Armand Collin et Cie (p. 235-239).

CHAPITRE XX


LES BEAUX CHEMINS NE VONT PAS LOIN


Sur un trône d’or neuf, le Fils du Ciel, éblouissant de pierreries, est assis au milieu des mandarins ; il semble un soleil environné d’étoiles.

Les mandarins parlent gravement de graves choses, mais la pensée de l’Empereur s’est enfuie par la fenêtre ouverte.

Dans son pavillon de porcelaine, comme une fleur éclatante entourée de feuillage, l’impératrice est assise au milieu de ses femmes.

Elle songe que son bien-aimé demeure trop longtemps au conseil, et, avec ennui, elle agite son éventail.

Une bouffée de parfum caresse le visage de l’empereur.

« Ma bien-aimée, d’un coup de son éventail, m’envoie le parfum de sa bouche. » Et l’empereur, tout rayonnant de pierreries, marche vers le pavillon de porcelaine, laissant se regarder en silence les mandarins étonnés.


Au moment où le premier soleil levant de la cinquième lune dorait les ruines fumantes de Sian-Hoa, le nouveau Chef des Eunuques pénétra, comme d’habitude, dans la Chambre Sereine de l’empereur Kang-Shi. Ayant dans sa main droite une horloge à eau, il s’approcha du lit impérial et réveilla le maître.

— C’est aujourd’hui le premier jour de la lune dit le Fils du Ciel, en s’appuyant sur un coude. Le soleil lance quelques rayons à travers les coquillages des fenêtres ; le ciel sans doute est pur, l’air frais, la route sèche ; il serait doux de courir aux bords des lacs sur un jeune cheval de Tartarie !

— Il faut contenter ses désirs, dit l’eunuque, lorsqu’ils ne font tort à personne.

— Oui, dit Kang-Shi ; mais l’empereur, qui est le père et la mère d’un grand enfant plein de caprices et de colères injustes, ne s’éloigne jamais sans avoir le cœur troublé par de vives inquiétudes.

— Le grand enfant dort à cette heure, dit l’eunuque, en présentant à l’empereur une infusion des premières pousses de thé à l’arôme exquis et printanier.

Le Fils du Ciel reçut la tasse et soupira.

— Comment se trouve à présent mon quatrième fils, le prince Ling, dont le cœur est déchiré par un chagrin inconnu ? dit-il douloureusement.

L’eunuque, après avoir hésité un instant, répondit :

— Que ton noble esprit soit en repos ; le glorieux prince, depuis hier, a recouvré toute sa joie ; il chante sans cesse et rit de tout son cœur.

— Mon thé me semble plus parfumé que les lèvres de l’impératrice ! s’écria Kang-Shi tout joyeux. Je redoutais secrètement que mon fils, malgré la surveillance dont il est l’objet, ne fit abus de l’exécrable opium pour endormir son chagrin cuisant. Mais puisqu’il rit et puisqu’il chante, mon cœur reprend sa sérénité.

L’empereur, qui, en parlant ainsi, s’était levé et revêtu de somptueuses robes, entra avec majesté dans une chambre où l’attendaient déjà, prosternés, les mandarins de service. Il reçut les mémoires des autorités supérieures de Pei-King et les rapports envoyés par les gouverneurs de provinces ; il les lut tous avec attention, faisant de temps en temps au papier une marque du bout d’un de ses longs ongles.

— Tous ces rapports sont rassurants, dit-il aux mandarins qui l’entouraient ; ils annoncent que l’Empire pacifique est florissant. Mais on avait parlé d’insurrection et de soulèvements en de lointaines provinces ?

— Il est vrai, Maître du monde, mais ces insurrections insignifiantes ont été promptement étouffées.

— Et la secte du Lys Bleu ? je la croyais assez dangereuse.

— Dangereuse, Souverain Unique ? dangereuse comme une fourmi qui veut escalader le ciel. D’ailleurs, depuis l’incendie de la Pagode de Koan-In, c’est-à-dire depuis plus de dix lunes, elle n’existe plus.

— Et ce fou, ce rebelle qui avait eu l’audace de se faire proclamer empereur ?

— Est-ce qu’une telle audace peut exister, ô gloire unique ? Cet homme n’est-il pas le héros d’une fable ? Mais s’il a jamais été vivant, il doit être mort.

— Cependant le bruit courait, il y a peu de mois, que le rebelle, à la tête d’une armée de voleurs, avait mis le siège devant Hang-Tcheou, dans le Tche-Kiang ?

— Ô unique Sublimité ! comment cela se pourrait-il ? D’ailleurs si cela, seul un instant, a été, le gouverneur du Tche-Kiang a dû chasser les rebelles comme l’eût fait de son souffle le Dragon lui-même.

— Et le poète Ko-Li-Tsin qui avait réussi à s’évader de la prison où il attendait une mort méritée ?

— Il a été bientôt ramené dans le cachot où ta clémence le laisse vivre, ô Pacifique !

— Ainsi, dit Kang-Shi glorieux, l’Empire est tranquille et satisfait ?

— Comment, sous ta miséricorde et sous ta justice, ne serait-il pas satisfait ?

— Sans manquer à mes devoirs de père et de mère du peuple, je puis aller chasser pendant quelques journées dans les Montagnes Fleuries ?

— Maître du Ciel, tu peux t’absenter sans inconvénient.

— C’est bien, dit Kang-Shi ; je partirai dans une heure.

Alors il commanda au Chef des Eunuques de faire tout préparer pour le départ ; puis joyeux en pensant qu’il allait se livrer à sa noble passion pour la chasse, il sortit du palais le visage rayonnant, descendit les escaliers d’albâtre, et, se faisant précéder de trois eunuques qui portaient des pierreries, il se dirigea vers le pavillon de l’impératrice, afin de lui dire un tendre adieu et de puiser dans le doux aspect de sa bien-aimée une heureuse influence pour son voyage.