Le Dossier n° 113/Chapitre 16

E. Dentu (p. 282-311).


XVI


Après plus de vingt années de mariage, Valentine de La Verberie, devenue Mme Fauvel, n’avait éprouvé qu’une douleur réelle, encore était-ce une de ces douleurs qui fatalement nous atteignent en nos plus chères affections.

En 1859, elle avait perdu sa mère, prise d’une fluxion de poitrine pendant un de ses fréquents voyages à Paris.

Jusqu’aux derniers moments, la vieille et redoutable comtesse de La Verberie avait conservé toute sa tête, et quelques minutes avant d’expirer, elle disait à sa fille :

— Eh bien ! ai-je eu raison de t’engager à te taire ! Ton silence m’a fait une douce vieillesse dont je te remercie, il t’assure le plus paisible avenir.

Depuis, Mme Fauvel se plaisait à le répéter, elle n’avait plus eu un sujet sérieux de chagrin, elle n’avait pas eu une occasion de verser une larme.

Qu’avait-elle à souhaiter ? Après tant d’années, André restait pour elle ce qu’il était aux premiers jours de leur union. À l’amour qui n’avait pas diminué se joignait cette intimité délicieuse qui résulte d’une longue conformité de pensées et une confiance sans bornes.

Tout avait réussi au gré de ce fortuné ménage. André avait voulu être riche, il l’était bien au-delà de ses espérances ; bien au-delà, surtout, de ses désirs et de ceux de Valentine.

Leurs deux fils, Lucien et Abel, beaux comme leur mère, nobles cœurs, vaillantes intelligences, étaient de ces élus qui sont la glorification de leur famille et portent au dehors comme un reflet du bonheur domestique.

Il était dit qu’il ne manquerait rien aux félicités de Valentine. Pour les heures de solitude, quand par hasard son mari et ses fils s’éloignaient une soirée, elle avait une compagne, une jeune fille accomplie, Madeleine, élevée par elle, qu’elle aimait comme ses propres enfants, qui avait pour elle les tendresses attentives d’une fille dévouée.

Madeleine était une nièce de M. Fauvel, qui avait perdu ses parents, de pauvres honnêtes gens, quand elle était encore au berceau, et que Valentine avait voulu recueillir, peut-être en souvenir du pauvre abandonné de Londres.

Il lui semblait que Dieu, pour cette bonne œuvre, la bénirait, et que Madeleine serait l’ange gardien de la maison.

Le jour de l’arrivée de l’orpheline, M. Fauvel avait déclaré qu’il voulait lui ouvrir un compte, et en effet, il avait fait inscrire dix mille francs pour la dot de Madeleine.

Ces dix mille francs, le riche banquier s’était amusé à les faire valoir d’une façon extraordinaire. Lui qui, pour son compte, n’avait jamais risqué une spéculation douteuse, il prenait plaisir à jouer sur les valeurs les plus invraisemblables, avec l’argent de sa nièce. Ce n’était qu’un jeu, aussi y gagnait-il toujours, si bien qu’en quinze ans, les dix mille francs étaient devenus un demi-million.

Ils avaient donc raison, ceux qui enviaient la famille Fauvel.

Même à la longue, les cuisants remords et les soucis de Valentine faisaient trêve. À la bienfaisante influence de cette atmosphère de bonheur, elle avait presque trouvé l’oubli et la paix de la conscience. Elle avait si cruellement expié sa faute, elle avait tant souffert d’avoir trompé André, qu’elle se croyait comme quitte avec le sort.

Elle osait maintenant envisager l’avenir, sa jeunesse perdue dans un brouillard opaque n’était plus pour elle que le souvenir d’un songe pénible.

Oui, elle se croyait sauvée, quand, pendant une absence de son mari, appelé en province par des intérêts graves, un jour du mois de novembre, dans l’après-midi, un de ses domestiques lui apporta une lettre remise chez le concierge par un inconnu qui avait refusé de dire son nom.

Sans que le plus vague pressentiment fît trembler ou hésiter sa main, elle brisa l’enveloppe et lut :

« Madame,

« Est-ce trop compter sur la mémoire de votre cœur que d’espérer une demi-heure d’entretien ?

« Demain, entre deux et trois heures, j’aurai l’honneur de me présenter à votre hôtel.

« Marquis de Clameran. »

Par bonheur, Mme Fauvel était seule.

Une angoisse aussi affreuse que celle qui précède la mort étreignit le cœur de la pauvre femme à l’instant où, d’un coup d’œil, elle parcourut le billet.

Dix fois elle le relut à demi-voix, comme pour se bien pénétrer de l’épouvantable réalité, pour se prouver qu’elle n’était pas victime d’une hallucination.

À dix reprises, avec une terreur approchant de la folie, elle prononça ce nom si doux à ses lèvres autrefois : Clameran ; l’épelant comme si elle ne l’eût pas connu. Et les huit lettres qui forment ce nom éclataient devant ses yeux avec les lueurs sinistres de l’éclair précédant la foudre.

Ah ! elle avait cru, elle avait espéré qu’il était oublié, ce fatal passé, qu’il était mort, à jamais anéanti. Folie ! voici que tout à coup, il se dressait devant elle, vivant, menaçant, impitoyable.

Pauvre femme ! Comme si toutes les volontés humaines et divines réunies pouvaient empêcher ce qui fut d’avoir été !

Et c’est à l’heure de la sécurité, quand elle croyait au pardon de la destinée, en plein bonheur, qu’éclatait la catastrophe, brisant en mille pièces le fragile édifice de ses espérances.

Ce n’est qu’après bien du temps qu’elle put recueillir ses idées plus éparpillées que les feuilles d’automne après l’ouragan, qu’elle put réfléchir.

Alors elle commença à se dire qu’elle s’était alarmée trop tôt et inutilement. De qui était cette lettre ? De Gaston, sans doute. Eh bien ! quel raison de trembler ?

Gaston, revenu en France, voulait la revoir. Elle comprenait ce désir ; mais elle connaissait assez cet homme, jadis tant aimé, pour savoir qu’elle n’avait rien à redouter de lui.

Il viendrait, il la trouverait mariée à un autre, vieillie, mère de famille, ils échangeraient un souvenir, un regret peut-être, elle lui rendrait le dépôt qu’il lui avait confié, et ce serait tout.

Mais elle était assaillie de doutes affreux.

Révélerait-elle à Gaston qu’elle avait eu un fils de lui ?

Avouer ? c’était se livrer. C’était mettre à la merci d’un homme — le plus loyal et le plus honnête certainement, mais enfin d’un homme — non-seulement son honneur et son bonheur à elle, mais l’honneur et le bonheur de son mari et de ses enfants.

Se taire ? c’était commettre un crime. C’était, après avoir abandonné son enfant, après avoir privé des soins et des caresses d’une mère, lui voler le nom et la fortune de son père.

Elle se demandait quelle décision prendre, quand on vint la prévenir que le dîner était servi.

Mais elle ne se sentait pas le courage de descendre. Affronter les regards de ses fils était au-dessus de ses forces. Elle se dit très-souffrante et gagna sa chambre, heureuse, pour la première fois, de l’absence de son mari.

Bientôt Madeleine, inquiète, accourut, mais elle la renvoya, disant que ce n’était rien qu’un mal de tête, et qu’elle voulait essayer de dormir.

Elle voulait rester seule en face du malheur, et son esprit s’efforçait de pénétrer l’avenir, de deviner ce qui arriverait le lendemain.

Il vint ce lendemain qu’elle redoutait et qu’elle souhaitait.

Jusqu’à deux heures, elle compta les heures. Après, elle compta les minutes.

Enfin, au moment où sonnait la demie de deux heures, la porte du salon s’ouvrit et un domestique annonça :

— Monsieur le marquis de Clameran.

Mme Fauvel s’était promis de rester calme, froide même. Pendant sa dure insomnie de la nuit, elle s’était efforcée de prévoir et d’arranger à l’avance toutes les circonstances de cette pénible entrevue. Même, elle avait songé aux paroles qu’elle prononcerait, elle devait dire ceci, puis cela…

Mais, au moment suprême, son énergie la trahit, une émotion affreuse la cloua sur son fauteuil, sans voix, sans idées.

Lui, cependant, après s’être respectueusement incliné, restait debout au milieu du salon, immobile, attendant.

C’était un homme de cinquante ans, à la moustache et aux cheveux grisonnants, au visage triste et sévère, ayant grand air et portant avec distinction ses vêtements noirs.

Remuée d’inexprimables sensations, frissonnante, madame Fauvel le considérait, cherchant sur son visage quelque chose des traits de l’homme qu’elle avait aimé jusqu’à l’abandon de soi-même, de cet amant qui avait appuyé ses lèvres sur les siennes, qui l’avait pressée contre sa poitrine, dont elle avait eu un fils.

Et elle s’étonnait de ne rien trouver chez l’homme mûr de l’adolescent dont le souvenir avait hanté sa vie… non, rien…

À la fin, comme il ne bougeait pas, d’une voix expirante, elle murmura :

— Gaston !

— Mais lui, secouant tristement la tête, répondit :

— Je ne suis pas Gaston, madame. Mon frère a succombé aux douleurs et aux misères de l’exil ; je suis Louis de Clameran.

Quoi ! ce n’était pas Gaston qui lui avait écrit, ce n’était pas Gaston qui se tenait là, debout, devant elle !

Un frisson d’épouvante la secouait de la nuque aux talons ; elle était prise de ces éblouissements qui saisissent au bord de l’abîme.

Ce n’était pas lui ! Et son accent seul, en balbutiant ce nom, Gaston, était le plus explicite des aveux.

Que pouvait-il donc vouloir, cet autre, ce frère en qui Gaston, autrefois, n’avait pas eu, elle le savait, assez de confiance pour lui livrer leur secret ?

Mille probabilités plus terrifiantes les unes que les autres se présentaient en même temps à sa pensée.

Pourtant elle réussit à dompter si promptement ses défaillances que Louis les aperçut à peine. L’affreuse étrangeté de sa situation, l’imminence même du péril donnaient à son esprit une lucidité supérieure.

D’un geste nonchalant elle montra un fauteuil à Louis, en face d’elle, et du ton le plus calme, elle dit :

— Alors, monsieur, veuillez m’expliquer le but d’une visite, à laquelle j’étais loin de m’attendre.

Le marquis ne voulut pas remarquer ce changement subit. Sans cesser de tenir ses yeux obstinément fixés sur les yeux de Mme Fauvel, il s’assit.

— Avant tout, madame, commença-t-il, je dois vous demander si nul ne peut écouter ce que nous disons ici.

— Pourquoi cette question ?… Je ne crois pas que vous ayez à me dire rien que ne puissent entendre mon mari et mes enfants.

Louis haussa les épaules avec une affectation visible, à peu près comme un homme sensé aux divagations d’un fou.

— Permettez-moi d’insister, madame, fit-il, non pour moi mais pour vous.

— Parlez, monsieur, parlez sans crainte, nous sommes ici à l’abri de toute indiscrétion.

En dépit de cette assurance, le marquis approcha son fauteuil auprès de la causeuse de Mme Fauvel, afin de pouvoir parler bas, tout bas, comme s’il eût été effrayé de ce qu’il avait à dire.

— Je vous l’ai dit, madame, reprit-il, Gaston est mort. Ainsi que cela devait être, c’est moi qui ai recueilli ses dernières pensées, c’est moi qu’il a choisi pour être l’exécuteur de ses suprêmes volontés. Comprenez-vous, maintenant ?…

Elle ne comprenait que trop, la pauvre femme, mais c’est en vain qu’elle s’efforçait de pénétrer les desseins de ce visiteur fatal. Peut-être venait-il simplement réclamer le précieux dépôt de Gaston.

— Je ne vous rappellerai pas, poursuivait Louis, les funestes circonstances qui ont brisé la vie de mon frère et perdu son avenir. Si heureuse qu’ait été votre vie, vous ne pouvez pas avoir oublié cet ami de votre jeunesse qui, sans hésiter, sans réfléchir, a donné sa vie quand votre honneur était menacé.

Pas un des muscles du visage de Mme Fauvel ne bougea. Elle paraissait chercher dans sa mémoire, à quelle circonstance Louis faisait allusion.

— Vous avez oublié, madame ? reprit-il d’un ton amer, je vais essayer de m’expliquer plus clairement. Il y a longtemps, oh ! bien longtemps de cela, vous avez aimé mon malheureux frère…

— Monsieur !…

— Oh ! il est inutile de nier, madame ; Gaston, faut-il que je vous le répète, m’a tout confié, tout, ajouta-t-il en soulignant le mot.

Mais Mme Fauvel ne devait pas s’effrayer de cette révélation. Que pouvait être ce tout ? Rien, puisque Gaston était parti sans la savoir enceinte.

Elle se leva, et avec une assurance qui était bien loin de son cœur :

— Vous oubliez, ce me semble, monsieur, prononça-t-elle, que vous parlez à une femme vieille maintenant, mariée et mère de famille. Il se peut que votre frère m’ait aimée, c’est son secret et non le vôtre. Si, jeune et inexpérimentée, je n’ai pas été parfaitement prudente, ce n’est pas à vous de me le rappeler. Il ne me le rappellerait pas, lui !… Enfin, quel qu’ait été ce passé que vous évoquez, j’en ai depuis vingt ans perdu le souvenir.

— Ainsi, vous avez oublié ?

— Tout, absolument.

— Même votre enfant, madame ?

Cette phrase, lancée avec un de ces regards qui plongent jusqu’au fond de l’âme, atteignit Mme Fauvel comme un coup de massue. Elle se laissa retomber sur la causeuse, en se disant :

— Quoi ! il sait ! Comment a-t-il pu savoir ?

S’il ne se fût agi que d’elle, certes elle n’eut point lutté, elle se serait rendue à discrétion. Mais elle avait le bonheur des siens à garder et à défendre, et dans le sentiment de ce devoir sacré, elle puisait une énergie dont jamais on ne l’eût crue capable.

— Je crois que vous m’insultez, monsieur ! dit-elle.

— Ainsi, c’est bien vrai, vous ne vous souvenez plus de Valentin-Raoul ?

— Mais c’est donc une gageure !…

Elle voyait bien maintenant que cet homme savait tout, en effet. D’où ? Peu lui importait. Il savait… Mais elle était décidée, bien résolue à nier quand même, obstinément, à nier devant les preuves les plus irrécusables, les plus évidentes.

Un instant elle eut la pensée de chasser honteusement le marquis de Clameran. La prudence l’arrêta. Elle se dit qu’il fallait au moins connaître quelque chose de ses projets.

— Enfin ! reprit-elle avec un rire forcé, où voulez-vous en venir.

— Voici, madame. Il y a deux ans les hasards de l’exil conduisirent mon frère à Londres. Là, dans une famille, il rencontra un tout jeune homme du nom de Raoul. La physionomie, l’intelligence de cet adolescent frappèrent à ce point Gaston qu’il voulut savoir qui il était. C’était un pauvre enfant abandonné, et, tous les renseignements pris, mon frère acquit la certitude que ce Raoul était son fils, le vôtre, madame ?

— Mais c’est un roman que vous me récitez.

— Oui, madame, un roman, et le dénoûment est entre vos mains. Certes, la comtesse votre mère avait pris, pour cacher votre secret, les précautions les plus minutieuses et les plus savantes ; mais les plans les mieux conçus pèchent toujours par quelque endroit. Après votre départ, une des amies que votre mère avait à Londres est venue la relancer jusqu’au village où vous étiez établies. Cette dame a prononcé votre vrai nom devant la fermière qui avait été chargée de l’enfant. Tout était découvert. Mon frère a voulu des preuves, il s’en est procuré d’irrécusables, de positives.

Il s’arrêta, épiant sur le visage de Mme Fauvel l’effet de ses paroles.

À sa grande surprise, elle ne semblait ni émue, ni troublée ; son œil souriait.

— Et après ? interrogea-t-elle du ton le plus léger.

— Ensuite, madame, Gaston a reconnu cet enfant. Mais les Clameran sont pauvres, c’est sur un grabat d’hôtel garni que mon frère est mort, et je n’ai, moi, pour vivre, qu’une pension de 1,200 francs. Que va devenir Raoul, seul, sans famille, sans protecteur, sans un ami ? Ces inquiétudes ont torturé les derniers moments de mon frère.

— En vérité, monsieur…

— Je finis, interrompit Louis. C’est alors que Gaston m’a ouvert son cœur. C’est alors qu’il m’a ordonné de venir vers vous. « Valentine, m’a-t-il dit, Valentine se souviendra, elle ne saurait supporter cette idée, que notre fils manque de tout, même de pain ; elle est riche, très-riche, je meurs tranquille. »

Mme Fauvel s’était levée ; cette fois, c’était bien évidemment un congé.

— Vous avouerez, n’est-ce pas, monsieur, commença-t-elle, que ma patience est grande.

Cette assurance imperturbable confondait si bien Louis qu’il ne répondit pas.

— Je veux bien vous dire, poursuivit-elle, qu’autrefois, en effet, j’ai eu la confiance de M. Gaston de Clameran. Je vais vous en donner une preuve, en vous restituant les parures de la marquise votre mère, qu’il m’avait confiées lors de son départ.

Tout en parlant, elle avait pris sous un des coussins de la causeuse, la bourse qui renfermait les bijoux, et elle la tendait à Louis.

— Voici ce dépôt, monsieur le marquis, dit-elle, permettez-moi de m’étonner que votre frère ne me l’ait jamais redemandé.

Moins maître de soi, Louis eût laissé voir quelle surprise était la sienne.

— J’avais mission, fit-il d’un ton sec, de ne pas parler de ce dépôt.

Sans répondre, Mme Fauvel étendit la main vers un cordon de sonnette.

— Vous trouverez bon, monsieur, fit-elle, que je brise un entretien accepté uniquement pour vous restituer des bijoux précieux.

Ainsi repoussé, M. de Clameran ne crut pas devoir insister.

— Soit, madame, prononça-t-il, je me retire. Je dois seulement ajouter que mon frère m’a dit encore : « Si Valentine avait tout oublié, si elle refusait d’assurer l’avenir de notre fils, je t’ordonne de l’y contraindre. » Méditez ces paroles, madame, car ce que j’ai juré de faire, sur mon honneur, je le ferai !…

Enfin, Mme Fauvel était seule, elle était libre. Enfin elle pouvait, sans craintes, laisser éclater son désespoir.

Épuisée par les efforts qu’il lui avait fallu faire pour rester calme sous l’œil de Clameran, elle se sentait brisée de corps et d’âme.

C’est à peine si elle eut la force de gagner, en chancelant, sa chambre à coucher et de s’y enfermer.

Maintenant, plus de doutes, ses craintes étaient devenues des réalités. Elle pouvait, avec certitude, sonder les profondeurs du précipice où on allait la pousser et où elle entraînerait tous les siens.

Dieu seul, en ce péril immense, pouvait venir à son secours, la sauver. Elle priait.

« Ô mon Dieu ! disait-elle, punis-moi et j’adorerai le châtiment, car je suis bien coupable. Châtie-moi, car j’ai été mauvaise fille, mère indigne et épouse perfide. Frappe-moi, mon Dieu, mais ne frappe que moi ! Que ta juste colère épargne les innocents, aie pitié de mon mari et de mes fils ! »

Qu’étaient ses vingt années de bonheur, comparées à cette heure de désespoir ? Rien, un remords.

Ah ! pourquoi avait-elle écouté sa mère, pourquoi s’était-elle tue !

Plus d’espoir, désormais.

Cet homme, qui venait de s’éloigner, la menace à la bouche, il reviendrait ; elle ne le comprenait que trop. Que lui répondrait-elle ?

Cette fois, elle avait réussi à dompter toutes les révoltes de son cœur et de sa conscience, aurait-elle, un autre jour, la même énergie, le même empire sur ses sensations ?

Ce courage dont elle-même s’étonnait, elle le devait, elle-même le reconnaissait, à la maladresse de Clameran.

Que ne priait-il, au lieu de menacer !

Il s’en était fallu de bien peu qu’elle se trahît quand Louis avait parlé de Raoul. Ses entrailles avaient tressailli, au nom du pauvre abandonné qui expiait les fautes de sa mère.

À l’idée que peut-être il subirait les étreintes de la misère, tout son être frémissait d’une douleur aiguë.

Lui, manquer de pain, lui, son enfant ! Et elle était riche, et tout Paris enviait son luxe !

Ah ! que ne pouvait-elle mettre à ses pieds tout ce qu’elle possédait. Avec quelles délices elle eût épuisé les plus pénibles privations. Mais comment, sans se livrer, lui faire tenir assez d’argent pour le mettre à l’abri des difficultés de la vie !

C’est que la voix de la prudence lui criait qu’elle ne devait pas, qu’elle ne pouvait pas accepter l’entremise de Louis de Clameran.

Se confier à lui, c’était se mettre à sa merci, soi et les siens, et il lui inspirait une terreur instinctive.

Elle en était à se demander si vraiment il lui avait dit la vérité.

En repassant dans sa tête le récit de cet homme, elle y trouvait des lacunes et des invraisemblances presque choquantes. Comment Gaston, revenu en France, habitant Paris, pauvre autant que le disait son frère, n’avait-il pas redemandé à la femme le dépôt confié à la jeune fille ?

Comment, redoutant l’avenir pour leur enfant, n’était-il pas venu la trouver, puisqu’il la supposait riche à ce point que, mourant, il se reposait sur elle ?

Mille inquiétudes vagues s’agitaient dans son esprit ; elle était pleine de soupçons inexpliqués, d’indéfinissables défiances.

Elle comprenait qu’une seule démarche positive la liait à tout jamais, et alors que n’exigerait-on pas d’elle !

Un moment, elle eut l’idée de se jeter aux pieds de son mari et de lui tout avouer.

Malheureusement, elle repoussa cette pensée de salut. Son imagination lui représentait l’atroce douleur de cet honnête homme, découvrant après plus de vingt années qu’il avait été odieusement joué.

Trompé dès le premier moment, ne redouterait-il pas d’avoir été toujours abusé ? Croirait-il à la fidélité de la femme, en découvrant la perfidie de la jeune fille ?

Elle connaissait assez André pour savoir qu’il ne dirait rien et qu’il ferait tout pour étouffer cette horrible affaire. Mais c’en serait fait du bonheur de la maison. Il déserterait le foyer, les fils s’en iraient de leur côté, tous les liens de la famille seraient brisés.

Des idées de suicide la hantaient alors. Mais elle comprenait que sa mort n’arrêterait pas l’implacable Clameran, et que, ne pouvant la déshonorer vivante, il flétrirait sa mémoire.

Par bonheur, le banquier était absent, et les deux jours qui suivirent la visite de Louis, Mme Fauvel put garder la chambre, et personne ne s’aperçut de ses agitations.

Si, pourtant, Madeleine, avec sa finesse de femme, devina qu’il y avait autre chose que la maladie nerveuse dont se plaignait sa tante, et pour laquelle le médecin prescrivait toutes sortes de potions calmantes.

Même, elle remarqua fort bien que cette maladie semblait avoir été déterminée par la visite d’un personnage à figure sévère, qui était resté longtemps seul avec sa tante.

Madeleine pressentait si bien un secret que, le second jour, voyant Mme Fauvel plus inquiète, elle osa lui dire :

— Tu es triste, chère tante, qu’as-tu ? parle-moi, veux-tu que je fasse prier notre cher curé de venir causer avec toi ?

C’est avec une aigreur bien surprenante chez elle, qui était la douceur même, que Mme Fauvel repoussa la proposition de sa nièce.

Ce que Louis avait prévu arrivait.

À la réflexion, ne voyant nulle issue à sa déplorable situation, Mme Fauvel, peu à peu, se déterminait à céder. En consentant à tout, elle avait une chance de tout sauver. Elle ne s’abusait pas, elle comprenait bien qu’elle se préparait une vie impossible, mais au moins elle souffrirait seule, et dans tous les cas elle gagnerait du temps.

Cependant, M. Fauvel était de retour, et Valentine, en apparence du moins avait repris ses habitudes.

Mais ce n’était plus l’heureuse mère de famille, la femme au visage souriant et reposé, si assurée en son bonheur, si calme en face de l’avenir. Tout en elle décelait d’horribles inquiétudes.

Sans nouvelles de Clameran, elle l’attendait, pour ainsi dire, à chaque minute du jour, tressaillant à chaque coup de sonnette, pâlissant toutes les fois que la porte s’ouvrait, n’osant sortir dans la crainte qu’il ne se présentât en son absence. Le condamné à mort qui chaque matin en s’éveillant, se dit : « Sera-ce pour aujourd’hui ? » n’a pas de plus épouvantables angoisses.

Clameran ne vint pas, il écrivit, ou plutôt, comme il était trop prudent pour préparer des armes contre lui, il fit écrire un billet, dont seule Mme Fauvel pouvait connaître le sens, et où, se disant malade, il s’excusait d’être forcé de lui donner rendez-vous pour le surlendemain, chez lui, à l’hôtel du Louvre.

Cette lettre fut presqu’un soulagement pour Mme Fauvel. Elle en était à tout préférer à ses anxiétés. Elle était résolue à consentir à tout.

Elle brûla donc la lettre en se disant : — « J’irai. »

Le surlendemain, en effet, à l’heure indiquée, elle mit la plus simple de ses robes noires, celui de ses chapeaux qui lui cachait le mieux le visage, glissa dans sa poche une voilette et sortit.

Ce n’est que fort loin de chez elle qu’elle osa prendre un fiacre qui la déposa devant l’hôtel du Louvre.

Là, de nouvelles inquiétudes l’assaillirent. Recevant beaucoup, allant souvent dans le monde, elle était connue d’une foule de gens, et elle frémissait à l’idée d’être rencontrée. Que penserait-on, si on l’apercevait à l’hôtel du Louvre, avec cette toilette, ce chapeau antique et cette voilette épaisse.

Certes, tous ceux qui la rencontreraient croiraient à une intrigue, à un rendez-vous, et ainsi elle serait perdue.

Dans son inexpérience, c’était, depuis son mariage, la première fois qu’elle avait besoin de se cacher, elle faisait tout pour passer inaperçue, c’est-à-dire tout pour être remarquée.

La chambre de M. le marquis Louis de Clameran était, lui dit le concierge, au troisième étage.

Elle s’élança, heureuse d’échapper à tous les regards qui lui semblaient s’attacher à elle ; mais, en dépit de minutieuses indications, elle se perdit dans l’immense hôtel et longtemps erra dans les interminables corridors.

Enfin elle arriva devant une porte au-dessus de laquelle était le numéro indiqué : 317.

Elle s’arrêta, appuyant ses deux mains sur sa poitrine, comme pour comprimer les palpitations de son cœur qui battait à se briser.

Au moment d’entrer, au moment de risquer cette démarche décisive, une frayeur immense l’envahissait au point de paralyser ses mouvements.

La vue d’un locataire de l’hôtel qui traversait le corridor mit fin à ses hésitations.

D’une main tremblante, elle frappa trois coups bien légers.

— Entrez, dit une voix.

Elle entra.

Mais ce n’était pas le marquis de Clameran qui était au milieu de cette chambre, c’était un tout jeune homme, presque un enfant, qui la regardait d’un air singulier.

La première impression de Mme Fauvel fut qu’elle se trompait.

— Je vous demande pardon, monsieur, balbutia-t-elle, plus rouge qu’une pivoine, je croyais entrer chez M. le marquis de Clameran.

— Vous êtes chez lui, madame, répondit le jeune homme.

Et voyant qu’elle ne disait mot, qu’elle semblait se demander comment se retirer, comment s’enfuir, il ajouta :

— C’est, je crois, à Mme Fauvel que j’ai l’honneur de parler ?

De la tête, elle fit un signe affirmatif : oui. Elle frémissait d’entendre son nom ainsi prononcé, elle était épouvantée par cette certitude qu’on la connaissait, que Clameran avait déjà livré son secret.

C’est avec une anxiété visible qu’elle attendait une explication.

— Rassurez-vous, madame, reprit le jeune homme, vous êtes en sûreté ici autant que dans le salon de votre hôtel. M. de Clameran m’a chargé pour vous de ses excuses ; vous ne le verrez pas.

— Cependant, monsieur, d’après une lettre pressante qu’il m’a fait tenir avant-hier, je devais supposer… je supposais…

— Lorsqu’il vous a écrit, madame, il avait des projets auxquels il a renoncé pour toujours.

Mme Fauvel était bien trop surprise, bien trop troublée, pour pouvoir réfléchir. Hors le moment présent, elle ne discernait rien.

— Quoi ! fit-elle avec une certaine défiance, ses intentions sont changées ?

La physionomie du jeune interlocuteur de Mme Fauvel trahissait une sorte de compassion douloureuse, comme s’il eût reçu le contre-coup de toutes les angoisses de la malheureuse femme.

— Le marquis, prononça-t-il, d’une voix douce et triste, renonce à ce qu’il considérait — à tort, — comme un devoir sacré. Croyez qu’il a longtemps hésité avant de se résigner à aller vous demander le plus pénible des aveux. Vous l’avez repoussé, vous deviez refuser de l’entendre, il n’a pas compris quelles impérieuses raisons dictaient votre conduite. Ce jour-là, aveuglé par une injuste colère, il avait juré d’arracher à l’effroi ce qu’il n’obtenait pas de votre cœur. Résolu à menacer votre bonheur, il avait amassé contre vous de ces preuves qui font éclater l’évidence. Pardonnez… un serment juré à un frère mourant le liait.

Il avait pris sur la cheminée une liasse de papiers qu’il feuilletait tout en parlant.

— Ces preuves, poursuivait-il, les voici, flagrantes, irrécusables. Voici le certificat du révérend Sedley, la déclaration de mistress Dobbin, la fermière, une attestation du chirurgien, les dépositions des personnes qui ont connu à Londres Mme de La Verberie. Oh ! rien n’y manque. Toutes ces preuves, ce n’est pas sans peine que je les ai arrachées à M. de Clameran. Peut-être avait-il pénétré mes intentions, et voici, madame, ce que je voulais faire de ces preuves.

D’un mouvement rapide il lança dans le feu tous les papiers, ils s’enflammèrent et bientôt ne furent plus qu’une pincée de cendres.

— Tout est détruit, madame, reprit-il, l’œil brillant des plus généreuses résolutions. Le passé, si vous le voulez, est anéanti comme ces papiers. Si quelqu’un, à cette heure, ose prétendre qu’avant votre mariage vous avez eu un fils, traitez-le hardiment de calomniateur. Il n’y a plus de preuves, vous êtes libre.

Enfin, aux yeux de Mme Fauvel, le sens de cette scène éclatait, elle commençait à comprendre, elle comprenait.

Ce jeune homme qui l’arrachait à la colère de Clameran, qui lui rendait le libre exercice de sa volonté en détruisant des preuves accablantes qui la sauvaient, c’était l’enfant abandonné : Valentin-Raoul.

En ce moment elle oublia tout ; les tendresses de la mère si longtemps comprimées débordèrent, et d’une voix à peine distincte elle murmura :

— Raoul !

À ce nom ainsi prononcé, le jeune homme chancela. On eût dit qu’il pliait sous l’excès d’un bonheur inespéré.

— Oui, Raoul, s’écria-t-il, Raoul qui aimerait mieux mourir mille fois que de causer à sa mère la plus légère souffrance, Raoul qui verserait tout son sang pour lui éviter une larme.

Elle n’essaya ni de lutter ni de résister ; tout son être vibrait comme si ses entrailles eussent tressailli en reconnaissant celui qu’elles avaient porté.

Elle ouvrit ses bras et Raoul s’y précipita en disant d’une voix étouffée :

— Ma mère ! ma bonne mère ! sois bénie pour ce premier baiser.

C’était vrai, cependant. Ce fils, elle ne l’avait jamais vu. Malgré ses prières et ses larmes, on l’avait emporté sans même lui permettre de l’embrasser, et ce baiser qu’elle venait de lui donner était bien le premier.

Après tant et de si cruelles angoisses, trouver cette joie immense, c’était trop de bonheur.

Mme Fauvel s’était laissée tomber sur un fauteuil, et, plongée dans une sorte d’extase recueillie, elle considérait avidement Raoul, qui s’était agenouillé à ses pieds.

Combien il lui paraissait beau, ce pauvre abandonné ! Il avait cette rayonnante beauté des enfants de l’amour dont la physionomie garde comme un reflet de félicités divines.

De la main, elle éparpillait ses beaux cheveux fins et ondés, elle admirait son front blanc et pur comme celui d’une jeune fille, ses grands yeux tremblants, et elle avait soif de ses lèvres si rouges.

— Ô mère, disait-il, je ne sais ce qu’il s’est passé en moi quand j’ai su que mon oncle avait osé te menacer. Lui, te menacer !… C’est que vois-tu, mère chérie, j’ai votre cœur à tous deux, à toi et à ce noble Gaston de Clameran, mon père. Va ! quand il a dit à son frère de s’adresser à toi, il n’avait plus sa pleine raison. Je te connaissais bien, et depuis longtemps. Souvent mon père et moi nous allions rôder autour de ton hôtel, et quand nous t’avions aperçue, nous rentrions heureux. Tu passais, et il me disait : « Voici ta mère, Raoul ! » Te voir ! c’était notre joie. Quand nous savions que tu devais te rendre à quelque fête, nous t’attendions à la porte, pour t’apercevoir belle et parée. Que de fois, l’hiver, j’ai lutté de vitesse avec les chevaux de ta voiture pour t’admirer plus longtemps.

Des larmes, les plus douces qu’elle eût versées de sa vie, inondaient le visage de Mme Fauvel.

La voix vibrante de Raoul chantait à son oreille de célestes harmonies.

Cette voix lui rappelait celle de Gaston, et elle lui rendait les fraîches et adorables sensations de sa jeunesse.

Oui, en l’écoutant, elle retrouvait l’enchantement des premières rencontres, les tressaillements de son âme encore vierge, le trouble mystérieux des sens.

Entre le moment où, un soir, elle s’était abandonnée frémissante aux bras de Gaston, et l’heure présente, il lui semblait qu’il n’y avait rien. André, ses deux fils, Madeleine, elle les oubliait, emportée dans ce tourbillon de tendresse.

Raoul, cependant, continuait :

— C’est hier seulement que j’ai su que mon oncle était allé te demander pour moi quelques miettes de ta richesse. À quoi bon ! Je suis pauvre, c’est vrai, très-pauvre ; mais la misère ne m’épouvante pas, je la connais. J’ai mes bras et mon intelligence, c’est de quoi vivre. Tu es très-riche, dit-on. Qu’est-que que cela me fait ? Garde toute ta fortune, mère chérie, mais donne-moi un peu de ton cœur. Laisse-moi t’aimer. Promets-moi que ce premier baiser ne sera pas le dernier. Personne ne saura rien ; sois sans crainte, je saurai bien cacher mon bonheur.

Et Mme Fauvel avait pu redouter ce fils ! Ah combien elle se le reprochait ! Combien elle se reprochait aussi de n’avoir pas plus tôt volé au-devant de lui.

Elle l’interrogeait, ce fils, elle voulait connaître sa vie, savoir comment il avait vécu, ce qu’il avait fait.

Il n’avait rien à lui cacher, disait-il, son existence avait été celle des enfants des pauvres.

La fermière à qui on l’avait confié, lui avait toujours témoigné une certaine affection. Même, lui trouvant bonne mine et l’air intelligent, elle avait pris plaisir à lui faire donner une certaine éducation, au-dessus de ses moyens à elle et de sa condition à lui.

À seize ans, on l’avait placé chez un banquier, et à force de travail il commençait à gagner son pain, quand un jour un homme était venu qui lui avait dit : « Je suis ton père, » et l’avait emmené.

Depuis, rien n’avait manqué à son bonheur, rien que la tendresse d’une mère. Il n’avait vraiment souffert qu’une fois en sa vie, le jour où Gaston de Clameran, son père, était mort entre ses bras.

— Mais maintenant, disait-il, tout est oublié, tout. Ai-je été malheureux ? Je n’en sais plus rien, puisque je te vois, puisque je t’aime.

Le temps passait, et Mme Fauvel ne s’en apercevait pas. Raoul, heureusement, veillait.

— Sept heures ! s’écria-t-il tout à coup.

Cette exclamation ramena brusquement Mme Fauvel au sentiment de la réalité. Sept heures !… Son absence si longue serait peut-être remarquée ?

— Te reverrai-je, ma mère ? demanda Raoul au moment où ils se séparaient ?

— Oh ! oui, répondit-elle avec l’accent d’une tendresse folle, oui, souvent, tous les jours, demain…

C’était, depuis qu’elle était mariée, la première fois que Mme Fauvel s’apercevait qu’elle n’était pas absolument maîtresse de ses actions. Jamais encore elle n’avait eu occasion de souhaiter une liberté sans contrôle.

C’est son âme même qu’elle laissait dans cette chambre de l’hôtel du Louvre, où elle venait de retrouver un fils. Et il lui fallait l’abandonner, elle était condamnée à cet intolérable supplice de composer son visage, de cacher cet événement immense qui bouleversait sa vie.

Ayant eu quelque peine à se procurer un fiacre pour le retour, il était plus de sept heures et demie quand elle arriva rue de Provence où on l’attendait pour se mettre à table.

M. Fauvel l’ayant plaisantée de ce retard, elle le trouva commun, vulgaire et même un peu niais. Telles sont les révolutions soudaines de la passion, qu’elle le jugeait presque ridicule pour cette confiance sans bornes qu’il avait en elle.

Et c’est avec un calme imperturbable, sans trouble, presque sans efforts, qu’elle, d’ordinaire si craintive, elle répondit à ces plaisanteries.

Si enivrantes avaient été ses sensations près de Raoul, que dans son délire, elle était incapable de rien désirer, de rien rêver au-delà du renouvellement de ces émotions délicieuses.

Plus d’épouse dévouée, plus de mère de famille incomparable. C’est à peine si elle s’arrêtait à l’idée de ses deux fils. Ils avaient toujours été heureux et aimés, eux, ils avaient un père, ils étaient riches, tandis que l’autre, l’autre !… Quelles compensations ne lui devait-elle pas !

Encore un peu, et, dans son aveuglement, elle eût rendu les siens responsables des misères de Raoul.

Et nul remords, pas un tressaillement de conscience, nulle appréhension des événements. Sa folie était complète. L’avenir, pour elle, c’était le lendemain ; l’éternité, les seize heures qui la séparaient d’une nouvelle entrevue. La mort de Gaston lui paraissait être l’absolution du passé aussi bien que du présent.

Mais elle regrettait d’être mariée. Libre, elle eût pu se consacrer toute entière à Raoul. Elle était riche, mais c’est avec bonheur qu’elle eût donné son luxe pour la pauvreté avec lui.

Ni son mari, ni ses fils ne soupçonneraient jamais les pensées qui l’agitaient, elle était tranquille de ce côté, mais elle redoutait sa nièce.

Il lui semblait que lorsqu’elle était rentrée, Madeleine avait arrêté sur elle des regards singuliers. Se doutait-elle donc de quelque chose ? Elle l’avait depuis plusieurs jours poursuivie de questions étranges. Il fallait se défier d’elle.

Cette inquiétude changea en une sorte de haine l’affection qu’avait Mme Fauvel pour sa fille d’adoption.

Elle si bonne, si aimante, elle eut regret de l’avoir recueillie et de s’être ainsi donnée un de ces vigilants espions à qui rien n’échappe. Comment se dérober, se demandait-elle, à cette sollicitude inquiète du dévoûment, à cette pénétration d’une jeune fille qui s’était habituée à suivre sur son visage la trace de ses plus fugitives émotions ?

C’est avec une indicible joie qu’elle découvrit un moyen à sa portée.

Depuis deux ans bientôt, il était question d’un mariage entre Madeleine et le caissier de la maison, Prosper Bertomy, le protégé du banquier. Mme Fauvel se dit qu’elle n’avait qu’à s’occuper de cette union et à la presser autant que possible.

Madeleine mariée irait habiter avec son mari et lui laisserait la libre disposition de ses journées.

Le soir même, elle osa parler la première de Prosper et, avec une duplicité dont elle eût été incapable quelques jours plus tôt, elle arracha le dernier mot de Madeleine.

— Ah ! c’est ainsi, mademoiselle la mystérieuse, disait-elle gaîment, que vous vous permettez de choisir entre tous vos soupirants sans ma permission !

— Mais, ma bonne tante, il me semble…

— Quoi ! que je devais deviner ? c’est ce que j’ai fait.

Elle prit un air sérieux, et ajouta :

— Cela étant, il ne reste plus qu’à obtenir le consentement de maître Prosper. Le donnera-t-il ?

— Lui ! ma tante. Ah ! s’il avait osé !…

— Ah ! vraiment, tu sais cela, mademoiselle ma nièce ?…

Intimidée, confuse, toute rouge, Madeleine baissait la tête, Mme Fauvel l’attira vers elle :

— Chère enfant, poursuivait-elle, de sa plus douce voix, pourquoi craindre ? N’as-tu donc pas deviné, toi, si rusée, que depuis longtemps ton secret est le nôtre ? Prosper serait-il donc admis à notre foyer comme s’il était de la famille, s’il n’était d’avance agréé par ton oncle et par moi ?

Un peu pour cacher sa joie, peut-être, Madeleine se jeta au cou de sa tante en murmurant :

— Merci ! oh ! merci, tu es bonne, tu m’aimes…

De son côté, Mme Fauvel se disait :

— Je vais, sans retard, engager André à encourager Prosper ; avant deux mois ces enfants peuvent être mariés.

Malheureusement, emportée dans le tourbillon d’une passion qui ne lui laissait pas une minute de réflexion, elle remit ce projet.

Passant à l’hôtel du Louvre, près de Raoul, une partie de ses journées, elle ne cessait de rêver aux moyens de lui préparer une position et de lui assurer une fortune indépendante.

Elle n’avait encore osé lui parler de rien.

À mesure qu’elle le connaissait mieux, qu’il se livrait davantage, elle croyait découvrir en lui tout le noble orgueil de son père et des fiertés si susceptibles, qu’elle tremblait d’être repoussée.

Sérieusement elle se demandait s’il consentirait jamais à accepter d’elle la moindre des choses.

Au plus fort de ses hésitations, le marquis Louis de Clameran vint à son secours.

Elle l’avait revu souvent, depuis ce jour où il l’avait tant effrayée, et à sa répulsion première succédait une secrète sympathie. Elle l’aimait pour toute l’affection qu’il témoignait à son fils.

Si Raoul, insoucieux comme on l’est à vingt ans, se moquait de l’avenir, Louis, cet homme de tant d’expérience, paraissait vivement préoccupé du sort de son neveu.

C’est pourquoi, un jour, après quelques considérations générales, il aborda cette grave question d’une situation :

— Vivre ainsi que le fait mon beau neveu, commença-t-il, est charmant sans doute ; seulement ne serait-il pas sage à lui de penser à s’assurer un état dans le monde ? Il n’a aucune fortune…

— Eh ! cher oncle, interrompit Raoul, laisse-moi donc être heureux sans remords ; que me manque-t-il ?

— Rien en ce moment, mon beau neveu ; mais quand tu auras épuisé tes ressources et les miennes, — et ce ne sera pas long — que deviendras-tu ?

— Bast ! je m’engagerai, tous les Clameran sont soldats de naissance, et s’il survient une guerre !…

Mme Fauvel l’arrêta en lui mettant doucement sa main devant la bouche.

— Méchant enfant ! disait-elle d’un ton de reproche, te faire soldat !… Tu veux donc me priver du bonheur de te voir ?

Non ! mère chérie, non…

— Tu vois bien, insista Louis, qu’il faut nous écouter.

— Je ne demande pas mieux, mais plus tard. Je travaillerai, je gagnerai énormément d’argent.

— À quoi ? pauvre enfant ; comment ?

— Dame !… je ne sais pas ; mais soyez tranquille, je chercherai, je trouverai.

Il était difficile de faire entendre raison à ce jeune présomptueux. Louis et Mme Fauvel eurent à ce sujet de longs entretiens, et ils se promirent bien de lui forcer la main.

Seulement, choisir une profession était malaisé, et Clameran pensa qu’il serait prudent de réfléchir, de consulter les goûts du jeune homme. En attendant, il fut convenu que Mme Fauvel mettrait à la disposition du marquis de quoi subvenir à toutes les dépenses de Raoul.

Voyant en ce frère de Gaston un père pour son enfant, Mme Fauvel en était venue rapidement à ne plus pouvoir se passer de lui. Sans cesse elle avait besoin de le voir, soit pour le consulter au sujet d’idées qui lui venaient, soit pour lui adresser mille recommandations.

Aussi fut-elle très-satisfaite, le jour où il lui demanda de lui faire l’honneur de le recevoir chez elle ouvertement.

Rien n’était si facile. Elle présenterait à son mari le marquis de Clameran comme un vieil ami de sa famille, et il ne tiendrait qu’à lui de devenir un intime.

Mme Fauvel ne devait pas tarder à s’applaudir de cette décision.

Ne pouvant absolument continuer à voir Raoul tous les jours ; n’osant, si elle lui écrivait, recevoir ses réponses, elle avait de ses nouvelles par Louis.

Les nouvelles ne restèrent pas longtemps bonnes, et moins d’un mois après le jour où Mme Fauvel avait retrouvé son fils, Clameran lui avoua que Raoul commençait à l’inquiéter sérieusement.

Le marquis s’exprimait d’un ton et d’un air à donner froid au cœur d’une mère ; non sans embarras pourtant, en homme qui, pour remplir un devoir, triomphe de vives répugnances.

— Qu’y a-t-il ? demanda Mme Fauvel.

— Il y a, répondit Louis, qu’en ce jeune homme je retrouve l’orgueil et les passions des Clameran. Il est de ces natures dont rien n’arrête les emportements, que les obstacles irritent, que les représentations exaspèrent, et je ne vois pas de digue à opposer à ses violences.

— Grand Dieu ! que peut-il avoir fait ?

— Rien de précisément blâmable, rien d’irréparable à coup sûr, mais son avenir m’effraye. Il ne sait rien encore de vos bontés pour lui, il croit puiser à ma bourse et je lui vois la prodigalité d’un fils de millionnaire.

Mme Fauvel n’eût pas été mère, si elle n’eût essayé de prendre la défense de Raoul.

— Peut-être êtes-vous un peu sévère, dit-elle. Pauvre enfant ! Il a tant souffert. Il n’a connu jusqu’ici que les privations, et le bonheur le grise. Il se jette sur le plaisir comme un affamé sur un bon repas. Est-ce si surprenant ? Allez, il reviendra promptement à la raison, il a bon cœur.

« Il a été si malheureux ! » Là était pour Mme Fauvel l’excuse de Raoul. C’est cette phrase que sans cesse elle répétait à M. de Clameran, toutes les fois qu’il se plaignait de son neveu.

Et certes, ayant une fois commencé, il ne cessait de se plaindre.

— Rien ne l’arrête, gémissait-il, une folie qui lui passe par la tête est une folie faite.

Mais Mme Fauvel ne voyait là nulle raison d’en vouloir à son fils.

— Souvenons-nous, disait-elle, que dès sa plus tendre enfance il a été livré à ses instincts. Il n’a pas eu, l’infortuné, une mère penchée sur son berceau pour jeter en son âme le germe des bonnes pensées et des nobles sentiments. La voix ferme d’un père n’a jamais corrigé les écarts de sa jeune imagination.

— Il est excusable, il est vrai, mais il faut qu’il change. Ne sauriez-vous donc, madame, lui parler sérieusement, essayer d’obtenir quelque chose de lui ?

Elle promit, mais elle ne tint pas sa promesse. Elle avait si peu de temps à donner à Raoul, qu’il lui eût semblé affreux d’employer ce temps en tristes gronderies. Arrivant parfois bien décidée à suivre les conseils du marquis, elle ne s’en sentait plus la force dès qu’elle voyait Raoul ; ses regards fondaient ses plus solides résolutions ; parlait-il ? à sa voix les noirs soucis s’envolaient.

Mais Clameran, ainsi qu’il se plaisait à le dire, avait de ces principes arrêtés qui ne souffrent aucune transaction.

Gaston était mort en lui léguant le soin de veiller sur Raoul ; il se considérait, affirmait-il, comme ayant charge d’âme.

C’est pourquoi, voyant que ses efforts n’arrêtaient pas ce jeune imprudent sur une pente désastreuse, il somma Mme Fauvel d’user enfin de son influence. Elle devait, pour l’avenir de son enfant, entrer plus intimement dans sa vie, le voir tous les jours.

— Hélas ! répondit la pauvre femme, ce serait là mon vœu le plus cher. Mais comment faire ? Ai-je le droit de me perdre ? J’ai d’autres enfants auxquels je dois compte de mon honneur.

Cette réponse parut étonner le marquis de Clameran. Quinze jours plus tôt, Mme Fauvel n’eût point parlé de ses autres fils.

— Je réfléchirai, dit Louis, peut-être à notre prochaine entrevue aurai-je l’honneur de vous soumettre une combinaison qui conciliera tout.

Les réflexions d’un homme de tant d’expérience ne pouvaient être vaines. Il paraissait fort rassuré, quand il se présenta le jeudi suivant.

— J’ai cherché, commença-t-il, et j’ai trouvé.

— Quoi ?

— Le moyen de sauver Raoul.

Il s’expliqua. Mme Fauvel ne pouvant sans éveiller les soupçons de son mari voir tous les jours son fils, il fallait qu’elle le reçût chez elle.

Cette proposition seule fit horreur à une femme qui certes avait été bien imprudente, bien coupable même, mais qui était l’honneur même. Elle vit, par la pensée, Raoul introduit dans le sanctuaire de la famille, donnant la main à son mari, devenant, qui sait ? l’ami de ses fils, et tous ses sentiments honnêtes se révoltèrent.

— C’est impossible ! s’écria-t-elle, ce serait vil, odieux, infâme…

— Oui, répondit le marquis devenu songeur, mais ce serait le salut de l’enfant.

Mais elle sut, pour cette fois, résister. Elle résista avec une violence d’indignation, avec une énergie faites pour décourager une volonté moins ferme que celle du marquis de Clameran.

— Non ! répétait-elle, non, je ne saurais consentir.

Malheureuse ! sait-on, quand on quitte le droit chemin, quelles boues et quelles fondrières on affronte !

Elle avait dit : jamais, du plus profond de son âme, et à la fin de la semaine elle en était, non plus à repousser désespérément ce projet, mais à en discuter les moyens.

Voilà où l’avait conduite une marche savante. Éperdue, harcelée, elle se débattait vainement entre les insistances poliment menaçantes de Clameran et les prières et les câlineries de Raoul.

— Mais comment ? disait-elle… sous quel prétexte recevoir Raoul ?

— Ce serait fort simple, répondait Clameran, s’il s’agissait de l’admettre comme on admet un étranger. J’ai bien l’honneur, moi, d’être des habitués de votre salon…. Pour Raoul, il faut mieux.

Ce n’est qu’après avoir longtemps torturé Mme Fauvel, après avoir brisé sa volonté, presque sa raison, par de continuelles alternatives de terreur ou d’attendrissement, qu’il révéla son projet définitif.

— Nous tenons, dit-il enfin, la solution du problème ; c’est une véritable inspiration.

Elle devina bien à son accent, qu’il allait découvrir le fond de sa pensée, et elle l’écouta avec cette lamentable résignation du condamné qui entend lire son arrêt.

— N’avez-vous pas, poursuivait Louis, à Saint-Remy, une de vos parentes, très-âgée, veuve, n’ayant eu que deux filles ?…

— Oui, ma cousine de Lagors.

— C’est cela même. Quelle est sa situation de fortune ?

— Elle est pauvre, monsieur, très-pauvre.

— Précisément, et sans les secours que vous lui adressez en secret, elle serait à la charité.

Mme Fauvel n’en pouvait revenir, de voir le marquis si bien informé.

— Quoi ! balbutia-t-elle, vous savez cela !

— Oui, madame, cela et bien d’autres choses encore. Je sais, par exemple que votre mari ne connaît personne de votre famille, et que c’est à peine s’il se doute de l’existence de votre cousine de Lagors. Commencez-vous à comprendre mon plan ?

Elle l’entrevoyait, au moins, et elle se demandait comment résister.

— Voici donc, poursuivait Louis, ce que j’ai imaginé : Demain ou après-demain, vous recevrez de Saint-Remy une lettre de votre cousine, vous annonçant qu’elle envoie son fils à Paris et vous priant de veiller sur lui. Naturellement vous montrez cette lettre à votre mari, et quelques jours plus tard, il reçoit à merveille son neveu Raoul de Lagors, un charmant garçon, riche, spirituel, aimable, qui fera tout pour lui plaire et qui lui plaira.

— Jamais ! monsieur, s’écria Mme Fauvel, jamais ma cousine qui est une honnête femme ne prêtera les mains à cette comédie révoltante.

Le marquis eut un sourire plein de fatuité.

— Vous ai-je dit, demanda-t-il, que je mettrais la cousine dans la confidence ?

— Il le faudrait bien !

— Oh ! que nenni ! La lettre que vous recevrez et que vous montrerez, aura été dictée par moi à la première femme venue, et mise à la poste à Saint-Remy par une personne de confiance. Si j’ai parlé des obligations que vous a votre cousine, c’est pour vous montrer qu’en cas d’accident son intérêt nous répond d’elle. Apercevez-vous encore quelque obstacle ?

Mme Fauvel s’était levée transportée d’indignation.

— Il y a ma volonté, s’écria-t-elle, que vous ne comptez pas.

— Pardon, fit le marquis avec une politesse railleuse, je suis sûr que vous vous rendrez à mes raisons.

— Mais c’est un crime, monsieur, que vous me proposez, un crime abominable !

Clameran, lui aussi, s’était levé. Toutes ses passions mauvaises mises en jeu, donnaient à sa pâle figure une expression atroce.

— Je crois, reprit-il avec une violence contenue, que nous ne nous entendons pas. Avant de parler de crime, rappelez-vous le passé. Vous étiez moins timorée le jour où, jeune fille, vous avez pris un amant. Il est vrai que vous l’avez renié, cet amant, que vous avez refusé de le suivre, lorsque pour vous il venait de tuer deux hommes et de risquer l’échafaud.

Vous n’aviez pas de ces préjugés mesquins, quand après un accouchement clandestin, à Londres, vous abandonniez votre enfant. On doit vous rendre cette justice, que cet enfant vous l’avez oublié absolument, et que, riche à millions, vous ne vous êtes pas informée s’il avait du pain.

Où donc étaient vos scrupules au moment d’épouser M. Fauvel ? Avez-vous dit à cet honnête homme quel front cachait votre couronne d’oranger ? Voilà des crimes. Et quand, au nom de Gaston, je vous demande réparation, vous vous révoltez ! Il est trop tard. Vous avez perdu le père, madame, vous sauverez le fils, ou, sur mon honneur, vous ne volerez pas plus longtemps l’estime du monde.

— J’obéirai, monsieur, murmura l’infortunée, vaincue, écrasée.

Et huit jours après, en effet, Raoul, devenu Raoul de Lagors, dînait cher le banquier, entre Mme Fauvel et Madeleine.