caractères et des sentiments universels ; dont le contraste n’évoque pas une image ni des couleurs à notre fantaisie, mais le fonds même de la vie et de la nature humaine dans le feu de l’action intérieure. Parce que Dumas a verrouillé sa pièce dans les trois unités, il pense avoir écrit une tragédie. « Cur non ?[20]… »

Cur non ? Parce que, dramatiste populaire, il met en oeuvre tout ce que l’auteur tragique a écarté. Il suit Corneille à contrepied. Il parle premièrement aux yeux. Il recherche les tableaux : la chasse, le désert, la confession, le jugement, et le reste. Charles VII fait son entrée, avec un faucon sur le poing, et en compagnie d’Agnès Sorel[21]. Traduisez : voici un roi sans énergie, qui s’abîme dans les plaisirs, pendant que la France est en proie à l’Anglais. On nous développera plus tard l’idée dogmatiquement, comme dans les manuels, et en vers, pour forcer notre entendement, qui est court. Ce n’est plus la raison analytique qui domine la pièce, mais l’imagination qui la soutient. On relie entre eux tous les événements qui peuvent d’une idée générale, telle que l’amour de la France féodale, traduire d’abord l’intelligence matérielle, pour ainsi dire, et imposer la perception sensible. Dumas, qui est né pour le théâtre, est doué de la logique nécessaire à contenir ces événements dans les limites d’une certaine unité de conduite. Mais, quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, cette unité et cette logique sont en action dans une pièce d’action ; elles ne sont nullement intérieures, et tiennent surtout au mouvement qui se fait sur la scène ; elles président au jeu visible du panorama, des événements, des péripéties plutôt qu’au jeu secret des caractères et des passions, qui éclatent ici en gestes et en actes, et dont nous n’apercevons que la vie apparente, la douleur physique, et les symptômes évidents. Et c’est bien là le drame, le bon grand drame populaire, qui a raison de cette tragédie à la fin du troisième acte.

Jusque-là les personnages sont, comme la pièce, régis par la fantaisie. C’est elle qui se plaît au contraste des pigments de la peau, qu’elle prend pour des différences de caractères ; qui se réjouit de mettre la tache blanche du burnous arabe dans l’ensemble sévère de ce manoir féodal ; qui se grise des souvenirs de chasse et des rêves du désert ; elle, toujours elle, qui pousse ce (ils bronzé d’Asshan aux pieds de la femme pâle : Bérengère et Yaqoub, Yaqoub et Bérengère… Bérengère… Bérengère ! L’oreille même en est enivrée, comme de je ne sais quelle mélodie lointaine, étrangère… Cur non ?

À présent, cet Yaqoub, qui joue le rôle d’un Oreste, dont le teint est emprunté de l’Hassan de Fiesque et la philosophie matérialiste du Maugrabin de Scott, je me demande quel homme il est, et si son désert n’est pas aux Batignolles. Je sais qu’il manie lestement le poignard, qu’il ne craint point la mort, et qu’il aime — à en mourir. Mais la plupart des hommes sont ainsi faits que la vie n’est rien au prix de leur amour ; une fois libres de l’un, ils reprennent l’autre, retournent à leur désert, et ne meurent point. Il est un lion, souple en ses mouvements, prompt à l’attaque, et tranquille et pourléchant ses lèvres, l’ennemi une fois abattu. C’est le portrait d’un personnage propre à tenter l’œil d’un peintre ; un caractère tragique, aucunement. Il rugit ; ils rugissent tous : telle est leur manière d’exprimer leur passion.

Je n’abuserai pas contre Dumas, encore qu’il nous y convie, du parallèle entre le dénoûment de Charles VII et celui d’Andromaque.

Mais à quel point le rôle de Bérengère est au rebours d’un caractère tragique, il faut pourtant le faire paraître. Il y a juste un moment où la comtesse se trouve dans une belle situation, digne de Corneille : c’est la scène vi de l’acte IV. En une scène analogue, Pauline fut inoubliable. On sait quel art des transitions morales Corneille a déployé pour amener cette femme sensible et raisonnable à l’admirable révolte de son cœur déchiré, de son corps méprisé. C’est un tissu serré des plus intimes sentiments féminins, une science des teintes dégradées et des nuances les plus secrètes, pour mettre enfin le couplet le plus audacieux et vrai sur les lèvres de la plus honnête épouse :

C’est donc là le dégoût qu’apporte l’hyménée ?
Je te suis odieuse après m’être donnée[22] !

La lutte de Pauline est toute en dedans. L’héroïne pourrait dire ce couplet sans un mouvement, sans un geste : l’expression du sentiment ne saurait que gagner à la sobriété de la mimique. Or écoutez Bérengère :

Peut-il, quelle que soit sa puissance suprême,
Faire que votre voix ne m’ait pas dit : « Je t’aime ! »
Et que de cette voix l’accent encor vainqeur
Ne soit en ce moment tout vivant dans mon cœur ?
Pour me faire oublier ce son, cette parole,
Je sais bien, s’il le veut, qu’il peut me rendre folle,
M’ôter le souvenir ; mais il ne peut, je crois,
Empêcher que ces mots n’aient été dits cent fois.
Rappelez-vous ces mots, Charles, je vous supplie…
Voyez : à vos genoux, je pleure et m’humilie…

Oh ! ne détournez pas de moi votre regard.
 
Pour chercher la pitié dans votre cœur de pierre.

J’ai d’abord à mon aide appelé la prière ;
Bientôt vous avez vu l’excès de mes douleurs
Eclater en sanglots et se répandre en pleurs ;
Puis enfin, je me suis, la tête échevelée.

Jetée à vos genoux, et je m’y suis roulée.
Que voulez-vous encor[23] ?

Rien de plus. La forme classique du vers, les réminiscences de Corneille et de Racine ne font qu’accuser davantage la contrariété foncière qui sépare Charles VII, drame tragique, d’une tragédie.

Est-ce donc un drame médiocre ? Je ne dis pas cela ; mais une tragédie au-dessous du médiocre, assurément. À tout coup la formule classique y est faussée. C’est le développement hasardeux (comme dans Christine) de toutes les aubaines de l’imagination : descriptions, dissertations, parabases, morceaux de couleur ou de déclamation. Le comte fait la leçon à son roi, et lui reproche « la sueur du peuple »[24]. Il dit, il dit aussi, il dit encore ; il n’en finit pas de dire[25]. Ruy Blas n’a qu’à bien se tenir, s’il veut dire mieux et plus longuement.

Mais si, au lieu de comparer Dumas à Corneille, je m’avise de songer à la Pucelle d’Orléans de Schiller, alors son œuvre me paraît vivante, scénique, historique ; alors toutes les scènes, même les leçons d’histoire, même l’érudition de fraîche date, sont l’action même ou subordonnées à l’action. La crise est plus forte que le système. Dumas rattrape son talent. Il redevient lui-même ; il s’empare du public, et le porte à la force des bras. Il peint à larges traits le départ de la chasse ; la scène de bravoure est enlevée allègrement :

Montjoie et Saint-Denis ! Charles à la rescousse[26] !


À la fin de l’acte IV, il tend tous les ressorts de la machine.

Où vous retrouverai-je ? — Ici, ce soir. — Ce soir[27] !


Il exécute, haut la main, la presque unique scène de l’acte V, imitée de Racine à la façon de Dumas. N’alléguons plus le maître tragique ; réservons pour une heure de jouissance recueillie cette passion d’Hermione, harmonieuse, inexorable. La psychologie d’Yaqoub est à brusque détente ; Bérengère s’égare. La crise éclate violente, brutale, désordonnée……

Elle est admirable ; elle est l’essence même du drame : couleur, action, passion, mouvement, vie. On ne saurait trop se répéter sur ce point. Pour la facture, pour le développement de la situation, aucun dramatiste de ce siècle, non pas même Dumas fils, n’a eu la main plus sûre ni plus précise. C’est au théâtre qu’il faut goûter cela. Il n’y a pas de raisonnement, de théorie, d’esthétique ni de goût qui tienne contre ce torrent d’émotion, qui jaillit, grossit, gronde et s’abat sur le cœur des hommes assemblés. Et si, après avoir entendu la scène, vous la lisez de près, vous y verrez de quel art ce génie improvisateur est capable, quand, oublieux des traditions et des formules, il n’écoute que son instinct de dramatiste populaire.

Tout ce que l’imagination conçoit des rêves d’Orient, tout ce qu’une voix de femme peut mettre d’inflexions et de caresses enveloppantes en l’expression de ces rêves, comme aussi tout ce que les lignes souples et félines d’une créature désirée, passionnée et presque chaste, peuvent promettre de voluptés brûlantes et inassouvies, tout ce délice, tout ce délire déborde dans la première partie. C’est un charme subtil et chaud qui se coule en nos veines, en nos cerveaux ; Yaqoub se tord, en proie à ces affres d’enchantement.

Et cette goutte d’eau qu’il versa sur ma bouche[28] !

Mais Yaqoub se reprend ; la scène se retourne. Déjà rêves d’Orient, caresses de la voix, gestes souples et félins sont impuissants. Du réalisme le moins timide cette femme candide, mais jalouse, se fait une arme. Pour vaincre les scrupules de l’esclave, elle lui broie le cœur ; elle lui dévoile le passé, les intimités conjugales ; elle est d’une pathétique impudeur. Parmi ces peintures embrasées, se détachent les mots dramatiques, terribles et logiques, à double portée, à deux tranchants, les vers passionnés et d’une perfidie féminine, qui enfoncent, à même la chair, comme des clous sanglants.

Mais tu ne comprends pas, toi, tu n’es pas jaloux[29]


Ou encore :

Lui vivant, il nie reste un espoir de retour ;
Lui mort, je t’aimerai de tout cet autre amour[30].

Tant il y a que cette scène de drame, conçue d’après le modèle de la tragédie, se termine par le cri de victoire de la femme menaçante : « Enfin ! » Au moment que Dumas croit atteindre à la pure forme classique, il se dégage malgré lui, de toute la vigueur de son tempérament athlétique, et se jette, tête baissée, dans les angoisses de la passion. Il élit Racine pour son maître ; il aboutit au triomphe de la fantaisie et du réalisme sensuel. Mais, avec tout cela, il écrit une des plus fortes scènes que je connaisse, et des plus rigoureusement construites.

Charles VII n’a pas réussi du premier coup ; partant, Dumas l’aimait peu. C’est sa meilleure pièce en vers ; il n’a pas eu trop de ses dons pour exécuter cette œuvre supérieure et médiocre. L’originalité en est discutable ; l’impression en reste indécise. « Qu’on entasse critiques sur critiques, écrivait en 1863 M. Francisque Sarcey, je défie ceux mêmes qui sentiront le mieux les défauts du drame de n’être pas émus[31]. » Au vrai, ces défauts sont ceux d’une mauvaise tragédie.


  1. Ce manuscrit original appartenait à A. Dumas fils. Il se compose de 80 pages, papier à écolier grand format, relié et cartonné, d’une belle écriture, comme celui de Fiesque. On lit à la dernière page : « Fini le 12 août 1831 à Trouville. A. Dumas. » Cf. Mes mémoires, t. VIII. ch. ccviii, pp. 210 sqq.
  2. Manuscrit original, p. 79, vers 15. Charles VII (Th., II), V, sc. v. p. 314, vers 1.
  3. Charles VII, IV, sc. vi, p. 294, vers 7 et 8. Voir Ferdinand Brunot, Grammaire hist. de la langue française, p. 583.
  4. Charles VII, V, sc. iv, p. 312, vers 8.
  5. Manuscrit original, p. 20, vers 16. Charles VII, II, sc. i, p. 250, dernier vers.
  6. Manuscrit original, p. 12. vers 31. Charles VII, I, sc. iv, p. 243, dernier vers.
  7. Manuscrit original, p. 5, vers 9. Charles VII, I, sc. ii, p. 235, vers 13.
  8. Manuscrit original, p. 3, vers 1. Charles VII, I, sc. i, p. 233, vers 4.
  9. Manuscrit original, p. 46, vers 14. Cf. Charles VII, III, sc. iii, p. 277, vers 21.
  10. Manuscrit original, p. 45, vers 14. — Charles VII, II, sc. vi, p. 266, vers 7 sqq.
  11. Manuscrit original, p. 10, vers 23. — Charles VII, I, sc. iv, p. 241, vers 29.
  12. Manuscrit original, p. 13, vers 4 — Charles VII, I, sc. iv, p. 244, vers 8. Dumas a fait le raccord à l’aide de deux vers et demi de dialogue coupé :

    Yaqoub, que dites-vous ? — J’oubliais… ah ! pardon !…
    Qu’un autre défenseur était là. — Lequel donc ?
    — Le comte — Ici ? — Le comte. — Et nul ne vient me dire…

  13. Cf. Charles VII, II, sc. ii, p. 254, vers 15. « Et depuis que ma main… », etc.
  14. Mes mémoires, t. VIII, ch. ccvii, p. 204.
  15. Préface de Charles VII, p. 228.
  16. Théophile Gautier, Histoire du romantisme, pp. 78-79.
  17. Préface de Charles VII, p. 229.
  18. Préface de Charles VII, p. 229.
  19. Horace, IV, sc. v.
  20. Épigraphe de la préface de Charles VII.
  21. Charles VII, II, sc. v, p. 258.
  22. Polyeucte, IV, sc. iii.
  23. Charles VII, IV, sc. vi, p. 297.
  24. Charles VII, III, sc. iv, p. 280.
  25. Charles VII, pp. 280 et 281.
  26. Charles VII, IV, sc. iv, p. 292.
  27. Charles VII, IV, sc. vi, p. 301.
  28. Charles VII, V, sc. ii, p. 307.
  29. Charles VII, V, sc. ii, p, 310.
  30. Ibid.
  31. Feuilleton dramatique de l’Opinion nationale, n° du 4 mai 1863.