Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/02/05/02

II

DÉVELOPPEMENT DE SON ŒUVRE DRAMATIQUE.

Quand on la considère d’ensemble, on dirait d’une Babel élevée au hasard des matériaux, et sans autre direction que le caprice ou le besoin de l’ouvrier. D’abord Dumas paraît forcer toutes les portes à la fois : Henri III, Christine, Napoléon Bonaparte, Antony, Charles VII, quel homme ! Ou plutôt quelle confusion ! Il ne lui déplaît point de passer pour un prodige et d’étonner la critique. Il y a du banquiste en ce dramatiste.

Cette diversité, dont on vous parle tant,
Mon voisin léopard l’a sur soi seulement,
Moi je l’ai dans l’esprit[1]

D’un esprit peu cultivé, chez qui l’imagination domine, on ne saurait attendre une évolution systématique. Il procède par bonds et coups d’audace. Il est fait pour le drame : il écrit Henri III. Tout de même la vieille, la respectable tragédie lui en impose, à ce bouillant révolutionnaire. Il donne Christine ; il arbore le sacré panache du vers. Henri III et Christine, Antony et Charles VII, et au milieu Napoléon Bonaparte, drame-feuilleton, panopticum pour l’exploitation, où l’industriel apparaît d’abord dans toute l’insolence de l’improvisation et dans le gâchis de son talent. Il affronte tous les genres à la fois, même le pire, celui où il laissera santé, réputation et le reste. Qu’est-ce à dire ?

Il est dramatiste. Là paraît l’unité de son existence vagabonde, l’explication des dix premières années de sa carrière théâtrale, et aussi le meilleur des autres. Là est le secret de cette fécondité des débuts, et la réhabilitation de Dumas longtemps après ces débuts. S’il appartient à la critique de démontrer que cette impétueuse variété qui suivit Henri III ne fut ni prodigue, ni aveugle, ni inexplicable, c’est un devoir de réagir contre une erreur trop répandue, qui fait de Dumas, après 1840, un Pixérécourt énorme et copieux, un faiseur à la rencontre, faiseur de mélodrames et faiseur de romans, extrayant les uns comme une seconde mouture des autres. Il est dramatiste, plus que tout le reste. D’abord romantique effréné, c’est entendu ; mais cela par surcroît ou par mode. Ce qui prime tout en lui, c’est le sens du drame. Homme de théâtre par nature, il est l’homme du public. Qu’il ait fait aux affaires et à ses continuels embarras d’argent de fâcheuses concessions, et de son art métier et marchandise, et trop aisément, et trop souvent, d’accord. Mais le drame vit en lui : parmi toutes ses folies, c’est sa raison et sa raison d’être.

Or le public est devant lui, qu’il tâte, même après Henri III, même après Antony, même après la Tour de Nesle, et qui veut le drame et l’appelle de ses vœux unanimes mais confus. Dans les temps de révolution il est plus facile d’exalter ses goûts que de les définir. Le drame nouveau, qu’on acclame et qu’on aime d’abord, est sans doute celui qui peint les milieux, qui rapproche les époques et les distances, s’il est tiré de l’histoire, et qui dans les grands d’autrefois représente au vif l’homme d’aujourd’hui. Ç’a été l’originalité féconde d’Henri III de fixer ces aspirations. Mais le public de 1830, quoi qu’il en ait, est de race latine ; il porte en soi, malgré sa superbe toute neuve, des siècles d’humanisme et de tragédie innée. La Révolution s’est faite avec des citations de l’histoire romaine. Figaro lui-même, tout tribun et Espagnol qu’il affectât de paraître, en était entiché. J’ai fait voir les barrières brisées et la rupture avec le passé consommée dans Henri III. Il ne serait nullement impossible d’y relever la superstition contraire, l’admiration naïve des grandeurs de ce monde, l’ombre politique d’Auguste et l’âme ambitieuse d’Agrippine errantes parmi les scènes du drame. Dumas, homme des temps nouveaux, mais homme de la scène et du public, n’est pas indemne du ferment cornélien. Notez que les « jeune France » vont rompre des lances et arborer des pourpoints en faveur de Hernani, romance tragique en cinq actes et en vers.

De là les drames tragiques de Dumas, en vers et en cinq actes — et plusieurs tableaux, — qui n’ont de la tragédie que le préjugé, et qui inclinent toujours davantage vers le drame. Il les versifie pour la gloire, et, disons-le, par respect de la tradition. Il lui plaît de prouver à la foule et à lui-même qu’il est né poète et qu’il ne saurait déchoir qu’à bon escient. Hâtons-nous de reconnaître qu’il a réussi à propager cette illusion, puisque Charles VII figure au répertoire de la Comédie-Française à côté d’Henri IIIla Tour de Nesle et Antony étant réservés aux théâtres de la banlieue ou de la foire : tant il est vrai qu’un obscur instinct de tragédie se perpétue en nous. Un jour son illusion s’exaspéra jusqu’au délire : et ce fut Don Juan de Marana ; une autre fois, elle l’emporta vers l’archéologie : et de là vint Caligula. L’Alchimiste est un drame, avec quelques beaux vers. Urbain Grandier se résigne à la prose. C’en est fini des souvenirs de don Sanche et d’Hermione.

Je l’ai dit, Dumas n’a guère eu qu’une idée théorique : le « feuilleton » d’Antony. C’est son monologue de Figaro, à lui, de moindre portée que l’autre, mais qui, tout technique, soutint notre dramaturge plus longtemps. Là est la clef de voûte de son édifice, comme on disait alors. C’est le moment où il prend une claire conscience de son talent et de sa destinée. Antony est son drame le plus rempli (quoique le plus court), et par suite le plus fécond, s’il est vrai que Dumas ne quitte point une veine qu’il ne l’ait épuisée. Pour repaître l’imagination de ses contemporains, il étale la passion, non pas celle qui s’analyse et se complaît en soi, et se suffit à soi-même, dont le jeu profond ou subtil est le régal des époques polies et des sociétés aristocratiques ; mais l’autre, primesautière, indépendante, irresponsable, souveraine, la passion des adolescents et des forts, à qui rien ne résiste dans les effusions du rêve. De celle-ci le public de 1830 est avide. Lorsqu’Antony fait son entrée chez la vicomtesse sous les traits de Bocage, tendre et fatal, pâle et cravachant, c’est dans la salle un délire, des sanglots, des pleurs, des cris. Avec lui apparaît l’amour moderne, tel au moins que l’imaginent les cerveaux « incandescents » et la « jeunesse volcanique[2] ». C’est un incendie général des cœurs, ou mieux, de toutes les jeunes têtes. Les convoitises intellectuelles et autres avaient enfin trouvé leur substance dans cette passion brûlante, mais agissante. L’individualisme anonyme de ce public en frémit. Action, passion, double idéal d’une époque à qui le repos bourgeois pèse, en fantaisie du moins. Et comme cette fantaisie de 1830 est à la fois populaire, fataliste, et tout imbue de la légende, si elle rapetisse volontiers les grands hommes dans le drame historique, elle agrandit plus volontiers encore les petites causes des effets qu’elle tient pour considérables, dans le drame moderne[3]. Les atomes deviennent des mondes dans l’ordre sentimental. On aime à suivre sur le théâtre la puissance du Hasard qui mène les individus. Car désormais « le détail le plus petit a son importance, parce que le plus petit prend sa part dans ce grand tout qu’on appelle la vie[4] ». Cela encore est le rêve d’une société neuve qui s’élance, en pensée, éperdument, à la conquête de l’avenir : philosophie démocratique du vaudeville ou du drame, selon le tour des événements[5]. Action, passion, hasard, et par suite

Aujourd’hui dans le tronc et demain dans la boue[6],


c’est la fable dramatique d’Antony et de Buridan.

Mise sur la scène, cette conception se concilie malaisément avec la science historique. Remarquez que Dumas ne recommencera jamais Henri III et sa Cour, et ne se risquera plus à serrer l’histoire d’aussi près. Il aboutit très vite au drame qu’il dénomme plaisamment « extra-historique[7] », et qui n’emprunte du passé que la couleur et des noms. Catherine Howard est à l’histoire ce que Monte-Cristo est à la réalité. L’un et l’autre furent chers au peuple, étant inventés d’abondance pour lui. Tantôt, dans la fièvre de l’ouvrage, Dumas se contentera de multiplier les tableaux et de les relier par le fil ou la ficelle souterraine de l’intrigue, et il exécutera la Jeunesse des Mousquetaires, galerie panoramique et drame-roman. Tantôt il s’attachera davantage à l’intérêt passionnel, et il écrira la Reine Margot ou la Dame de Montsoreau, drames historiques par à peu près, mais populaires excellemment. Une fois, il lui arrive de si adroitement ajuster aux noms, costumes, mœurs, tableaux du passé l’âme de la foule, qu’il crée le type définitif du drame de cape et d’épée, consacrant par le génie aventurier de Buridan l’épopée napoléonienne.

Et voilà donc l’unité de cette dramaturgie féconde. Buridan n’est pas plus éloigné d’Antony, que Catilina de Richard Darlington. À l’imagination publique Dumas donne en pâture, sous les couleurs de l’histoire ou dans le cadre des mœurs modernes, la même passion instinctive, fougueuse, et cérébrale plutôt qu’idéale, mais en acte, et dans un déchaînement tout à fait conforme aux désirs d’une société jeune et encore grisée des quarante années qu’elle vient de franchir. Antony, c’est Buridan, et Buridan, c’est Antony. Le type se fond, et la permanence en est bien populaire. Le jour où Dumas les a jetés sur le théâtre dans le mouvement du drame, le public a frissonné : ces hommes étaient les abrégés vivants et vibrants de l’ivresse de sentir et de vivre.

Pendant dix années et davantage, l’auteur exprimera de ce type tout ce qu’il contient, les mobiles principaux de l’individualisme moderne : l’ambition politique (Richard Darlington) ; l’amour égoïste (Teresa) ; l’intrigant, le bel ami des femmes (Angèle) ; l’artiste dans la société bourgeoise (Kean), sans compter Halifax, un Figaro doublé de Cartouche, un scélérat plein d’esprit, enfermé dans une comédie de genre, figure intermédaire entre Figaro et Vernouillet. En sorte que personnages historiques et modernes se touchent et se complètent, et sont véritablement frères. Cette fécondité de Dumas n’est plus tout à fait aussi miraculeuse, ni son œuvre aussi confuse en sa variété. Dirai-je que les Antonys et les d’Alvimar sont d’ailleurs infiniment plus variés que les Buridans ? L’invention y est plus directement soumise au contrôle de la réalité, de la vie et des mœurs contemporaines. Au contraire, dans ses drames historiques ou d’aventures, Dumas dessinera de plus en plus un héros uniforme et peu complexe, bien campé, l’œil vif, le verbe haut, la dague rapide, beau cavalier fidèle à sa dame, un composé de d’Artagnan et du brave Bussy. Paul Jones et d’autres sont sur ce modèle ; et nous verrons ce qu’est devenu dans le drame le vrai chevalier de Maison-Rouge. Ces ligures se cristallisent à mesure qu’elles deviennent plus populaires, au lieu que celles des pièces « en habit » se précisent et s’achèvent, toutes les fois que l’auteur fait effort et œuvre d’art. À partir de 1842, ces efforts sont plus rares, sans être négligeables.

Surtout le drame moderne de Dumas se transforme avec le public. L’état de l’âme française en 1840 n’est plus celui de 1830. Les temps approchent, où le souffle desséchant du positivisme va s’étendre sur notre bourgeoisie. Dumas n’est plus l’homme de ces temps ; mais il est toujours l’homme du drame. Il a le sentiment que l’imagination est en train de céder à la logique, à la mathématique, à la loi. On trouvera cette préoccupation, enveloppée de quelque verbiage métaphysique, dans la préface qui annonce le Comte Hermann[8]. Et l’on y distinguera, à travers des velléités de prédication sociale, la ferme volonté de se renouveler dans le sens de la « foule[9]  ». « …Les passions ne seront plus les mêmes, dit-il, parce que l’âge où j’écris est différent… parce que j’ai passé à travers ces passions que j’ai décrites, parce que j’en ai mesuré le vide, parce que j’en ai sondé la folie, parce qu’à cette heure enfin je vois la vie de l’autre côté de l’horizon[10]. » La France aussi touche aux antipodes. Demain elle aura franchi la première moitié du siècle, dont l’aurore est déjà lointaine et la légende reléguée. La fantaisie se calme, les rêves éteints. L’individualisme exaspéré commence à porter ses fruits. Il n’y aura bientôt plus d’égalité que dans le texte aride de la loi, terme logique, et non plus fatal, où échouent ces grandes passions hautaines et vaines d’il y a vingt ans. Alors, Dumas écrit le Comte Hermann, à la veille de ces changements ; au lendemain d’un ébranlement plus décisif encore, son fils écrira la Femme de Claude comme par une inspiration héréditaire. Jusqu’en 1869, — je ne parle ici que des œuvres où il dépose sa foi d’artiste, — le vieux Dumas se prend de plus en plus au drame moderne, se guide sur les idées ambiantes, toujours imaginatif, toujours populaire, mais non plus tout à fait comme autrefois. Il resserre vigoureusement l’intrigue dans le Marbrier ; il adapte de l’allemand la Conscience, drame de famille et de mœurs bourgeoises ; avec Madame de Chamblay il entre dans le vif des mœurs nouvelles, et il semble que l’on s’achemine vers le théâtre à la fois réaliste et fantaisiste de l’Étrangère.

Qu’il subisse, tout à la fin, l’influence de son fils, cela n’est pas douteux ; qu’il exerce sur lui une action considérable, nous aurons à l’établir. Partir d’Henri III et sa Cour pour aboutir à Madame de Chamblay, quelle carrière pour un dramatiste, dont le drame fut toujours le génie, la popularité, et la véritable destinée ! Ainsi s’explique sa déconcertante fécondité du début ; ainsi l’on arrive à une appréciation plus juste de ses œuvres de l’âge mûr et de la vieillesse. Et l’unité de l’ensemble apparaît, éclatante, dans Antony.

  1. La Fontaine, Fables, liv. IX, f. iii. Cf. Avertissement de Catherine Howard : Sortie contre la critique et apologie de la fécondité de l’auteur, pp. 205-207.
  2. Voir Théophile Gautier. Histoire du Romantisme. La reprise d’Antony, pp. 167, 168.
  3. Voir plus haut, p. 124. Cf. Ruy Blas, III, sc. iii, p. 164.

    Mais où donc avez-vous appris toutes ces choses ?
    D’où vient que vous savez les effets et les causes ?

  4. Mes mémoires, t. II, ch. lviii, p. 294.
  5. Voir notre Théâtre d’hier. Introduction, § ii. Scribe et le vaudeville, p. xv.
  6. Polyeucte, IV, sc. iii.
  7. Avertissement de Catherine Howard, p. 207.
  8. Préface de le Comte Hermann (Th., XVI), p. 199.
  9. Ibid., p. 198. « Il sait que cette foule…, etc. »
  10. Ibid., pp. 198, 199.