Le Dossier n° 113/Chapitre 17

E. Dentu (p. 311-330).


XVII


Ce n’est pas sans d’effroyables déchirements que madame Fauvel s’était résignée à se soumettre aux volontés de l’impitoyable marquis de Clameran.

Tous les moyens qu’elle croyait propres à l’attendrir, elle les avait épuisés. Il l’avait vue sans un tressaillement se traîner à ses pieds. Ni les larmes ni les prières ne pouvaient remuer cette âme de boue.

Désespérée, elle était allée demander secours à son fils.

Raoul, en l’écoutant, avait paru transporté d’indignation, et il l’avait quittée pour courir, disait-il, arracher des excuses au misérable qui faisait pleurer sa mère.

Mais il avait trop présumé de ses forces. Bientôt il était revenu, l’œil morne, la tête basse, les traits contractés par la rage de l’impuissance, déclarant qu’il fallait se rendre, consentir, céder.

C’est alors que la pauvre femme put sonder la profondeur de l’abîme où on l’entraînait. Elle eut en ce moment comme un pressentiment des ténébreuses machinations dont elle serait la victime.

Voilà où la conduisait une faute, moins qu’une faute, une imprudence, un rendez-vous accordé à Gaston. Depuis, elle se débattait en vain contre l’implacable logique des événements. Elle avait passé sa vie à lutter contre le passé, et maintenant, il l’écrasait.

Quel horrible serrement de cœur, lorsqu’il lui fallut montrer l’œuvre du faussaire, la lettre de Saint-Remy, lorsqu’elle annonça à son mari qu’elle attendait un de ses neveux, un tout jeune homme, très-riche !

Et quel supplice, le soir où elle présenta Raoul à tous les siens.

C’est d’ailleurs le sourire aux lèvres, que le banquier accueillit ce neveu dont il n’avait jamais entendu parler, et qu’il lui tendit sa main loyale.

— Parbleu ! lui avait-il dit, quand on est jeune et riche, on doit préférer Paris à Saint-Remy.

Au moins Raoul prit-il à tâche de se montrer digne de cet accueil cordial. Si l’éducation première, cette éducation que la famille seule peut donner, lui faisait défaut, il était impossible de s’en apercevoir. Avec un tact bien supérieur à son âge, il sut assez démêler les caractères de tous les gens qui l’entouraient pour plaire à chacun d’eux.

Il n’était pas arrivé depuis huit jours qu’il avait su capter les très-bonnes grâces de M. Fauvel, qu’il s’était concilié Abel et Lucien, et qu’il avait absolument séduit Prosper Bertomy, le caissier de la maison, qui passait alors toutes ses soirées chez son patron.

Forcée de rendre justice à l’habileté de Raoul, retrouvant un calme relatif après les plus désolantes appréhensions, Mme  Fauvel s’applaudissait presque d’avoir obéi au marquis et se reprenait à espérer.

Hélas ! elle se réjouissait trop tôt.

Depuis que Raoul, grâce aux relations de ses cousins, se trouvait lancé dans un monde de jeunes gens riches, loin de se réformer, il menait une vie de plus en plus dissipée. Il jouait, il soupait ; il se montrait aux courses, et l’argent, entre ses mains prodigues, glissait comme du sable.

Cet étourdi, d’une délicatesse susceptible jusqu’au ridicule, dans les commencements, qui ne voulait de sa mère qu’un peu d’affection, ne cessait maintenant de la harceler d’incessantes demandes.

Elle avait donné avec joie, d’abord, sans compter, mais elle ne tarda pas à s’apercevoir que sa générosité, si elle n’y mettait ordre, serait sa perte.

Cette femme si riche, dont les diamants étaient cités, qui avait un des beaux attelages de Paris, connut, de la misère, ce qu’elle a de plus poignant : l’impérieuse nécessité de se refuser aux fantaisies de l’être aimé.

Jamais son mari n’avait eu l’idée de compter avec elle. Dès le lendemain de son mariage, il lui avait remis la clé du secrétaire, et depuis, librement, sans contrôle, elle prenait ce qu’elle jugeait nécessaire, tant pour le train considérable de la maison, que pour ses dépenses personnelles.

Mais, précisément parce qu’elle avait toujours été modeste dans ses goûts, au point que son mari l’en plaisantait, précisément parce qu’elle avait administré l’intérieur avec une sagesse extrême, elle ne pouvait disposer tout à coup de sommes assez fortes sans s’exposer à des questions inquiétantes.

Certes, M. Fauvel, le plus généreux des millionnaires, était homme à se réjouir de voir sa femme faire quelques grosses folies ; mais les folies s’expliquent, on en retrouve les traces.

Un hasard pouvait faire reconnaître au banquier l’étonnant accroissement des dépenses de la maison ; que lui répondre s’il en demandait les causes.

Et Raoul en trois mois avait dissipé une petite fortune. N’avait-il pas fallu l’installer, lui donner un joli intérieur de garçon ? Tout lui manquait, autant qu’à un naufragé. Il avait voulu un cheval, un coupé, comment les lui refuser ?

Puis c’était chaque jour quelque fantaisie nouvelle.

Si parfois Mme  Fauvel hasardait une remontrance, la physionomie de Raoul prenait aussitôt une expression désolée, et ses beaux yeux s’emplissaient de larmes.

— C’est vrai, répondait-il, je suis un enfant, un pauvre fou, j’abuse. J’oublie que je suis le fils de Valentine pauvre, et non de la riche Mme  Fauvel.

Son repentir avait des accents qui perçaient le cœur de la pauvre mère. Il avait tant souffert autrefois ! Si bien, qu’à la fin, c’était elle qui le consolait et qui l’excusait.

D’ailleurs, elle avait cru s’apercevoir, non sans effroi, qu’il était jaloux d’Abel et de Lucien — ses frères après tout.

— Ceux-là, disait-il, ceux-là sont heureux qui sont entrés dans la vie par la porte d’or. Rien ne leur manque, ni les tendresses de la famille, ni la considération du monde ; l’avenir est à eux.

— Mais que te manque-t-il, malheureux enfant ? demandait Mme  Fauvel désespérée.

— À moi ? Rien en apparence, tout en réalité. Ai-je quelque chose à moi, légitimement ? Quels sont mes droits à tes caresses, au bien-être que tu me donnes, au nom que je porte ? N’ai-je pas volé, pour ainsi dire, jusqu’à ma vie !

En ces moments, pour que Raoul n’eût rien à envier à ses deux fils, elle était prête à tout.

Au moins voulut-elle avoir une compensation. Le printemps approchait ; elle pria Raoul de s’établir à la campagne près de la propriété qu’elle avait à Saint-Germain. Elle s’attendait à des objections ; point. Cette proposition sembla lui plaire, et peu après il lui annonça qu’il venait de louer une bicoque au Vésinet et qu’il y allait faire porter son mobilier.

— Ainsi, mère, dit-il, je serai plus près de toi. Quel bon été nous allons passer !

Elle se réjouit, surtout de ce que les dépenses de l’enfant prodigue probablement diminueraient. Et, vraiment, elle était si bien à bout, qu’un soir, comme il dînait en famille, elle osa, devant tout le monde, lui adresser, — oh ! bien doucement, — quelques observations.

Il était allé, la veille, aux courses, il avait parié et perdu deux mille francs.

— Bast ! fit M. Fauvel avec l’insouciance d’un homme qui a ses coffres pleins, maman Lagors payera ; les mamans ont été créées et mises au monde pour payer.

Et, ne pouvant s’apercevoir de l’impression que produisaient ces simples paroles sur sa femme, devenue plus blanche que sa collerette, il ajouta :

— Ne t’inquiète pas, va, mon garçon, quand tu auras besoin d’argent, viens me trouver, je t’en prêterai.

Que pouvait objecter Mme  Fauvel ? N’avait-elle pas annoncé, selon les volontés de Clameran, que Raoul était très-riche ?

Pourquoi l’avait-on contrainte de mentir inutilement ? Elle eut comme une rapide intuition du piége où elle était prise, mais il n’était plus temps d’y revenir.

D’ailleurs, les paroles du banquier n’étaient pas tombées dans l’eau. À la fin de cette semaine, Raoul alla trouver son oncle dans son cabinet, et carrément il lui emprunta 10,000 francs.

Informée de cette incroyable audace, Mme  Fauvel se tordait les mains de désespoir.

— Mais que fait-il, mon Dieu ! de tant d’argent, s’écriait-elle.

Depuis assez longtemps, on ne voyait plus guère Clameran à l’hôtel du banquier ; Mme  Fauvel se décida à lui écrire pour lui demander une entrevue.

Elle espérait que cet homme énergique, ayant un sentiment si vif de son devoir de tuteur, ferait tout au monde pour retenir Raoul et y réussirait.

Quand il apprit ce qui se passait, ce qu’il ignorait absolument, déclara-t-il, le marquis parut bien autrement inquiet, bien plus irrité surtout que Mme  Fauvel.

Il y eut entre Raoul et lui une scène de la dernière violence.

Mais les défiances de Mme  Fauvel étaient éveillées, elle observa, et il lui sembla — était-ce possible ! — que leur colère était simulée, et que, pendant qu’ils échangeaient les paroles les plus amères et même des menaces, leurs yeux riaient.

Elle n’osa rien dire, mais ce doute, pénétrant dans son esprit comme une goutte de ces poisons subtils qui désorganisent tout ce qu’ils touchent, ajouta de nouvelles douleurs à un supplice presque intolérable.

Cependant elle ne songeait pas à s’en prendre à Raoul. Ce fils, elle l’aimait toujours follement, et c’est le marquis qu’elle accusait d’abuser de la faiblesse ou de l’inexpérience de son neveu.

Elle se disait que, tombée à la discrétion d’un tel homme, elle devait s’attendre aux pires exigences ; puis elle s’efforça en vain de pénétrer son but.

Lui-même bientôt le lui apprit.

Après s’être plaint de Raoul plus amèrement que de coutume, après avoir montré à Mme  Fauvel l’abîme creusé sous ses pieds, le marquis déclara qu’il n’apercevait qu’un moyen de prévenir une catastrophe :

C’était que lui, Clameran, il épousât Madeleine.

Il y avait longtemps que Mme  Fauvel était préparée à toutes les tentatives d’une cupidité dont elle s’apercevait enfin.

Mais si elle renonçait à toute espérance de bonheur pour elle-même, si elle consentait au sacrifice de sa vie, c’est qu’elle comptait, à force d’abnégation et de courage, assurer la sécurité des siens compromise par sa faute.

La déclaration inattendue de Clameran l’atteignait dans le vif de ce qu’après tant de crises elle gardait encore de sensibilité.

— Et vous avez pu croire, monsieur, s’écria-t-elle indignée, que je prêterais les mains à vos odieuses combinaisons.

D’un signe de tête, le marquis répondit :

— Oui.

— À quelle femme, donc, pensez-vous vous adresser ? Ah ! certes, j’ai été bien coupable autrefois ; mais la punition, à la fin, passe la faute. Est-ce à vous de me faire si cruellement repentir de mon imprudence ! Tant qu’il s’est agi de moi seule, vous m’avez trouvée faible, craintive, lâche ; aujourd’hui vous vous adressez aux miens, je me révolte !…

— Serait-ce donc, madame, un bien grand malheur pour Mlle  Madeleine de devenir marquise de Clameran ?

— Ma nièce, monsieur, a choisi librement et de son plein gré son mari. Elle aime M. Prosper Bertomy.

Le marquis haussa dédaigneusement les épaules.

— Amourette de pensionnaire, dit-il ; elle l’oubliera quand vous le voudrez.

— Je ne le veux pas.

— Pardon !… reprit Clameran de cette voix basse et voilée d’un homme irrité qui s’efforce de se contenir, ne perdons pas notre temps en discussions oiseuses. Toujours, jusqu’ici, vous avez commencé par protester et vous vous êtes ensuite rendue à l’excellence de mes arguments. Cette fois encore, vous me ferez la grâce de céder.

— Non, répondit fermement Mme  Fauvel, non !

Il ne daigna pas relever l’interruption.

— Si je tiens essentiellement à ce mariage, poursuivit-il, c’est qu’il doit rétablir vos affaires et les nôtres, fort compromises en ce moment. L’argent dont vous disposez ne peut suffire aux prodigalités de Raoul, vous devez vous en être aperçue. Un moment viendra où vous n’aurez plus rien à lui donner et où il vous sera impossible de cacher à votre mari vos emprunts forcés à la caisse du ménage. Qu’arrivera-t-il ce jour-là ?

Mme  Fauvel frissonna. Le jour dont parlait le marquis, elle l’entrevoyait dans un avenir prochain.

Lui, cependant, continuait.

— C’est alors que vous rendrez justice à ma prévoyante sagesse et à mes intentions. Mlle  Madeleine est riche, sa dot me permettra de combler le déficit et de vous sauver.

— J’aime mieux être perdue que sauvée par de tels moyens.

— Mais moi, je ne souffrirai pas que vous compromettiez notre sort à tous. Nous sommes associés pour une œuvre commune, madame, ne l’oubliez pas : l’avenir de Raoul.

Elle lui jeta, sur ces mots, un regard si perspicace que son impudence en fut troublée.

— Cessez d’insister, fit-elle en même temps, mon parti est irrévocablement pris.

— Votre parti ?

— Oui. Je suis résolue à tout, à tout, entendez-moi bien, pour me soustraire à vos honteuses obsessions. Oh ! quittez cet air ironique ! J’irai, si vous m’y contraignez, me jeter aux pieds de M. Fauvel et je lui dirai tout. Il m’aime, il saura tout ce que j’ai souffert, il me pardonnera.

— Croyez-vous ? demanda Clameran d’un air railleur.

— Que voulez-vous dire ? Qu’il sera impitoyable, qu’il me chassera comme une malheureuse que je suis ? Soit ; je l’aurai mérité. Après les tourments affreux dont vous m’accablez, il n’en est pas dont la perspective puisse m’effrayer.

Cette résistance inconcevable dérangeait à tel point les projets du marquis que, exaspéré, il cessa de se contraindre.

Le masque de l’homme du monde tomba, le coquin apparut, révoltant de cynisme. Sa figure prit la plus menaçante expression, sa voix devint brutale.

— Ah ! vraiment ! reprit-il, vous êtes décidée à vous confesser à M. Fauvel ! Fameuse idée ! Il est dommage qu’elle vous vienne un peu tard. Avouant tout, le jour où je vous suis apparu, vous aviez des chances de salut : votre mari pouvait pardonner une faute lointaine rachetée par vingt années d’une conduite sans reproche. Car vous avez été fidèle épouse, madame, et bonne mère. Seulement, songez-vous à ce que dira le cher homme quand vous lui apprendrez que le prétendu neveu que vous faites asseoir à sa table, qui lui emprunte de l’argent, est le fruit de vos premières amours ? Si excellent que soit le caractère de M. Fauvel, je doute qu’il accepte comme bonne cette plaisanterie qui annonce, ne vous y trompez pas, une perversité effrayante, une rare audace et une duplicité supérieure.

C’était vrai, ce que disait le marquis, terriblement vrai ; pourtant les éclairs de ses regards ne firent pas baisser les yeux de Mme  Fauvel.

— Peste ! poursuivait-il, on voit qu’il vous tient furieusement au cœur, ce cher monsieur Bertomy ! Entre l’honneur du nom que vous portez et les amours de ce digne caissier, vous n’hésitez pas. Eh bien ! ce vous sera, je crois, une grande consolation, quand M. Fauvel se séparera de vous, quand Albert et Lucien se détourneront de vous, rougissant d’être vos fils, ce vous sera une grande douceur de pouvoir vous dire : « Le bon Prosper est heureux ! »

— Advienne que pourra, prononça Mme  Fauvel, je ferai ce que je dois.

— Vous ferez ce que je veux ! s’écria Clameran, éclatant à la fin, il ne sera pas dit qu’un accès de sensiblerie nous aura tous plongés dans le bourbier. La dot de votre nièce nous est indispensable, et, d’ailleurs, votre Madeleine… je l’aime.

Le coup était porté, le marquis jugea qu’il serait sage d’en attendre l’effet. Grâce à son surprenant empire sur soi, il reprit son flegme habituel, et c’est avec une politesse glaciale qu’il ajouta :

— À vous maintenant, madame, de peser mes raisons. Croyez-moi, consentez à un sacrifice qui sera le dernier. Songez à l’honneur de votre maison et non aux amourettes de votre nièce. Je viendrai dans trois jours chercher une réponse.

— Vous viendrez inutilement, monsieur ; dès que mon mari sera rentré, il saura tout.

Si Mme  Fauvel eût eu son sang-froid, elle eût surpris sur le visage de Clameran l’expression d’une poignante inquiétude.

Mais ce ne fut qu’un éclair. Il eut le geste insoucieux qui, si clairement, signifie : « comme vous voudrez ! » et il dit :

— Je vous crois assez raisonnable pour garder notre secret.

Il s’inclina aussitôt cérémonieusement et sortit, tirant sur lui la porte, avec une violence trahissant la contrainte qu’il s’imposait.

Clameran avait d’ailleurs raison de craindre. L’énergie de Mme  Fauvel n’était pas feinte.

— Oui ! s’écria-t-elle, enflammée de l’enthousiasme des grandes résolutions, oui, je vais tout dire à André.

Mais en ce moment même, et lorsqu’elle avait la certitude d’être seule, elle entendit marcher près d’elle. Brusquement, elle se retourna. Madeleine s’avançait, plus pâle et plus froide qu’une statue, les yeux pleins de larmes.

— Il faut obéir à cet homme, ma tante, murmurait-elle.

Des deux côtés du salon se trouvaient deux petites pièces, deux salles de jeu qui n’en étaient séparées que par de simples portières de tapisserie.

Madeleine, sans que sa tante s’en doutât, se trouvait dans une des petites pièces quand était arrivé le marquis de Clameran, et elle avait entendu la conversation.

— Quoi ! s’écria Mme  Fauvel épouvantée, tu sais…

— Tout, ma tante.

— Et tu veux que je te sacrifie ?

— Je vous demande à genoux de me permettre de vous sauver.

— Mais il est impossible que tu ne haïsses pas M. de Clameran.

— Je le hais, ma tante, et je le méprise. Il est et sera toujours, pour moi, le dernier et le plus lâche des hommes, et, cependant, je serai sa femme.

Mme  Fauvel était confondue, elle mesurait la grandeur de ce dévoûment qui s’offrait à elle.

— Et Prosper, pauvre enfant, reprit-elle, Prosper que tu aimes ?

Madeleine étouffa un sanglot qui montait à sa gorge, et d’une voix ferme répondit :

— Demain, j’aurai pour toujours rompu avec M. Bertomy.

— Non ! s’écria Mme  Fauvel, non, il ne sera pas dit que je t’aurai laissée, toi innocente, prendre l’accablant fardeau de mes fautes.

La noble et courageuse fille hocha tristement la tête.

— Il ne sera pas dit, reprit-elle, que j’aurai laissé le déshonneur entrer dans cette maison qui est la mienne, quand je puis m’y opposer. Ne vous dois-je donc pas plus que la vie ? Que serais-je sans vous ? Une pauvre ouvrière des fabriques de mon pays. Qui m’a recueillie ? Toi. N’est-ce pas à mon oncle que je dois cette fortune qui tente le misérable ? Abel et Lucien ne sont-ils pas mes frères ? Et quand notre bonheur à tous est menacé, j’hésiterais !… Non. Je serai marquise de Clameran.

Alors, entre Mme  Fauvel et sa nièce, commença une lutte de générosité d’autant plus sublime, que chacune offrait sa vie à l’autre, et la donnait, non dans un moment d’entraînement, mais de son plein gré et après délibération.

Mais Madeleine devait triompher, enflammée qu’elle était de ce saint enthousiasme du sacrifice qui fait les martyrs.

— Je n’ai à répondre de moi qu’à moi-même, répétait-elle, comprenant bien que là était la place où elle devait frapper, tandis que toi, chère tante, tu dois compte de toi à ton mari et à tes enfants. Songe à la douleur de mon oncle, s’il apprenait jamais la vérité ! Il en mourrait.

La généreuse jeune fille disait vrai.

Tel avait été le fatal enchaînement des circonstances, que toujours Mme  Fauvel avait été arrêtée par l’apparence d’un grand devoir à remplir.

Ainsi, après avoir sacrifié son mari à sa mère, elle sacrifiait maintenant son mari et ses enfants à Raoul.

C’est que, nécessairement, une première faute attire d’autres fautes. De même qu’un impalpable flocon de neige devient une avalanche, une imprudence peut être le point de départ d’un crime.

Aux situations fausses, il n’est qu’une issue : la vérité.

Mme  Fauvel se défendait encore, mais elle résistait de plus en plus faiblement.

— Non, disait-elle, non, je ne saurais accepter ton dévoûment, Quelle sera ta vie avec cet homme.

— Qui sait ! fit Madeleine, affectant une espérance bien éloignée de son cœur, il m’aime, à ce qu’il dit ; peut-être sera-t-il bon pour moi.

— Ah ! si je savais où prendre une grosse somme ! C’est de l’argent qu’il veut, cet homme, rien que de l’argent.

— Ne lui en faut-il donc pas pour Raoul ? N’est-ce pas Raoul qui, par ses folies, a creusé un abîme qu’il faut combler ? Si seulement je pouvais croire à la sincérité de M. de Clameran !

C’est avec une sorte de curiosité stupéfaite que Mme  Fauvel regardait sa nièce.

Quoi ! cette jeune fille si naïve, si inexpérimentée, raisonnait son abnégation, pendant qu’elle, femme, mère de famille, n’avait jamais obéi qu’aux impulsions instinctives de son esprit et de son cœur !…

— Que veux-tu dire ? interrogea-t-elle.

— Je me demande, ma tante, si véritablement M. de Clameran pense à son neveu. A-t-il, oui ou non, l’intention formelle de lui venir en aide ? Maître de ma dot, ne vous abandonnera-t-il pas, toi et lui ? Enfin, il est un doute affreux qui me torture.

— Un doute ?

— Oui, et je te le soumettrais, si j’osais… si je ne craignais…

— Parle, insista Mme  Fauvel, livre-moi ta pensée entière. Hélas ! le malheur m’a donné des forces. Qu’ai-je à redouter ? Je puis tout entendre…

Madeleine hésitait, partagée entre la crainte de frapper une personne aimée et le désir de l’éclairer.

— Je voudrais, reprit-elle enfin, être certaine, bien sûre que M. de Clameran et Raoul ne s’entendent pas, ne jouent pas chacun un rôle appris et convenu à l’avance.

La passion est aveugle et sourde. Mme  Fauvel ne se souvenait plus des yeux riants de ces deux hommes, le jour où, devant elle, ils semblaient transportés de colère. Elle ne pouvait, elle ne voulait pas croire à une si odieuse comédie.

— C’est impossible, prononça-t-elle, le marquis est vraiment indigné de la conduite de son neveu, et ce n’est pas lui qui jamais lui donnera un mauvais conseil. Quant à Raoul, il est étourdi, léger, vaniteux, prodigue, mais il a bon cœur. La prospérité l’a grisé, mais il m’aime. Ah ! si tu le voyais, si tu l’entendais, quand je lui fais un reproche ! tous tes soupçons s’envoleraient. Quand, les larmes aux yeux, il me jure qu’il sera plus raisonnable, il est de bonne foi. S’il ne tient pas ses promesses, c’est que des amis perfides l’entraînent.

Toujours les mères s’en sont prises, s’en prennent et s’en prendront aux amis. L’ami, voilà le coupable.

Mais Madeleine était trop généreuse pour chercher même à désabuser sa tante.

— Fasse le ciel que tu dises vrai ! murmura-t-elle, mon mariage ne sera pas inutile. Ce soir même nous écrirons à M. de Clameran.

— Pourquoi ce soir, Madeleine ? Rien ne presse. Nous pouvons attendre, traîner, gagner du temps.

Ces mots, ces espérances obstinées, cette confiance en un hasard, en une chimère, en rien, disaient tout le caractère de Mme  Fauvel et expliquaient ses infortunes. Craintive, hésitante, indécise, elle n’avait jamais su prendre une de ces fermes résolutions après lesquelles on se défend toute réflexion, tout retour. À l’instant du péril, elle fermait les yeux, comptant sur un de ces miracles qui n’arrivent jamais.

Tout autre était le caractère de Madeleine. Sa timidité cachait une âme virile. Décidée à un sacrifice, elle le faisait complet, absolu : elle fermait la porte aux illusions décevantes, et marchait droit en avant, sans retourner la tête.

— Mieux vaut en finir, chère tante, dit-elle d’un ton ferme. Crois-moi, la réalité du malheur est moins pénible que son attente. Résisterais-tu à ces alternatives de douleur et de joie ? Sais-tu ce qu’ont fait de toi les anxiétés que tu dissimules ? T’es-tu vue depuis quatre mois ?

Elle prit sa tante par la main, et, la conduisant devant une glace :

— Tiens, ajouta-t-elle, regarde-toi.

Mme  Fauvel n’était plus que l’ombre d’elle-même.

Elle était arrivée à cet âge perfide où la beauté d’une femme, comme celle d’une rose pleinement épanouie, se flétrit en un jour.

En quatre mois, elle avait vieilli. Le chagrin avait mis sur son front son empreinte fatale. Ses tempes fraîches et lisses comme celles d’une jeune fille, se plissaient, des fils blancs argentaient les masses de sa chevelure.

— Comprends-tu, maintenant, poursuivait Madeleine, pourquoi la sécurité t’est nécessaire. Comprends-tu que tu as changé à ce point que c’est miracle que mon oncle ne s’en soit pas inquiété ?

Mme  Fauvel, qui croyait avoir déployé une dissimulation supérieure, eut un geste négatif.

— Eh ! pauvre tante, n’ai-je pas deviné, moi, que tu avais un secret !

— Toi…

— Oui ! seulement j’avais cru… Oh ! pardonne un soupçon injuste, j’avais oser supposer…

Elle s’interrompit toute troublée, et il lui fallut un grand effort pour ajouter :

— Je m’imaginais que peut-être tu aimais un autre homme que mon oncle.

Mme  Fauvel ne put retenir un gémissement. Le soupçon de Madeleine, d’autres pouvaient l’avoir eu.

— L’honneur est perdu, murmura-t-elle.

— Non, chère tante ; non, s’écria la jeune fille, rassure-toi et reprends courage : nous serons deux pour lutter maintenant ; nous nous défendrons, nous nous sauverons.

M. le marquis de Clameran dut être content, ce soir-là. Une lettre de Mme  Fauvel lui annonça qu’elle consentait à tout. Elle demandait seulement un peu de temps.

Madeleine, lui disait-elle, ne pouvait rompre du jour au lendemain avec M. Bertomy. Puis, on devait s’attendre à des objections de la part de M. Fauvel, lequel aimait Prosper et l’avait tacitement agréé. Il était sage de laisser au temps le soin d’aplanir certains obstacles qu’on risquait de rendre insurmontables en les attaquant brusquement.

Une ligne de Madeleine, au bas de la lettre de sa tante, assurait son concours.

Pauvre jeune fille ! elle ne se ménageait pas. Le lendemain même, elle avait pris Prosper à part, et, abusant de son ascendant sur lui, elle lui avait arraché cette fatale promesse de ne plus chercher à la revoir, et même de prendre sur lui la responsabilité de cette rupture.

Il avait conjuré Madeleine de lui dire au moins les raisons de cet exil qui allait briser sa vie, elle lui avait simplement répondu que son honneur et son bonheur à elle dépendaient de son obéissance.

Et il s’était éloigné la mort dans l’âme.

Presque sur ses pas, le marquis de Clameran arrivait.

Oui, il avait l’audace de venir, en personne, annoncer à Mme  Fauvel, que du moment qu’il avait sa parole et celle de sa nièce, il consentait à attendre.

Il comprenait, dit-il, la nécessité de la patience, sachant qu’il n’était pas fort sympathique à M. Fauvel.

Tenant, à cette heure, la tante et la nièce, il était sans inquiétudes. Il se disait que le moment viendrait où un déficit impossible à combler leur ferait souhaiter et presser son mariage.

Or Raoul faisait tout pour hâter ce moment.

Mme  Fauvel étant allée, plus tôt que d’ordinaire, habiter sa propriété, Raoul, de son côté, s’était installé au Vésinet.

Mais la campagne ne le rendait pas plus économe. Peu à peu, il avait dépouillé toute hypocrisie, il ne venait plus voir sa mère que quand il avait besoin d’argent, et il lui en fallait souvent et beaucoup.

Quant au marquis, il se tint prudemment à l’écart, guettant l’heure propice, et c’est au hasard d’une rencontre, que trois semaines plus tard, il dut d’être invité à dîner chez le banquier.

C’était un grand dîner, et il y avait bien une vingtaine de convives.

On venait de servir le dessert, et les conversations s’animaient, lorsque le banquier, tout à coup, se retourna vers Clameran.

— J’avais, monsieur le marquis, dit-il, un renseignement à vous demander. Avez-vous des parents portant votre nom ?

— Pas que je connaisse, du moins, monsieur.

— C’est que moi, depuis huit jours, je connais un autre marquis de Clameran.

Si cuirassé d’impudence que fût le marquis de Clameran, si armé que fût son esprit contre toutes les surprises des évènements, il fut un instant déconcerté et pâlit.

— Oh ! oh ! balbutia-t-il, non sans un énergique effort de volonté, un Clameran, marquis… le marquisat au moins m’est suspect.

M. Fauvel n’était pas fâché de trouver une occasion de taquiner un hôte dont les prétentions nobiliaires l’avaient parfois agacé.

— Marquis ou non, reprit-il, le Clameran en question me paraît en état de faire honneur au titre.

— Il est riche.

— J’ai tout lieu, du moins, de lui supposer une grande fortune. J’ai été chargé, pour son compte, par un de mes correspondants, d’un recouvrement de 400,000 fr.

Clameran était merveilleusement maître de soi. Il avait accoutumé son visage à ne rien trahir du mouvement de son âme. Cependant, cette fois, l’aventure était si bizarre, si surprenante, elle présageait de telles menaces, que son assurance habituelle, son coup d’œil prompt lui faisaient défaut.

Il trouvait au banquier un ton ironique, un air singulier qui le mettaient en défiance.

Pour les gens qui n’étaient pas intéressés à l’observer, il restait le même. Mais Madeleine et sa tante avaient surpris ses tressaillements, elles avaient saisi un regard rapide adressé à Raoul.

— Il paraît, fit-il, que ce nouveau marquis est négociant.

— Ma foi ! vous m’en demandez trop. Tout ce que je sais, c’est que les 400,000 francs devaient lui être versés par des armateurs du Havre, après la vente de la cargaison d’un navire brésilien.

— C’est qu’alors il arrive du Brésil ?

— Je l’ignore, mais je puis, si vous le désirez, vous dire son prénom.

— Volontiers.

Le banquier se leva et alla prendre dans le salon une serviette de maroquin marquée à son chiffre. Il en sortit un carnet et se mit à parcourir en bredouillant à demi voix les noms qui s’y trouvaient inscrits.

— Attendez, faisait-il, attendez… ; du 22, non, c’est plus tard… Ah ! nous y voici : Clameran (Gaston)… Il se nomme Gaston.

Mais Louis, cette fois, ne sourcilla pas ; il avait eu le temps de se reconnaître et de faire provision d’audace pour parer n’importe quel coup.

— Gaston !… répondit-il d’un air dégagé, j’y suis. Ce monsieur doit être le fils d’une sœur de mon père dont le mari habitait la Havane. Revenant en France il aura pris sans façon le nom de sa mère, plus sonore que celui de son père, lequel, si j’ai bonne mémoire, s’appelait Moirot ou Boirot.

Le banquier avait replacé son carnet sur un des meubles de la salle à manger.

— Boirot ou Clameran, dit-il, je vous ferai, j’imagine, dîner avec lui avant longtemps. Des quatre cent mille francs que j’étais chargé de recouvrer pour lui, il ne s’en fait expédier que cent et me prie de garder le reste en compte courant. C’est donc qu’il se propose de venir à Paris.

— Je ne serai vraiment pas fâché de faire sa connaissance.

On parla d’autre chose, et bientôt Clameran parut avoir totalement oublié la communication du banquier.

Il est vrai que, tout en causant le plus gaîment du monde, il ne cessait d’observer Mme Fauvel et sa nièce.

Elles étaient bien autrement troublées que lui, et leur trouble était visible. À tout moment elles échangeaient, à la dérobée, les regards les plus significatifs.

— Évidemment une même idée, terrible, avait traversé leur esprit.

Plus que sa tante encore, Madeleine semblait émue. C’est qu’au moment où le banquier avait prononcé le nom de Gaston, elle avait vu, elle ne se trompait pas, elle avait vu Raoul reculer sa chaise et jeter un coup d’œil vers la fenêtre, comme le filou surpris qui cherche une issue pour fuir.

Et Raoul, moins fortement trempé que son oncle, était, depuis ce moment, resté décontenancé. Lui, brillant d’ordinaire, causeur original, il était complètement éteint, il se taisait, il étudiait l’attitude de Louis.

Enfin, le dîner finit, les convives se levèrent pour passer dans le salon, et Clameran et Raoul manœuvrèrent de façon à rester les derniers dans la salle à manger.

Ils étaient seuls, ils n’essayaient plus de cacher leur anxiété.

— C’est lui !… dit Raoul.

— Je le crois.

— Tout est perdu, alors ; filons.

Mais Clameran, l’audacieux aventurier, n’était pas homme à jeter ainsi, avant d’y être contraint, le manche après la cognée.

— Qui sait ! murmura-t-il, pendant que la contraction de son front disait l’effort de sa pensée, qui sait !… Pourquoi ce misérable banquier ne nous a-t-il pas dit où trouver ce Clameran de malheur ?…

Il s’interrompit, poussant un cri de joie. Il venait d’apercevoir sur le buffet le carnet consulté par M. Fauvel.

— Veille, dit-il à Raoul.

Il saisit le carnet, il le feuilleta fiévreusement, il trouva :

« Gaston, marquis de Clameran, Oloron (Basses-Pyrénées) ! »

— Sommes-nous bien plus avancés, fit Raoul, maintenant que nous avons son adresse ?

— C’est-à-dire que nous sommes peut-être sauvés. Viens, il ne faut pas qu’on remarque notre absence. Du sang-froid, morbleu ! de la tenue, de la gaîté ! J’ai vu le moment où ton attitude nous trahissait.

— Les deux femmes se doutent de quelque chose.

— Eh bien ! après ?

— Il ne fait pas bon pour nous ici.

— Faisait-il donc meilleur à Londres ? Confiance ! nous nous en tirerons. Je vais dresser mes batteries.

Ils rejoignirent les autres invités. Mais si leur conversation n’avait pas été entendue, leurs gestes avaient été observés.

Madeleine, qui s’était avancée sur la pointe du pied, avait aperçu Clameran consultant le carnet du banquier.

Mais à quoi pouvait lui servir cette constatation des inquiétudes du marquis. Elle n’en était plus à douter de l’infamie de cet homme, auquel elle avait promis sa main. Il l’avait bien dit à Raoul : Ni Madeleine, ni sa tante ne pouvaient se soustraire, quoi qu’il arrivât, à sa domination ; car pour l’atteindre il fallait parler, avouer…

Lorsque deux heures plus tard, Clameran reconduisit Raoul jusqu’au Vésinet, son plan était fait.

— C’est lui, je n’en doute pas, disait-il, mais nous avons, mon beau neveu, pris l’alarme trop tôt.

— Merci !… le banquier l’attend ; nous l’aurons peut-être demain sur le dos.

— Tais-toi ! interrompit Clameran. Sait-il ou ne sait-il pas que Fauvel est le mari de Valentine ? Tout est là. S’il le sait, nous n’avons qu’à jouer des jambes. S’il l’ignore, rien n’est désespéré.

— Comment s’en assurer.

— En allant le lui demander, tout simplement.

Raoul eut un mouvement d’admiration.

— C’est joli, fit-il, mais dangereux.

— Il serait bien plus périlleux encore de rester. Quant à filer sur un simple soupçon, ce serait par trop niais.

— Et qui ira le trouver ?

— Moi !

— Oh ! fit Raoul, sur trois tons différents, oh ! oh !

L’audace de Clameran le confondait.

— Mais moi ? interrogea-t-il.

— Toi, tu me feras le plaisir de rester ici. Au moindre danger je t’expédie une dépêche et tu décampes.

Ils étaient arrivés devant la grille de la maison de Raoul.

— Voilà donc qui est entendu, dit Clameran, tu restes ici. Mais attention, tant que durera mon absence, redeviens le meilleur des fils. Prends parti contre moi, calomnie-moi si tu peux. Mais pas de bêtises. Pas de demandes d’argent… Allons, adieu !… Demain soir je serai à Oloron et j’aurai vu ce Clameran…