Michel Lévy frères (p. 260-267).

xxvii

La figure de la marquise, en disant cela, prit une si extraordinaire expression d’épouvante que le marquis eut peur de lui apprendre la vérité.

— Mon frère ?… Mon frère est en fuite, bégaya-t-il.

— Ah !… il n’est pas mort, dit la marquise en respirant ; il n’est pas mort ! Vous comprenez, monsieur, la crainte que j’ai éprouvée en vous voyant revenir seul ; mes appréhensions… Vous avez été si long, si long à revenir… Ah ! il est en fuite !… Mais vous, s’interrompit la marquise, qui se ravisait un peu tard ; mais vous, monsieur le marquis, vous ne me dites pas ce qui vous est arrivé.

— La balle de mon adversaire a sillonné ma poitrine.

— Vous avez été blessé ?

— Fêlé peut-être, étant de porcelaine, comme vous savez.

— Il faut rentrer dans vos appartements, dit la marquise, anéantie par ces mille secousses, arrachée un instant, par un mensonge, à la plus cruelle des certitudes ; oui, vous allez vous retirer. On va courir chez votre médecin.

La marquise donna un ordre.

— Vous disiez que votre frère était en fuite, et vous savez sans doute où il est allé ?

— Non, dit le marquis, se souvenant à peine du mensonge qu’il venait de faire à sa femme, mais qui n’osait pas cependant se rétracter. Il eut assez de raison, quoique très-affaibli par les événements de la journée, pour comprendre qu’il devait corriger le plus possible la fausseté de ses paroles avant de les nier complétement.

— Il n’est pas mort, reprit-il, mais il doit passer quelque temps pour mort, afin d’échapper aux poursuites de la police. Ainsi, pour nous, il est mort.

— Oui, vous avez raison, monsieur le marquis. Mais, si on le poursuit, reprit à son tour la marquise, pourquoi seriez-vous plus que lui à l’abri des recherches, vous qui ne vous cachez pas ?

Le marquis ne sut que répondre.

Un instant le premier frisson ressenti par sa femme gela de nouveau le sang dans ses veines.

— Vous me questionnez beaucoup ; je suis si fatigué… si fatigué…

— C’est qu’il faudrait que vous vous cachassiez alors, redit la marquise impitoyablement. Je dois vous faire ces questions, m’inquiéter pour vous.

— Sans doute, sans doute, répliqua le marquis de Courtenay, sans avoir la plus faible conscience de ses réponses ; mais je ne crains rien, moi, absolument rien. Quand nous avons vu venir la maréchaussée, nous sommes tous montés en voiture, excepté mon frère le commandeur.

— Et vous l’avez laissé ! Pourquoi ne l’avoir pas attendu ?

— C’est que mon frère n’a pas pu nous suivre ; il était blessé, très-grièvement blessé… Je suis bien fatigué, madame la marquise.

— Blessé ! s’écria celle-ci en prenant le bras de son mari, qu’elle appuya sur le sien comme avec l’intention officieuse de l’accompagner jusqu’à son appartement. Blessé grièvement ! vous ne m’avez donc pas tout dit ?

— J’allais vous l’apprendre !… je croyais même vous l’avoir dit… Mais où me conduisez-vous ?

— Chez vous, dans vos appartements.

— Mais c’est le salon.

— Excusez-moi ; mais cette journée, cette journée m’a tellement troublée… Pourtant, si votre frère était blessé, reprit la marquise, il aura été pris, arrêté. Il est cruel, il est inconcevable, il est lâche de l’avoir laissé ainsi !

Le marquis se tut encore.

— Oh ! il ne me dit pas la vérité ; il ne me la dit pas ! pensa amèrement la marquise. Est-il blessé ? est-il pris ? est-il mort ? Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? qu’y a-t-il de faux ? Mais je vous demande, dit-elle d’un ton suppliant au marquis, au milieu de l’escalier qui conduisait à son appartement, comment votre frère aura-t-il pu échapper à la maréchaussée puisqu’il était blessé ?

— C’est que nous l’avons vu, répondit enfin le pauvre marquis, se diriger vers le couvent de Saint-Maur, et il y sera arrivé, à travers le taillis, bien avant que les soldats n’aient occupé le terrain où le combat venait d’avoir lieu.

— Mais vous me disiez tantôt que vous ne saviez de quel côté le commandeur avait pris la fuite ?

— Je vous ai dit cela ?… Mon Dieu ! mes idées sont si confuses…

— Il me ment ! oh ! il me ment ! pensa-t-elle. Que je sache au moins la vérité, monsieur le marquis ! Où est votre frère ? qu’est-il devenu ? que lui est-il arrivé ?

Quand elle adressa cette question au marquis, ils étaient parvenus au premier étage. À la porte de son appartement, le marquis, essoufflé de fatigue, s’assit sans mot dire sur la dernière marche, la tête pressée entre ses mains.

Ce silence signifie, pensa la marquise, que le commandeur est réellement en fuite. Le marquis voulait me cacher qu’il s’était réfugié au couvent de Saint-Maur : le lieu de sa retraite lui est échappé. Il est fâché de me l’avoir fait connaître ; il se repent de son indiscrétion, il a peur de la mienne.

— Allons, dit la marquise en le relevant, rassurez-vous ; j’ai tout deviné. Je sais tout.

— Puisque vous avez tout deviné, reprit le marquis en entrant dans sa chambre, la désolation sur tous les traits, pleurons ensemble la mort d’un frère si bon, si généreux, si noble. Oui, le commandeur de Courtenay est mort.

Maintenant j’en suis certaine, réfléchit la marquise : le commandeur, dont le marquis voulait me taire la retraite, est caché à Saint-Maur.

Le médecin, appelé, entrait dans l’appartement du marquis.

La marquise courut s’enfermer dans le sien, laissant la société du salon s’écouler peu à peu.

Il était près de minuit.

Rentrée chez elle, elle sonna et dit au domestique qui parut :

— Dites à Marine de venir ; je l’attends.

Non, je ne puis vivre ainsi jusqu’à demain, se dit-elle ; demain je serais folle. Il est blessé, il est caché ; le marquis ne m’a pas dit où il avait été blessé. Est-il vrai qu’il soit caché au couvent de Saint-Maur ? Que croire ? que faire ? Oh ! s’il avait été tué ! comme a fini par le dire le marquis. Tué ! ce n’est pas possible ! Pourquoi ne serait-ce pas possible ? Que d’obscurité dans ce que j’ai appris ! Cette obscurité me rassure ; mais je n’ai peut-être pas assez interrogé le marquis. Pouvais-je le questionner davantage ? fallait-il lui dire : « La vie de votre frère est ma vie ; s’il est mort, je mourrai. Parlez ! parlez ! dites ! est-il mort ? »

Marine entra ; l’expression de son visage disait assez qu’elle n’ignorait pas la funeste nouvelle répandue déjà dans toute la maison.

— Ah ! te voilà, Marine !

— Ma fille, je serais déjà montée te voir si je n’avais craint d’augmenter ton gros chagrin. Je n’ai pas le cœur content aussi… va…

— Tu m’aimes ?

— Demande-moi plutôt si la Seine passe à Saint-Cloud.

— Tu n’as pas peur ?

— Peur ! et de quoi ?

— Tu connais Vincennes ?

— Oui.

— Es-tu allée quelquefois à Saint-Maur ?

— Jamais.

— Alors, c’est impossible.

— Mais explique-toi, que je sache ce que tu veux.

— C’est impossible, répéta la marquise ; il fait si froid, si noir, et puis c’est si loin. Elle alla à la fenêtre, écarta les rideaux. Quel temps ! s’écria-t-elle.

— Mais, ma fille, encore une fois, dis-moi ce que tu veux. Je me jetterais au feu pour toi, tu le sais.

— Eh bien ! il faut sortir à l’instant, tout de suite. Il est plus de minuit. Mais je risque ta vie, chère Marine. N’y consens pas, je t’en prie, refuse. Non ! tu ne peux pas sortir, non !

— Si fait ! je sortirai ; je m’envelopperai dans mon manteau. Dans l’obscurité, on me prendra pour un homme. Est-ce que je crains un homme, moi ? Voyons, vite, où faut-il aller ? J’y serais déjà.

— Ne te l’ai-je pas dit ?

— Pas encore, ma pauvre enfant. Mais tu me désoles, tu t’embrouilles comme un écheveau dans ce que tu as à me dire.

— Eh bien ! Marine, tu vas sortir par la petite porte de l’hôtel ; personne ne te verra. Tu iras à pied jusqu’à Saint-Maur : c’est au milieu du bois de Vincennes. Tu te présenteras au couvent des Bénédictins. Tu sonneras ; à toute heure ces bons pères ouvrent leur porte.

— Et puis, demanda Marine, que ferai-je ?

— Tu sais ce qui est arrivé au commandeur ?

À ce nom Marine se mit à fondre en larmes, après avoir retenu jusque-là la douleur qui enfin se faisait jour.

— Je sais, je sais…, murmura la bonne créature, que le pauvre commandeur a été tué. Ils l’ont tué ! lui, si bon ! Oh ! je ne comprends plus rien au bon Dieu !

— Marine ! Marine ! dit la marquise, le commandeur n’est pas mort. On a fait courir ce bruit, j’en ai la certitude, afin que les gens du roi ne le recherchent pas.

Marine regarda avidement la marquise afin de s’assurer qu’elle n’avait pas perdu la raison en lui parlant ainsi, à elle, Marine qui avait entendu ce qu’avaient dit le marquis au retour du duel et les témoins du marquis et ceux du commandeur, trop bien d’accord entre eux sur la manière dont le commandeur avait été tué par Raoul de Marescreux.

— Non ! te dis-je, il n’est pas mort. Il s’est retiré au couvent de Saint-Maur. C’est un secret, un grand secret que je te confie, un secret que j’ai arraché moi-même au marquis il n’y a qu’un instant.

— Pauvre petite ! pensa Marine, qui n’eut pas seulement le courage de paraître au moins surprise de cette nouvelle, dont elle savait la déplorable fausseté.

— Voilà ce que j’attends de toi, ma bonne Marine.

— Parle.

— Tu vas te rendre au couvent de Saint-Maur, et tu demanderas à être introduite auprès du commandeur, à qui tu remettras ceci.

— Oh ! mon Dieu ! pensa Marine ; elle croit à sa folie. La douleur l’a rendue folle. Elle est folle !

— Mais le commandeur est mort, ma fille !

— Je te dis que non, moi !

Marine baissa la tête pour cacher les nouvelles larmes qu’elle sentait lui venir aux yeux. Elle comprit qu’il fallait tromper la marquise.

— Oui, dit-elle tristement, je dirai ce que tu voudras, je le verrai, je lui remettrai… Mais quoi ? demanda Marine. Tu ne me donnes rien. J’attends…

— Je perds la tête, en effet… tu as raison. Tiens ! dit la marquise en posant convulsivement sa main sur une feuille de papier, tiens ! Marine, voici ce que tu remettras au commandeur. La marquise n’écrivait pas. Elle parlait ; elle tremblait. Tu lui remettras ceci. Écoute, voilà ce que je lui écris. Enfin elle avait écrit ceci :

« Si vous vivez, un signe qui me l’apprenne ; si vous êtes mort… »

— Mais s’il est mort… s’écria douloureusement Marine, que veux-tu… ?

— Ah ! oui, dit la marquise, et elle effaça ce qu’il y avait après ces mots, qu’elle laissa : si vous êtes mort… Elle ajouta seulement : Toute à vous, Casimire. Porte ce billet au couvent de Saint-Maur, et reviens. Je ne me coucherai pas, je t’attendrai. Va ! bonne Marine ! dit la marquise en jetant ses deux bras au cou de Marine ; tu me rends là un service…

Et la paysanne et la grande dame mêlèrent leurs pleurs comme une mère et une fille le feraient dans un danger commun. Mais si la marquise pleura, c’était d’amour, c’était de doute, d’effroi, c’était de douleur ; Marine, c’était nettement de désespoir. Elle avait pleuré sur le commandeur, maintenant elle pleurait sur la marquise.

Marine sortit sans bruit de l’hôtel ; elle s’enfonça courageusement dans les humides ténèbres qui emplissaient les rues de Paris et s’étendaient sur la campagne.