Michel Lévy frères (p. 306-320).

xxxii

Une des belles qualités qu’il importe de reconnaître à Paris, c’est l’absence totale de mémoire. Il oublie avec une égale facilité le bienfait et le crime, le héros et l’assassin, le bonheur et la calamité. Il donne à chacun son jour ou son heure, puis il passe à un autre objet d’attention.

Au bout d’un mois il ne s’occupa pas plus de l’expulsion de la marquise de Courtenay, de sa disparition et de celle de son mari, que s’il n’eût jamais été question d’eux. Propos, anecdotes, chansons, épigrammes, tout fut mis dans le même tombeau.

La marquise avait pris, dans un moment de délire, le parti le plus sage ; elle avait quitté Paris, elle était sortie de la France, laissant sa maison à la discrétion de ses gens. On avait signalé son passage à Boulogne, puis sa résidence de quelques jours à Londres, mais on avait ensuite perdu sa trace. Était-elle allée en Écosse ? s’était-elle embarquée pour l’Amérique ? Nul ne pouvait le dire. Enfin on ne sut ce qu’elle était devenue, et personne ne chercha à le savoir. De tous ces chaleureux amis qui se pressaient à sa table et affluaient dans ses salons, aucun ne s’inquiéta de son sort. Un autre ministre était en faveur, d’autres protecteurs étaient en crédit, d’autres hôtels s’étaient ouverts aux manèges des ambitieux. Celui de la marquise restait silencieux et vide ; l’herbe croissait dans la cour. On l’aurait pillé impunément sans l’active clairvoyance de Marine, qui, abandonnée des médecins, durement délaissée par la marquise, était revenue à la santé par l’effet de sa bonne constitution. Marine ne perdit pas la tête ; elle prit les rênes de la maison, qu’elle se donna l’autorité de gouverner jusqu’à ce qu’il plût à Dieu de ramener sa maîtresse. Elle mettait de côté par ordre de dates toutes les lettres qui, de loin en loin, arrivaient de Madrid, et qui, sans nul doute, étaient adressées par Tristan et Léonore à leur mère. Au retour, la marquise les retrouverait.

Six mois s’écoulèrent, et aucune nouvelle de la marquise ne parvint à l’hôtel ; Marine commença à s’alarmer. Dans quel état devait se trouver le moral de la marquise pour qu’elle restât si longtemps sans s’occuper du sort de ses deux enfants dont les lettres demeuraient forcément sans réponse ? Des remords venaient alors agiter Marine : elle aurait dû, se disait-elle, laisser toujours croire à sa maîtresse l’erreur qu’elle chérissait, l’erreur qui l’aurait fait vivre. Elle maudissait les scrupules religieux qui l’avaient entraînée à dévoiler la vérité, une vérité fatale. Le délire de la fièvre avait grossi dans sa conscience l’obligation de parler, et de cette confession étaient résultés tous les maux domestiques sur lesquels elle s’accusait et se lamentait dans les vastes salons déserts de l’hôtel.

Un an allait être bientôt écoulé depuis ce malheureux départ, lorsqu’un matin, de très-bonne heure, une voiture de voyage s’arrêta toute poudreuse à la porte de l’hôtel. Le suisse courut ouvrir et la voiture entra.

Marine, encore couchée, levait la tête pour s’expliquer le bruit inaccoutumé qu’elle entendait dans la cour, habituellement si paisible ; tout à coup la porte de sa chambre s’ouvrit et deux bras l’étreignirent.

Les premiers mots de la marquise furent :

— Et mes enfants ?

— Tiens ! lui dit Marine en ouvrant le tiroir du secrétaire placé près d’elle, voilà toutes leurs lettres. Il y a bien longtemps que je n’en ai reçu. Quand ils ont vu que tu ne leur répondais pas, ils ont cessé d’écrire.

La marquise posa ses lèvres sur toutes ces plis rangés en ordre par la soigneuse Marine, et se plut à savourer pendant quelques minutes les bonnes choses filiales qu’ils renfermaient.

Elle décacheta ensuite la première lettre. Tristan l’avait commencée, Léonore l’avait finie.

« Chère maman,

« Nous sommes à Madrid depuis huit jours et installés, Léonore et moi, dans un très-joli appartement de l’ambassade. C’est un petit palais dans un grand ; mais nous auriez-vous envoyés au fond de la Chine, nous n’aurions pas été plus dépaysés qu’ici. Nous sommes peut-être en Chine ; personne ne nous connaît et nous ne connaissons personne, ce qui ne nous permet pas beaucoup, comme vous l’imaginez, de nous informer avec quelque raison de la santé de ceux qui nous font l’honneur de nous recevoir. Tout le monde s’est bien porté pour nous.

« Du reste, tout le monde est ici d’un sérieux glacial. Est-on dans un salon, on voit entrer des hommes qui ont de longs chapeaux, de longs cheveux, de longues moustaches, de longs manteaux, par-dessus lesquels passe un long nez, et ils vont gravement tirer une longue révérence à la maîtresse de la maison. Ils restent debout sans parler jusqu’à onze heures ; à onze heures ils vont faire une seconde révérence dans le goût de la première, et ils se retirent : la soirée est finie.

« Jusqu’ici je n’ai pas trop de regret d’ignorer la langue espagnole, puisqu’on paraît ne parler dans la société de Madrid aucune langue. Et nous qui quittons à peine Paris, où l’on cause tant, même lorsqu’on n’a rien à dire !

« À Madrid, règle générale, toutes les femmes sont vieilles : Léonore soutient qu’elles n’ont que cinquante ans ; moi, je vous assure, chère maman, qu’elles naissent à soixante ans révolus. Elles s’enveloppent dans d’immenses mantilles noires qu’il conviendrait bien mieux, à mon avis, d’appeler des bastilles. On ne leur voit ni le bout des doigts, ni la pointe des pieds. Quel est donc le poète gascon qui a prétendu que les Espagnoles avaient les plus belles épaules du monde ? Si jamais j’en vois poindre deux, je veux, pour me punir de les avoir niées, les embrasser, fut-ce devant le roi. Il n’y a de belles épaules qu’à Paris, et s’il y en a ailleurs, c’est qu’on les a fabriquées à Paris.

« Or ces vieilles femmes parlent un peu plus que les hommes, mais c’est si bas, si souterrainement, qu’elles ont toujours l’air de se dire : — Priez, je vous prie, pour le repos de mon âme.

« Pour égayer un peu la nôtre, son excellence notre ambassadeur nous a fait conduire au Théâtre-Royal. C’est la plus belle grange que j’aie vue de ma vie. J’ai retrouvé là ma société noire et silencieuse. Elle semblait s’amuser à mourir. On jouait ce soir-là au Théâtre-Royal le drame d’un célèbre poète espagnol ; car en Espagne, chère maman, tout est célèbre. Tous les capitaines sont célèbres, toutes les victoires sont célèbres, tous les monuments sont célèbres ; il n’est pas jusqu’au chocolat qui ne partage ce privilège. On vous offre du chocolat célèbre. Franchement il est bon. J’avoue qu’il est meilleur qu’à Paris.

« Quel est donc cette longue diablesse de pièce qu’on nous a donnée ? Au premier acte, nous avons vu des moines ; au second, des moines ; au troisième… Enfin, jusqu’au dixième acte, des moines. Impatientée, Léonore m’a dit tout bas un mot charmant : Que ne donnerais-je pas, mon cher Tristan, pour voir un tout petit sacristain ! »

« Quelques jours après, nous avons été invités à entendre un célèbre prédicateur qui fait en ce moment les délices de la grandesse espagnole. L’orateur est un fort bel homme, comme tous les prédicateurs espagnols, du reste ; car s’ils n’étaient pas beaux on ne les écouterait pas. Il ressemble beaucoup à l’Hercule qu’on voit dans notre salon d’été à la campagne ; seulement, il est plus gros que notre Hercule. Son succès fut prodigieux : j’en juge par le grand nombre de gens qui ont couru baiser sa soutane lorsqu’il est descendu de la chaire. Je ne puis vous parler que de sa voix, n’ayant pas compris une seule de ses phrases. Avec cette voix tonnante, il a imité le coq de saint Pierre, le bœuf de saint Luc, le chien de saint Roch, l’âne de Balaam, et le cri de tous les animaux qui jouent un pieux rôle dans l’Ancien et le Nouveau Testament. Notre Bossuet est une fourmi à côté.

« Nous nous portons aussi bien, chère maman, qu’on peut se porter dans une ville où l’on s’amuse tant. Croyez que nous n’y resterions pas le temps de danser une sarabande si ce n’était par obéissance à votre volonté, qui sera toujours notre plaisir.

« Mes respects affectueux à mon père, un gros baiser à Marine et le plus cher de mes souhaits à vous.

« Tristan de Courtenay. »

Venait ensuite le paragraphe écrit de la main de Léonore.

« Chère maman,

« Tristan n’est pas juste : il vous a dit la vérité, mais il ne vous l’a pas dite tout entière. Si nous nous sommes parfaitement ennuyés chez la grandesse castillane, à la cour et au sermon, nous avons enfin de quoi nous consoler et de quoi espérer. Au sortir du sermon, de ce fameux sermon dont vous a parlé Tristan, nous avons été abordés à la portière de notre chaise par un jeune seigneur espagnol, mis avec un goût charmant. Il tenait à la main son chapeau à plumes ; il prenait la liberté de nous plaindre, a-t-il dit, avec une spirituelle courtoisie, de ce que nous avions eu si peu de motifs de nous intéresser au sermon. Il avait lu notre ennui sur notre visage. Il venait, au nom de la jeune Espagne, ajouta-t-il, faire des excuses à deux hôtes aussi distingués que nous pour la fatigue que nous avions dû éprouver pendant cette triste cérémonie. Mais, se reprit-il avec un ton modeste et avantageux à la fois, tous les Espagnols ne sont pas taillés sur le modèle de ceux que vous avez connus depuis votre arrivée à Madrid, et si, hors de l’Église, il n’y a pas de salut, on peut du moins trouver, hors de l’Église, de l’amusement, du plaisir, de la jeunesse et de la gaieté. Voulez-vous me permettre, a-t-il dit, s’adressant plus particulièrement à Tristan, de vous faire partager mon opinion ? Vous ne pourriez, sans dureté envers l’Espagne, lui refuser les moyens de se justifier. Tristan a fait ce que j’aurais fait à sa place ; il a répondu gracieusement aux politesses de ce jeune étranger, et il a accepté de renoncer bien volontiers à son opinion sur l’Espagne, qui lui paraissait infiniment changée, a-t-il ajouté, depuis le peu d’instants qu’il avait le plaisir de connaître et d’entendre un si parfait gentilhomme.

« Vous n’auriez pas douté un instant qu’il est gentilhomme, chère maman, rien qu’à la manière fière et simple dont il jette son manteau, qui le drape et ne le cache pas. D’ailleurs, il nous a dit son nom. C’est le comte don Alvarès de Tolède. Une chose qui m’a encore plus surprise que l’élégance de son costume, la délicatesse de ses manières et l’expression de son regard, c’est la facilité avec laquelle il parle le français. À peine sent-on, lorsqu’il s’anime, un léger accent, qui n’ôte rien, je vous jure, au plaisir infini de l’entendre. Enfin, Tristan et moi sommes enchantés de cette rencontre. Nous nous regardons comme sauvés. De son côté il se dit très-heureux de nous avoir connus et d’avoir eu l’honneur de nous faire accepter ses services.

« Vous voyez, chère maman, que nous ne vous cachons, Tristan et moi, aucune des impressions que nous recevons en Espagne. Vous nous avez recommandé la franchise : je ne saurais vous en montrer davantage qu’en vous disant à cœur ouvert qu’après mon oncle, le commandeur, dont nous parlons sans cesse Tristan et moi, pour le regretter et le pleurer, aucun homme ne m’a paru jusqu’ici, permettez-moi l’aveu, aussi complétement aimable que don Alvarès.

« Hier au soir, il faut que vous sachiez tout, par une galanterie exquise, don Alvarès nous a envoyé à profusion des sorbets glacés, des fruits des Indes et des fleurs magnifiques. Nous étions occupés, Tristan et moi, à nous extasier sur ces gracieux présents, lorsqu’à minuit le bruit d’une sérénade nous a attirés à la croisée. La sérénade était pour nous. Je me suis endormie aux doux sons de la viole d’amour, de la guitare et des castagnettes. En vérité, ce don Alvarès, convenez-en, est charmant. Il est à peine jour dans nos appartements, et voilà qu’un petit domestique indien, jaune comme une orange, nous apporte de la part de son maître, don Alvarès encore, un billet où il nous prie d’assister à une fête qui se donne à la Grotte de Calypso, et qui durera trois jours. Trois jours de fête ! Ce soir la première fête. Tristan accepte, et je vais songer à mes trois toilettes. Soyez de moitié par la pensée, chère maman, dans tous les plaisirs que nous goûterons, et au milieu desquels nous ne cesserons de nous entretenir de vous. Je ne manquerai pas de vous écrire si don Alvarès a tenu sa promesse, s’il est parvenu à effacer la triste opinion que nous avions conçue d’abord de l’Espagne et des Espagnols.

« Votre fille sincère et obéissante,
« Léonore. »

Si la marquise fut contente de la franchise de ses deux enfants, elle le fut beaucoup moins de la joie qu’ils éprouvaient d’avoir fait si fortuitement la connaissance de don Alvarès ; elle s’inquiéta de leur facilité à se confier à un inconnu, à un étranger, rencontré par hasard au milieu d’une rue de Madrid.

En pensant au caractère un peu soudain de cette liaison, elle décachetait la lettre qui venait la troisième par ordre de date. Mais elle sortit tout à coup de sa réflexion. « J’oublie, dit-elle, qu’il y a bientôt un an que leur lettre est écrite, et que les suivantes m’apprendront tout ce que je n’ai pas besoin d’imaginer. »

La troisième lettre n’était pas de l’écriture de ses enfants. Elle était sans désignation de pays : « Qui donc m’écrit ? » Elle court à la signature. Point de signature ; rien que ces mots :

« Pourquoi vous êtes-vous séparée de vos enfants ? »

— Je me suis séparée d’eux, s’écria la marquise, comme si une voix du ciel l’interrogeait, pour que ma fille ne fût pas enlevée par ce… Mais continuons, s’interrompit-elle. Je vais savoir quel est ce jeune homme, cet Alvarès.

Elle rompit vivement le cachet de la quatrième lettre, et elle lut :

« La première des trois fêtes, chère maman, n’est pas restée au-dessous du plaisir que nous en attendions, Léonore et moi. Comment seront donc les deux autres ? Décidément, je reviens de mon premier jugement sur l’Espagne. L’Espagne est un jardin, l’Espagne est une fête, l’Espagne est le paradis. Je vous avais dit, je crois, que toutes les femmes naissent à soixante ans, en Espagne ; quel blasphème ! elles ne dépassent jamais quinze ans. Celles que j’ai vues, et qui avaient produit en moi une si fâcheuse impression, étaient de fausses Espagnoles, des Portugaises probablement. La Grotte de Calypso est tout simplement le plus beau jardin du monde, planté d’acacias, de platanes et de roses. De distance en distance s’élèvent des pavillons faits d’un tissu léger, sous lesquels on danse toute la nuit, comme on danse en Espagne ! Les femmes ont une grâce particulière en dansant : leurs mains vous enlacent, leurs yeux sont près de vos yeux, leur sourire est sur vos lèvres ; on n’est plus sur la terre. Elles feraient danser les morts. Je m’en suis donné comme un fou. Après le bal, la musique ; après la musique, les sorbets glacés ; puis le souper, puis encore le bal.

« Tout vous raconter serait une entreprise chimérique, et pourtant je craindrais de vous cacher quelque chose, de peur de manquer à la promesse que je vous ai faite de ne rien vous laisser ignorer de mes actions. Vous m’avez conseillé, chère maman, d’aimer tous les hommes ; j’ai un peu étendu le privilège, car j’aime maintenant toutes les femmes. Est-ce mal ? J’ai encore suivi vos conseils en disant franchement à toutes qu’elles me plaisaient, qu’elles me ravissaient.

« Une d’elles m’ayant prié de jouer à sa place, je me suis prêté à cette complaisance, qui lui a porté bonheur. En une heure j’avais devant moi deux mille piastres, c’est-à-dire dix mille livres. Elle les a converties en or, et cet or est passé dans une de ces longues et étroites poches qu’elles portent sous leur jupe de satin noir. Je lui ai seulement demandé la permission de remplir les fonctions de caissier. Mes appointements ont été un baiser espagnol, que je convertis, comme je l’ai fait pour les piastres, en un baiser français que je vous envoie.

« Voilà à peu près l’histoire de ma première nuit. Je passe la plume à Léonore, qui va vous raconter sans doute ses impressions avec la même franchise.

« Votre fils, Tristan. »

— Grâce au ciel ! s’écria la marquise, il ne m’a pas dit un mot de cet Alvarès. Il n’était pas à cette fête où Tristan aurait prudemment fait de ne pas conduire sa sœur. J’ai eu une fausse terreur. Que me dit Léonore ? Voyons.

« Ce don Alvarès, dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre, m’a avoué, et je vous l’avoue à mon tour, chère maman, que la fête à la Grotte de Calypso était donnée pour moi. »

— Ah ! je m’étais trop tôt rassurée ! s’écria la marquise. Voilà cet Alvarès qui reparaît, et auprès de ma fille ! Mes craintes recommencent.

« Aussi, tandis que chacun se livrait aux plaisirs bruyants de la fête, lui ne m’a pas quittée un seul instant. Il me disait a que toutes ces femmes ne valaient pas mon ombre, qu’à leur folle gaieté il préférait un de mes sourires ; enfin il m’a dit qu’il m’aimait beaucoup. »

— Avec quelle naïveté elle parle de son danger ! s’interrompit en frémissant la marquise.

Elle reprit :

« Vous m’avez recommandé la plus grande franchise envers tout le monde, chère maman ; aussi est-ce avec franchise que je lui ai répondu que ses compliments me flattaient beaucoup, et que, s’il m’aimait, j’avais pour lui, de mon côté, des sentiments affectueux dont je ne me cachais pas. »

La marquise murmura : — Mon Dieu ! dans quel piège va-t-elle tomber ? Elle y va seule !

« Je me suis conduite, chère maman, comme vous me l’avez conseillé. J’ai dit ce que j’éprouvais, et je ne veux pas être moins sincère en vous avouant que, si je trouve don Alvarès un jeune homme accompli, pétillant de grâce, plein d’attention pour moi, je ne le mets pas au-dessus de mon oncle bien-aimé, le commandeur, quand je les compare tous les deux aux autres hommes. Don Alvarès m’a éblouie, étonnée, troublée, mais il me semble qu’il n’a pas en lui le charme tranquille et continu du seul homme avec lequel mon inexpérience a pu le mettre en parallèle. La femme de don Alvarès serait brillante, enviée ; mais celle qui serait devenue la compagne de mon oncle eût été assurément très-heureuse. »

— D’où lui viennent toutes ces pensées ? dit la marquise, sur qui retombait le poids de la périlleuse simplicité de son enfant. Elle avait oublié qu’on n’imposait pas une conduite sans connaître toutes les faces d’un caractère, et que les maximes tombent toujours à côté sans cette étude. Son père, le comte de Canilly, lui avait dit : « Sois fausse, dissimulée, subtile, » et pour n’avoir pu l’être complétement elle s’était perdue. Elle avait dit à son tour à sa fille Léonore ; « Sois franche, » et, pour ne pas lui avoir indiqué le point où devait s’arrêter la franchise, sa fille s’abandonnait aux séductions peut-être criminelles du premier corrupteur venu.

— Sachons tout, reprit-elle tristement.

« Si ce mot mariage est venu sous ma plume, c’est que don Alvarès m’a priée de lui accorder la permission de vous écrire ou d’aller bientôt à Paris pour vous demander ma main. Je n’ai pas refusé, et il a paru bien heureux de ce consentement. Pourquoi, chère maman, n’ai-je pas été élevée à le connaître, à le voir souvent, à l’apprécier et à l’aimer, d’abord d’amitié tendre, comme j’aime mon oncle, avant de l’aimer comme on doit aimer quand on se marie ? Vous déciderez de son sort et du mien. Il dit qu’il mourra si vous rejetez ma demande, et, comme il pleurait en me disant cela, j’ai pleuré aussi. Je vous ai montré, chère maman, le fond de mon cœur ; il ne s’y est glissé ni une pensée, ni un sentiment que vous ne puissiez y voir. Je pense que vous serez contente de la docilité de votre fille, qui vous a gardé sa plus vraie, sa plus énergique pensée pour la fin de sa confidence. Je suis effrayée d’être si loin de vous. Je suis heureuse, mais j’ai peur, ah ! bien peur.

« Votre fille bien aimante et bien-aimée,

« Léonore. »

— Marine, dit la marquise, je suis menacée de quelque épouvantable malheur. Je n’ose pas ouvrir ces trois autres dernières lettres. Ma vie est là.

— Aie confiance, reprit Marine.

— Confiance en quoi ? répondit la marquise, en jetant à la face du ciel le mépris silencieux des athées.

Enfin, elle ouvrit une des trois dernières lettres. Celle-là était encore écrite de la même main inconnue, et se renfermait dans la même brièveté :

« Faites revenir au plus vite vos enfants. »

— Mais comment ? mais comment ? dit la marquise, épouvantée de ces avertissements mystérieux. Puis elle ajouta :

— Huit mois se sont passés depuis que cet avertissement m’est donné, huit mois !

Finissons-en, se reprit la marquise en affrontant le contenu des deux dernières lettres. Celle-là est de Léonore. Lisons :

« Chère maman,

« La seconde fête eût été aussi attrayante pour nous que la première si mon frère, Tristan, n’eût pas joué toute la nuit avec don Alvarès, qui lui a gagné sur parole huit cent mille livres. »

— Huit cent mille livres ! s’écrièrent la marquise et Marine.

« Tristan est désespéré. Il faut qu’il paye et il n’ose vous avouer sa perte. C’est donc moi, chère maman, qui me charge de vous annoncer ce malheur. Prenez sur mes biens, s’il le faut, pour acquitter au plus vite cette dette, car l’on dit à l’ambassade que l’honneur de notre maison s’y trouve engagé. Ce n’est pas que don Alvarès exige cette somme ; au contraire, il m’a dit avec beaucoup de courtoisie qu’il ne se souviendrait de la dette de mon frère que le jour où il aurait l’honneur de vous demander ma main, car il est décidé à aller bientôt à Paris. C’est un compte qu’il prétend régler avec vous, ajouta-t-il en souriant, et son sourire me rassura. Dans votre réponse vous m’enverrez, n’est-ce pas, le pardon de Tristan. Ne le faites par trop attendre, mais écrivez-nous, écrivez-nous !

« Léonore. »

— Où étais-je donc ? dit la marquise en éclatant ; je serais partie, je serais allée à Madrid. J’aurais vu ce don Alvarès. Ah ! je ne voudrais pas avoir la pensée que j’ai en ce moment sur cet Alvarès !

Et ta pensée à toi, Marine, quelle est-elle ?

Marine baissa la tête ; puis, la relevant avec un éclair de salut, elle dit :

— Mais quelqu’un veille auprès d’eux. Ces deux lettres d’une personne inconnue…

— Eh bien ! dis ! de qui crois-tu qu’elles sont ?

— N’est-ce pas leur père, n’est-ce pas ton mari qui te les aurait écrites ?

— Monsieur le marquis de Courtenay est mort depuis longtemps, murmura la marquise.

Encore cette lettre à lire, ajouta-t-elle, et nous n’aurons plus rien à savoir. Elle est de Tristan.

« Du courage, ma mère ! L’homme qui m’a gagné huit cent mille livres au jeu, ce don Alvarès vient d’enlever ma sœur Léonore pendant la nuit de la dernière fête. J’ai su trop tard qu’Alvarès n’était pas son nom, que son industrie était le jeu, et qu’il était méprisé à Madrid pour avoir déserté un jour de combat dans la dernière guerre des Espagnols et des Portugais. Je ne reparaîtrai devant vous, ma mère, qu’après avoir vengé l’honneur de ma sœur.

« Tristan. »

— Crois-tu qu’il y ait un Dieu ? dit la marquise en regardant Marine.

— Maman ! maman ! cria une voix qui fit frémir jusqu’à la moelle des os la marquise et Marine.

— Suis-je folle ?

— Non, c’est sa voix ; c’est la voix de ta fille !

Les deux femmes n’avaient pas la force de se mouvoir.

— La voix de ma fille !

— Maman ! maman !

— Léonore ! répondit la marquise sans pouvoir bouger. Ma fille ! ma fille ! ah ! ma fille !

Deux bouches se collèrent et ne parlèrent pas.

Le dragon rouge était adossé contre la porte et il regardait. Il attendait que ces deux statues se fussent disjointes.

La marquise ne l’aperçut que lorsqu’elle entendit sa voix.

— Madame la marquise, lui dit-il avec une ironie grave, j’ai obtenu ce que vous m’avez refusé.

La marquise pressait sa fille entre ses bras comme si celui qui lui parlait avait voulu la lui arracher

— Votre père, M. le comte de Canilly, a ruiné le mien, et j’ai repris sur vous huit cent mille livres dont l’honneur de votre fille me répond. Je les aurai.

Vous avez tué ma famille et j’entre dans la vôtre en épousant votre fille, qui est à moi.

— Jamais ! cria d’une voix étouffée la marquise.

— Vous ne pouvez plus me la refuser, reprit Raoul de Marescreux.

— Misérable !

— Vous ne pouvez plus me la refuser, vous dis-je. Il y a plus, c’est maintenant à vous à me l’offrir, madame la marquise. Vous ne voulez pas que je parle, n’est-ce pas ?

— Tu ne parleras pas ! s’écria une voix qui fit blanchir le visage de tous les acteurs de cette terrible scène.

Cette voix était celle du commandeur.

Il entra dans la chambre tel qu’il s’était montré autrefois au dragon rouge dans l’allée de Vincennes. Il tenait son pistolet à la main.

— Nos conditions étaient, dit-il à Raoul de Marescreux, qui recula contre le mur à la présence, à la voix, devant les pas de ce fantôme, nos conditions étaient « que celui qui aura essuyé le feu de l’adversaire pourra faire feu à son tour, quelle que soit la gravité de sa blessure, sans qu’il soit apporté aucun empêchement. Debout, assis, couché, il pourra tirer sur son adversaire. » Vous m’avez cru mort, je suis debout ; mon arme est encore chargée. C’est à moi de tirer.

Le commandeur appuya son pistolet sur le cœur de Raoul de Marescreux.

— Vous êtes plus qu’un lâche, lui dit-il encore ; vous êtes l’homme qui n’a eu qu’un duel.

Raoul de Marescreux reçut la balle dans le cœur ; il ne poussa pas même un cri en tombant.

— Mon ami, lui dit la marquise, qui n’avait plus la conscience de ce qu’elle voyait ni de ce qu’elle entendait, vous avez rendu la vie à la mère ; et elle ajouta, en mettant Léonore dans les bras du commandeur : Maintenant rendez l’honneur à la fille. Faites pour moi ce que je fis pour vous en épousant votre frère, sacrifiez-vous.

— Voulez-vous de moi pour votre femme, dit Léonore en relevant la tête.

— Et pour mon enfant, dit le commandeur.

Avant qu’ils ne sortissent tous de cette chambre où venait de se dénouer ce grand drame de famille, le commandeur se tourna vers Marine et lui dit : — Le prétendu moine qui imitait mon écriture, c’était moi.


fin.