Armand Collin et Cie (p. 240-250).

CHAPITRE XXI


LA VALLÉE DU DAIM BLANC


On va à la gloire par le palais, à la fortune par le marché, à la vertu par le désert.


Le jour doré tombait dans la profondeur de la vallée. Le soleil, triomphant des vapeurs matinales, les dispersait comme des plumes de cygne. Sur les pentes des montagnes humides et brillantes se répandaient d’onduleuses cascades, pareilles à des chevelures argentées par les ans. Les sommets qui déchirent les nuages paraissaient fumer lentement, et, au fond de la vallée, le lac qui les reflète était de cristal bleu.

Sur les plateaux des Montagnes Fleuries, au lieu de neige, blanchissent éternellement des camélias purs ; du haut en bas s’accrochent aux flancs des collines d’immenses touffes de magnolias, des badianes étoilées, des clématites, des pivoines arborescentes. Les amandiers en fleur, les pêchers, les abricotiers sauvages, le mûrier et les figuiers rampants s’enlacent ; ils forment un réseau inextricable et parfumé au-dessus duquel tournoient sans relâche des insectes bourdonnants, et volètent des oisillons sans nombre au plumage multicolore, aux perpétuelles roulades, qu’interrompt quelquefois un grognement rauque ou un long miaulement plein d’une tendresse dangereuse. Aux bords du lac, des tiges de bambou, minces, espacées, s’élèvent directes. Quelques saules au pâle feuillage se tordent ou se penchent. Parfois une tortue qui nage lentement écarte les nélumbos en fleur, tandis qu’un oiseau aux pattes grêles traverse l’eau et jette un cri.

Les Montagnes Fleuries sont d’ordinaire désertes, et la Vallée du Daim Blanc est une vallée de solitude. Les jours sont rares où un pieux voyageur, venant du Hou-Pé ou du Ho-Nan, monté sur un buffle qu’il dirige du bout d’un rameau symbolique, suit le sentier à demi effacé qui s’enroule autour du mont et descend dans la vallée jalouse. Aucun bruit humain ne se mêle au chaud bourdonnement, épars dans la lumière, qui vient des arbres, des cascades, des fleurs, des papillons.

Cependant le premier jour de la cinquième Lune, une clameur inaccoutumée, qui roulait de sommets en sommets et de ravins en ravins, fit ouvrir l’œil aux tigres somnolents et gronder les ours noirs. C’était une rumeur confuse de musique, de cris, de hennissements, de galops entrecoupés. Par instants, un chevreuil épouvanté s’élançait d’une broussaille et bondissait dans la vallée, des renards et des onces fuyaient par groupes, des faisans superbes et des paons s’envolaient lourdement.

Tout à coup, au milieu d’abois aigus, un loup descendit la pente d’une colline, poursuivi par une troupe de grands chiens au corps bleu, à la queue touffue, à la tête ornée d’une aigrette de poils. Au même moment parurent au faite de la côte des cavaliers pompeusement vêtus ; et l’un d’eux, plus superbe que les autres, portait sur un poing un immense oiseau de proie.

Les cavaliers s’arrêtèrent et suivirent du regard le loup et les chiens. Furieuse, les yeux sanglants, la bête sauvage s’était retournée et tenait tête aux bêtes domestiques, qui formaient autour d’elle un cercle hurlant. Ses crocs blancs infligeaient de cruelles morsures. Par moments elle s’élançait et arrachait un lambeau de chair à ses ennemis, qui s’éloignèrent successivement, poussant des cris de détresse.

Alors, du haut de la colline on rappela les chiens, et le grand cavalier lâcha son oiseau.

L’épervier étendit ses larges ailes et se précipita vers le loup qui fuyait : il plana au-dessus de lui et longtemps le vol furieux suivit la course épouvantée. Puis, brusquement, l’oiseau s’abattit et serra la gorge du quadrupède dans ses serres formidables. Une lutte terrible s’engagea. Le grand cavalier, ému, se penchait sur le cou de son cheval et regardait attentivement : l’épervier couvrait entièrement son ennemi de ses ailes qu’on voyait battre de temps en temps ; on entendait les aboiements suprêmes et les convulsions du loup faisant tressauter l’oiseau ; enfin, celui-ci leva sa tête fière, referma ses ailes, et se tint immobile. Alors, les cavaliers, faisant éclater les flûtes, les tcha-kias et les sangs, descendirent la colline et se réunirent autour du cadavre du loup. On appela l’oiseau, qui revint se poser sur le poing de son maître, et tous les chasseurs, descendus de cheval, se couchèrent sur les fleurs, au bord du lac, pour se reposer et pour boire.

— Allons ! dit le grand cavalier, qu’on donne à manger à mon épervier ! Il a bien gagné sa nourriture. Si tous les Chinois de mon empire accomplissaient leurs devoirs comme ce noble oiseau accomplit le sien, la cangue et le bambou deviendraient superflus.

— En effet, magnanime seigneur, répondit un mandarin à globule rouge, bien peu d’hommes valent ton oiseau favori.

L’empereur remit l’animal à deux fauconniers qui s’approchèrent, puis il regarda autour de lui le paysage.

— La ravissante vallée ! dit-il ; quelles rougeoyantes collines ! Elles méritent bien leur nom de Montagnes Fleuries, car ici le sol est un parterre brillant, le vent un parfum, le son une musique. Qu’il serait doux de vivre en ces lieux, exempt de soucis et d’attachement, car Lao-Tze a dit : « La perfection consiste à être sans passions pour mieux contempler l’harmonie de l’univers. »

Et Kang-Shi, rêveur, s’éloigna lentement de ses mandarins, cueillant çà et là une pivoine et roulant dans son esprit des rythmes poétiques.

Il se trouva bientôt seul et s’assit près d’un ruisseau, le sourire aux lèvres, l’âme bienveillante ; il ne songeait plus à son empire ni à sa gloire ; il se sentait libre et enveloppé par la nature, et tout bas il récitait des vers champêtres.

Il entendit un petit bruit doux, furtif, hésitant ; il tourna la tête et vit un daim, blanc comme le jade, qui, tenant en l’air une de ses fines pattes, le regardait avec de grands yeux clairs.

— Oh ! l’adorable bête ! s’écria-t-il, ne remuant pas de peur de l’effrayer. N’est-elle pas le Génie de la vallée ? En la voyant, j’ai pensé à la douce impératrice.

Le daim, faisant rouler quelques pierres sous ses pieds, s’approcha du ruisseau et le franchit d’un bond léger.

— Ah ! il s’en va, dit Kang-Shi attristé.

Mais le daim, sur l’autre rive, se retourna, et, penchant le cou vers l’eau, y trempa son mufle couleur de neige. L’eau refléta sa jolie tête et ses minces pattes de devant.

— Je comprends, dit l’empereur, il voulait boire ; par prudence, il a mis le ruisseau entre nous deux.

Et il continua d’admirer les coquets mouvements de la bête blanche. Mais, depuis quelques instants, derrière elle une grande broussaille, d’où jaillissaient par places des morceaux de rochers noirs, s’agitait tumultueusement avec un bruit étrange. Un ours en sortit, cassant les branches, et, lentement, en balançant la tête d’un air horriblement caressant, s’approcha du svelte animal, qui continuait à boire, paisible. Kang-Shi se leva d’un bond, et prenant son élan, sauta sur l’autre rive. L’ours avait déjà saisi le daim. Il s’était couché sur le dos et avant de le tuer, s’amusait à le rouler entre ses pattes sans lui faire aucun mal. L’empereur tira les deux sabres croisés derrière son dos et s’avança. L’ours renversa la tête et, ouvrant sa large gueule, regarda Kang-Shi d’un air doux.

— Attends ! traître, dit l’empereur, tu as l’air de rire et de te moquer de moi, mais tout à l’heure tu mugiras de douleur.

Il le frappa d’un coup de sabre faiblement et avec précaution, craignant de blesser le daim. L’ours devina un adversaire dangereux, lâcha sa proie et se remit sur ses jambes, tandis que le daim fuyait rapidement.

— Très bien ! dit Kang-Shi. À présent, à nous deux.

Et, placé en face de l’ours, il faisait de grands gestes terribles. L’animal s’était assis sur son derrière et balançait sa tête, la gueule entr’ouverte. L’empereur se jeta sur lui et lui enfonça ses deux sabres dans la poitrine ; l’ours, furieux de douleur, le saisit entre ses lourdes pattes et lui fit sentir ses griffes dans les épaules ; puis, d’un mouvement brusque, attira son adversaire et le serra à l’étouffer contre ses poils souples. Kang-Shi se vit inondé du sang de la bête, et ses nobles narines étaient offensées par une odeur violente et fauve. Alors, d’un effort irrésistible, il se dégagea et enfonça un sabre dans la gorge de l’ours, qui tomba sur le dos et ne remua plus.

— Mais, dit l’empereur haletant et souillé, pendant que je tuais l’ours, le joli daim blanc s’est enfui.

Il se trompait. En promenant ses regards autour de lui, il le vit à mi-chemin de la colline, furtif, aux grands yeux ouverts.

— Ah ! dit-il en s’élançant à sa poursuite, j’ai risqué ma précieuse vie pour sauver la tienne ; je veux au moins te conquérir et t’amener avec moi.

Le daim parut d’abord voir venir l’empereur sans inquiétude ; mais lorsqu’il le jugea un peu trop proche, sans doute, il bondit soudain en avant, puis à peu de distance, il s’arrêta encore. Kang-Shi continua à courir. Toujours le charmant animal feignait de vouloir se laisser prendre et s’enfuyait subitement ; mais, tout à coup, sans que le sentier eût tourné, le daim blanc disparut.

— C’était décidément le Génie de la vallée ! dit l’empereur en s’arrêtant.

Comme il achevait cette phrase, la petite bête blanche avança la tête hors d’une grotte naturelle ouverte sur le chemin.

— Ah ! s’écria le Fils du ciel, tu es rentré dans ta demeure, tu ne m’échapperas plus.

Mais lorsqu’il mit le pied sur le seuil de la grotte il se trouva en face d’un Solitaire grave et serein, qui s’inclina devant lui.

Ce sage, ce philosophe, ce disciple de Kong-Fou-Tze et de Lao-Tze, portait une ample et longue robe déchiquetée et sale, de coton jaunâtre, aux larges manches plus longues que les bras, et serrée à la taille par une corde noire. Il avait la tête et les pieds nus. Il s’appuyait sur un long rameau tortueux. Sa bouche était douce, son front était plein de pensées, ses petits yeux bridés, sans cils, jetaient un éclat tranquille. Il avait le crâne entièrement rasé. Il portait une barbe blanche, mince et pointue sous le menton et une longue touffe de poils à chaque joue.

— Salut ! noble Kang-Shi ! dit-il ; salut, magnanime empereur !

— Ô grand Sage, ta science a deviné mon nom ! dit le Fils du Ciel en saluant avec respect.

— Je ne sais pas seulement ton nom, dit le philosophe, je sais aussi que ton cœur est le plus compatissant et le meilleur de tous les cœurs de l’empire. Je sais pourquoi tes habits sont souillés, et pourquoi ton dos saigne. Je te rends grâce de m’avoir conservé cet animal ; car on peut se passer des hommes mais on a besoin d’un ami.

Le daim blanc vint mettre son mufle doux dans la main de l’empereur.

— Oui, tu as là un précieux compagnon, dit Kang-Shi en caressant les poils lisses de la bête.

— Entre dans mon humble grotte, dit le Sage, tu m’écouteras pendant quelques instants ; si le hasard t’a conduit vers moi, c’est parce que j’avais de grandes choses à te révéler.

L’empereur suivit le philosophe et entra dans la caverne. Il jeta les yeux autour de lui. L’habitation du Solitaire était d’une simplicité complète : un amas de feuilles sèches formait le lit, deux rochers étaient le siège et la table ; pour tout ustensile, une écuelle de porcelaine ébréchée ; mais les parois de rochers lisses étaient creusées de ces maximes célèbres :


Le Ciel n’a pas de parents, il traite également tous les hommes.

Le sage fait le bien comme il respire ; c’est sa vie.

Qui trouve du plaisir dans le vice et de la peine dans la vertu est encore novice dans l’un et dans l’autre.

Accueillez vos pensées comme des hôtes, et traitez vos désirs comme des enfants.


— Écoute, dit le philosophe, lorsque Kang-Shi se fut assis sur une pierre. L’erreur n’a qu’un temps ; mais quelquefois lorsqu’elle se dissipe, il est trop tard pour réparer les maux qu’elle a causés. Pendant que tu chasses joyeusement dans la Vallée du Daim Blanc, ton empire s’écroule.

— Que dis-tu ? s’écria Kang-Shi en se levant.

— Je dis, reprit le Solitaire, que tes mandarins te trompent en te disant que la Patrie du Milieu est calme. Si tu passais trois jours à la chasse comme tu l’as décidé, tu trouverais à ton retour un usurpateur assis sur ton trône.

— Oh ! les traîtres maudits ! s’écria l’empereur.

— Pendant que tu étais calme et ignorant dans ton palais, une armée formidable marchait vers ta capitale, prenant les villes sur sa route, tuant, saccageant, pillant, et son chef, orgueilleux de ses succès, comme s’il eût ignoré que la victoire n’est que la lueur d’un incendie, se disait empereur et obscurcissait ta gloire.

— Mais où est-il ? Que fait-il à présent, cet homme ? il est temps encore de l’écraser.

— Son armée compte deux cent mille hommes ; elle marche vers Pei-King.

— Pei-King est inexpugnable ! s’écria Kang-Shi. La plus grande tranquillité y règne, et ses habitants me sont dévoués et m’honorent.

— Ce matin, lorsque tu es sorti en grande pompe, dit le Sage, tous les habitants sont rentrés dans leurs maisons, selon le rite, afin de ne pas s’aveugler à ta splendeur, et tu as traversé des rues désertes. C’est pourquoi tu dis : « La ville est tranquille ! » Mais si tu y retournais à présent, seul et dépouillé de ton appareil superbe, tu entendrais gronder l’émeute, tu verrais bouillonner la foule, et tu ne dirais plus : « Ces hommes me sont dévoués et m’honorent. »

— Mais toi qui sais tout, demanda Kang-Shi consterné, ne peux-tu me dire ce que me réserve l’avenir ?

— Je ne le puis, dit le Solitaire ; l’avenir est obscur devant mes yeux. Les Pou-Sahs enveloppent le rebelle de leur dangereuse protection.

— Allons ! dit Kang-Shi, cette cruelle nouvelle a un instant troublé mon cœur ; mais je reprends courage et confiance. Tant que je vivrai l’Empire sera à moi ; s’il doit m’être ravi on me tuera sur mon trône, au milieu de ma gloire

— Va donc, mon fils, dit le philosophe ; mais revêts un humble costume pour rentrer dans ta capitale, car déjà, dans ton apparat impérial, tu ne pourrais peut-être plus passer.

— Peux-tu me prêter une robe ? dit-il.

— Oui, j’ai une très vieille robe qui te rendra méconnaissable.

— Plus vieille que la tienne ? demanda Kang-Shi, inquiet.

— Oui, encore plus vieille, répondit sévèrement le Solitaire.

— Tu me feras honneur en me la donnant, dit l’empereur repentant.

Kang-Shi, sur ses habits somptueux et souillés de sang, jeta une loque informe, grise, fétide, que lui tendait le philosophe.

— Prends aussi ce bâton pour t’aider à marcher, dit le Sage en lui présentant une branche de cèdre, car le chemin est long.

— Merci et adieu, grand Solitaire ! Dans la victoire comme dans la défaite je ne t’oublierai jamais.

— Marche vite, mon fils, et que la divine Raison te conduise et t’éclaire.

L’empereur s’éloigna, et après quelques pas tourna la tête pour saluer encore ; il vit le Solitaire debout, à l’entrée de la grotte, une main sur la tête de son daim blanc. Tous deux, avec douceur, le regardaient partir.