Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/01/02/01

I

SHAKESPEARE[1].

« Le classique ne serait-il donc que l’imitation de la poésie grecque et le romantique que l’imitation des poésies allemande, anglaise et espagnole[2] ? »
(Première lettre de Dupuis et Cutonet.)

Quand Dumas cite, parmi les maîtres étrangers auxquels il est plus redevable, Shakespeare et Calderon, c’est au moins un de trop. Il y paraît dans son œuvre : car il ne lit pas à crédit. Des Espagnols il n’a guère retenu que les doubles portes, les escaliers secrets, les ressorts invisibles, et les machines déjà mises au point de la scène française par Corneille et Beaumarchais. « Milady, observe un de ses personnages, est-ce que vous n’avez pas quelque part une porte dérobée ? Très bien ; permettez que je disparaisse. J’étais sûr qu’il y avait une porte dérobée[3]. » Ne nous laissons pas prendre au titre de Don Juan de Marana, dont les Âmes du purgatoire de Mérimée ont fourni l’idée première, et un peu tout le monde la fantaisie surnaturelle et désordonnée. De l’Espagne il est petit débiteur : les passions de Lope et de Galderon, il les trouvait ailleurs et plus selon son goût.

C’est Shakespeare qui attisa en lui le feu sacré. Il est à l’origine de sa vocation ; il est sous sa plume en tous ses mémoires, souvenirs, confidences. Dumas ne raisonne pas son admiration ; il létale, il la brandit. C’est le mot d’ordre romantique ; c’est le sien.

Il a eu de ce génie la sensation beaucoup plus que l’intelligence. Dès la première initiation, son étonnement ne se peut peindre que par les plus vives métaphores : « Supposez un aveugle-né auquel on rend la vue » ; ou encore : « Supposez Adam s’éveillant après la création ». Il y voit des êtres vivants, réels, nus, tout neufs[4]. Il est manifeste qu’il a d’abord ressenti toute la vitalité extérieure de ce drame, si je puis dire, et des émotions plutôt physiologiques, à la façon du public très mêlé qui applaudissait au théâtre de Burbadge. De toutes les manières de méconnaître Shakespeare, c’est la plus accessible. Il a subi le charme violent du barbare ivre de la Renaissance.

Shakespeare est grand, il est incomparable, parce qu’il réunit en soi, poussées jusqu’à l’excellence, deux facultés qui s’associent rarement : l’imagination, la divine imagination, et la vue intérieure des hommes et des choses. Il faut que sa poésie soit prise sur le vif de la nature humaine, et sa fantaisie sans limites, pour que, même à travers les traductions, l’impression en soit si universelle et pénétrante. Il a marié le rêve à la réalité. Il a mêlé le rire aux larmes, sans forcer l’antithèse, tout simplement parce qu’il reflète la vie, presque sans recherche de littérature. Il a peint des types de femmes, et surtout de jeunes filles, les âmes les plus imprécises et insaisissables : Juliette, Ophélia, Cordélia ; et il en a fait de vivantes et transparentes idéalités. Atalide, Iphigénie, Hermione sont aussi vraies, mais d’une vérité plus déterminée, plus scénique, plus limitée. Il semble que l’imagination et l’observation se rejoignent en lui et se confondent comme pour une véritable création.

Car Shakespeare crée des mondes à son gré. L’atmosphère dont il enveloppe chacun de ses drames est lumineuse, et justement la seule vitale, comme par une naturelle adaptation. De sa magique baguette il évoque tour à tour le rêve ou l’histoire, les lutins ou les héros, et à son appel les milieux (mot détestablement scientifique et propre à effaroucher de si rares impressions) se reconstituent à plaisir : l’île fantastique de la Tempête, ou l’île de Chypre hérissée de tours et de créneaux. L’imagination fait l’office d’un impeccable machiniste. Les « changements » s’accomplissent insensiblement ; on passe de la féerie à la vie même sans que jamais le passage cause la moindre peine ou surprise. C’est la plus étroite complicité de la fiction et du vrai.

Il observe, comme il imagine, à fond, et dans l’espace. Il lui faut du champ. Le même regard aigu qui sonde le cœur d’Othello, embrasse l’humanité tout entière, y distingue les fibres les plus ténues et secrètes, qu’il analyse et recompose à son gré. Le clavier sur lequel il s’exerce est infiniment plus étendu que celui des autres. L’individu, le type, la vie, l’histoire, la nature, il domine tout, il plonge partout. Son esprit pénètre à tous les degrés : il gratte l’écorce, il entame le bois, il perce le cœur même et fouille au plus profond, au centre obscur de la sève et de la vie. Il est caricaturiste, psychologue et devin. Personne n’a créé plus de types, doués d’une existence propre, en dehors de la comédie ou du drame auquel ils appartiennent. Il a étudié la foule complexe et mouvante ; il l’a dessinée à grands traits arrêtés, comme un modèle au repos. La question de savoir si les caractères doivent amener les événements, ou inversement, n’existe pas pour lui. On ne sent chez lui ni la logique ni le déterminisme toujours un peu factices, ni les combinaisons de la scène ; mais on y devine la perception des mobiles les plus délicats et des causes les plus intérieures. Il lit à même le cœur et l’histoire. Et il les interprète pareillement, sans se soucier du détail, par un effort de synthèse philosophique. Il n’est pas d’écrivain qui donne à sentir et à penser davantage. C’est son génie, — au delà du théâtre.

Me sera-t-il permis de parler de Shakespeare en toute liberté ? Soixante et quelques années se sont écoulées, depuis qu’Alfred de Vigny traduisit et adapta Othello. Le mouchoir ni le coussin ne nous scandalisent plus ; nous n’en sommes plus au bégueulisme [5] ; nous en avons vu bien d’autres. Que n’a-t-on pas vu ? Des jeunes filles passionnées qui se glorifiaient hautement de leur passion ; des femmes coupables et volontiers bavardes sur le chapitre de leurs fautes, sans ombre de remords ou de regret ou même de plaisir ; l’adultère avant, après, et pendant, ardent, froid, enthousiaste, impassible, criminel, officiel, régulier, et las, surtout las ; et combien de demoiselles, qui étaient des femmes, et même quelques femmes, qui étaient encore demoiselles. Mais nous attendons toujours un spectacle inédit dans un théâtre d’ordre : une pièce de Shakespeare qui ne soit pas adaptée.

Les novateurs qui vont, chez nous, invoquant ce dieu[6], ne songent pas que s’il avait eu à sa disposition une mise en scène moins rudimentaire, il eût été moins libre, mais aussi moins barbare. Quand il déshonorait « avec cinq ou six fleurets émoussés le glorieux nom d’Azincourt[7] », il profitait de moyens sommaires pour jeter sur la scène des épisodes qu’il en eût sans doute écartés cent ans après. L’admirable, c’est le génie qui supplée par son invention à cette liberté même, laquelle n’est que pauvreté de ressources techniques. De là ces continuels changements de lieu, dont le public s’accommodait comme de l’insuffisance du décor, mais qui sont tout de même insuffisance de composition et nuisent à la netteté de l’ensemble, à l’unité de l’impression définitive. L’usage de la machinerie moderne ne fait qu’accuser davantage cette impuissance, s’il ajoute à la diversité du spectacle.

Il fallait que Shakespeare se dépensât tout entier, pour ne pas succomber sous cette liberté négative. Ces continuels changements voulaient être rachetés par un mouvement dramatique très rapide, qu’on sent parfois forcé, et dont les substitutions de décor exagèrent l’excès même par les temps de repos. J.-J. Weiss a noté justement que, dans l’état actuel du théâtre, l’initiation du public à la formule dramatique de Shakespeare peut être aussi longue que l’intelligence des unités[8], qui ne sont, à les bien prendre, que des règles de composition et de clarté. Ce fut l’erreur des romantiques de se réclamer de cette indépendance shakespearienne, pour mettre en scène le musée catalogué de Walter Scott, quarante-cinq ans après Beaumarchais et les progrès techniques du Barbier de Séville.

L’énigme, qui plane souvent sur les ouvrages de Shakespeare, résulte de cette liberté rudimentaire. Il a méconnu ou violé les lois les plus élémentaires du théâtre, qui n’est pas un simple assemblage de tréteaux. À cette faculté créatrice, à cette admirable raison il n’a point imposé de bornes. Il pense beaucoup et veut tout dire. Ce n’est pas le fait du drame. Il abonde en caractères, en situations, en mots de génie. Et ce génie à tout coup s’échappe. C’est la nature, la vie, le lyrisme sublime, une philosophie supérieure, qui défient trop souvent la clarté, la rectitude, la progression nécessaires ici. C’est un défaut admirable, mais pénible, sur un théâtre français, à des têtes françaises. J’admire Hamlet, comme tout le monde, mais pas davantage. Je le comprends difficilement, surtout après avoir lu une part des commentaires dont il fut l’objet. Sa folie feinte ou réelle, son attitude et ses grossiers propos à l’égard d’Ophélia, la folie et la mort de cette pauvre jeune victime d’on ne sait quoi : autant de questions difficiles pour mon entendement. Il y en a d’autres. Tout cela est un peu trouble, et ne s’enchaîne pas en l’esprit. Et je sais d’expérience qu’on y découvre de rares beautés et un problème moral qu’il fallait une admirable intelligence pour poser seulement — et qui peut-être ne se pouvait résoudre sur la scène. Car cette profondeur s’achète. Il m’a plusieurs fois semblé que de la représentation d’Hamlet se dégage surtout un pathétique douloureux pour les nerfs, une angoisse de la raison, qui est comme la rançon de cette curiosité sans bornes, de cette double vue plus qu’humaine.

Qu’il observe le tréfonds de l’âme ou qu’il imagine à sa fantaisie, on dirait que Shakespeare écrit pour son contentement, pour la joie de son génie, qui est admirable encore un coup, mais tout à fait insoucieux de nos courtes intelligences et du théâtre fait pour elles. Je ne tiens pas la Tempête pour une œuvre médiocre, comme fait Stendhal[9]. Ce n’est point que, cette fois, la philosophie tranche dans le vif de l’originalité. Que l’humanité ne soit pas parfaite, qu’il faille éclairer les bons et convertir les coupables, Shakespeare ne l’a pas inventé ; et, après lui, Pixérécourt a pu nourrir de ces idées-là. Ce qu’on ne saurait trop louer, c’est l’imagination qui tire de ces choses des prestiges inconnus, qui enchante les yeux, les oreilles, l’esprit et le cœur des hommes, qui mêle à une poésie luxuriante des réalités très anglaises, et qui place en un décor digne, par sa fraîcheur, de la création du monde l’âme toute neuve de Miranda. Mais ce qu’il faut pourtant reconnaître, c’est la puérilité d’une partie de ce merveilleux philosophique, c’est l’obscurité des abstractions[10], c’est la grossièreté du grotesque qui fait au symbolique et au merveilleux un pénible contrepoids. Le seul Caliban porte aujourd’hui sur ses épaules disgracieuses le fardeau de vingt et vingt volumes de commentaires, hideux gnome et personnification des instincts populaires pour plusieurs, tandis que d’autres se croient fondés à soutenir qu’il est simplement un cannibale. Métaphysique et caricature, il y a de tout cela dans la Tempête. Que penser de Cymbeline, aux yeux de Gervinus un pur chef-d’œuvre, où Johnson ne découvrait qu’un tissu d’absurdités ?

Mais Shakespeare n’était-il pas homme de théâtre, puisque théâtre il y a, à la fois auteur, directeur, acteur ? — Précisément : et l’on s’en aperçoit. Pour objectiver dramatiquement ses rêves ou ses intuitions, il a dû, faute d’une technique plus souple et aussi plus sévère, recourir à des moyens souvent médiocres. Ni sa sensibilité ni son esprit n’ont la même qualité que son imagination ou sa psychologie. Il rachète par la brutalité de l’émotion et la grossièreté de la verve comique cette liberté d’un génie sans contrainte et sans règle ; tant il est vrai que le théâtre, s’il n’est pas un simple guignol, est soumis à des lois générales et inéluctables. Il faut quelque relâche de terreur et de gaîté à ceux que fatiguerait un effort prolongé d’abstraction, de synthèse, ou d’invention. Je laisse de côté le romanesque des narcotiques, poisons, où Shakespeare ne semble attacher aucune importance. Mais personne n’a usé plus que lui de la douleur ou de l’horreur physique, non pas même Eschyle ni Sophocle. Personne surtout n’en a usé avec une violence plus concertée, ni plus vulgaire, personne, non pas même Dumas. C’est une nécessité d’équilibre compensateur dans cette œuvre, dont on nous dit qu’elle ne subit point de loi ; comme si la première et plus fatale contrainte n’était pas d’avoir prise sur le public, qui n’a pas de génie, et chez qui le sentiment fait fascine à l’intelligence. Or, je tiens que Shakespeare abuse sciemment de son art et de nos nerfs, lorsque, en dépit de toutes les raisons morales et historiques qu’on en pourra alléguer, Cornouailles arrache les deux yeux de Gloucester, et les écrase sous le pied en disant : « À terre, vile marmelade[11] ». Cela passe le symbole ; et l’auteur peint autrement, quand il lui plaît, la cruauté de ces mœurs et de ces hommes. Ce n’est pas la souffrance corporelle qui me blesse, mais le jeu qu’on en fait. Mais il fallait bouleverser le parterre debout, flacons en main, et qu’on ne lassait pas impunément. Et pareillement, il fallait le dérider après les essors d’imagination ou les efforts de réflexion philosophique. Le cynisme ordurier et brutal, l’excitation des sens, les plus viles clowneries sont une autre servitude de ce théâtre en liberté. Il serait pourtant temps, comme dit la chanson, qu’on cessât de s’extasier sur la bedaine de Falstaff, cet épais bouffon, dont la légendaire panse sert de quintaine à toutes les grossièretés de l’ivrognerie, à toutes les huées populacières. Je ne crains pas d’affirmer que si Shakespeare avait disposé d’un métier dramatique moins rudimentaire, les nécessités techniques, dont il eût accepté la loi, n’eussent pas étranglé, mais élagué son œuvre. Le nombre de ses pièces eût peut-être diminué, mais non pas la netteté ni la qualité. Cette imagination créatrice, cette pensée indépendante, a consenti au public de plus dures concessions qu’elle n’en eût fait à un art, même sévère. C’est, bien entendu, le contraire de cet art qui apparut à Dumas, c’est le chaos de la Bible, sur lequel « flottait l’esprit du Seigneur[12] », qui lui sembla le libre génie de cet homme unique.

Il n’a guère compris Shakespeare ; seulement, il s’est découvert en lui. De cette intuition profonde et subtile, de cette vision des dessous de l’humanité, de l’histoire, de la vie il s’avise peu, comme Victor Hugo, ni plus ni moins. Il sent Shakespeare, il le voit à travers son tempérament. Imagination frénétique, ardeur des sens, violence innée de tous les appétits, fantaisie forcenée, don des idées-images, soif d’action que ni le paganisme ni la Renaissance n’ont étanchée : l’œuvre du dramaturge anglais est une fournaise où brûlent et s’agitent toutes ces fièvres ; et Dumas les devine en soi, aussi agitées , aussi brûlantes, à la notion près du paganisme et de la Renaissance. S’il s’empêtre parfois dans le pathos de la liberté de l’art, c’est affaire de mode et pour fâcher les classicistes. Il se réjouit d’abord de l’énergie physique et du mouvement passionné qui animent tous ces personnages « en chair et en os[13] ». Peuple, il ne conçoit la vie que déchaînée. Le paroxysme le ravit. Il admire « l’âme », mais il ressent à fond tous les tourments de la « bête humaine[14] ». On trouve, écrira-t-il plus tard, « dans les drames de Shakespeare les impressions extrêmes qui agitaient alors la société : folles joies et larmes amères, Falstaff le bouffon et Hamlet le penseur[15]». Si la société n’est pas agitée à ce point, il suffit que Dumas le croie. Et ainsi, il pense être shakespearien. Un évanouissement, un étranglement, l’assassinat et tout l’imprévu des frissons dont Shakespeare se joue, tout cela lui est un régal. Il dit d’un de ses personnages : « Nous lui ferons une mort à la Shakespeare[16] ». Entendez qu’il le tuera d’un coup de pistolet en criant : « Mort et damnation ! »

Il n’a point de théorie sur le contraste du sublime et du grotesque. Il est simple ; il est né pour le drame. Il est en proie à ces rudes passions, à leur variété, à leur diversité, à leur violence ; surtout le train effréné dont elles vont le ravit. Le mouchoir ! Othello veut le mouchoir ! Il s’enferme avec Desdémone ! Dumas est haletant. Pour la genèse de cette jalousie meurtrière, peut-être s’y intéresse-t-il moins, ou la voit-il moins clairement. Du comique grossier il se soucie peu. S’il n’a pas plus de goût que d’autres, il a davantage le sens du théâtre. Il vise l’effet, pas trop le scandale. Il a en lui l’étoffe pour s’en passer. Et puis, il redoute le bégueulisme : il est dans les bureaux.

Dans ses Souvenirs dramatiques, il se donnera l’air d’admirer fort les drames historiques de Shakespeare ; « là sont tellement rivées l’une à l’autre et fondues l’une dans l’autre la réalité et l’imagination, qu’il est impossible de les séparer[17] ». Mais le drame passionnel a eu sur lui plus de prise. Avec la force, ce qu’il goûte et conçoit le mieux, c’est l’imagination dramatique de Shakespeare. Et d’abord, cette merveilleuse fécondité qui invente en tous les genres et ouvre toutes les voies. Et aussi, et surtout, c’est un don incroyable, qui vraiment étonne, de faire naître les situations de théâtre sous les pas, et tout justement celles dont le choc est le plus propre à dégager et éclairer la passion qui est en jeu. Telle œuvre de Shakespeare, le Roi Lear par exemple, en offre assez pour défrayer cinq ou six pièces, qui, au point de vue dramatique, seraient encore de premier ordre. Hugo y a glané l’acte V du Roi s’amuse ; avant lui, Schiller y avait découvert et recueilli la scène première et fondamentale des Brigands[18]. Oh ! que Dumas goûte cette faculté d’invention ! Sans doute il n’est pas insensible aux séductions du lyrisme philosophique, ou visionnaire, ou fantasmagorique. Il a étudié le monologue d’Hamlet et les conseils aux comédiens ; il distingue l’intérêt de ces parabases dans le théâtre moderne. Il s’abandonne aussi au prestige de cette poésie délicate et vraie, — lui, qui est tout feu, tout flamme, tout impétuosité, mais qui eut une mère excellente, — en présence de ces douces figures shakespeariennes, dont son œuvre a conservé comme un rayon. « Les types de Shakespeare, Jessica, Juliette, Desdémone, Ophélie, Miranda, sont restés les types de tout amour, de tout charme, de toute pureté[19]. » Il ternira cette pureté, il effeuillera cette chasteté ; mais un reflet a éclairé d’une lumière tendre son imagination, à lui ; et à son tour, il créera des figures de faibles femmes charmantes. Au surplus, c’est la variété, le surnaturel, la vigueur de la fantaisie, la force des passions et aussi la violence qui les exprime, l’être humain dans sa vie et ses convulsions, dans ses rêves fous et mystérieux, qui le transportent. Le souffle de Shakespeare a passé sur son théâtre, et y a déposé la semence populaire. Mais il a passé vite.

« Nous avons, dit-il à propos de Ponsard, entre nous un abîme…… c’est le génie de Shakespeare[20]. » Il demeure entendu que cet abîme existe aussi bien entre Shakespeare et lui. Il ne le déclare point : on n’avoue pas ces choses-là entre 1830 et 1840. Mais il s’en avise dans la pratique. Il faut être Schiller ou Hugo pour refaire Hamlet (Fiesque) ou reprendre la fin du Roi Lear (le Roi s’amuse). Il faut être plus poète que dramatiste et faire fonds sur la forme. On n’est pas au théâtre d’après Shakespeare. On le traduit, on ne rivalise pas avec lui. À part quelques scènes de mouvements populaires, d’élections, quelques autres d’un comique greffé sur le vif du drame[21], plusieurs bonnes tueries remplies d’horreur, et des violences de style ou des caresses de la voix, dont les premières au moins ne lui réussissent pas toujours[22], — Dumas ne se joue pas directement au monstre lui-même. Il s’en inspire ; il s’assimile ce qui convient à son talent. On sent partout l’influence ; on la devine plutôt qu’on ne la constate, après analyse. Partout des traces, comme disent les chimistes, et peu d’imitations précises ou de fragments. Le narcotique de Juliette, le mouchoir d’Othello dans Henri III, et c’est tout.

Il est prudent. En 1847, il traduit Hamlet pour son Théâtre-Historique. Il s’adjoint M. Paul Meurice ou M. Paul Meurice se joint à lui. Au reste, il reprend Hamlet, comme les Choéphores (dont le sujet et quelques situations sont analogues), pour les effets dramatiques, mais sans aucune intransigeance. Il supprime les changements de lieu, autant qu’il lui est possible ; il ajoute ici quelques vers pour justifier un décor qui demeure, là une scène de préparation ; il adoucit, amortit, raccourcit, éclaircit, sacrifie les obscénités, et quelquefois aussi les traits de vérité. Il trahit le texte à force de précautions : il ne saurait souffrir le fard que met Ophélia. Hamlet s’antonise, si je puis ainsi dire. Tout le dessous philosophique, tout ce fond d’observation énigmatique et mystérieuse est filtré, limpide, jusqu’à la banalité. Hamlet n’apparaît plus flottant, ni indécis, mais fatal, maudit, et pâle. Tour à tour fougueux ou lâche pour le balancement des scènes : voilà la note. Et il ne meurt pas[23] ! Hamlet ne meurt pas, qui serait mort de sa seule tristesse, en dehors des tourments qui l’assaillent, prototype de tous les Werthers toujours mourants, et de toutes les dissolvantes rêveries !

Ce dénoûment à contresens suffit pour nous édifier. Faut-il ajouter qu’Ophélia est innocente jusqu’à la niaiserie, qu’elle conte gentiment ses petites affaires à son petit papa, et que Ducis lui-même ne fut guère plus cruellement timoré ? Quand Dumas est aux prises avec le grand Will, il perd manifestement de son aplomb. La traduction d’Hamlet est une pièce médiocre, étant d’intelligence courte. Seulement Richard Darlington est un drame excellent, d’inspiration large et populaire, et qui fait paraître la vivifiante impression que Dumas a reçue. Shakespeare est le dieu ; on ne se hausse pas jusqu’à lui ; dans le travail dramatique, on s’adresse plus volontiers à ceux qui se sont partagé son royaume : Walter Scott, Byron, Gœthe, Schiller.


II

WALTER SCOTT.

« Quel est l’ouvrage littéraire qui a le plus réussi en France depuis dix ans ? — Les romans de Walter Scott. — Qu’est-ce que les romans de Walter Scott ? — De la tragédie romantique entremêlée de longues descriptions[24]. » Le mot est de Stendhal ; sans être tout à fait exact, il rappelle une vérité trop oubliée : à savoir que Walter Scott, après les guerres du premier Empire, à l’heure où l’histoire de France venait de s’enrichir coup sur coup de nouveaux et rares chapitres, a fait les délices de l’imagination française et servi de pâture à des rêves de gloire bientôt évanouis.

Il est venu à son heure. Il a été « l’Homère » de cette génération[25]. Il a reculé l’idéal dans le moyen âge, et donné au peuple la conscience de son individualité et de ses quartiers de noblesse ; et, du même coup, il contentait par ses descriptions de combats, de tournois, de castels, de manoirs, de donjons et de tourelles tout ce que le flot agité avait depuis 1789 déposé dans les âmes bourgeoises de velléités héroïques et de chevaleresques aspirations. Qui croirait présentement, après avoir lu Quentin Durward, que le barde écossais,

  1. Il n’entrait pas dans le dessein de ce livre de faire des études complètes des auteurs étrangers qui ont exercé une influence sur les drames de Dumas, mais de préciser seulement l’intelligence qu’il en a eue et le profit qu’il en a pu en tirer.
  2. A. de Musset, Lettres de Dupuis et Cotonet, p. 202. Cf. Nouvelles poésies. Dupont et Durand :

    J’adorais tour à tour l’Angleterre et l’Espagne,
    L’Italie, et surtout l’emphatique Allemagne.

  3. La Jeunesse des Mousquetaires (Th., XIV), I, tabl. iii, sc. iii, p. 51. Dumas multiplie, à la fin de sa carrière, ces remarques sur ses trucs de théâtre : cf. le Verrou de la Reine (Th., XXI), III, sc. viii, p. 79 ; l’Envers d’une conspiration (Th., XXII), I, sc. ix, p. 167 ; Ibid., III, sc. x, p. 212 ; Madame de Chamblay (Th., XXV), III, sc. iii, p. 50. Il maintient, avec bonhomie, les droits de l’imagination.
  4. Théâtre, t. I, pp. 14 et 15. Cf. Mes mémoires, t. IV, ch. cix, p. 280 ; t. V, ch. cxiii, pp. 16-17.
  5. Stendhal, Racine et Shakespeare, partie II, lettre iii, p. 176, et partie I, ch. vi, p. 56.
  6. Théâtre, t. I, p. 15. « Ô Shakespeare, merci ! Ô Kemble et Smithson, merci ! merci à mon dieu ! merci à mes anges de poésie ! »
  7. A. Mézières, Shakespeare, ses œuvres et ses critiques, ch. ii, p. 55. Citation du chœur de l’acte I de Henri V.
  8. Le Drame historique et le Drame passionnel, ch. iii, p. 311.
  9. Racine et Shakespeare, partie II, lettre iii, p. 175.
  10. Il faut tenir compte, bien entendu, des différentes époques où Shakespeare a écrit ses pièces. Vers la fin, il inclinait volontiers aux abstractions. Cf. préface de l’Étrangère d’A. Dumas fils (t. VI, pp. 211-213). Mais réalisme ou métaphysique, l’excès est le même par rapport à la scène et provient de la même cause. Cf. ibid., p. 211. « Il (l’auteur dramatique) comprend que ce n’est pas à la forme dont il s’est servi jusqu’à présent, que l’humanité demandera jamais la solution des grands problèmes… » Cf. Madame de Staël, op. cit., ch. x, p. 13 : « Shakespeare réunit souvent des qualités et même des défauts contraires ; il est quelquefois en deçà, quelquefois en delà de la sphère de l’art ; mais il possède encore plus la connaissance du cœur humain que celle du théâtre… »
  11. Le roi Lear, III, sc. vii, p. 330.
  12. Mes mémoires, t. IV, ch. cix, p. 280
  13. Théâtre, t. I, p. 15.
  14. Préface de Cromwell, p. 31.
  15. Souvenirs dramatiques, t. I. William Shakespeare, p. 48.
  16. Mes mémoires, t. VIII, ch. ccx, p. 235. Cf. Richard Darlington, III, tabl. vii, sc. ii, p. 124. Cette mort à la Shakespeare est d’ailleurs à la Walter Scott. Cf. le Château de Kenilworth, ch. xli, p. 463, où Varney tue Lambourn de la même façon et dans les mêmes conditions.
  17. Souvenirs dramatiques, t. I, art. cit., p, 49.
  18. Le roi Lear, V, sc. iii, p. 371. Cf. Le roi s’amuse (Th., II), V, sc. iv, pp. 505 sqq.
    Le roi Lear, I, sc. i et ii, pp. 265 sqq (scène de la lettre qui doit perdre l’un des deux frères dans l’esprit paternel). Cf. les Brigands, I, sc. i, pp. 9 sqq.
  19. Souvenirs dramatiques, t. I, art. cit., p. 49
  20. Souvenirs dramatiques, t. II. L’Ulysse de Ponsard, p. 362.
  21. Voir le rôle de Joyeuse dans Henri III et sa Cour ; la scène du potiron dans Paul Jones (Th., VI), III, sc. v, p. 166 ; et celle de la pendule dans Gabriel Lambert (Th., XXIV) I, sc. viii, pp.216 sqq.
  22. Voir ci-après, p. 416.
  23. À la reprise que fit la Comédie-Française en 1896, le dénoûment a été modifié et se rapproche de Shakespeare.
  24. Stendhal, Racine et Shakespeare, partie I, ch. i, p. 6.
  25. Taine, Histoire de la littérature anglaise, t. IV, liv. IV, ch. i, § iv, p. 309.